Instructions Peser 1k de groseilles dans le bol du Thermomix et ajouter les 500g de sucre. Puis mixer 1m30/vit9. Racler les bords. Ajouter le jus d'un citron et les 2 c.à café de vanille liquide. Cuire 35min/110/vit2 sans le gobelet. (Installer le panier vapeur à la place du gobelet pour éviter les " spitures ")
Balzac Splendeurs et misĂšres des courtisanes PremiĂšre partie. Comment aiment les filles Une vue du bal de l'OpĂ©ra En 1824, au dernier bal de l'OpĂ©ra, plusieurs masques furent frappĂ©s de la beautĂ© d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l'allure des gens en quĂÂȘte d'une femme retenue au logis par des circonstances imprĂ©vues. Le secret de cette dĂ©marche, tour Ă tour indolente et pressĂ©e, n'est connu que des vieilles femmes et de quelques flĂÂąneurs Ă©mĂ©rites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intĂ©rĂÂȘts sont passionnĂ©s, le DĂ©soeuvrement lui-mĂÂȘme est prĂ©occupĂ©. Le jeune dandy Ă©tait si bien absorbĂ© par son inquiĂšte recherche qu'il ne s'apercevait pas de son succĂšs les exclamations railleusement admiratives de masques, les Ă©tonnements sĂ©rieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beautĂ© le classĂÂąt parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'OpĂ©ra pour y avoir une aventure, et qui l'attendent comme on attendait un coup heureux Ă la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sĂ»r de sa soirĂ©e; il devait ĂÂȘtre le hĂ©ros d'un de ces mystĂšres Ă trois personnages qui composent tout le bal masquĂ© de l'OpĂ©ra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rĂÂŽle; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire J'ai vu; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpĂ©rimentĂ©s, pour les Ă©trangers, l'OpĂ©ra doit ĂÂȘtre alors le palais de la fatigue et de l'ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressĂ©e, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut ĂÂȘtre comparĂ©e qu'Ă des fourmis sur leur tas de bois, n'est pas plus comprĂ©hensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l'existence du Grand-Livre. A de rares exceptions prĂšs, Ă Paris, les hommes ne se masquent point un homme en domino paraĂt ridicule. En ceci le gĂ©nie de la nation Ă©clate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l'OpĂ©ra sans y venir, et les masques absolument forcĂ©s d'y entrer en sortent aussitĂÂŽt. Un spectacle des plus amusants est l'encombrement que produit Ă la porte, dĂšs l'ouverture du bal, le flot des gens qui s'Ă©chappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masquĂ©s sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas ĂÂȘtre espionnĂ©s par elles, deux situations Ă©galement moquables. Or, le jeune homme Ă©tait suivi, sans qu'il le sĂ»t, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-mĂÂȘme comme un tonneau. Pour tout habituĂ© de l'OpĂ©ra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidĂšle. En effet, dans la trĂšs haute sociĂ©tĂ©, personne ne court aprĂšs d'humiliants tĂ©moignages. DĂ©jĂ plusieurs masques s'Ă©taient montrĂ© en riant ce monstrueux personnage, d'autres l'avaient apostrophĂ©, quelques jeunes s'Ă©taient moquĂ©s de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dĂ©dain marquĂ© pour ces traits sans portĂ©e; il allait oĂÂč le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent Ă ses oreilles, ni des chiens qui aboient aprĂšs lui. Quoique au premier abord le plaisir et l'inquiĂ©tude aient pris la mĂÂȘme livrĂ©e, l'illustre robe noire vĂ©nitienne, et que tout soit confus au bal de l'OpĂ©ra, les diffĂ©rents cercles dont se compose la sociĂ©tĂ© parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s'observent. Il y a des notions si prĂ©cises pour quelques initiĂ©s, que ce grimoire d'intĂ©rĂÂȘts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habituĂ©s, cet homme ne pouvait donc pas ĂÂȘtre en bonne fortune, il eĂ»t infailliblement portĂ© quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprĂÂȘtĂ©s de longue main. S'agissait-il d'une vengeance? En voyant le masque suivant de si prĂšs un homme en bonne fortune, quelques dĂ©soeuvrĂ©s revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine aurĂ©ole. Le jeune homme intĂ©ressait plus il allait, plus il rĂ©veillait de curiositĂ©s. Tout en lui signalait d'ailleurs les habitudes d'une vie Ă©lĂ©gante. Suivant une loi fatale de notre Ă©poque, il existe peu de diffĂ©rence, soit physique, soit morale, entre le plus distinguĂ©, le mieux Ă©levĂ© des fils d'un duc et pair, et ce charmant garçon que naguĂšre la misĂšre Ă©treignait de ses mains de fer au milieu de Paris. La beautĂ©, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abĂmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rĂÂŽle Ă Paris sans possĂ©der le capital nĂ©cessaire Ă leurs prĂ©tentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisĂ© dans cette citĂ© royale, le Hasard. NĂ©anmoins, sa mise, ses maniĂšres Ă©taient irrĂ©prochables, il foulait le parquet classique du foyer en habituĂ© de l'OpĂ©ra. Qui n'a pas remarquĂ© que lĂ , comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d'ĂÂȘtre qui rĂ©vĂšle ce que vous ĂÂȘtes, ce que vous faites, d'oĂÂč vous venez, et ce que vous voulez? - Le beau jeune homme! ici l'on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habituĂ©s du bal reconnaissaient une femme comme il faut. - Vous ne vous le rappelez pas? lui rĂ©pondit l'homme qui lui donnait le bras, madame du ChĂÂątelet vous l'a cependant prĂ©sentĂ©... - Quoi! c'est ce fils d'apothicaire de qui elle s'Ă©tait amourachĂ©e, qui s'est fait journaliste, l'amant de mademoiselle Coralie? - Je le croyais tombĂ© trop bas pour jamais pouvoir se remonter, et je ne comprends pas comment il peut reparaĂtre dans le monde de Paris, dit le comte Sixte du ChĂÂątelet. - Il a un air de prince, dit le masque, et ce n'est pas cette actrice avec laquelle il vivait qui le lui aura donnĂ©; ma cousine, qui l'avait devinĂ©, n'a pas su le dĂ©barbouiller; je voudrais bien connaĂtre la maĂtresse de ce Sargines, dites-moi quelque chose de sa vie qui puisse me permettre de l'intriguer. Ce couple qui suivait ce jeune homme en chuchotant fut alors particuliĂšrement observĂ© par le masque aux Ă©paules carrĂ©es. - Cher monsieur Chardon, dit le prĂ©fet de la Charente en prenant le dandy par le bras, laissez-moi vous prĂ©senter une personne qui veut renouer connaissance avec vous... - Cher comte ChĂÂątelet, rĂ©pondit le jeune homme, cette personne m'a appris combien Ă©tait ridicule le nom que vous me donnez. Une Ordonnance du Roi m'a rendu celui de mes ancĂÂȘtres maternels, les RubemprĂ©. Quoique les journaux aient annoncĂ© ce fait, il concerne un si pauvre personnage que je ne rougis point de le rappeler Ă mes amis, Ă mes ennemis et aux indiffĂ©rents vous vous classerez oĂÂč vous voudrez, mais je suis certain que vous ne dĂ©sapprouverez point une mesure qui me fut conseillĂ©e par votre femme quand elle n'Ă©tait encore que madame de Bargeton. Cette jolie Ă©pigramme, qui fit sourire la marquise, fit Ă©prouver un tressaillement nerveux au prĂ©fet de la Charente. - Vous lui direz, ajouta Lucien, que maintenant je porte de gueules, au taureau furieux d'argent, dans le prĂ© de sinople. - Furieux d'argent, rĂ©pĂ©ta ChĂÂątelet. - Madame la marquise vous expliquera, si vous ne le savez pas, pourquoi ce vieil Ă©cusson est quelque chose de mieux que la clef de chambellan et les abeilles d'or de l'Empire qui se trouvent dans le vĂÂŽtre, au grand dĂ©sespoir de madame ChĂÂątelet, nĂ©e NĂšgrepelisse d'Espard..., dit vivement Lucien. - Puisque vous m'avez reconnue, je ne puis plus vous intriguer, et ne saurais vous exprimer Ă quel point vous m'intriguez, lui dit Ă voix basse la marquise d'Espard tout Ă©tonnĂ©e de l'impertinence et de l'aplomb acquis par l'homme qu'elle avait jadis mĂ©prisĂ©. - Permettez-moi donc, madame, de conserver la seule chance que j'aie d'occuper votre pensĂ©e en restant dans cette pĂ©nombre mystĂ©rieuse, dit-il avec le sourire d'un homme qui ne veut pas compromettre un bonheur sĂ»r. La marquise ne put rĂ©primer un petit mouvement sec en se sentant, suivant une expression anglaise, coupĂ©e par la prĂ©cision de Lucien. - Je vous fais mon compliment sur votre changement de position, dit le comte du ChĂÂątelet Ă Lucien. - Et je le reçois comme vous me l'adressez, rĂ©pliqua Lucien en saluant la marquise avec une grĂÂące infinie. - Le fat! dit Ă voix basse le comte Ă madame d'Espard, il a fini par conquĂ©rir ses ancĂÂȘtres. - Chez les jeunes gens, la fatuitĂ©, quand elle tombe sur nous, annonce presque toujours un bonheur trĂšs haut situĂ©; car, entre vous autres, elle annonce la mauvaise fortune. Aussi voudrais-je connaĂtre celle de nos amies qui a pris ce bel oiseau sous sa protection; peut-ĂÂȘtre aurais-je alors la possibilitĂ© de m'amuser ce soir. Mon billet anonyme est sans doute une mĂ©chancetĂ© prĂ©parĂ©e par quelque rivale, car il y est question de ce jeune homme; son impertinence lui aura Ă©tĂ© dictĂ©e espionnez-le. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver. Au moment oĂÂč madame d'Espard allait aborder son parent, le masque mystĂ©rieux se plaça entre elle et le duc pour lui dire Ă l'oreille "Lucien vous aime, il est l'auteur du billet; votre prĂ©fet est son plus grand ennemi, pouvait-il s'expliquer devant lui?" L'inconnu s'Ă©loigna, laissant madame d'Espard en proie Ă une double surprise. La marquise ne savait personne au monde capable de jouer le rĂÂŽle de ce masque, elle craignait un piĂšge, alla s'asseoir et se cacha. Le comte Sixte du ChĂÂątelet, Ă qui Lucien avait retranchĂ© son du ambitieux avec une affectation qui sentait une vengeance longtemps rĂÂȘvĂ©e, suivit Ă distance ce merveilleux dandy, et rencontra bientĂÂŽt un jeune homme auquel il crut pouvoir parler Ă coeur ouvert. - Eh! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien? Il a fait peau neuve. - Si j'Ă©tais aussi joli garçon que lui, je serais encore plus riche que lui, rĂ©pondit le jeune Ă©lĂ©gant d'un ton lĂ©ger mais fin qui exprimait une raillerie attique. - Non, lui dit Ă l'oreille le gros masque en lui rendant mille railleries pour une par la maniĂšre dont il accentua le monosyllabe. Rastignac, qui n'Ă©tait pas homme Ă dĂ©vorer une insulte, resta comme frappĂ© de la foudre, et se laissa mener dans l'embrasure d'une fenĂÂȘtre par une main de fer, qu'il lui fut impossible de secouer. - Jeune coq sorti du poulailler de maman Vauquer, vous Ă qui le coeur a failli pour saisir les millions du papa Taillefer quand le plus fort de l'ouvrage Ă©tait fait, sachez, pour votre sĂ»retĂ© personnelle, que si vous ne vous comportez pas avec Lucien comme avec un frĂšre que vous aimeriez, vous ĂÂȘtes dans nos mains sans que nous soyons dans les vĂÂŽtres. Silence et dĂ©vouement, ou j'entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Lucien de RubemprĂ© est protĂ©gĂ© par le plus grand pouvoir d'aujourd'hui, l'Eglise. Choisissez entre la vie ou la mort. Votre rĂ©ponse? Rastignac eut le vertige comme un homme endormi dans une forĂÂȘt, et qui se rĂ©veille Ă cĂÂŽtĂ© d'une lionne affamĂ©e. Il eut peur, mais sans tĂ©moins les hommes les plus courageux s'abandonnent alors Ă la peur. - Il n'y a que lui pour savoir... et pour oser..., se dit-il Ă lui-mĂÂȘme. Le masque lui serra la main pour l'empĂÂȘcher de finir sa phrase "Agissez comme si c'Ă©tait lui", dit-il. Autres masques Rastignac se conduisit alors comme un millionnaire sur la grande route, en se voyant mis en joue par un brigand il capitula. - Mon cher comte, dit-il Ă ChĂÂątelet vers lequel il revint, si vous tenez Ă votre position, traitez Lucien de RubemprĂ© comme un homme que vous trouverez un jour placĂ© beaucoup plus haut que vous ne l'ĂÂȘtes. Le masque laissa Ă©chapper un imperceptible geste de satisfaction, et se remit sur la trace de Lucien. - Mon cher, vous avez bien rapidement changĂ© d'opinion sur son compte, rĂ©pondit le prĂ©fet justement Ă©tonnĂ©. - Aussi rapidement que ceux qui sont au Centre et qui votent avec la Droite, rĂ©pondit Rastignac Ă ce prĂ©fet-dĂ©putĂ© dont la voix manquait depuis peu de jours au MinistĂšre. - Est-ce qu'il y a des opinions, aujourd'hui, il n'y a plus que des intĂ©rĂÂȘts, rĂ©pliqua des Lupeaulx qui les Ă©coutait. De quoi s'agit-il? - Du sieur de RubemprĂ©, que Rastignac veut me donner pour un personnage, dit le dĂ©putĂ© au SecrĂ©taire-GĂ©nĂ©ral. - Mon cher comte, lui rĂ©pondit des Lupeaulx d'un air grave, monsieur de RubemprĂ© est un jeune homme du plus grand mĂ©rite, et si bien appuyĂ© que je me croirais trĂšs heureux de pouvoir renouer connaissance avec lui. - Le voilĂ qui va tomber dans le guĂÂȘpier des rouĂ©s de l'Ă©poque, dit Rastignac. Les trois interlocuteurs se tournĂšrent vers un coin oĂÂč se tenaient quelques beaux esprits, des hommes plus ou moins cĂ©lĂšbres, et plusieurs Ă©lĂ©gants. Ces messieurs mettaient en commun leurs observations, leurs bons mots et leurs mĂ©disances, en essayant de s'amuser ou en attendant quelque amusement. Dans cette troupe si bizarrement composĂ©e se trouvaient des gens avec qui Lucien avait eu des relations mĂÂȘlĂ©es de procĂ©dĂ©s ostensiblement bons et de mauvais services cachĂ©s. - Eh! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilĂ rempaillĂ©, rafistolĂ©. D'oĂÂč venons-nous? Nous avons donc remontĂ© sur notre bĂÂȘte Ă l'aide des cadeaux expĂ©diĂ©s du boudoir de Florine. Bravo, mon gars! lui dit Blondet en quittant le bras de Finot pour prendre familiĂšrement Lucien par la taille et le serrer contre son coeur. Andoche Finot Ă©tait le propriĂ©taire d'une Revue oĂÂč Lucien avait travaillĂ© presque gratis, et que Blondet enrichissait par sa collaboration, par la sagesse de ses conseils et la profondeur de ses vues. Finot et Blondet personnifiaient Bertrand et Raton, Ă cette diffĂ©rence prĂšs que le chat de La Fontaine finit par s'apercevoir de sa duperie, et que, tout en se sachant dupĂ©, Blondet servait toujours Finot. Ce brillant condottiĂšre de plume devait, en effet, ĂÂȘtre pendant longtemps esclave. Finot cachait une volontĂ© brutale sous des dehors lourds, sous les pavots d'une bĂÂȘtise impertinente, frottĂ©e d'esprit comme le pain d'un manoeuvre est frottĂ© d'ail. Il savait engranger ce qu'il glanait, les idĂ©es et les Ă©cus, Ă travers les champs de la vie dissipĂ©e que mĂšnent les gens de lettres et les gens d'affaires politiques. Blondet, pour son malheur, avait mis sa force Ă la solde de ses vices et de sa paresse. Toujours surpris par le besoin, il appartenait au pauvre clan des gens Ă©minents qui peuvent tout pour la fortune d'autrui sans rien pouvoir pour la leur, des Aladins qui se laissent emprunter leur lampe. Ces admirables conseillers ont l'esprit perspicace et juste quand il n'est pas tiraillĂ© par l'intĂ©rĂÂȘt personnel. Chez eux, c'est la tĂÂȘte et non le bras qui agit. De lĂ le dĂ©cousu de leurs moeurs, et de lĂ le blĂÂąme dont les accablent les esprits infĂ©rieurs. Blondet partageait sa bourse avec le camarade qu'il avait blessĂ© la veille; il dĂnait, trinquait, couchait avec celui qu'il Ă©gorgerait le lendemain. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. En acceptant le monde entier comme une plaisanterie, il ne voulait pas ĂÂȘtre pris au sĂ©rieux. Jeune, aimĂ©, presque cĂ©lĂšbre, heureux, il ne s'occupait pas, comme Finot, d'acquĂ©rir la fortune nĂ©cessaire Ă l'homme ĂÂągĂ©. Le courage le plus difficile est peut-ĂÂȘtre celui dont avait besoin Lucien en ce moment pour couper Blondet comme il venait de couper madame d'Espard et ChĂÂątelet. Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanitĂ© gĂÂȘnaient l'exercice de l'orgueil, qui certes est le principe de beaucoup de grandes choses. Sa vanitĂ© avait triomphĂ© dans sa prĂ©cĂ©dente rencontre il s'Ă©tait montrĂ© riche, heureux et dĂ©daigneux avec deux personnes qui jadis l'avaient dĂ©daignĂ© pauvre et misĂ©rable; mais un poĂšte pouvait-il, comme un diplomate vieilli, rompre en visiĂšre Ă deux soi-disant amis qui l'avaient accueilli dans sa misĂšre, chez lesquels il avait couchĂ© durant les jours de dĂ©tresse? Finot, Blondet et lui s'Ă©taient avilis de compagnie, ils avaient roulĂ© dans des orgies qui ne dĂ©voraient pas que l'argent de leurs crĂ©anciers. Comme ces soldats qui ne savent pas placer leur courage, Lucien fit alors ce que font bien des gens de Paris, il compromit de nouveau son caractĂšre en acceptant une poignĂ©e de main de Finot, en ne se refusant pas Ă la caresse de Blondet. Quiconque a trempĂ© dans le journalisme, ou y trempe encore, est dans la nĂ©cessitĂ© cruelle de saluer les hommes qu'il mĂ©prise, de sourire Ă son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fĂ©tides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s'habitue Ă voir faire le mal, Ă le laisser passer; on commence par l'approuver, on finit par le commettre. A la longue, l'ĂÂąme, sans cesse maculĂ©e par de honteuses et continuelles transactions, s'amoindrit, le ressort des pensĂ©es nobles se rouille, les gonds de la banalitĂ© s'usent et tournent d'eux-mĂÂȘmes. Les Alcestes deviennent des Philintes, les caractĂšres se dĂ©trempent, les talents s'abĂÂątardissent, la foi dans les belles oeuvres s'envole. Tel qui voulait s'enorgueillir de ses pages se dĂ©pense en de tristes articles que sa conscience lui signale tĂÂŽt ou tard comme autant de mauvaises actions. On Ă©tait venu, comme Lousteau, comme Vernou, pour ĂÂȘtre un grand Ă©crivain, on se trouve un impuissant folliculaire. Aussi ne saurait-on trop honorer les gens chez qui le caractĂšre est Ă la hauteur du talent, les d'Arthez qui savent marcher d'un pied sĂ»r Ă travers les Ă©cueils de la vie littĂ©raire. Lucien ne sut rien rĂ©pondre au patelinage de Blondet, dont l'esprit exerçait d'ailleurs sur lui d'irrĂ©sistibles sĂ©ductions, qui conservait l'ascendant du corrupteur sur l'Ă©lĂšve, et qui d'ailleurs Ă©tait bien posĂ© dans le monde par sa liaison avec la comtesse de Montcornet. - Avez-vous hĂ©ritĂ© d'un oncle? lui dit Finot d'un air railleur. - J'ai mis, comme vous, les sots en coupes rĂ©glĂ©es, lui rĂ©pondit Lucien sur le mĂÂȘme ton. - Monsieur aurait une Revue, un journal quelconque? reprit Andoche Finot avec la suffisance impertinente que dĂ©ploie l'exploitant envers son exploitĂ©. - J'ai mieux, rĂ©pliqua Lucien dont la vanitĂ© blessĂ©e par la supĂ©rioritĂ© qu'affectait le rĂ©dacteur en chef lui rendit l'esprit de sa nouvelle position. - Et, qu'avez-vous, mon cher?... - J'ai un Parti. - Il y a le parti Lucien? dit en souriant Vernou. - Finot, te voilĂ distancĂ© par ce garçon-lĂ , je te l'ai prĂ©dit. Lucien a du talent, tu ne l'as pas mĂ©nagĂ©, tu l'as rouĂ©. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet. Fin comme le musc, Blondet vit plus d'un secret dans l'accent, dans le geste, dans l'air de Lucien; tout en l'adoucissant, il sut donc resserrer par ces paroles la gourmette de la bride. Il voulait connaĂtre les raisons du retour de Lucien Ă Paris, ses projets, ses moyens d'existence. - A genoux devant une supĂ©rioritĂ© que tu n'auras jamais, quoique tu sois Finot! reprit-il. Admets monsieur, et sur-le-champ, au nombre des hommes forts Ă qui l'avenir appartient, il est des nĂÂŽtres! Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis? Le voilĂ dans sa bonne armure de Milan, avec sa puissante dague Ă moitiĂ© tirĂ©e, et son pennon arborĂ©! Tudieu! Lucien, oĂÂč donc as-tu volĂ© ce joli gilet? Il n'y a que l'amour pour savoir trouver de pareilles Ă©toffes. Avons-nous un domicile? Dans ce moment j'ai besoin de savoir les adresses de mes amis, je ne sais oĂÂč coucher. Finot m'a mis Ă la porte pour ce soir, sous le vulgaire prĂ©texte d'une bonne fortune. - Mon cher, rĂ©pondit Lucien, j'ai mis en pratique un axiome avec lequel on est sĂ»r de vivre tranquille Fuge, late, tace. Je vous laisse. - Mais je ne te laisse pas que tu ne t'acquittes envers moi d'une dette sacrĂ©e, ce petit souper, hein? dit Blondet qui donnait un peu trop dans la bonne chĂšre et qui se faisait traiter quand il se trouvait sans argent. - Quel souper? reprit Lucien en laissant Ă©chapper un geste d'impatience. - Tu ne t'en souviens pas? VoilĂ oĂÂč je reconnais la prospĂ©ritĂ© d'un ami il n'a plus de mĂ©moire. - Il sait ce qu'il nous doit, je suis garant de son coeur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet. - Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune Ă©lĂ©gant par le bras au moment oĂÂč il arrivait en haut du foyer, et auprĂšs de la colonne oĂÂč se tenaient les soi-disant amis, il s'agit d'un souper vous serez des nĂÂŽtres... A moins que monsieur, reprit-il sĂ©rieusement en montrant Lucien, ne persiste Ă nier une dette d'honneur; il le peut. - Monsieur de RubemprĂ©, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait Ă tout autre chose qu'Ă une mystification. - VoilĂ Bixiou, s'Ă©cria Biondet, il en sera rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m'empĂÂąte la langue, et je trouve tout fade, mĂÂȘme le piment des Ă©pigrammes. - Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous ĂÂȘtes rĂ©unis autour de la merveille du jour. Notre cher Lucien recommence les MĂ©tamorphoses d'Ovide. De mĂÂȘme que les dieux se changeaient en de singuliers lĂ©gumes et autres, pour sĂ©duire des femmes, il a changĂ© le Chardon en gentilhomme pour sĂ©duire, quoi? Charles X! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mĂ©rite un joli charivari. A leur place, dit l'impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t'entamerais dans leur petit journal; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots. - Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacrĂ© vingt-quatre heures auparavant et douze heures aprĂšs la fĂÂȘte notre illustre ami nous donne Ă souper. - Comment! comment! reprit Bixiou; mais quoi de plus nĂ©cessaire que de sauver un grand nom de l'oubli, que de doter l'indigente aristocratie d'un homme de talent? Lucien, tu as l'estime de la Presse, de laquelle tu Ă©tais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris! Blondet, une tartine insidieuse Ă la quatriĂšme page de ton journal! Annonçons l'apparition du plus beau livre de l'Ă©poque, l'Archer de Charles IX! Supplions Dauriat de nous donner bientĂÂŽt les Marguerites, ces divins sonnets du PĂ©trarque français! Portons notre ami sur le pavois de papier timbrĂ© qui fait et dĂ©fait les rĂ©putations! - Si tu veux Ă souper, dit Lucien Ă Blondet pour se dĂ©faire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n'avais pas besoin d'employer l'hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c'Ă©tait un niais. A demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s'Ă©lança. - Oh! oh! oh! dit Bixiou sur trois tons et d'un air railleur en paraissant reconnaĂtre le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mĂ©rite confirmation. La Torpille Et il suivit le joli couple, le devança, l'examina d'un oeil perspicace, et revint Ă la grande satisfaction de tous ces envieux intĂ©ressĂ©s Ă savoir d'oĂÂč provenait le changement de fortune de Lucien. - Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de RubemprĂ©, leur dit Bixiou, c'est l'ancien rat de des Lupeaulx. L'une des perversitĂ©s maintenant oubliĂ©es, mais en usage au commencement de ce siĂšcle, Ă©tait le luxe des rats. Un rat, mot dĂ©jĂ vieilli, s'appliquait Ă un enfant de dix Ă onze ans, comparse Ă quelque thĂ©ĂÂątre, surtout Ă l'OpĂ©ra, que les dĂ©bauchĂ©s formaient pour le vice et l'infamie. Un rat Ă©tait une espĂšce de page infernal, un gamin femelle Ă qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre; il fallait s'en dĂ©fier comme d'un animal dangereux, il introduisait dans la vie un Ă©lĂ©ment de gaietĂ©, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l'ancienne comĂ©die. Un rat Ă©tait trop cher il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir; la mode des rats passa si bien, qu'aujourd'hui peu de personnes savaient ce dĂ©tail intime de la vie Ă©lĂ©gante avant la Restauration, jusqu'au moment oĂÂč quelques Ă©crivains se sont emparĂ©s du rat comme d'un sujet neuf. - Comment, Lucien, aprĂšs avoir eu Coralie tuĂ©e sous lui, nous ravirait la Torpille? dit Blondet. En entendant ce nom, le masque aux formes athlĂ©tiques laissa Ă©chapper un mouvement qui, bien que concentrĂ©, fut surpris par Rastignac. - Ce n'est pas possible! rĂ©pondit Finot, la Torpille n'a pas un liard Ă donner, elle a empruntĂ©, m'a dit Nathan, mille francs Ă Florine. - Oh! messieurs, messieurs!... dit Rastignac en essayant de dĂ©fendre Lucien contre de si odieuses imputations. - Eh! bien, s'Ă©cria Vernou, l'ancien entretenu de Coralie est-il donc si bĂ©gueule?... - Oh! ces mille francs-lĂ , dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille. - Quelle perte irrĂ©parable fait l'Ă©lite de la littĂ©rature, de la science, de l'art et de la politique! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s'est rencontrĂ©e l'Ă©toffe d'une belle courtisane; l'instruction ne l'avait pas gĂÂątĂ©e, elle ne sait ni lire ni Ă©crire elle nous aurait compris. Nous aurions dotĂ© notre Ă©poque d'une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n'y a pas de grand siĂšcle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitiĂšme siĂšcle, Ninon de Lenclos au dix-septiĂšme, Marion de Lorme au seiziĂšme, ImpĂ©ria au quinziĂšme, Flora Ă la rĂ©publique romaine, qu'elle fit son hĂ©ritiĂšre, et qui put payer la dette publique avec cette succession! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans DĂ©lie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, DĂ©mĂ©trius sans Lamie, qui fait aujourd'hui sa gloire? - Blondet, parlant de DĂ©mĂ©trius dans le foyer de l'OpĂ©ra, me semble un peu trop DĂ©bats, dit Bixiou Ă l'oreille de son voisin. - Et sans toutes ces reines, que serait l'empire des CĂ©sars? disait toujours Blondet. LaĂÂŻs, Rhodope sont la GrĂšce et l'Egypte. Toutes sont d'ailleurs la poĂ©sie des siĂšcles oĂÂč elles ont vĂ©cu. Cette poĂ©sie, qui manque Ă NapolĂ©on, car la veuve de sa grande armĂ©e est une plaisanterie de caserne, n'a pas manquĂ© Ă la RĂ©volution, qui a eu madame Tallien! Maintenant, en France oĂÂč c'est Ă qui trĂÂŽnera, certes, il y a un trĂÂŽne vacant! A nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j'aurais donnĂ© une tante Ă la Torpille, car sa mĂšre est trop authentiquement morte au champ du dĂ©shonneur; du Tillet lui aurait payĂ© un hĂÂŽtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux Finot ne put rĂ©primer un mouvement en recevant cette Ă©pigramme Ă bout portant, Vernou lui aurait fait des rĂ©clames, Bixiou lui aurait fait ses mots! L'aristocratie serait venue s'amuser chez notre Ninon, oĂÂč nous aurions appelĂ© les artistes sous peine d'articles mortifĂšres. Ninon IIe aurait Ă©tĂ© magnifique d'impertinence, Ă©crasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle quelque chef-d'oeuvre dramatique dĂ©fendu qu'on aurait au besoin fait faire exprĂšs. Elle n'aurait pas Ă©tĂ© libĂ©rale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah! quelle perte! elle devait embrasser tout son siĂšcle, elle aime avec un petit jeune homme! Lucien en fera quelque chien de chasse! - Aucune des puissances femelles que tu nommes n'a barbotĂ© dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulĂ© dans la fange. - Comme la graine d'un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s'y est embellie, elle y a fleuri. De lĂ vient sa supĂ©rioritĂ©. Ne faut-il pas avoir tout connu pour crĂ©er le rire et la joie qui tiennent Ă tout? - Il a raison, dit Lousteau qui jusqu'alors avait observĂ© sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient Ă ceux qui ont pĂ©nĂ©trĂ© toutes les profondeurs sociales. A dix-huit ans, cette fille a dĂ©jĂ connu la plus haute opulence, la plus basse misĂšre, les hommes Ă tous les Ă©tages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle dĂ©chaĂne les appĂ©tits brutaux si violemment comprimĂ©s chez les hommes qui ont encore du coeur en s'occupant de politique ou de science, de littĂ©rature ou d'art. Il n'y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle Ă l'Animal "Sors!..." Et l'Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excĂšs; elle vous met Ă table jusqu'au menton, elle vous aide Ă boire, Ă fumer. Enfin cette femme est le sel chantĂ© par Rabelais et qui, jetĂ© sur la matiĂšre, l'anime et l'Ă©lĂšve jusqu'aux merveilleuses rĂ©gions de l'Art sa robe dĂ©ploie des magnificences inouĂÂŻes, ses doigts laissent tomber Ă temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires; elle donne Ă toute chose l'esprit de la circonstance; son jargon pĂ©tille de traits piquants; elle a le secret des onomatopĂ©es les mieux colorĂ©es et les plus colorantes; elle... - Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela vous avez tous Ă©tĂ© plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu'elle a Ă©tĂ© sa maĂtresse; elle peut toujours vous avoir, vous ne l'aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service Ă lui demander... - Oh! elle est plus gĂ©nĂ©reuse qu'un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dĂ©vouĂ©e que le meilleur camarade de collĂšge, dit Blondet on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait Ă©lire pour reine, c'est son indiffĂ©rence bourbonienne pour le favori tombĂ©. - Elle est comme sa mĂšre, beaucoup trop chĂšre, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalĂ© les revenus de l'archevĂÂȘque de TolĂšde, elle a mangĂ© deux notaires... - Et nourri Maxime de Trailles quand il Ă©tait page, dit Bixiou. - La Torpille est trop chĂšre, comme RaphaĂl, comme CarĂÂȘme, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de gĂ©nie Ă©taient trop chers..., dit Blondet. - Jamais Esther n'a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque Ă qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de SĂ©risy. - Il n'y a pas de doute, reprit du ChĂÂątelet, et la fortune de monsieur de RubemprĂ© s'explique. - Ah! l'Eglise sait choisir ses lĂ©vites, quel joli secrĂ©taire d'ambassade il fera! dit des Lupeaulx. - D'autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d'une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau. - Oui, le gars est taillĂ© pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d'autant plus qu'il a ce que nous nommons de l'indĂ©pendance dans les idĂ©es... - C'est toi qui l'as formĂ©, dit Vernou - Eh! bien, rĂ©pliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j'en appelle aux souvenirs de monsieur le secrĂ©taire-gĂ©nĂ©ral et maĂtre des requĂÂȘtes; ce masque est la Torpille, je gage un souper... - Je tiens le pari, dit ChĂÂątelet intĂ©ressĂ© Ă savoir la vĂ©ritĂ©. - Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez Ă reconnaĂtre les oreilles de votre ancien rat. - Il n'y a pas besoin de commettre un crime de lĂšse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu'Ă nous en remontant le foyer, je m'engage alors Ă vous prouver que c'est elle. - Il est donc revenu sur l'eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retournĂ© dans l'Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il dĂ©couvert quelque secret contre les Anglais? - Il a fait ce que tu ne feras pas de sitĂÂŽt, rĂ©pondit Rastignac, il a tout payĂ©. Le gros masque hocha la tĂÂȘte en signe d'assentiment. - En se rangeant Ă son ĂÂąge, un homme se dĂ©range bien, il n'a plus d'audace, il devient rentier, reprit Nathan. - Oh! celui-lĂ sera toujours grand seigneur, et il aura toujours en lui une hauteur d'idĂ©es qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supĂ©rieurs, rĂ©pondit Rastignac. En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval Ă vendre, le dĂ©licieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dĂ©pravations parisiennes, tous d'un esprit supĂ©rieur et chacun Ă des titres diffĂ©rents, Ă©galement corrompus, Ă©galement corrupteurs, tous vouĂ©s Ă des ambitions effrĂ©nĂ©es, habituĂ©s Ă tout supposer, Ă tout deviner, avaient les yeux ardemment fixĂ©s sur une femme masquĂ©e, une femme qui ne pouvait ĂÂȘtre dĂ©chiffrĂ©e que par eux. Eux et quelques habituĂ©s du bal de l'OpĂ©ra savaient seuls reconnaĂtre, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes mĂ©connaissables, la rondeur des formes, les particularitĂ©s du maintien et de la dĂ©marche, le mouvement de la taille, le port de la tĂÂȘte, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles Ă voir pour eux. MalgrĂ© cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaĂtre le plus Ă©mouvant des spectacles, celui que prĂ©sente Ă l'oeil une femme animĂ©e par un vĂ©ritable amour. Que ce fĂ»t la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de SĂ©risy, le dernier ou le premier Ă©chelon de l'Ă©chelle sociale, cette crĂ©ature Ă©tait une admirable crĂ©ation, l'Ă©clair des rĂÂȘves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, Ă©prouvĂšrent une sensation si vive qu'ils enviĂšrent Ă Lucien le privilĂšge sublime de cette mĂ©tamorphose de la femme en dĂ©esse. Le masque Ă©tait lĂ comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© seul avec Lucien, il n'y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphĂšre lourde et pleine de poussiĂšre; non; elle Ă©tait sous la voĂ»te cĂ©leste des Amours, comme les madones de RaphaĂl sont sous leur ovale filet d'or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frĂ©missement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement mĂÂȘme de son ami. D'oĂÂč vient cette flamme qui rayonne autour d'une femme amoureuse et qui la signale entre toutes? d'oĂÂč vient cette lĂ©gĂšretĂ© de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur? Est-ce l'ĂÂąme qui s'Ă©chappe? Le bonheur a-t-il des vertus physiques? L'ingĂ©nuitĂ© d'une vierge, les grĂÂąces de l'enfance se trahissaient sous le domino. Quoique sĂ©parĂ©s et marchant, ces deux ĂÂȘtres ressemblaient Ă ces groupes de Flore et ZĂ©phire savamment enlacĂ©s par les plus habiles statuaires; mais c'Ă©tait plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupĂ©s de fleurs ou d'oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la VirginitĂ©-mĂšre; Lucien et cette femme appartenaient Ă la Fantaisie, qui est au-dessus de l'Art comme la cause est au-dessus de l'effet. Quand cette femme, qui oubliait tout, fut Ă un pas du groupe, Bixiou cria "Esther?" L'infortunĂ©e tourna vivement la tĂÂȘte comme une personne qui s'entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tĂÂȘte comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayĂ©s, qui du bord d'un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s'en alla pas plus loin qu'il ne le devait pour ne pas avoir l'air de fuir les regards Ă©tincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs Ă©galement profondes quoique voilĂ©es d'abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incomprĂ©hensible, le seul du groupe qui fĂ»t restĂ©. Esther dit un mot Ă l'oreille de Lucien au moment oĂÂč ses genoux flĂ©chirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abĂmĂ© dans ses rĂ©flexions. - D'oĂÂč lui vient ce nom de Torpille? lui dit une voix sombre qui l'atteignit aux entrailles, car elle n'Ă©tait plus dĂ©guisĂ©e. - C'est bien lui qui s'est encore Ă©chappĂ©..., dit Rastignac Ă part. - Tais-toi ou je t'Ă©gorge, rĂ©pondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d'un bras Ă ton service. Sois dĂ©sormais muet comme la tombe; et avant de te taire, rĂ©ponds Ă ma demande. - Eh! bien, cette fille est si attrayante qu'elle aurait engourdi l'empereur NapolĂ©on, et qu'elle engourdirait quelqu'un de plus difficile Ă sĂ©duire toi! rĂ©pondit Rastignac en s'Ă©loignant. - Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m'avoir jamais vu nulle part. L'homme se dĂ©masqua, Rastignac hĂ©sita pendant un moment ne trouvant rien du hideux personnage qu'il avait jadis connu dans la Maison Vauquer. - Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu'on ne saurait oublier, lui dit-il. La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence Ă©ternel. A trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvĂšrent l'Ă©lĂ©gant Rastignac Ă la mĂÂȘme place, appuyĂ© sur la colonne oĂÂč l'avait laissĂ© le terrible masque. Rastignac s'Ă©tait confessĂ© Ă lui-mĂÂȘme il avait Ă©tĂ© le prĂÂȘtre et le pĂ©nitent, le juge et l'accusĂ©. Il se laissa emmener Ă dĂ©jeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. Un paysage parisien La rue de Langlade, de mĂÂȘme que les rues adjacentes, sĂ©pare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d'un des plus brillants quartiers de Paris conservera longtemps la souillure qu'y ont laissĂ©e les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues Ă©troites, sombres et boueuses, oĂÂč s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent Ă la nuit une physionomie mystĂ©rieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-HonorĂ©, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, oĂÂč se presse une foule incessante, oĂÂč reluisent les chefs-d'oeuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme Ă qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflĂ©tĂ©e jusque sur le ciel. Une ombre Ă©paisse succĂšde Ă des torrents de gaz. De loin en loin, un pĂÂąle rĂ©verbĂšre jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n'Ă©claire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermĂ©es, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractĂšre c'est un cabaret malpropre et sans lumiĂšre, une boutique de lingĂšre qui vend de l'eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos Ă©paules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le dĂ©bouchĂ© du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n'a pu rien faire encore pour laver cette grande lĂ©proserie, car la prostitution a depuis longtemps Ă©tabli lĂ son quartier gĂ©nĂ©ral. Peut-ĂÂȘtre est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser Ă ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journĂ©e, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent Ă la nuit; elles sont sillonnĂ©es par des ĂÂȘtres bizarres qui ne sont d'aucun monde; des formes Ă demi nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animĂ©e. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebĂÂąillĂ©es se mettent Ă rire aux Ă©clats. Il tombe dans l'oreille de ces paroles que Rabelais prĂ©tend s'ĂÂȘtre gelĂ©es et qui fondent. Des ritournelles sortent d'entre les pavĂ©s. Le bruit n'est pas vague, il signifie quelque chose quand il est rauque, c'est une voix; mais s'il ressemble Ă un chant, il n'a plus rien d'humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphĂ©riques y sont changĂ©es on y a chaud en hiver et froid en Ă©tĂ©. Mais, quelque temps qu'il fasse, cette nature Ă©trange offre toujours le mĂÂȘme spectacle le monde fantastique d'Hoffmann le Berlinois est lĂ . Le caissier le plus mathĂ©matique n'y trouve rien de rĂ©el aprĂšs avoir repassĂ© les dĂ©troits qui mĂšnent aux rues honnĂÂȘtes oĂÂč il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dĂ©daigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passĂ©, qui n'ont pas craint de s'occuper des courtisanes, l'administration ou la politique moderne n'ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et Ă leur libertĂ© sont dĂ©licates; mais peut-ĂÂȘtre devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matĂ©rielles, comme l'air, la lumiĂšre, les locaux. Le moraliste, l'artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal oĂÂč se parquaient ces brebis qui viendront toujours oĂÂč vont les promeneurs; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent oĂÂč elles sont? Qu'est-il arrivĂ©? Aujourd'hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantĂ©e, sont interdites le soir Ă la famille. La Police n'a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique. La fille brisĂ©e par un mot au bal de l'OpĂ©ra demeurait, depuis un mois ou deux, rue de Langlade, dans une maison d'ignoble apparence. AccolĂ©e au mur d'une immense maison, cette construction, mal plĂÂątrĂ©e, sans profondeur et d'une hauteur prodigieuse, tire son jour de la rue et ressemble assez Ă un bĂÂąton de perroquet. Un appartement de deux piĂšces s'y trouve Ă chaque Ă©tage. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaquĂ© contre la muraille et singuliĂšrement Ă©clairĂ© par des chĂÂąssis qui dessinent extĂ©rieurement la rampe, et oĂÂč chaque palier est indiquĂ© par un plomb, l'une des plus horribles particularitĂ©s de Paris. La boutique et l'entresol appartenaient alors Ă un ferblantier, le propriĂ©taire demeure au premier, les quatre autres Ă©tages Ă©taient occupĂ©s par des grisettes trĂšs dĂ©centes qui obtenaient du propriĂ©taire et de la portiĂšre une considĂ©ration et des complaisances nĂ©cessitĂ©es par la difficultĂ© de louer une maison si singuliĂšrement bĂÂątie et situĂ©e. La destination de ce quartier s'explique par l'existence d'une assez grande quantitĂ© de maisons semblables Ă celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent ĂÂȘtre exploitĂ©es que par des industries dĂ©savouĂ©es, prĂ©caires ou sans dignitĂ©. IntĂ©rieur aussi connu des uns qu'inconnu des autres A trois heures aprĂšs-midi, la portiĂšre, qui avait vu mademoiselle Esther ramenĂ©e mourante par un jeune homme Ă deux heures du matin, venait de tenir conseil avec la grisette logĂ©e Ă l'Ă©tage supĂ©rieur, laquelle, avant de monter en voiture pour se rendre Ă quelque partie de plaisir, lui avait tĂ©moignĂ© son inquiĂ©tude sur Esther elle ne l'avait pas entendue remuer. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. Seule dans sa loge, la portiĂšre regrettait de ne pouvoir aller s'enquĂ©rir de ce qui se passait au quatriĂšme Ă©tage, oĂÂč se trouvait le logement de mademoiselle Esther. Au moment oĂÂč elle se dĂ©cidait Ă confier au fils du ferblantier la garde de sa loge, espĂšce de niche pratiquĂ©e dans un enfoncement de mur, Ă l'entresol, un fiacre s'arrĂÂȘta. Un homme enveloppĂ© dans un manteau de la tĂÂȘte aux pieds, avec une Ă©vidente intention de cacher son costume ou sa qualitĂ©, en sortit et demanda mademoiselle Esther. La portiĂšre fut alors entiĂšrement rassurĂ©e, le silence et la tranquillitĂ© de la recluse lui semblĂšrent parfaitement expliquĂ©s. Lorsque le visiteur monta les degrĂ©s au-dessus de la loge, la portiĂšre remarqua les boucles d'argent qui dĂ©coraient ses souliers, elle crut avoir aperçu la frange noire d'une ceinture de soutane; elle descendit et questionna le cocher, qui rĂ©pondit sans parler, et la portiĂšre comprit encore. Le prĂÂȘtre frappa, ne reçut aucune rĂ©ponse, entendit de lĂ©gers soupirs, et força la porte d'un coup d'Ă©paule, avec une vigueur que lui donnait sans doute la charitĂ©, mais qui chez tout autre aurait paru ĂÂȘtre de l'habitude. Il se prĂ©cipita dans la seconde piĂšce, et vit, devant une sainte Vierge en plĂÂątre coloriĂ©, la pauvre Esther agenouillĂ©e, ou mieux, tombĂ©e sur elle-mĂÂȘme, les mains jointes. La grisette expirait. Un rĂ©chaud de charbon consumĂ© disait l'histoire de cette terrible matinĂ©e. Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient Ă terre. Le lit n'Ă©tait pas dĂ©fait. La pauvre crĂ©ature, atteinte au coeur d'une blessure mortelle, avait tout disposĂ© sans doute Ă son retour de l'OpĂ©ra. Une mĂšche de chandelle, figĂ©e dans la mare que contenait la bobĂšche du chandelier, apprenait combien Esther avait Ă©tĂ© absorbĂ©e par ses derniĂšres rĂ©flexions. Un mouchoir trempĂ© de larmes prouvait la sincĂ©ritĂ© de ce dĂ©sespoir de Madeleine, dont la pose classique Ă©tait celle de la courtisane irrĂ©ligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prĂÂȘtre. Inhabile Ă mourir, Esther avait laissĂ© sa porte ouverte sans calculer que l'air des deux piĂšces voulait une plus grande quantitĂ© de charbon pour devenir irrespirable; la vapeur l'avait seulement Ă©tourdie; l'air frais venu de l'escalier la rendit par degrĂ©s au sentiment de ses maux. Le prĂÂȘtre demeura debout, perdu dans une sombre mĂ©ditation, sans ĂÂȘtre touchĂ© de la divine beautĂ© de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c'eĂ»t Ă©tĂ© quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissĂ© Ă des objets indiffĂ©rents avec une apparente indiffĂ©rence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frottĂ©, froid, Ă©tait mal cachĂ© par un mĂ©chant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d'un vieux modĂšle, enveloppĂ©e de rideaux en calicot jaune Ă rosaces rouges; un seul fauteuil et deux chaises Ă©galement en bois peint, et couvertes du mĂÂȘme calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenĂÂȘtre; un papier Ă fond gris mouchetĂ© de fleurs, mais noirci par le temps et gras; une table Ă ouvrage en acajou; la cheminĂ©e encombrĂ©e d'ustensiles de cuisine de la plus vile espĂšce, deux falourdes entamĂ©es, un chambranle en pierre sur lequel Ă©taient çà et lĂ quelques verroteries mĂÂȘlĂ©es Ă des bijoux, Ă des ciseaux; une pelote salie, des gants blancs et parfumĂ©s, un dĂ©licieux chapeau jetĂ© sur le pot Ă l'eau, un chĂÂąle de Ternaux qui bouchait la fenĂÂȘtre, une robe Ă©lĂ©gante pendue Ă un clou, un petit canapĂ©, sec, sans coussins; d'ignobles socques cassĂ©s et des souliers mignons, des brodequins Ă faire envie Ă une reine, des assiettes de porcelaine commune Ă©brĂ©chĂ©es oĂÂč se voyaient les restes du dernier repas, et encombrĂ©es de couverts en maillechort, l'argenterie du pauvre Ă Paris; un corbillon plein de pommes de terre et du linge Ă blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze; une mauvaise armoire Ă glace ouverte et dĂ©serte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-PiĂ©tĂ© tel Ă©tait l'ensemble de choses lugubres et joyeuses, misĂ©rables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce mĂ©nage si bien appropriĂ© Ă la vie bohĂ©mienne de cette fille abattue dans ses linges dĂ©faits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassĂ©, empĂÂȘtrĂ© dans ses guides, ce spectacle Ă©trange faisait-il penser le prĂÂȘtre? Se disait-il qu'au moins cette crĂ©ature Ă©garĂ©e devait ĂÂȘtre dĂ©sintĂ©ressĂ©e pour accoupler une telle pauvretĂ© avec l'amour d'un jeune homme riche? Attribuait-il le dĂ©sordre du mobilier au dĂ©sordre de la vie? Eprouvait-il de la pitiĂ©, de l'effroi? Sa charitĂ© s'Ă©mouvait-elle? Qui l'eĂ»t vu, les bras croisĂ©s, le front soucieux, les lĂšvres crispĂ©es, l'oeil ĂÂąpre, l'aurait cru prĂ©occupĂ© de sentiments sombres, haineux, de rĂ©flexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il Ă©tait, certes, insensible aux jolies rondeurs d'un sein presque Ă©crasĂ© sous le poids du buste flĂ©chi et aux formes dĂ©licieuses de la VĂ©nus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante Ă©tait rigoureusement ramassĂ©e sous elle-mĂÂȘme; l'abandon de cette tĂÂȘte, qui vue par derriĂšre, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles Ă©paules d'une nature hardiment dĂ©veloppĂ©e, ne l'Ă©mouvait point; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations dĂ©chirantes par lesquelles se trahissait le retour Ă la vie il fallut un sanglot terrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu'il daignĂÂąt la relever et la porter sur le lit avec une facilitĂ© qui rĂ©vĂ©lait une force prodigieuse. - Lucien! dit-elle en murmurant. - L'amour revient, la femme n'est pas loin, dit le prĂÂȘtre avec une sorte d'amertume. La victime des dĂ©pravations parisiennes aperçut alors le Costume de son libĂ©rateur, et dit, avec le sourire de l'enfant quand il met la main sur une chose enviĂ©e "Je ne mourrai donc pas sans m'ĂÂȘtre rĂ©conciliĂ©e avec le ciel!" - Vous pourrez expier vos fautes, dit le prĂÂȘtre en lui mouillant le front avec de l'eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu'il trouva dans un coin. - Je sens que la vie, au lieu de m'abandonner, afflue en moi, dit-elle aprĂšs avoir reçu les soins du prĂÂȘtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel. Cette attrayante pantomime, que les GrĂÂąces auraient dĂ©ployĂ©e pour sĂ©duire, justifiait parfaitement le surnom de cette Ă©trange fille. - Vous sentez-vous mieux? demanda l'ecclĂ©siastique en lui donnant Ă boire un verre d'eau sucrĂ©e. Cet homme semblait ĂÂȘtre au fait de ces singuliers mĂ©nages, il en connaissait tout. Il Ă©tait lĂ comme chez lui. Ce privilĂšge d'ĂÂȘtre partout chez soi n'appartient qu'aux rois, aux filles et aux voleurs. La confession d'un rat - Quand vous serez tout Ă fait bien, reprit ce singulier prĂÂȘtre aprĂšs une pause, vous me direz les raisons qui vous ont portĂ©e Ă commettre votre dernier crime, ce suicide commencĂ©. - Mon histoire est bien simple, mon pĂšre, rĂ©pondit-elle. Il y a trois mois, je vivais dans le dĂ©sordre oĂÂč je suis nĂ©e. J'Ă©tais la derniĂšre des crĂ©atures et la plus infĂÂąme, maintenant je suis seulement la plus malheureuse de toutes. Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mĂšre, morte assassinĂ©e... - Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prĂÂȘtre en interrompant sa pĂ©nitente... Je connais votre origine, et sais que si une personne de votre sexe peut jamais ĂÂȘtre excusĂ©e de mener une vie honteuse, c'est vous Ă qui les bons exemples ont manquĂ©. - HĂ©las! je n'ai pas Ă©tĂ© baptisĂ©e, et n'ai reçu les enseignements d'aucune religion. - Tout est donc encore rĂ©parable, reprit le prĂÂȘtre, pourvu que votre foi, votre repentir soient sincĂšres et sans arriĂšre-pensĂ©e. - Lucien et Dieu remplissent mon coeur, dit-elle avec une touchante ingĂ©nuitĂ©. - Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, rĂ©pliqua le prĂÂȘtre en souriant. Vous me rappelez l'objet de ma visite. N'omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme. - Vous venez pour lui? demanda-t-elle avec une expression amoureuse qui eĂ»t attendri tout autre prĂÂȘtre. Oh! il s'est doutĂ© du coup. - Non, rĂ©pondit-il, ce n'est pas de votre mort, mais de votre vie que l'on s'inquiĂšte. Allons, expliquez-moi vos relations. - En un mot, dit-elle. La pauvre fille tremblait au ton brusque de l'ecclĂ©siastique, mais en femme que la brutalitĂ© ne surprenait plus depuis longtemps. - Lucien est Lucien, reprit-elle, le plus beau jeune homme, et le meilleur des ĂÂȘtres vivants; mais si vous le connaissez, mon amour doit vous sembler bien naturel. Je l'ai rencontrĂ© par hasard, il y a trois mois, Ă la Porte-Saint-Martin oĂÂč j'Ă©tais allĂ©e un jour de sortie; car nous avions un jour par semaine dans la maison de madame Meynardie oĂÂč j'Ă©tais. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. L'amour Ă©tait entrĂ© dans mon coeur, et m'avait si bien changĂ©e qu'en revenant du thĂ©ĂÂątre, je ne me reconnaissais plus moi-mĂÂȘme je me faisais horreur. Jamais Lucien n'a pu rien savoir. Au lieu de lui dire oĂÂč j'Ă©tais, je lui ai donnĂ© l'adresse de ce logement oĂÂč demeurait alors une de mes amies qui a eu la complaisance de me le cĂ©der. Je vous jure ma parole sacrĂ©e... - Il ne faut point jurer. - Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrĂ©e! Eh! bien, depuis ce jour j'ai travaillĂ© dans cette chambre, comme une perdue, Ă faire des chemises Ă vingt-huit sous de façon, afin de vivre d'un travail honnĂÂȘte. Pendant un mois, je n'ai mangĂ© que des pommes de terre, pour rester sage et digne de Lucien, qui m'aime et me respecte comme la plus vertueuse des vertueuses. J'ai fait ma dĂ©claration en forme Ă la Police, pour reprendre mes droits et je suis soumise Ă deux ans de surveillance. Eux, qui sont si faciles pour vous inscrire sur les registres d'infamie, deviennent d'une excessive difficultĂ© pour vous en rayer. Tout ce que je demandais au ciel Ă©tait de protĂ©ger ma rĂ©solution. J'aurai dix-neuf ans au mois d'avril Ă cet ĂÂąge il y a de la ressource. Il me semble, Ă moi, que je ne suis nĂ©e qu'il y a trois mois... Je priais le bon Dieu tous les matins, et lui demandais de permettre que jamais Lucien ne connĂ»t ma vie antĂ©rieure. J'ai achetĂ© cette Vierge que vous voyez; je la priais Ă ma maniĂšre, vu que je ne sais point de priĂšres; je ne sais ni lire, ni Ă©crire, je ne suis jamais entrĂ©e dans une Ă©glise, je n'ai jamais vu le bon Dieu qu'aux processions, par curiositĂ©. - Que dites-vous donc Ă la Vierge? - Je lui parle comme je parle Ă Lucien, avec ces Ă©lans d'ĂÂąme qui le font pleurer. - Ah! il pleure? - De joie, dit-elle vivement. Pauvre chat! nous nous entendons si bien que nous avons une mĂÂȘme ĂÂąme! Il est si gentil si caressant, si doux de coeur, d'esprit et de maniĂšres...! Il dit qu'il est poĂšte, moi je dis qu'il est Dieu... Pardon! mais, vous autres prĂÂȘtres, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour. Il n'y a d'ailleurs que nous qui connaissions assez les hommes pour apprĂ©cier un Lucien. Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme sans pĂ©chĂ©; quand on le rencontre, on ne peut plus aimer que lui voilĂ . Mais Ă un pareil ĂÂȘtre, il faut sa pareille. Je voulais donc ĂÂȘtre digne d'ĂÂȘtre aimĂ©e par mon Lucien. De lĂ , est venu mon malheur. Hier, Ă l'OpĂ©ra, j'ai Ă©tĂ© reconnue par des jeunes gens qui n'ont pas plus de coeur qu'il n'y a de pitiĂ© chez les tigres; encore m'entendrai-je avec un tigre! Le voile d'innocence que j'avais est tombĂ©; leurs rires m'ont fendu la tĂÂȘte et le coeur. Ne croyez pas m'avoir sauvĂ©e, je mourrai de chagrin. - Votre voile d'innocence?... dit le prĂÂȘtre, vous avez donc traitĂ© Lucien avec la derniĂšre rigueur? - Oh! mon pĂšre, comment vous, qui le connaissez, me faites-vous une semblable question! rĂ©pondit-elle en lui jetant un sourire superbe. On ne rĂ©siste pas Ă un Dieu. - Ne blasphĂ©mez pas, dit l'ecclĂ©siastique d'une voix douce. Personne ne peut ressembler Ă Dieu; l'exagĂ©ration va mal au vĂ©ritable amour, vous n'aviez pas pour votre idole un amour pur et vrai. Si vous aviez Ă©prouvĂ© le changement que vous vous vantez d'avoir subi, vous eussiez acquis les vertus qui sont l'apanage de l'adolescence, vous auriez connu les dĂ©lices de la chastetĂ©, les dĂ©licatesses de la pudeur, ces deux gloires de la jeune fille. Vous n'aimez pas. Esther fit un geste d'effroi que vit le prĂÂȘtre, et qui n'Ă©branla point l'impassibilitĂ© de ce confesseur. - Oui, vous l'aimez pour vous et non pour lui, pour les plaisirs temporels qui vous charment, et non pour l'amour en lui-mĂÂȘme; si vous vous en ĂÂȘtes emparĂ©e ainsi, vous n'aviez pas ce tremblement sacrĂ© qu'inspire un ĂÂȘtre sur qui Dieu a mis le cachet des plus adorables perfections avez-vous songĂ© que vous le dĂ©gradiez par votre impuretĂ© passĂ©e, que vous alliez corrompre un enfant par ces Ă©pouvantables dĂ©lices qui vous ont mĂ©ritĂ© votre surnom, glorieux d'infamie? Vous avez Ă©tĂ© inconsĂ©quente avec vous-mĂÂȘme et avec votre passion d'un jour... - D'un jour! rĂ©pĂ©ta-t-elle en levant les yeux. - De quel nom appeler un amour qui n'est pas Ă©ternel, qui ne nous unit pas, jusque dans l'avenir du chrĂ©tien, avec celui que nous aimons? - Ah! je veux ĂÂȘtre catholique, cria-t-elle d'un ton sourd et violent qui lui eĂ»t obtenu sa grĂÂące de Notre Sauveur. - Est-ce une fille qui n'a reçu ni le baptĂÂȘme de l'Eglise ni celui de la science, qui ne sait ni lire, ni Ă©crire, ni prier, qui ne peut faire un pas sans que les pavĂ©s ne se lĂšvent pour l'accuser, remarquable seulement par le fugitif privilĂšge d'une beautĂ© que la maladie enlĂšvera demain peut-ĂÂȘtre; est-ce cette crĂ©ature avilie, dĂ©gradĂ©e, et qui connaissait sa dĂ©gradation... ignorante et moins aimante, vous eussiez Ă©tĂ© plus excusable..., est-ce la proie future du suicide et de l'enfer, qui pouvait ĂÂȘtre la femme de Lucien de RubemprĂ©? Chaque phrase Ă©tait un coup de poignard qui entrait Ă fond de coeur. A chaque phrase, les sanglots croissants, les larmes abondantes de la fille au dĂ©sespoir attestaient la force avec laquelle la lumiĂšre entrait Ă la fois dans son intelligence pure comme celle d'un sauvage, dans son ĂÂąme enfin rĂ©veillĂ©e, dans sa nature sur laquelle la dĂ©pravation avait mis une couche de glace boueuse, qui fondait alors au soleil de la foi. - Pourquoi ne suis-je pas morte! Ă©tait la seule idĂ©e qu'elle exprimait au milieu des torrents d'idĂ©es qui ruisselaient dans sa cervelle en la ravageant. - Ma fille, dit le terrible juge, il est un amour qui ne s'avoue point devant les hommes, et dont les confidences sont reçues avec des sourires de bonheur par les anges. - Lequel? - L'amour sans espoir quand il inspire la vie, quand il y met le principe des dĂ©vouements, quand il ennoblit tous les actes par la pensĂ©e d'arriver Ă une perfection idĂ©ale. Oui, les anges approuvent cet amour, il mĂšne Ă la connaissance de Dieu. Se perfectionner sans cesse pour se rendre digne de celui qu'on aime, lui faire mille sacrifices secrets, l'adorer de loin, donner son sang goutte Ă goutte, lui immoler son amour-propre, ne plus avoir ni orgueil ni colĂšre avec lui, lui dĂ©rober jusqu'Ă la connaissance des jalousies atroces qu'il Ă©chauffe au coeur, lui donner tout ce qu'il souhaite, fĂ»t-ce Ă notre dĂ©triment, aimer ce qu'il aime, avoir toujours le visage tournĂ© vers lui pour le suivre sans qu'il le sache; cet amour, la religion vous l'eĂ»t pardonnĂ©, il n'offensait ni les lois humaines ni les lois divines, et conduisait dans une autre voie que celle de vos sales voluptĂ©s. En entendant cet horrible arrĂÂȘt exprimĂ© par un mot et quel mot? et de quel accent fut-il accompagnĂ©? Esther fut en proie Ă une dĂ©fiance assez lĂ©gitime. Ce mot fut comme un coup de tonnerre qui trahit un orage prĂšs de fondre. Elle regarda ce prĂÂȘtre, et il lui prit le saisissement d'entrailles qui tord le plus courageux en face d'un danger imminent et soudain. Aucun regard n'aurait pu lire ce qui se passait alors en cet homme; mais pour les plus hardis il y aurait eu plus Ă frĂ©mir qu'Ă espĂ©rer Ă l'aspect de ses yeux, jadis clairs et jaunes comme ceux des tigres, et sur lesquels les austĂ©ritĂ©s et les privations avaient mis un voile semblable Ă celui qui se trouve sur les horizons au milieu de la canicule la terre est chaude et lumineuse, mais le brouillard la rend indistincte, vaporeuse, elle est presque invisible. Une gravitĂ© toute espagnole, des plis profonds que les mille cicatrices d'une horrible petite vĂ©role rendaient hideux et semblables Ă des orniĂšres dĂ©chirĂ©es, sillonnaient sa figure olivĂÂątre et cuite par le soleil. La duretĂ© de cette physionomie ressortait d'autant mieux qu'elle Ă©tait encadrĂ©e par la sĂšche perruque du prĂÂȘtre qui ne se soucie plus de sa personne, une perruque pelĂ©e et d'un noir rouge Ă la lumiĂšre. Son buste d'athlĂšte, ses mains de vieux soldat, sa carrure, ses fortes Ă©paules appartenaient Ă ces caryatides que les architectes du Moyen Age ont employĂ©es dans quelques palais italiens, et que rappellent imparfaitement celles de la façade du thĂ©ĂÂątre de la Porte Saint-Martin. Les personnes les moins clairvoyantes eussent pensĂ© que les passions les plus chaudes ou des accidents peu communs avaient jetĂ© cet homme dans le sein de l'Eglise; certes, les plus Ă©tonnants coups de foudre avaient pu seuls le changer, si toutefois une pareille nature Ă©tait susceptible de changement. Ce que c'est que les filles Les femmes qui ont menĂ© la vie alors si violemment rĂ©pudiĂ©e par Esther arrivent Ă une indiffĂ©rence absolue sur les formes extĂ©rieures de l'homme. Elles ressemblent au critique littĂ©raire d'aujourd'hui, qui, sous quelques rapports, peut leur ĂÂȘtre comparĂ©, et qui arrive Ă une profonde insouciance des formules d'art il a tant lu d'ouvrages, il en voit tant passer, il s'est tant accoutumĂ© aux pages Ă©crites, il a subi tant de dĂ©nouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d'articles sans dire ce qu'il pensait, en trahissant si souvent la cause de l'art en faveur de ses amitiĂ©s et de ses inimitiĂ©s, qu'il arrive au dĂ©goĂ»t de toute chose et continue nĂ©anmoins Ă juger. Il faut un miracle pour que cet Ă©crivain produise une oeuvre, de mĂÂȘme que l'amour pur et noble exige un autre miracle pour Ă©clore dans le coeur d'une courtisane. Le ton et les maniĂšres de ce prĂÂȘtre, qui semblait Ă©chappĂ© d'une toile de Zurbaran, parurent si hostiles Ă cette pauvre fille, Ă qui la forme importait peu, qu'elle se crut moins l'objet d'une sollicitude que le sujet nĂ©cessaire d'un plan. Sans pouvoir distinguer entre le patelinage de l'intĂ©rĂÂȘt personnel et l'onction de la charitĂ©, car il faut bien ĂÂȘtre sur ses gardes pour reconnaĂtre la fausse monnaie que donne un ami, elle se sentit comme entre les griffes d'un oiseau monstrueux et fĂ©roce qui tombait sur elle aprĂšs avoir planĂ© longtemps et, dans son effroi, elle dit ces paroles d'une voix alarmĂ©e "je croyais les prĂÂȘtres chargĂ©s de nous consoler, et vous m'assassinez!" A ce cri de l'innocence, l'ecclĂ©siastique laissa Ă©chapper un geste, et fit une pause; il se recueillit avant de rĂ©pondre. Pendant cet instant, ces deux personnages si singuliĂšrement rĂ©unis s'examinĂšrent Ă la dĂ©robĂ©e. Le prĂÂȘtre comprit la fille, sans que la fille pĂ»t comprendre le prĂÂȘtre. Il renonça sans doute Ă quelque dessein qui menaçait la pauvre Esther, et revint Ă ses idĂ©es premiĂšres. - Nous sommes les mĂ©decins des ĂÂąmes, dit-il d'une voix douce, et nous savons quels remĂšdes conviennent Ă leurs maladies. - Il faut pardonner beaucoup Ă la misĂšre, dit Esther. Elle crut s'ĂÂȘtre trompĂ©e, se coula Ă bas de son lit, se prosterna aux pieds de cet homme, baisa sa soutane avec une profonde humilitĂ©, et releva vers lui des yeux baignĂ©s de larmes. - Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. - Ecoutez, mon enfant? votre fatale rĂ©putation a plongĂ© dans le deuil la famille de Lucien; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l'entraĂniez dans la dissipation, dans un monde de folies... - C'est vrai, c'est moi qui l'avais amenĂ© au bal pour l'intriguer. - Vous ĂÂȘtes assez belle pour qu'il veuille triompher en vous aux yeux du monde, vous montrer avec orgueil et faire de vous comme un cheval de parade. S'il ne dĂ©pensait que son argent!... mais il dĂ©pensera son temps, sa force; il perdra le goĂ»t des belles destinĂ©es qu'on veut lui faire. Au lieu d'ĂÂȘtre un jour ambassadeur, riche, admirĂ©, glorieux, il aura Ă©tĂ©, comme tant de ces gens dĂ©bauchĂ©s qui ont noyĂ© leurs talents dans la boue de Paris, l'amant d'une femme impure. Quant Ă vous, vous auriez repris plus tard votre premiĂšre vie, aprĂšs ĂÂȘtre un moment montĂ©e dans une sphĂšre Ă©lĂ©gante, car vous n'avez point en vous cette force que donne une bonne Ă©ducation pour rĂ©sister au vice et penser Ă l'avenir. Vous n'auriez pas mieux rompu avec vos compagnes que vous n'avez rompu avec les gens qui vous ont fait honte Ă l'OpĂ©ra, ce matin. Les vrais amis de Lucien, alarmĂ©s de l'amour que vous lui inspirez, ont suivi ses pas, ont tout appris. Pleins d'Ă©pouvante, ils m'ont envoyĂ© vers vous pour sonder vos dispositions et dĂ©cider de votre sort; mais s'ils sont assez puissants pour dĂ©barrasser la voie de ce jeune homme d'une pierre d'achoppement, ils sont misĂ©ricordieux. Sachez-le, ma fille une personne aimĂ©e de Lucien a des droits Ă leur respect, comme un vrai chrĂ©tien adore la fange oĂÂč, par hasard, rayonne la lumiĂšre divine. Je suis venu pour ĂÂȘtre l'organe de la pensĂ©e bienfaisante; mais si je vous eusse trouvĂ©e entiĂšrement perverse, et armĂ©e d'effronterie, d'astuce, corrompue jusqu'Ă la moelle, sourde Ă la voix du repentir, je vous eusse abandonnĂ©e Ă leur colĂšre. Cette libĂ©ration civile et politique, si difficile Ă obtenir, que la Police a raison de tant retarder dans l'intĂ©rĂÂȘt de la SociĂ©tĂ© mĂÂȘme, et que je vous ai entendu souhaiter avec l'ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prĂÂȘtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative. On vous a vue hier, cette lettre d'avis est datĂ©e d'aujourd'hui vous voyez combien sont puissants les gens que Lucien intĂ©resse. A la vue de ce papier, les tremblements convulsifs que cause un bonheur inespĂ©rĂ© agitĂšrent si ingĂ©nument Esther, qu'elle eut sur les lĂšvres un sourire fixe qui ressemblait Ă celui des insensĂ©s. Le prĂÂȘtre s'arrĂÂȘta, regarda cette enfant pour voir si, privĂ©e de l'horrible force que les gens corrompus tirent de leur corruption mĂÂȘme, et revenue Ă sa frĂÂȘle et dĂ©licate nature primitive, elle rĂ©sisterait Ă tant d'impressions. Courtisane trompeuse, Esther eĂ»t jouĂ© la comĂ©die; mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir, comme un aveugle opĂ©rĂ© peut reperdre la vue en se trouvant frappĂ© par un jour trop vif. Cet homme vit donc en ce moment la nature humaine Ă fond, mais il resta dans un calme terrible par sa fixitĂ© c'Ă©tait une Alpe froide, blanche et voisine du ciel, inaltĂ©rable et sourcilleuse, aux flancs de granit, et cependant bienfaisante. Les filles sont des ĂÂȘtres essentiellement mobiles, qui passent sans raison de la dĂ©fiance la plus hĂ©bĂ©tĂ©e Ă une confiance absolue. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l'animal. ExtrĂÂȘmes en tout, dans leurs joies, dans leurs dĂ©sespoirs, dans leur religion, dans leur irrĂ©ligion; presque toutes deviendraient folles si la mortalitĂ© qui leur est particuliĂšre ne les dĂ©cimait, et si d'heureux hasards n'Ă©levaient quelques-unes d'entre elles au-dessus de la fange oĂÂč elles vivent. Pour pĂ©nĂ©trer jusqu'au fond des misĂšres de cette horrible vie, il faudrait avoir vu jusqu'oĂÂč la crĂ©ature peut aller dans la folie sans y rester, en admirant la violente extase de la Torpille aux genoux de ce prĂÂȘtre. La pauvre fille regardait le papier libĂ©rateur avec une expression que Dante a oubliĂ©e, et qui surpassait les inventions de son Enfer. Mais la rĂ©action vint avec les larmes. Esther se releva, jeta ses bras autour du cou de cet homme, pencha la tĂÂȘte sur son sein, y versa des pleurs, baisa la rude Ă©toffe qui couvrait ce coeur d'acier, et sembla vouloir y pĂ©nĂ©trer. Elle saisit cet homme, lui couvrit les mains de baisers; elle employa, mais dans une sainte effusion de reconnaissance, les chatteries de ses caresses, lui prodigua les noms les plus doux, lui dit, au travers de ses phrases sucrĂ©es, mille et mille fois "Donnez-le-moi!" avec autant d'intonations diffĂ©rentes; elle l'enveloppa de ses tendresses, le couvrit de ses regards avec une rapiditĂ© qui le saisit sans dĂ©fense; enfin, elle finit par engourdir sa colĂšre. Le prĂÂȘtre connut comment cette fille avait mĂ©ritĂ© son surnom; il comprit combien il Ă©tait difficile de rĂ©sister Ă cette charmante crĂ©ature, il devina tout Ă coup l'amour de Lucien et ce qui devait avoir sĂ©duit le poĂšte. Une passion semblable cache, entre mille attraits, un hameçon lancĂ©olĂ© qui pique surtout l'ĂÂąme Ă©levĂ©e des artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont parfaitement expliquĂ©es par cette soif du beau idĂ©al qui distingue les ĂÂȘtres crĂ©ateurs. N'est-ce pas ressembler un peu aux anges chargĂ©s de ramener les coupables Ă des sentiments meilleurs, n'est-ce pas crĂ©er que de purifier un pareil ĂÂȘtre? Quel allĂšchement que de mettre d'accord la beautĂ© morale et la beautĂ© physique! Quelle jouissance d'orgueil, si l'on rĂ©ussit Quelle belle tĂÂąche que celle qui n'a d'autre instrument que l'amour! Ces alliances, illustrĂ©es d'ailleurs par l'exemple d'Aristote, de Socrate, de Platon, d'Alcibiade, de CĂ©thĂ©gus, de PornpĂ©e et si monstrueuses aux yeux du vulgaire, sont fondĂ©es sur le sentiment qui a portĂ© Louis XIV Ă bĂÂątir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les entreprises ruineuses convertir les miasmes d'un marais en un monceau de parfums entourĂ© d'eaux vives; mettre un lac sur une colline, comme fit le prince de Conti Ă Nointel, ou les vues de la Suisse Ă Cassan, comme le fermier-gĂ©nĂ©ral Bergeret Enfin c'est l'Art qui fait irruption dans la Morale. Le prĂÂȘtre, honteux d'avoir cĂ©dĂ© Ă cette tendresse, repoussa vivement Esther, qui s'assit honteuse aussi, car il lui dit "Vous ĂÂȘtes toujours courtisane." Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. Comme un enfant qui n'a qu'un dĂ©sir en tĂÂȘte, Esther ne cessa de regarder l'endroit de la ceinture oĂÂč Ă©tait le papier. Le rat devient une madeleine - Mon enfant, reprit le prĂÂȘtre aprĂšs une pause, votre mĂšre Ă©tait juive, et vous n'avez pas Ă©tĂ© baptisĂ©e, mais vous n'avez pas non plus Ă©tĂ© menĂ©e Ă la synagogue vous ĂÂȘtes dans les limbes religieuses oĂÂč sont les petits enfants... - Les petits enfants! rĂ©pĂ©ta-t-elle d'une voix attendrie. - ...Comme vous ĂÂȘtes, dans les cartons de la Police, un chiffre en dehors des ĂÂȘtres sociaux, dit en continuant le prĂÂȘtre impassible. Si l'amour, vu par une Ă©chappĂ©e, vous a fait croire, il y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce jour vous ĂÂȘtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire comme si vous Ă©tiez une enfant; vous devez changer entiĂšrement, et je me charge de vous rendre mĂ©connaissable. D'abord, vous oublierez Lucien. La pauvre fille eut le coeur brisĂ© par cette parole; elle leva les yeux sur le prĂÂȘtre et fit un signe de nĂ©gation; elle fut incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le sauveur. - Vous renoncerez Ă le voir, du moins, reprit-il. Je vous conduirai dans une maison religieuse oĂÂč les jeunes filles des meilleures familles reçoivent leur Ă©ducation; vous y deviendrez catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices chrĂ©tiens, vous y apprendrez la religion; vous pourrez en sortir une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien Ă©levĂ©e, si... Cet homme leva le doigt et fit une pause. - Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. - Ah! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait Ă©tĂ© comme la note d'une musique au son de laquelle les portes du paradis se fussent lentement ouvertes, ah! s'il Ă©tait possible de verser ici tout mon sang et d'en prendre un nouveau!... - Ecoutez-moi. Elle se tut. - Votre avenir dĂ©pend de la puissance de votre oubli. Songez Ă l'Ă©tendue de vos obligations une parole, un geste qui dĂ©cĂšlerait la Torpille tue la femme de Lucien; un mot dit en rĂÂȘve, une pensĂ©e involontaire, un regard immodeste, un mouvement d'impatience, un souvenir de dĂ©rĂšglement, une omission, un signe de tĂÂȘte qui rĂ©vĂ©lerait ce que vous savez ou qui a Ă©tĂ© su pour votre malheur... - Allez, allez, mon pĂšre, dit la fille avec une exaltation de sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre vĂÂȘtue d'un corset armĂ© de pointes et conserver la grĂÂące d'une danseuse, manger du pain saupoudrĂ© de cendre, boire de l'absinthe, tout sera doux, facile! Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prĂÂȘtre, elle y fondit en larmes et les mouilla, elle Ă©treignit les jambes et s'y colla, murmurant des mots insensĂ©s au travers des pleurs que lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds ruisselĂšrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager cĂ©leste, qu'elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle le regarda. - En quoi vous ai-je offensĂ©? dit elle tout effrayĂ©e. J'ai entendu parler d'une femme comme moi qui avait lavĂ© de parfums les pieds de JĂ©sus-Christ. HĂ©las! la vertu m'a faite si pauvre que je n'ai plus que mes larmes Ă vous offrir. - Ne m'avez-vous pas entendu? rĂ©pondit-il d'une voix cruelle. Je vous dis qu'il faut pouvoir sortir de la maison oĂÂč je vous conduirai, si bien changĂ©e au physique et au moral, que nul de ceux ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier "Esther!" et vous faire retourner la tĂÂȘte. Hier, l'amour ne vous avait pas donnĂ© la force de si bien enterrer la fille de joie qu'elle ne reparĂ»t jamais, elle reparaĂt encore dans une adoration qui ne va qu'Ă Dieu. - Ne vous a-t-il pas envoyĂ© vers moi? Dit-elle. - Si, durant votre Ă©ducation, vous Ă©tiez aperçue de Lucien, tout serait perdu, reprit-il, songez-y bien. - Qui le consolera? dit-elle. - De quoi le consoliez vous? demanda le prĂÂȘtre d'une voix oĂÂč, pour la premiĂšre fois de cette scĂšne, il y eut un tremblement nerveux. - Je ne sais pas, il est souvent venu triste. - Triste? reprit le prĂÂȘtre; il vous a dit pourquoi? - Jamais, rĂ©pondit-elle. - Il Ă©tait triste d'aimer une fille comme vous, s'Ă©cria-t-il. - HĂ©las! il devait l'ĂÂȘtre, reprit-elle avec une humilitĂ© profonde, je suis la crĂ©ature la plus mĂ©prisable de mon sexe, et je ne pouvais trouver grĂÂące Ă ses yeux que par la force de mon amour. - Cet amour doit vous donner le courage de m'obĂ©ir aveuglĂ©ment. Si je vous conduisais immĂ©diatement dans la maison oĂÂč se fera votre Ă©ducation, ici tout le monde dirait Ă Lucien que vous vous ĂÂȘtes en allĂ©e, aujourd'hui dimanche, avec un prĂÂȘtre; il pourrait ĂÂȘtre sur votre voie. Dans huit jours, la portiĂšre, ne me voyant pas revenir, m'aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme d'aujourd'hui en huit, Ă sept heures, vous sortirez furtivement et vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des Frondeurs. Pendant ces huit jours Ă©vitez Lucien; trouvez des prĂ©textes, faites-lui dĂ©fendre la porte, et, quand il viendra, montez chez une amie; je saurai si vous l'avez revu, et, dans ce cas, tout est fini, je ne reviendrai mĂÂȘme pas. Ces huit jours vous sont nĂ©cessaires pour vous faire un trousseau dĂ©cent et pour quitter votre mine de prostituĂ©e, dit-il en dĂ©posant une bourse sur la cheminĂ©e. Il y a dans votre air, dans vos vĂÂȘtements, ce je ne sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous ĂÂȘtes. N'avez-vous jamais rencontrĂ© par les rues, sur les boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en compagnie de sa mĂšre? - Oh! oui, pour mon malheur. La vue d'une mĂšre et de sa fille est un de nos plus grands supplices, elle rĂ©veille des remords cachĂ©s dans les replis de nos coeurs et qui nous dĂ©vorent!... Je ne sais que trop ce qui me manque. - Eh! bien, vous savez comment vous devez ĂÂȘtre dimanche prochain, dit le prĂÂȘtre en se levant. - Oh! dit-elle, apprenez-moi une vraie priĂšre avant de partir, afin que je puisse prier Dieu. C'Ă©tait une chose touchante que de voir ce prĂÂȘtre faisant rĂ©pĂ©ter Ă cette fille l'Ave Maria et le Pater noster en français. - C'est bien beau! dit Esther quand elle eut une fois rĂ©pĂ©tĂ© sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi catholique. - Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle au prĂÂȘtre quand il lui dit adieu. - Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. Ce n'Ă©tait plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d'une chute. Un portrait que Titien eut voulu peindre Dans une maison cĂ©lĂšbre par l'Ă©ducation aristocratique et religieuse qui s'y donne, au commencement du mois de mars de cette annĂ©e, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie troupe augmentĂ©e d'une nouvelle venue dont la beautĂ© triompha sans contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautĂ©s particuliĂšres qui se trouvaient parfaites chez chacune d'elles. En France, il est extrĂÂȘmement rare pour ne pas dire impossible, de rencontrer les trente fameuses perfections dĂ©crites en vers persans sculptĂ©s, dit-on, dans le sĂ©rail, et qui sont nĂ©cessaires Ă une femme pour ĂÂȘtre entiĂšrement belle. En France, s'il y a peu d'ensemble, il y a de ravissants dĂ©tails. Quant Ă l'ensemble imposant que la statuaire cherche Ă rendre, et qu'elle a rendu dans quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est le privilĂšge de la GrĂšce et de l'Asie-Mineure. Esther venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beautĂ© sa mĂšre Ă©tait juive. Les juifs, quoique si souvent dĂ©gradĂ©s par leur contact avec les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des filons oĂÂč s'est conservĂ© le type sublime des beautĂ©s asiatiques. Quand ils ne sont pas d'une laideur repoussante, ils prĂ©sentent le magnifique caractĂšre des figures armĂ©niennes. Esther eĂ»t remportĂ© le prix au sĂ©rail, elle possĂ©dait les trente beautĂ©s harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, Ă la fraĂcheur de l'enveloppe, son Ă©trange vie lui avait communiquĂ© le je ne sais quoi de la femme ce n'est plus le tissu lisse et serrĂ© des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturitĂ©, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passĂ©s dans la dissolution, elle serait arrivĂ©e Ă l'embonpoint. Cette richesse de santĂ©, cette perfection de l'animal chez une crĂ©ature Ă qui la voluptĂ© tenait lieu de la pensĂ©e doit ĂÂȘtre un fait Ă©minent aux yeux des physiologistes. Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les trĂšs jeunes filles, ses mains, d'une incomparable noblesse, Ă©taient molles, transparentes et blanches comme les mains d'une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement cĂ©lĂšbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu'aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils Ă©taient abondants, et si longs, qu'en tombant Ă terre ils y formaient des anneaux, car Esther possĂ©dait cette moyenne taille qui permet de faire d'une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d'une chaude couleur d'ambre nuancĂ©e par des veines rouges, Ă©tait luisante sans sĂ©cheresse, douce sans moiteur. Nerveuse Ă l'excĂšs, mais dĂ©licate en apparence, Esther attirait soudain l'attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de RaphaĂl a le plus artistement coupĂ©es, car RaphaĂl est le peintre qui a le plus Ă©tudiĂ©, le mieux rendu la beautĂ© juive. Ce trait merveilleux Ă©tait produit par la profondeur de l'arcade sous laquelle l'oeil roulait comme dĂ©gagĂ© de son cadre, et dont la courbe ressemblait par sa nettetĂ© l'arĂÂȘte d'une voĂ»te. Quand la jeunesse revĂÂȘt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmontĂ© de sourcils Ă racines perdues; quand la lumiĂšre en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d'un rose clair, il y a lĂ des trĂ©sors de tendresse Ă contenter un amant, des beautĂ©s dĂ©sespĂ©rer la peinture. C'est le dernier effort de la nature que ces plis lumineux oĂÂč l'ombre prend des teintes dorĂ©es, que ce tissu qui a la consistance d'un nerf et la flexibilitĂ© de la plus dĂ©licate membrane. L'oeil au repos est lĂ -dedans comme un oeuf miraculeux dans un nid de brins de soie. Mais plus tard cette merveille devient d'une horrible mĂ©lancolie, quand les passions ont charbonnĂ© ces contours si dĂ©liĂ©s, quand les douleurs ont ridĂ© ce rĂ©seau de fibrilles. L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux Ă paupiĂšres turques, et dont la couleur Ă©tait un gris d'ardoise qui contractait, aux lumiĂšres, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l'Ă©clat. Il n'y a que les races venues des dĂ©serts qui possĂšdent dans l'oeil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu'un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l'infini qu'ils ont contemplĂ©. La nature, dans sa prĂ©voyance, a-t-elle donc armĂ© leurs rĂ©tines de quelque tapis rĂ©flecteur, pour leur permettre de soutenir le mirage des sables, les torrents du soleil et l'ardent cobalt de l'Ă©ther? ou les ĂÂȘtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se dĂ©veloppent, et gardent-ils pendant des siĂšcles les qualitĂ©s qu'ils en tirent! Cette grande solution du problĂšme des races est peut-ĂÂȘtre dans la question elle-mĂÂȘme a. Les instincts sont des faits vivants dont la cause gĂt dans une nĂ©cessitĂ© subie. Les variĂ©tĂ©s animales sont le rĂ©sultat de l'exercice de ces instincts. Pour se convaincre de cette vĂ©ritĂ© tant cherchĂ©e, il suffit d'Ă©tendre aux troupeaux d'hommes l'observation rĂ©cemment faite sur les troupeaux de moutons espagnols et anglais qui, dans les prairies de plaines oĂÂč l'herbe abonde, paissent serrĂ©s les uns contre les autres, et se dispersent sur les montagnes oĂÂč l'herbe est rare. Arrachez Ă leurs pays ces deux espĂšces de moutons, transportez-les en Suisse ou en France le mouton de montagne y paĂtra sĂ©parĂ©, quoique dans une prairie basse et touffue; les moutons de plaine y paĂtront l'un contre l'autre, quoique sur une Alpe. Plusieurs gĂ©nĂ©rations rĂ©forment Ă peine les instincts acquis et transmis. A cent ans de distance, l'esprit de la montagne reparaĂt dans un agneau rĂ©fractaire, comme, aprĂšs dix-huit cents ans de bannissement, l'Orient brillait dans les yeux et dans la figure d'Esther. Ce regard n'exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans Ă©tonner, et les plus dures volontĂ©s se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait Ă©tonnĂ© les dĂ©pravĂ©s de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mĂ©ritĂ© le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, Ă©tait en harmonie avec ces caractĂšres de la pĂ©ri des sables ardents. Elle avait le front ferme et d'un dessin fier. Son nez, comme celui des Arabes, Ă©tait fin, mince, Ă narines ovales, bien placĂ©es, retroussĂ©es sur les bords. Sa bouche rouge et fraĂche Ă©tait une rose qu'aucune flĂ©trissure ne dĂ©parait, les orgies n'y avaient point laissĂ© de traces. Le menton, modelĂ© comme si quelque sculpteur amoureux en eĂ»t poli le contour, avait la blancheur du lait. Une seule chose Ă laquelle elle n'avait pu remĂ©dier trahissait la courtisane tombĂ©e trop bas ses ongles dĂ©chirĂ©s qui voulaient du temps pour reprendre une forme Ă©lĂ©gante, tant ils avaient Ă©tĂ© dĂ©formĂ©s par les soins les plus vulgaires du mĂ©nage. Les jeunes pensionnaires commencĂšrent par jalouser ces miracles de beautĂ©, mais elles finirent par les admirer. La premiĂšre semaine ne se passa point sans qu'elles se fussent attachĂ©es Ă la naĂÂŻve Esther, car elles s'intĂ©ressĂšrent aux secrets malheurs d'une fille de dix-huit ans qui ne savait ni lire ni Ă©crire, Ă qui toute science, toute instruction Ă©tait nouvelle, et qui allait procurer Ă l'archevĂÂȘque la gloire de la conversion d'une Juive au catholicisme, au couvent la fĂÂȘte de son baptĂÂȘme. Elles lui pardonnĂšrent sa beautĂ© en se trouvant supĂ©rieures Ă elle par l'Ă©ducation. Esther eut bientĂÂŽt pris les maniĂšres, la douceur de voix, le port et les attitudes de ces filles si distinguĂ©es; enfin elle retrouva sa nature premiĂšre. Le changement devint si complet que, Ă sa premiĂšre visite, Herrera fut surpris, lui que rien au monde ne paraissait devoir surprendre, et les supĂ©rieures le complimentĂšrent sur sa pupille. Ces femmes n'avaient jamais, dans leur carriĂšre d'enseignement, rencontrĂ© naturel plus aimable, douceur plus chrĂ©tienne, modestie plus vraie, ni si grand dĂ©sir d'apprendre. Lorsqu'une fille a souffert les maux qui avaient accablĂ© la pauvre pensionnaire et qu'elle attend une rĂ©compense comme celle que l'Espagnol offrait Ă Esther, il est difficile qu'elle ne rĂ©alise pas ces miracles des premiers jours de l'Eglise que les JĂ©suites renouvelĂšrent au Paraguay. - Elle est Ă©difiante, dit la supĂ©rieure en la baisant au front. Ce mot, essentiellement catholique, dit tout. Une nostalgie Pendant les rĂ©crĂ©ations, Esther questionnait avec mesure ses compagnes sur les choses du monde les plus simples, et qui pour elle Ă©taient comme les premiers Ă©tonnements de la vie pour un enfant. Quand elle sut qu'elle serait habillĂ©e de blanc le jour de son baptĂÂȘme et de sa premiĂšre communion, qu'elle aurait un bandeau de satin blanc, des rubans blancs, des souliers blancs, des gants blancs; qu'elle serait coiffĂ©e de noeuds blancs, elle fondit en larmes au milieu de ses compagnes Ă©tonnĂ©es. C'Ă©tait le contraire de la scĂšne de JephtĂ© sur la montagne. La courtisane eut peur d'ĂÂȘtre comprise, elle rejeta cette horrible mĂ©lancolie sur la joie que ce spectacle lui causait par avance. Comme il y a certes aussi loin des moeurs qu'elle quittait aux moeurs qu'elle prenait qu'il y a de distance entre l'Ă©tat sauvage et la civilisation, elle avait la grĂÂące et la naĂÂŻvetĂ©, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse hĂ©roĂÂŻne des Puritains d'AmĂ©rique. Elle avait aussi, sans le savoir elle-mĂÂȘme, un amour au coeur qui la rongeait, un amour Ă©trange, un dĂ©sir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux dĂ©sirs eussent la mĂÂȘme cause et la mĂÂȘme fin. Pendant les premiers mois a, la nouveautĂ© d'une vie recluse, les surprises de l'enseignement, les travaux qu'on lui apprenait, les pratiques de la religion, la ferveur d'une sainte rĂ©solution, la douceur des affections qu'elle inspirait, enfin l'exercice des facultĂ©s de l'intelligence rĂ©veillĂ©e, tout lui servit Ă comprimer ses souvenirs, mĂÂȘme les efforts de la nouvelle mĂ©moire qu'elle se faisait; car elle avait autant Ă dĂ©sapprendre qu'Ă apprendre. Il existe en nous plusieurs mĂ©moires; le corps, l'esprit ont chacun la leur; et la nostalgie, par exemple, est une maladie de la mĂ©moire physique. Pendant le troisiĂšme mois, la violence de cette ĂÂąme vierge, qui tendait Ă pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptĂ©e, mais entravĂ©e par une sourde rĂ©sistance dont la cause Ă©tait ignorĂ©e d'Esther elle-mĂÂȘme. Comme les moutons d'Ecosse, elle voulait paĂtre Ă l'Ă©cart, elle ne pouvait vaincre les instincts dĂ©veloppĂ©s par la dĂ©bauche. Les rues boueuses de Paris qu'elle avait abjurĂ©es la rappelaient-elles? Les chaĂnes de ses horribles habitudes rompues tenaient-elles Ă elle par des scellements oubliĂ©s, et les sentait-elle comme, selon les mĂ©decins, les vieux soldats souffrent encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excĂšs avaient-ils si bien pĂ©nĂ©trĂ© jusqu'Ă sa moelle que les eaux saintes n'atteignaient pas encore le dĂ©mon cachĂ© lĂ ? La vue de celui pour qui s'accomplissaient tant d'efforts angĂ©liques Ă©tait-elle nĂ©cessaire Ă celle Ă qui Dieu devait pardonner de mĂÂȘler l'amour humain Ă l'amour sacrĂ©? L'un l'avait conduite Ă l'autre. Se faisait-il en elle un dĂ©placement de la force vitale, et qui entraĂnait des souffrances nĂ©cessaires? Tout est doute et tĂ©nĂšbres dans une situation que la science a dĂ©daignĂ© d'examiner en trouvant le sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le mĂ©decin et l'Ă©crivain, le prĂÂȘtre et le politique n'Ă©taient pas au-dessus du soupçon. Cependant un mĂ©decin arrĂÂȘtĂ© par la mort a eu le courage de commencer des Ă©tudes laissĂ©es incomplĂštes. Peut-ĂÂȘtre la noire mĂ©lancolie Ă laquelle Esther fut en proie, et qui obscurcissait sa vie heureuse, participait-elle de toutes ces causes; et incapable de les deviner, peut-ĂÂȘtre souffrait-elle comme souffrent les malades qui ne connaissent ni la mĂ©decine ni la chirurgie. Le fait est bizarre. Une nourriture abondante et saine substituĂ©e Ă une dĂ©testable nourriture inflammatoire ne sustentait pas Esther. Une vie pure et rĂ©guliĂšre, partagĂ©e en travaux modĂ©rĂ©s exprĂšs et en rĂ©crĂ©ations, mise Ă la place d'une vie dĂ©sordonnĂ©e oĂÂč les plaisirs Ă©taient aussi horribles que les peines, cette vie brisait la jeune pensionnaire. Le repos le plus frais, les nuits calmes qui remplaçaient des fatigues Ă©crasantes et les agitations les plus cruelles, donnaient une fiĂšvre dont les symptĂÂŽmes Ă©chappaient au doigt et Ă l'oeil de l'infirmiĂšre. Enfin, le bien, le bonheur succĂ©dant au mal et Ă l'infortune, la sĂ©curitĂ© Ă l'inquiĂ©tude, Ă©taient aussi funestes Ă Esther que ses misĂšres passĂ©es l'eussent Ă©tĂ© Ă ses jeunes compagnes. ImplantĂ©e dans la corruption, elle s'y Ă©tait dĂ©veloppĂ©e. Sa patrie infernale exerçait encore son empire, malgrĂ© les ordres souverains d'une volontĂ© absolue. Ce qu'elle haĂÂŻssait Ă©tait pour elle la vie a, ce qu'elle aimait la tuait. Elle avait une si ardente foi que sa piĂ©tĂ© rĂ©jouissait l'ĂÂąme. Elle aimait Ă prier. Elle avait ouvert son ĂÂąme aux clartĂ©s de la vraie religion, qu'elle recevait sans efforts, sans doutes. Le prĂÂȘtre qui la dirigeait Ă©tait dans le ravissement, mais chez elle le corps contrariait l'ĂÂąme Ă tout moment. On prit des carpes Ă un Ă©tang bourbeux pour les mettre dans un bassin de marbre et dans de belles eaux claires, afin de satisfaire un dĂ©sir de madame de Maintenon qui les nourrissait des bribes de la table royale. Les carpes dĂ©pĂ©rissaient. Les animaux peuvent ĂÂȘtre dĂ©vouĂ©s, mais l'homme ne leur communiquera jamais la lĂšpre de la flatterie. Un courtisan remarqua cette muette opposition dans Versailles. "Elles sont comme moi, rĂ©pliqua cette reine inĂ©dite, elles regrettent leurs vases obscures." Ce mot est toute l'histoire d'Esther. Par moments, la pauvre fille Ă©tait poussĂ©e Ă courir dans les magnifiques jardins du couvent, elle allait affairĂ©e d'arbre en arbre, elle se jetait dĂ©sespĂ©rĂ©ment aux coins obscurs en y cherchant, quoi? elle ne le savait pas, mais elle succombait au dĂ©mon, elle coquetait avec les arbres, elle leur disait des paroles qu'elle ne prononçait point. Elle se coulait parfois le long des murs, le soir, comme une couleuvre, sans chĂÂąle, les Ă©paules nues. Souvent Ă la chapelle, durant les offices, elle restait les yeux fixĂ©s sur le crucifix, et chacun l'admirait, les larmes la gagnaient; mais elle pleurait de rage; au lieu des images sacrĂ©es qu'elle voulait voir, les nuits flamboyantes oĂÂč elle conduisait l'orgie comme Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Beethoven, ces nuits rieuses et lascives, coupĂ©es de mouvements nerveux, de rires inextinguibles, se dressaient Ă©chevelĂ©es, furieuses, brutales. Elle Ă©tait au-dehors suave comme une vierge qui ne tient Ă la terre que par sa forme fĂ©minine, au dedans s'agitait une impĂ©riale Messaline. Elle seule Ă©tait dans le secret de ce combat du dĂ©mon contre l'ange; quand la supĂ©rieure la grondait d'ĂÂȘtre plus artistement coiffĂ©e que la rĂšgle ne le voulait, elle changeait sa coiffure avec une adorable et prompte obĂ©issance, elle Ă©tait prĂÂȘte Ă couper ses cheveux si sa mĂšre le lui eĂ»t ordonnĂ©. Cette nostalgie avait une grĂÂące touchante dans une fille qui aimait mieux pĂ©rir que de retourner aux pays impurs. Elle pĂÂąlit, changea, maigrit. La supĂ©rieure modĂ©ra l'enseignement, et prit cette intĂ©ressante crĂ©ature auprĂšs d'elle pour la questionner. Esther Ă©tait heureuse, elle se plaisait infiniment avec ses compagnes; elle ne se sentait attaquĂ©e en aucune partie vitale, mais sa vitalitĂ© Ă©tait essentiellement attaquĂ©e. Elle ne regrettait rien, elle ne dĂ©sirait rien. La supĂ©rieure, Ă©tonnĂ©e des rĂ©ponses de sa pensionnaire, ne savait que penser en la voyant en proie Ă une langueur dĂ©vorante. Le mĂ©decin fut appelĂ© lorsque l'Ă©tat de la jeune pensionnaire parut grave, mais ce mĂ©decin ignorait la vie antĂ©rieure d'Esther et ne pouvait la soupçonner; il trouva la vie partout, la souffrance n'Ă©tait nulle part. La malade rĂ©pondit Ă renverser toutes les hypothĂšses. Restait une maniĂšre d'Ă©claircir les doutes du savant qui s'attachait Ă une affreuse idĂ©e Esther refusa trĂšs obstinĂ©ment de se prĂÂȘter Ă l'examen du mĂ©decin. La supĂ©rieure en appela, dans ce danger, Ă l'abbĂ© Herrera. L'Espagnol vint, vit l'Ă©tat dĂ©sespĂ©rĂ© d'Esther, et causa pendant un moment Ă l'Ă©cart avec le docteur. AprĂšs cette confidence, l'homme de science dĂ©clara Ă l'homme de foi que le seul remĂšde Ă©tait un voyage en Italie. L'abbĂ© ne voulut pas que ce voyage se fit avant le baptĂÂȘme et la premiĂšre communion d'Esther. - Combien faut-il de temps encore? demanda le mĂ©decin. - Un mois, rĂ©pondit la supĂ©rieure. - Elle sera morte, rĂ©pliqua le docteur. - Oui, mais en Ă©tat de grĂÂące et sauvĂ©e, dit l'abbĂ©. La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales; le mĂ©decin ne rĂ©pliqua donc rien Ă l'Espagnol, il se tourna vers la supĂ©rieure; mais le terrible abbĂ© le prit alors par le bras pour l'arrĂÂȘter. - Pas un mot, monsieur! dit-il. Le mĂ©decin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitiĂ© tendre. Cette fille Ă©tait belle comme un lis penchĂ© sur sa tige. - A la grĂÂące de Dieu, donc! s'Ă©cria-t-il en sortant. Le jour mĂÂȘme de cette consultation, Esther fut emmenĂ©e par son protecteur au Rocher-de-Cancale, car le dĂ©sir de la sauver avait suggĂ©rĂ© les plus Ă©tranges expĂ©dients Ă ce prĂÂȘtre; il essaya de deux excĂšs un excellent dĂner qui pouvait rappeler Ă la pauvre fille ses orgies, l'OpĂ©ra qui lui prĂ©senterait quelques images mondaines. Il fallut son Ă©crasante autoritĂ© pour dĂ©cider la jeune sainte Ă de telles profanations. Herrera se dĂ©guisa si complĂštement en militaire qu'Esther eut peine Ă le reconnaĂtre; il eut soin de faire prendre un voile Ă sa compagne, et la plaça dans une loge oĂÂč elle put ĂÂȘtre cachĂ©e aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sĂ©rieusement reconquise, fut promptement Ă©puisĂ©. La pensionnaire Ă©prouva du dĂ©goĂ»t pour les dĂners de son protecteur, une rĂ©pugnance religieuse pour le thĂ©ĂÂątre, et retomba dans sa mĂ©lancolie. - Elle meurt d'amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette ĂÂąme et savoir tout ce qu'on en pouvait exiger. Il vint donc un moment oĂÂč cette pauvre fille n'Ă©tait plus soutenue que par sa force morale, et oĂÂč le corps allait cĂ©der. Le prĂÂȘtre calcula ce moment avec l'affreuse sagacitĂ© pratique apportĂ©e autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d'une treille que caressait le soleil d'avril; elle paraissait avoir froid et s'y rĂ©chauffer; ses camarades regardaient avec intĂ©rĂÂȘt sa pĂÂąleur d'herbe flĂ©trie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mĂ©lancolique. Esther se leva pour aller au devant de l'Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goĂ»t pour la vie. Cette pauvre BohĂ©mienne, cette fauve hirondelle blessĂ©e excita pour la seconde fois la pitiĂ© de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu'Ă l'accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d'amertume que de douceur, autant de vengeance que de charitĂ©. Instruite Ă la mĂ©ditation, Ă des retours sur elle-mĂÂȘme depuis sa vie quasi monastique, Esther Ă©prouva, pour la seconde fois, un sentiment de dĂ©fiance Ă la vue de son protecteur; mais, comme Ă la premiĂšre, elle fut aussitĂÂŽt rassurĂ©e par sa parole. - Eh! bien, ma chĂšre enfant, disait-il, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlĂ© de Lucien? - Je vous avais promis, rĂ©pondit-elle en tressaillant de la tĂÂȘte aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais jurĂ© de ne point prononcer ce nom. - Vous n'avez cependant pas cessĂ© de penser Ă lui. - LĂ , monsieur, est ma seule faute. A toute heure je pense Ă lui, et quand vous vous ĂÂȘtes montrĂ©, je me disais Ă moi-mĂÂȘme ce nom. - L'absence vous tue? Pour toute rĂ©ponse, Esther inclina la tĂÂȘte Ă la maniĂšre des malades qui sentent dĂ©jĂ l'air de la tombe. - Le revoir?... dit-il - Ce serait vivre, rĂ©pondit-elle. - Pensez-vous Ă lui d'ĂÂąme seulement? - Ah! monsieur, l'amour ne se partage point. - Fille de la race maudite! j'ai fait tout pour te sauver, je te rends Ă ta destinĂ©e tu le reverras! - Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu, que j'aime autant que je l'aime? Ne suis-je pas prĂÂȘte Ă mourir ici pour elle, comme je serais prĂÂȘte Ă mourir pour lui? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m'a jetĂ©e dans les bras de la vertu? Oui, prĂÂȘte Ă mourir sans le revoir, prĂÂȘte Ă vivre en le revoyant. Dieu me jugera. Ses couleurs Ă©taient revenues, sa pĂÂąleur avait pris une teinte dorĂ©e. Esther eut encore une fois sa grĂÂące. - Le lendemain du jour oĂÂč vous vous serez lavĂ©e dans les eaux du baptĂÂȘme, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous sĂ©parerez plus. Le prĂÂȘtre fut obligĂ© de relever Esther, dont les genoux avaient pliĂ©. La pauvre fille Ă©tait tombĂ©e comme si la terre eĂ»t manquĂ© sous ses pieds, l'abbĂ© l'assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit "Pourquoi pas aujourd'hui?" - Voulez-vous dĂ©rober Ă Monseigneur le triomphe de votre baptĂÂȘme et de votre conversion? Vous ĂÂȘtes trop prĂšs de Lucien pour n'ĂÂȘtre pas loin de Dieu. - Oui je ne pensais plus Ă rien l - Vous ne serez jamais d'aucune religion, dit le prĂÂȘtre avec un mouvement de profonde ironie. - Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon coeur. Vaincu par la dĂ©licieuse naĂÂŻvetĂ© qui Ă©clatait dans la voix, le regard, les gestes et l'attitude d'Esther, Herrera l'embrassa sur le front pour la premiĂšre fois. - Les libertins t'avaient bien nommĂ©e tu sĂ©duiras Dieu le pĂšre. Encore quelques jours, il le faut, et aprĂšs, vous serez libres tous deux. - Tous deux! RĂ©pĂ©ta-t-elle avec une joie extatique. Cette scĂšne, vue Ă distance, frappa les pensionnaires et les supĂ©rieures, qui crurent avoir assistĂ© Ă quelque opĂ©ration magique, en comparant Esther Ă elle-mĂÂȘme. L'enfant toute changĂ©e vivait. Elle reparut dans sa vraie nature d'amour, gentille, coquette, agaçante, gaie; enfin elle ressuscita! Beaucoup de rĂ©flexions Herrera demeurait rue Cassette, prĂšs de Saint-Sulpice, Ă©glise Ă laquelle il s'Ă©tait attachĂ©. Cette Ă©glise, d'un style dur et sec, allait Ă cet Espagnol dont la religion tenait de celle des Dominicains. Enfant perdu de la politique astucieuse de Ferdinand VII, il desservait la cause constitutionnelle, en sachant que ce dĂ©vouement ne pourrait jamais ĂÂȘtre rĂ©compensĂ© qu'au rĂ©tablissement du Rey netto. Et Carlos Herrera s'Ă©tait donnĂ© corps et ĂÂąme Ă la camarilla au moment oĂÂč les CortĂšs ne paraissaient pas devoir ĂÂȘtre renversĂ©es. Pour le monde, cette conduite annonçait une ĂÂąme supĂ©rieure. L'expĂ©dition du duc d'AngoulĂÂȘme avait eu lieu, le roi Ferdinand rĂ©gnait, et Carlos Herrera n'allait pas rĂ©clamer le prix de ses services Ă Madrid. DĂ©fendu contre la curiositĂ© par un silence diplomatique, il donna pour cause Ă son sĂ©jour Ă Paris, sa vive affection pour Lucien de RubemprĂ©, et Ă laquelle ce jeune homme devait dĂ©jĂ l'ordonnance du Roi relative Ă son changement de nom. Herrera vivait d'ailleurs comme vivent traditionnellement les prĂÂȘtres employĂ©s Ă des missions secrĂštes, fort obscurĂ©ment. Il accomplissait ses devoirs religieux Ă Saint-Suplice, ne sortait que pour affaires, toujours le soir et en voiture. La journĂ©e Ă©tait remplie pour lui par la sieste espagnole, qui place le sommeil entre les deux repas, et prend ainsi tout le temps pendant lequel Paris est tumultueux et affairĂ©. Le cigare espagnol jouait aussi son rĂÂŽle, et consumait autant de temps que de tabac. La paresse est un masque aussi bien que la gravitĂ©, qui est encore de la paresse. Herrera demeurait dans une aile de la maison, au second Ă©tage, et Lucien occupait l'autre aile. Ces deux appartements Ă©taient Ă la fois sĂ©parĂ©s et rĂ©unis par un grand appartement de rĂ©ception dont la magnificence antique convenait Ă©galement au grave ecclĂ©siastique et au jeune poĂšte. La cour de cette maison Ă©tait sombre. De grands arbres touffus ombrageaient le jardin. Le silence et la discrĂ©tion se rencontrent dans les habitations choisies par les prĂÂȘtres. Le logement d'Herrera sera dĂ©crit en deux mots une cellule. Celui de Lucien, brillant de luxe et muni des recherches du confort, rĂ©unissait tout ce qu'exige la vie Ă©lĂ©gante d'un dandy, poĂšte, Ă©crivain, ambitieux, vicieux, Ă la fois orgueilleux et vaniteux, plein de nĂ©gligence et souhaitant l'ordre, un de ces gĂ©nies incomplets qui ont quelque puissance pour dĂ©sirer, pour concevoir, ce qui est peut-ĂÂȘtre la mĂÂȘme chose, mais qui n'ont aucune force pour exĂ©cuter. A eux deux, Lucien et Herrera formaient un politique. LĂ sans doute Ă©tait le secret de cette union. Les vieillards chez qui l'action de la vie s'est dĂ©placĂ©e et s'est transportĂ©e dans la sphĂšre des intĂ©rĂÂȘts, sentent souvent le besoin d'une jolie machine, d'un acteur jeune et passionnĂ© pour accomplir leurs projets. Richelieu chercha trop tard une belle et blanche figure Ă moustaches pour la jeter aux femmes qu'il devait amuser. Incompris par de jeunes Ă©tourdis, il fut obligĂ© de bannir la mĂšre de son maĂtre et d'Ă©pouvanter la reine, aprĂšs avoir essayĂ© de se faire aimer de l'une et de l'autre, sans ĂÂȘtre de taille Ă plaire Ă des reines. Quoi qu'on fasse, il faut toujours, dans une vie ambitieuse, se heurter contre une femme au moment oĂÂč l'on s'attend le moins Ă pareille rencontre. Quelque puissant que soit un grand politique, il lui faut une femme Ă opposer Ă la femme, de mĂÂȘme que les Hollandais usent le diamant par le diamant. Rome, au moment de sa puissance, obĂ©issait Ă cette nĂ©cessitĂ©. Voyez aussi comme la vie de Mazarin, cardinal italien, fut autrement dominatrice que celle de Richelieu, cardinal français? Richelieu trouve une opposition chez les grands seigneurs, il y met la hache; il meurt Ă la fleur de son pouvoir, usĂ© par ce duel oĂÂč il n'avait qu'un capucin pour second. Mazarin est repoussĂ© par la Bourgeoisie et par la Noblesse rĂ©unies, armĂ©es, parfois victorieuses, et qui font fuir la royautĂ©; mais le serviteur d'Anne d'Autriche n'ĂÂŽte la tĂÂȘte Ă personne, sait vaincre la France entiĂšre et forme Louis XIV, qui acheva l'oeuvre de Richelieu en Ă©tranglant la Noblesse avec des lacets dorĂ©s dans le grand sĂ©rail de Versailles. Madame de Pompadour morte, Choiseul est perdu. Herrera s'Ă©tait-il pĂ©nĂ©trĂ© de ces hautes doctrines? S'Ă©tait-il rendu justice Ă lui-mĂÂȘme plus tĂÂŽt que ne l'avait fait Richelieu? Avait-il choisi dans Lucien un Cinq-Mars, mais un Cinq-Mars fidĂšle? Personne ne pouvait rĂ©pondre Ă ces questions ni mesurer l'ambition de cet Espagnol comme on ne pouvait prĂ©voir quelle serait sa fin. Ces questions faites par ceux qui purent jeter un regard sur cette union, pendant longtemps secrĂšte, tendaient Ă percer un mystĂšre horrible que Lucien ne connaissait que depuis quelques jours. Carlos Ă©tait ambitieux pour deux, voilĂ ce que sa conduite dĂ©montrait aux personnages qui le connaissaient, et qui tous croyaient que Lucien Ă©tait l'enfant naturel de ce prĂÂȘtre. Quinze mois aprĂšs son apparition Ă l'OpĂ©ra, qui le jeta trop tĂÂŽt dans un monde oĂÂč l'abbĂ© ne voulait le voir qu'au moment oĂÂč il aurait achevĂ© de l'armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son Ă©curie, un coupĂ© pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin. Il mangeait en ville. Les PrĂ©visions d'Herera s'Ă©taient rĂ©alisĂ©es la dissipation s'Ă©tait emparĂ©e de son Ă©lĂšve, mais il avait jugĂ© nĂ©cessaire de faire diversion Ă l'amour insensĂ© que ce jeune homme gardait au coeur pour Esther. AprĂšs avoir dĂ©pensĂ© quarante mille francs environ, chaque folie avait ramenĂ© Lucien plus vivement Ă la Torpille, il la cherchait avec obstination; et, ne la trouvant pas, elle devenait pour lui ce qu'est le gibier pour le chasseur. Herrera pouvait-il connaĂtre la nature de l'amour d'un poĂšte? Une fois que ce sentiment a gagnĂ© chez un de ces grands petits hommes la tĂÂȘte, comme il a embrasĂ© le coeur et pĂ©nĂ©trĂ© les sens, ce poĂšte devient aussi supĂ©rieur Ă l'humanitĂ© par l'amour qu'il l'est par la puissance de sa fantaisie. Devant Ă un caprice de la gĂ©nĂ©ration intellectuelle la facultĂ© rare d'exprimer la nature par des images oĂÂč il empreint Ă la fois le sentiment et l'idĂ©e, il donne Ă son amour les ailes de son esprit - il sent et il peint, il agit et mĂ©dite, il multiplie ses sensations par la pensĂ©e, il triple la fĂ©licitĂ© prĂ©sente par l'aspiration de l'avenir et par les souvenances du passĂ©; il y mĂÂȘle les exquises jouissances d'ĂÂąme qui le rendent le prince des artistes. La passion d'un poĂšte devient alors un grand poĂšme oĂÂč souvent les proportions humaines sont dĂ©passĂ©es. Le poĂšte ne met-il pas alors sa maĂtresse beaucoup plus haut que les femmes ne veulent ĂÂȘtre logĂ©es? Il change, comme le sublime chevalier de la Manche, une fille des champs en princesse. Il use pour lui-mĂÂȘme de la baguette avec laquelle il touche toute chose pour la faire merveilleuse, et il grandit ainsi les voluptĂ©s par l'adorable monde de l'idĂ©al. Aussi cet amour est-il un modĂšle de passion il est excessif en tout, dans ses espĂ©rances, dans ses dĂ©sespoirs, dans ses colĂšres, dans ses mĂ©lancolies, dans ses joies; il vole, il bondit, il rampe, il ne ressemble Ă aucune des agitations qu'Ă©prouve le commun des hommes; il est Ă l'amour bourgeois ce qu'est l'Ă©ternel torrent des Alpes aux ruisseaux des plaines. Ces beaux gĂ©nies sont si rarement compris qu'ils se dĂ©pensent en faux espoirs, ils se consument Ă la recherche de leurs idĂ©ales maĂtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parĂ©s Ă plaisir pour les fĂÂȘtes de l'amour par la plus poĂ©tique des natures et qui sont Ă©crasĂ©s vierges sous le pied d'un passant; mais, autre danger! lorsqu'ils rencontrent la forme qui rĂ©pond Ă leur esprit et qui souvent est une boulangĂšre, ils font comme RaphaĂl, ils font comme le bel insecte ils meurent auprĂšs de la Fornarina. Lucien en Ă©tait lĂ . Sa nature poĂ©tique, nĂ©cessairement extrĂÂȘme en tout, en bien comme en mal, avait devinĂ© l'ange dans la fille, plutĂÂŽt frottĂ©e de corruption que corrompue il la voyait toujours blanche, ailĂ©e, pure et mystĂ©rieuse, comme elle s'Ă©tait faite pour lui, devinant qu'il la voulait ainsi. Un ami Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacitĂ©; il ne sortait plus, dĂnait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traitĂ©s diplomatiques, restait assis Ă la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom Ă©tait plus occupĂ© Ă nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et Ă les parfumer, qu'Ă lisser le poil des chevaux et Ă les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour oĂÂč l'Espagnol vit le front de Lucien pĂÂąli, oĂÂč il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l'amour comprimĂ©, il voulut aller au fond de ce coeur d'homme sur lequel il avait assis sa vie. Par une belle soirĂ©e oĂÂč Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil Ă travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumĂ©e de parfums par des souffles Ă©gaux et prolongĂ©s, comme font les fumeurs prĂ©occupĂ©s, il fut tirĂ© de sa rĂÂȘverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l'abbĂ© debout, les bras croisĂ©s. - Tu Ă©tais lĂ ! dit le poĂšte. - Depuis longtemps, rĂ©pondit le prĂÂȘtre, mes pensĂ©es ont suivi l'Ă©tendue des tiennes... Lucien comprit ce mot. - Je ne me suis jamais donnĂ© pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour Ă tour un paradis et un enfer; mais quand, par hasard, elle n'est ni l'un ni l'autre, elle m'ennuie, et je m'ennuie... - Comment peut-on s'ennuyer quand on a tant de magnifiques espĂ©rances devant soi... - Quand on ne croit pas Ă ces espĂ©rances, ou quand elles sont trop voilĂ©es... - Pas de bĂÂȘtises!... dit le prĂÂȘtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m'ouvrir ton coeur. Il y a entre nous ce qu'il ne devait jamais y avoir un secret! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme. - AprĂšs... - Une fille immonde, nommĂ©e la Torpille... - Eh! bien? - Mon enfant, je t'avais permis de prendre une maĂtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t'avais choisi madame d'Espard, afin d'en faire sans scrupule un instrument de fortune; car elle ne t'aurait jamais perverti le coeur, elle te l'aurait laissĂ© libre... Aimer une prostituĂ©e de la derniĂšre espĂšce, quand on n'a pas, comme les rois, le pouvoir de l'anoblir, est une faute Ă©norme. - Suis-je le premier qui ait renoncĂ© Ă l'ambition pour suivre la pente d'un amour effrĂ©nĂ©? - Bon! fit le prĂÂȘtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissĂ© tomber par terre et le lui rendant, je comprends l'Ă©pigramme. Ne peut-on rĂ©unir l'ambition et l'amour? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mĂšre dont le dĂ©vouement est absolu... - Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et en la lui secouant. - Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaĂt aux hommes et aux femmes. EffĂ©minĂ© par tes caprices tu es viril par ton esprit j'ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n'as qu'Ă parler pour satisfaire tes passions d'un jour. J'ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t'ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te dĂ©fends de te vautrer dans les ruisseaux! Lucien! je serai comme une barre de fer dans ton intĂ©rĂÂȘt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j'ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile... Lucien leva la tĂÂȘte par un mouvement d'une brusquerie furieuse. - J'ai enlevĂ© la Torpille! - Toi? s'Ă©cria Lucien. Dans un accĂšs de rage animale, le poĂšte se leva, jeta le bochettino d'or et de pierreries Ă la face du prĂÂȘtre, qu'il poussa assez violemment pour renverser cet athlĂšte. - Moi, dit l'Espagnol en se relevant et en gardant sa gravitĂ© terrible. La perruque noire Ă©tait tombĂ©e. Un crĂÂąne poli comme une tĂÂȘte de mort rendit Ă cet homme sa vraie physionomie; elle Ă©tait Ă©pouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablĂ©, regardant l'abbĂ© d'un air stupide, - Je l'ai enlevĂ©e, reprit le prĂÂȘtre, - Qu'en as-tu fait? Tu l'as enlevĂ©e le lendemain du bal masquĂ©... - Oui, le lendemain du jour oĂÂč j'ai vu insulter un ĂÂȘtre qui t'appartenait par des drĂÂŽles Ă qui je ne voudrais pas donner mon pied dans... - Des drĂÂŽles, dit Lucien en l'interrompant, dis des monstres, auprĂšs de qui ceux que l'on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d'entre eux? Il y en a un qui a Ă©tĂ©, pendant deux mois, son amant elle Ă©tait pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau; lui n'avait pas le sou, il Ă©tait comme moi, quand tu m'as rencontrĂ©, bien prĂšs de la riviĂšre; mon gars se relevait la nuit, il allait Ă l'armoire oĂÂč Ă©taient les restes du dĂner de cette fille, et il les mangeait elle a fini par dĂ©couvrir ce manĂšge; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle Ă©tait bien heureuse; elle n'a dit cela qu'Ă moi, dans son fiacre, au retour de l'OpĂ©ra. Le second avait volĂ©, mais avant qu'on ne pĂ»t s'apercevoir du vol, elle a pu lui prĂÂȘter la somme qu'il a pu restituer et qu'il a toujours oubliĂ© de rendre Ă cette pauvre enfant. Quant au troisiĂšme, elle a fait sa fortune en jouant une comĂ©die oĂÂč Ă©clate le gĂ©nie de Figaro; elle a passĂ© pour sa femme et s'est faite la maĂtresse d'un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises. A l'un la vie, Ă l'autre l'honneur, au dernier la fortune, qui est aujourd'hui tout cela! Et voilĂ comme elle a Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©e par eux. - Veux-tu qu'ils meurent? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux. - Allons, te voilĂ bien! je te connais... - Non, apprends tout, poĂšte rageur, dit le prĂÂȘtre, la Torpille n'existe plus... Lucien s'Ă©lança sur Herrera si vigoureusement pour le prendre Ă la gorge, que tout autre homme eĂ»t Ă©tĂ© renversĂ©; mais le bras de l'Espagnol maintint le poĂšte. - Ecoute donc, dit-il froidement. J'en ai fait une femme chaste, pure, bien Ă©levĂ©e, religieuse, une femme comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruction. Elle peut, elle doit devenir, sous l'empire de ton amour, une Ninon, une Marion de Lorme, une Dubarry, comme le disait ce journaliste Ă l'OpĂ©ra. Tu l'avoueras pour ta maĂtresse ou tu resteras derriĂšre le rideau de ta crĂ©ation, ce qui sera plus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit et orgueil, plaisir et progrĂšs; mais si tu es aussi grand politique que grand poĂšte, Esther ne sera qu'une fille pour toi, car plus tard elle nous tirera peut-ĂÂȘtre d'affaire, elle vaut son pesant d'or. Bois, mais ne te grise pas. Si je n'avais pas pris les rĂÂȘnes de ta passion, oĂÂč en serais-tu aujourd'hui? Tu aurais roulĂ© avec la Torpille dans la fange des misĂšres d'oĂÂč je t'ai tirĂ©. Tiens, lis, dit Herrera aussi simplement que Talma dans Manlius qu'il n'avait jamais vu. Un papier tomba sur les genoux du poĂšte, et le tira de l'extatique surprise oĂÂč l'avait plongĂ© cette terrifiante rĂ©ponse, il le prit et lut la premiĂšre lettre Ă©crite par mademoiselle Esther. "A monsieur l'abbĂ© Carlos Herrera. Mon cher protecteur, ne croirez-vous pas que chez moi la reconnaissance passe avant l'amour, en voyant que c'est Ă vous rendre grĂÂące que j'emploie, pour la premiĂšre fois, la facultĂ© d'exprimer mes pensĂ©es, au lieu de la consacrer Ă peindre un amour que Lucien a peut-ĂÂȘtre oubliĂ©? Mais je vous dirai Ă vous, homme divin, ce que je n'oserais lui dire Ă lui, qui, pour mon bonheur, tient encore Ă la terre. La cĂ©rĂ©monie d'hier a versĂ© les trĂ©sors de la grĂÂące en moi, je remets donc ma destinĂ©e en vos mains. DussĂ©-je mourir en restant loin de mon bien-aimĂ©, je mourrai purifiĂ©e comme la Madeleine, et mon ĂÂąme deviendra pour lui la rivale de son ange gardien. Oublierai-je jamais la fĂÂȘte d'hier? Comment vouloir abdiquer le trĂÂŽne glorieux oĂÂč je suis montĂ©e? Hier, j'ai lavĂ© toutes mes souillures dans l'eau du baptĂÂȘme, et j'ai reçu le corps sacrĂ© de notre Sauveur; je suis devenue l'un de ses tabernacles. En ce moment, j'ai entendu les chants des anges, je n'Ă©tais plus une femme, je naissais Ă une vie de lumiĂšre, au milieu des acclamations de la terre, admirĂ©e par le monde, dans un nuage d'encens et de priĂšres qui enivrait, et parĂ©e comme une vierge pour un Ă©poux cĂ©leste. En me trouvant, ce que je n'espĂ©rais jamais, digne de Lucien, j'ai abjurĂ© tout amour impur, et ne veux pas marcher dans d'autres voies que celles de la vertu. Si mon corps est plus faible que mon ĂÂąme, qu'il pĂ©risse. Soyez l'arbitre de ma destinĂ©e, et, si je meurs, dites Ă Lucien que je suis morte pour lui en naissant Ă Dieu. Ce dimanche soir." Lucien leva sur l'abbĂ© ses yeux mouillĂ©s de larmes. - Tu connais l'appartement de la grosse Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l'Espagnol. Cette fille, abandonnĂ©e par son magistrat, Ă©tait dans un effroyable besoin, elle allait ĂÂȘtre saisie; j'ai fait acheter son domicile en bloc, elle en est sortie avec ses nippes. Esther, cet ange qui voulait monter au ciel, y est descendue et t'attend. En ce moment, Lucien entendit dans la cour ses chevaux qui piaffaient, il n'eut pas la force d'exprimer son admiration pour un dĂ©vouement que lui seul pouvait apprĂ©cier; il se jeta dans les bras de l'homme qu'il avait outragĂ©, rĂ©para tout par un seul regard et par la muette effusion de ses sentiments; puis il franchit les escaliers, jeta l'adresse d'Esther Ă l'oreille de son tigre, et les chevaux partirent comme si la passion de leur maĂtre eĂ»t animĂ© leurs jambes. OĂÂč l'on apprend qu'il n'y avait pas de prĂÂȘtre dans l'abbĂ© Herrera Le lendemain, un homme, qu'Ă son habillement les passants pouvaient prendre pour un gendarme dĂ©guisĂ©, se promenait rue Taitbout, en face d'une maison, comme s'il attendait la sortie de quelqu'un; son pas Ă©tait celui des hommes agitĂ©s. Vous rencontrerez souvent, dans Paris, de ces promeneurs passionnĂ©s, vrais gendarmes qui guettent un garde national rĂ©fractaire, des recors qui prennent leurs mesures pour une arrestation, des crĂ©anciers mĂ©ditant une avanie Ă leur dĂ©biteur qui s'est claquemurĂ©, des amants ou des maris jaloux et soupçonneux, des amis en faction pour compte d'amis; mais vous rencontrerez bien rarement une face Ă©clairĂ©e par les sauvages et rudes pensĂ©es qui animaient celle du sombre athlĂšte allant et venant sous les fenĂÂȘtres de mademoiselle Esther avec la songeuse prĂ©cipitation d'un ours en cage. A midi, une croisĂ©e s'ouvrit pour laisser passer la main d'une femme de chambre qui en poussa les volets rembourrĂ©s de coussins. Quelques instants aprĂšs, Esther en dĂ©shabillĂ© vint respirer l'air, elle s'appuyait sur Lucien; qui les eĂ»t vus, les aurait pris pour l'original d'une suave vignette anglaise. Esther aperçut tout d'abord les yeux de basilic du prĂÂȘtre espagnol, et. la pauvre crĂ©ature, atteinte comme d'une balle, jeta un cri d'effroi. - VoilĂ le terrible prĂÂȘtre, dit-elle en le montrant Ă Lucien. - Luit dit-il en souriant, il n'est pas plus prĂÂȘtre que toi... - Qu'est-il donc alors? dit-elle effrayĂ©e. - Eh! c'est un vieux Lascar qui ne croit qu'au diable, dit Lucien. Saisie par un ĂÂȘtre moins dĂ©vouĂ© qu'Esther, cette lueur jetĂ©e sur les secrets du faux prĂÂȘtre aurait pu perdre Ă jamais Lucien. En allant de la fenĂÂȘtre de leur chambre Ă coucher dans la salle Ă manger oĂÂč leur dĂ©jeuner venait d'ĂÂȘtre servi, les deux amants rencontrĂšrent Carlos Herrera. - Que viens-tu faire ici? lui dit brusquement Lucien. - Vous bĂ©nir, rĂ©pondit cet audacieux personnage en arrĂÂȘtant le couple et le forçant Ă rester dans le petit salon de l'appartement. Ecoutez-moi, mes amours? Amusez-vous, soyez heureux, c'est trĂšs bien. Le bonheur Ă tout prix, voilĂ ma doctrine. Mais toi, dit-il Ă Esther, toi que j'ai tirĂ©e de la boue et que j'ai savonnĂ©e, ĂÂąme et corps, tu n'as pas la prĂ©tention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien?... Quant Ă toi, mon petit, reprit-il aprĂšs une pause en regardant Lucien, tu n'es plus assez poĂšte pour te laisser aller Ă une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l'amant d'Esther? Rien. Esther peut-elle ĂÂȘtre madame de RubemprĂ©? Non. Eh! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main dans celle d'Esther qui frissonna comme si quelque serpent l'eĂ»t enveloppĂ©e, le monde doit ignorer que vous vivez; le monde doit surtout ignorer qu'une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est Ă©pris d'elle... Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santĂ© l'exigera, vous vous promĂšnerez pendant la nuit, aux heures oĂÂč vous ne pourrez point ĂÂȘtre vue; car votre beautĂ©, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquĂ©es dans Paris. Le jour oĂÂč qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagnĂ© d'un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous ĂÂȘtes sa maĂtresse, ce jour serait l'avant-dernier de vos jours. On a obtenu Ă ce cadet-lĂ une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancĂÂȘtres maternels. Mais ce n'est pas tout! le titre de marquis ne nous a pas Ă©tĂ© rendu; et, pour le reprendre, il doit Ă©pouser une fille de bonne maison en faveur de qui le Roi nous fera cette grĂÂące. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la Cour. Cet enfant, de qui j'ai su faire un homme, deviendra d'abord secrĂ©taire d'ambassade; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d'Allemagne, et, Dieu ou moi ce qui vaut mieux aidant, il ira s'asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie... - Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant cet homme. - Tais-toi, s'Ă©cria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret Ă une femme!... lui souffla-t-il dans l'oreille. - Esther, une femme?... s'Ă©cria l'auteur des Marguerites. - Encore des sonnets! dit l'Espagnol, ou des sornettes. Tous ces anges-lĂ redeviennent femmes, tĂÂŽt ou tard; or, la femme a toujours des moments oĂÂč elle est Ă la fois singe et enfant! deux ĂÂȘtres qui nous tuent en voulant rire. - Esther, mon bijou, dit-il Ă la jeune pensionnaire Ă©pouvantĂ©e, je vous ai trouvĂ© pour femme de chambre une crĂ©ature qui m'appartient comme si elle Ă©tait ma fille. Vous aurez pour cuisiniĂšre une mulĂÂątresse, ce qui donne un fier ton Ă une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine... de thĂ©ĂÂątre. Europe a Ă©tĂ© couturiĂšre, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux crĂ©atures seront pour vous comme deux fĂ©es. En voyant Lucien trĂšs petit garçon devant cet ĂÂȘtre, coupable au moins d'un sacrilĂšge et d'un faux, cette femme, sacrĂ©e par son amour, sentit alors au fond de son coeur une terreur profonde. Sans rĂ©pondre, elle entraĂna Lucien dans la chambre oĂÂč elle lui dit "Est-ce le diable?" - C'est bien pis... pour moi! reprit-il vivement. Mais, si tu m'aimes, tĂÂąche d'imiter le dĂ©vouement de cet homme, et obĂ©is-lui sous peine de mort... - De mort?... dit-elle encore plus effrayĂ©e, - De mort, rĂ©pĂ©ta Lucien. HĂ©las! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer Ă celle qui m'atteindrait, si... Esther pĂÂąlit en entendant ces paroles et se sentit dĂ©faillir. - Eh! bien? leur cria ce faussaire sacrilĂšge, vous n'avez donc pas encore effeuillĂ© toutes vos marguerites? Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l'homme mystĂ©rieux "Vous serez obĂ©i comme on obĂ©it Ă Dieu, monsieur." - Bien! RĂ©pondit-il, vous pourrez ĂÂȘtre, pendant quelque temps, trĂšs heureuse, et... vous n'aurez que des toilettes de chambre et de nuit Ă faire, ce sera trĂšs Ă©conomique. Deux fameux chiens de garde Et les deux amants se dirigĂšrent vers la salle Ă manger; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrĂÂȘter le joli couple, qui s'arrĂÂȘta. - Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il Ă Esther, je dois vous les prĂ©senter. L'Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu'il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut facile de voir la cause de ces surnoms. Asie, qui paraissait ĂÂȘtre nĂ©e Ă l'Ăle de Java, offrait au regard, pour l'Ă©pouvanter, ce visage cuivrĂ© particulier aux Malais, plat comme une planche, et oĂÂč le nez semble avoir Ă©tĂ© rentrĂ© par une compression violente. L'Ă©trange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espĂšce. Le front, quoique dĂ©primĂ©, ne manquait pas d'une intelligence produite par l'habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d'Ă©pouvanter son monde. Les lĂšvres, d'un bleu pĂÂąle, laissaient passer des dents d'une blancheur Ă©blouissante, mais entrecroisĂ©es. L'expression gĂ©nĂ©rale de cette physionomie animale Ă©tait la lĂÂąchetĂ©. Les cheveux, luisants et gras, comme la peau du visage, bordaient de deux bandes noires un foulard trĂšs riche. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Petite, courte, ramassĂ©e, Asie ressemblait Ă ces crĂ©ations falotes que se permettent les Chinois sur leurs Ă©crans, ou plus exactement, Ă ces idoles hindoues dont le type ne paraĂt pas devoir exister, mais que les voyageurs finissent par trouver. En voyant ce monstre, parĂ© d'un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson. - Asie! dit l'Espagnol vers qui cette femme leva la tĂÂȘte par un mouvement qui n'est comparable qu'Ă celui du chien regardant son maĂtre, voilĂ votre maĂtresse... Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie regarda cette jeune fĂ©e avec une expression quasi douloureuse; mais en mĂÂȘme temps une lueur Ă©touffĂ©e entre ses petits cils pressĂ©s partit comme la flammĂšche d'un incendie sur Lucien qui, vĂÂȘtu d'une magnifique robe de chambre ouverte, d'une chemise en toile de Frise et d'un pantalon rouge, un bonnet turc sur sa tĂÂȘte d'oĂÂč ses cheveux blonds sortaient en grosses boucles, offrait une image divine. Le gĂ©nie italien peut inventer de raconter Othello, le gĂ©nie anglais peut le mettre en scĂšne; mais la nature seule a le droit d'ĂÂȘtre dans un seul regard plus magnifique et plus complĂšte que l'Angleterre et l'Italie dans l'expression de la jalousie. Ce regard, surpris par Esther, lui fit saisir l'Espagnol par le bras et y imprimer ses ongles comme eĂ»t fait un chat qui se retient pour ne pas tomber dans un prĂ©cipice oĂÂč il ne voit pas de fond. L'Espagnol dit alors trois ou quatre mots d'une langue inconnue Ă ce monstre asiatique, qui vint s'agenouiller en rampant aux pieds d'Esther, et les lui baisa. - C'est, dit l'Espagnol Ă Esther, non pas une cuisiniĂšre, mais un cuisinier qui rendrait CarĂÂȘme fou de jalousie. Asie sait tout faire en cuisine. Elle vous accommodera un simple plat de haricots Ă vous mettre en doute si les anges ne sont pas descendus pour y ajouter des herbes du ciel. Elle ira tous les matins Ă la Halle elle-mĂÂȘme, et se battra comme un dĂ©mon qu'elle est, afin d'avoir les choses au plus juste prix; elle lassera les curieux par sa discrĂ©tion. Comme vous passerez pour ĂÂȘtre allĂ©e aux Indes, Asie vous aidera beaucoup Ă rendre cette fable possible, car c'est une de ces Parisiennes qui naissent pour ĂÂȘtre du pays d'oĂÂč elles veulent ĂÂȘtre. Mais mon avis n'est pas que vous soyez Ă©trangĂšre... - Europe, qu'en dis-tu?... Europe formait un contraste parfait avec Asie, car elle Ă©tait la soubrette la plus gentille que jamais Monrose ait pu souhaiter pour adversaire sur le thĂ©ĂÂątre. Svelte, en apparence Ă©tourdie, au minois de belette, le nez en vrille, Europe offrait Ă l'observation une figure fatiguĂ©e par les corruptions parisiennes, la blafarde figure d'une fille nourrie de pommes crues, lymphatique et fibreuse, molle et tenace. Son petit pied en avant, les mains dans les poches de son tablier, elle frĂ©tillait tout en restant immobile, tant elle avait d'animation. A la fois grisette et figurante, elle devait, malgrĂ© sa jeunesse, avoir dĂ©jĂ fait bien des mĂ©tiers. Perverse comme toutes les Madelonnettes ensemble, elle pouvait avoir volĂ© ses parents et frĂÂŽlĂ© les bancs de la Police correctionnelle. Asie inspirait une grande Ă©pouvante; mais on la connaissait tout entiĂšre en un moment, elle descendait en ligne droite de Locuste; tandis qu'Europe inspirait une inquiĂ©tude qui ne pouvait que grandir Ă mesure qu'on se servait d'elle; sa corruption semblait ne pas avoir de bornes; elle devait, comme dit le peuple, savoir faire battre des montagnes. - Madame pourrait ĂÂȘtre de Valenciennes, dit Europe d'un petit ton sec, j'en suis. Monsieur, dit-elle Ă Lucien d'un air pĂ©dant, veut-il nous apprendre le nom qu'il compte donner Ă madame? - Madame Van Bogseck, rĂ©pondit l'Espagnol en retournant aussitĂÂŽt le nom d'Esther. Madame est une Juive originaire de Hollande, veuve d'un nĂ©gociant et malade d'une maladie de foie rapportĂ©e de Java... Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiositĂ©. - De quoi vivre, six mille francs de rente, et nous nous plaindrons de ses lĂ©sineries, dit Europe. - C'est cela, fit l'Espagnol en inclinant la tĂÂȘte. SatanĂ©es farceuses! Reprit-il d'un son de voix terrible en surprenant en Asie et en Europe des regards qui lui dĂ©plurent, vous savez ce que je vous ai dit? Vous servez une reine, vous lui devez le respect qu'on doit Ă une reine, vous lui serez dĂ©vouĂ©es autant qu'Ă moi. Ni le portier, ni les voisins, ni les locataires, enfin personne au monde ne doit savoir ce qui se passe ici. C'est Ă vous Ă dĂ©jouer toutes les curiositĂ©s, s'il s'en Ă©veille. Et madame, ajouta-t-il en mettant sa large main velue sur le bras d'Esther, madame ne doit pas commettre la plus lĂ©gĂšre imprudence, vous l'en empĂÂȘcheriez au besoin, mais... toujours respectueusement. Europe, c'est vous qui serez en relation avec le dehors pour la toilette de madame, et vous y travaillerez afin d'aller Ă l'Ă©conomie. Enfin, que personne, pas mĂÂȘme les gens les plus insignifiants, ne mette les pieds dans l'appartement. A vous deux, il faut savoir y tout faire. - Ma petite belle, dit-il Ă Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz Ă Europe, elle sait oĂÂč aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves. Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot Ă dire, ils Ă©coutaient l'Espagnol et regardaient les deux sujets prĂ©cieux auxquels il donnait ses ordres. A quel secret devaient-ils la soumission, le dĂ©vouement Ă©crits sur ces deux visages, l'un si mĂ©chamment mutin, l'autre si profondĂ©ment cruel? Il devina les pensĂ©es d'Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l'eussent Ă©tĂ© Paul et Virginie Ă l'aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix Ă l'oreille "Vous pouvez compter sur elles comme sur moi mĂÂȘme; n'ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. - Va servir, ma petite Asie, dit-il Ă la cuisiniĂšre; et toi, ma mignonne, mets un couvert, dit-il Ă Europe, c'est bien le moins que ces enfants donnent Ă dĂ©jeuner Ă papa." Quand les deux femmes eurent fermĂ© la porte, et que l'Espagnol entendit Europe allant et venant, il dit Ă Lucien et Ă la jeune fille, en ouvrant sa large main "Je les tiens!" Mot et geste qui faisaient frĂ©mir. - OĂÂč donc les as-tu trouvĂ©es? s'Ă©cria Lucien. - Eh! parbleu, rĂ©pondit cet homme, je ne les ai pas cherchĂ©es au pied des trĂÂŽnes! Europe sort de la boue et a peur d'y entrer... Menacez-les de monsieur l'abbĂ© quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris Ă qui l'on parle d'un chat. Je suis un dompteur de bĂÂȘtes fĂ©roces, ajouta-t-il en souriant. - Vous me faites l'effet du dĂ©mon! s'Ă©cria gracieusement Esther en se serrant contre Lucien. - Mon enfant, j'ai tentĂ© de vous donner au ciel; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l'Eglise s'il s'en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le Paradis... Vous y avez gagnĂ© de vous faire oublier et de ressembler Ă une femme comme il faut; car vous avez appris lĂ -bas ce que vous n'auriez jamais pu savoir dans la sphĂšre infĂÂąme oĂÂč vous viviez... Vous ne me devez rien, fit-il en voyant une dĂ©licieuse expression de reconnaissance sur la figure d'Esther, j'ai tout fait pour lui... Et il montra Lucien... Vous ĂÂȘtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille; car, malgrĂ© les sĂ©duisantes thĂ©ories des Ă©leveurs de bĂÂȘtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu'on est. L'homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l'amour. L'Espagnol Ă©tait, comme on le voit, fataliste, ainsi que NapolĂ©on, Mahomet et beaucoup de grands politiques. Chose Ă©trange, presque tous les hommes d'action inclinent Ă la FatalitĂ©, de mĂÂȘme que la plupart des penseurs inclinent Ă la Providence. - Je ne sais pas ce que je suis, rĂ©pondit Esther avec une douceur d'ange; mais j'aime Lucien, et je mourrai l'adorant. - Venez dĂ©jeuner, dit brusquement l'Espagnol, et priez Dieu que Lucien ne se marie pas promptement, car alors vous ne le reverriez plus. - Son mariage serait ma mort, dit-elle. Elle laissa passer ce faux prĂÂȘtre le premier afin de pouvoir se hausser jusqu'Ă l'oreille de Lucien, sans ĂÂȘtre vue. - Est-ce ta volontĂ©, dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyĂšnes? Lucien inclina la tĂÂȘte. La pauvre fille rĂ©prima sa tristesse et parut joyeuse; mais elle fut horriblement oppressĂ©e. Il fallut plus d'un an de soins constants et dĂ©vouĂ©s pour qu'elle s'habituĂÂąt ces deux terribles crĂ©atures, que Carlos Herrera nommait les deux chiens de garde. Chapitre ennuyeux car il explique quatre ans de bonheur La conduite de Lucien, depuis son retour Ă Paris, fut marquĂ©e au coin d'une politique si profonde qu'il devait exciter et qu'il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n'exerça pas d'autre vengeance que de les faire enrager par ses succĂšs, par sa tenue irrĂ©prochable, et par sa façon de laisser les gens Ă distance. Ce poĂšte si communicatif, si expansif, devint froid et rĂ©servĂ©. De Marsay, ce type adoptĂ© par la jeunesse parisienne, n'apportait pas dans ses discours ou dans ses actions plus de mesure que n'en avait Lucien. Quant Ă de l'esprit, le journaliste avait jadis fait ses preuves. De Marsay, Ă qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la prĂ©fĂ©rence au poĂšte, eut la petitesse de s'en taquiner. Lucien, trĂšs en faveur auprĂšs des hommes qui exerçaient le pouvoir, abandonna si bien toute pensĂ©e de gloire littĂ©raire, qu'il fut insensible au succĂšs de son roman, republiĂ© sous son vrai titre de l'Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnets intitulĂ© les Marguerites vendu par Dauriat en une semaine. - C'est un succĂšs posthume, rĂ©pondit-il en riant Ă mademoiselle des Touches qui le complimentait. Le terrible Espagnol maintenait sa crĂ©ature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent le politique patient. Lucien avait pris l'appartement de garçon de Beaudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout, et son conseil s'Ă©tait logĂ© dans trois chambres de la mĂÂȘme maison, au quatriĂšme Ă©tage. Lucien n'avait plus qu'un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dĂnait pas en ville, il dĂnait chez Esther. Carlos Herrera surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dĂ©pensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient Ă Esther, grĂÂące au dĂ©vouement constant, inexplicable d'Europe et d'Asie. Lucien employait d'ailleurs les plus grandes prĂ©cautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissĂ©s, et faisait toujours entrer la voiture. Aussi, sa passion pour Esther et l'existence du mĂ©nage de la rue Taithout, entiĂšrement inconnues dans le monde, ne nuisirent-elles aucune de ses entreprises ou de ses relations; jamais un mot indiscret ne lui Ă©chappa sur ce sujet dĂ©licat. Ses fautes en ce genre avec Coralie, lors de son premier sĂ©jour Ă Paris, lui avaient donnĂ© de l'expĂ©rience. Sa vie offrit d'abord cette rĂ©gularitĂ© de bon ton sous laquelle on peut cacher bien des mystĂšres il restait dans le inonde tous les soirs jusqu'Ă une heure du matin; on le trouvait chez lui de dix heures Ă une heure aprĂšs-midi; puis il allait au bois de Boulogne et faisait des visites jusqu'Ă cinq heures. On le voyait rarement Ă pied, il Ă©vitait ainsi ses anciennes connaissances. Quand il fut saluĂ© par quelque journaliste ou par quelqu'un de ses anciens camarades, il rĂ©pondit d'abord par une inclination de tĂÂȘte assez polie pour qu'il fĂ»t impossible de se fĂÂącher, mais oĂÂč perçait un dĂ©dain profond qui tuait la familiaritĂ© française. Il se dĂ©barrassa promptement ainsi des gens qu'il ne voulait plus avoir connus. Une vieille haine l'empĂÂȘchait d'aller chez madame d'Espard, qui, plusieurs fois, avait voulu l'avoir chez elle; s'il la rencontrait chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez mademoiselle des Touches, chez la comtesse de Montcornet, ou ailleurs, il se montrait d'une exquise politesse avec elle. Cette haine, Ă©gale chez madame d'Espard, obligeait Lucien Ă user de prudence, car on verra comment il l'avait avivĂ©e en se permettant une vengeance qui, d'ailleurs, lui valut une forte semonce de Carlos Herrera. - Tu n'es pas encore assez puissant pour te venger de qui que ce soit, lui avait dit l'Espagnol. Quand on est en route, par un ardent soleil, on ne s'arrĂÂȘte pas pour cueillir la plus belle fleur... Il y avait trop d'avenir et trop de supĂ©rioritĂ© vraie chez Lucien pour que les jeunes gens, que son retour Ă Paris et sa fortune inexplicable offusquaient ou froissaient, ne fussent pas enchantĂ©s de lui jouer un mauvais tour. Lucien, qui se savait beaucoup d'ennemis, n'ignorait pas ces mauvaises dispositions chez ses amis. Aussi l'abbĂ© mettait-il admirablement son fils adoptif en garde contre les traĂtrises du monde, contre les imprudences si fatales Ă la jeunesse. Lucien devait raconter et racontait tous les soirs Ă l'abbĂ© les plus petits Ă©vĂ©nements de la journĂ©e. GrĂÂące aux conseils de ce mentor, il dĂ©jouait la curiositĂ© la plus habile, celle du monde. GardĂ© par un sĂ©rieux anglais, fortifiĂ© par les redoutes qu'Ă©lĂšve la circonspection des diplomates, il ne laissait Ă personne le droit ou l'occasion de jeter l'oeil sur ses affaires. Sa jeune et belle figure avait fini par ĂÂȘtre, dans le monde, impassible comme une figure de princesse en cĂ©rĂ©monie. Vers le milieu de l'annĂ©e 1829, il fut question de son mariage avec la fille aĂnĂ©e de la duchesse de Grandlieu, qui n'avait alors pas moins de quatre filles Ă Ă©tablir. Personne ne mettait en doute que le Roi ne fĂt, Ă propos de cette alliance, la faveur de rendre Ă Lucien le titre de marquis. Ce mariage allait dĂ©cider la fortune politique de Lucien, qui probablement serait nommĂ© ministre auprĂšs d'une cour d'Allemagne. Depuis trois ans surtout, la vie de Lucien avait Ă©tĂ© d'une sagesse inattaquable; aussi de Marsay avait-il dit de lui ce mot singulier "Ce garçon doit avoir derriĂšre lui quelqu'un de bien fort!" Lucien Ă©tait ainsi devenu presque un personnage. Sa passion pour Esther l'avait d'ailleurs aidĂ© beaucoup Ă jouer son rĂÂŽle d'homme grave. Une habitude de ce genre garantit les ambitieux de bien des sottises; en ne tenant Ă aucune femme, ils ne se laissent pas prendre aux rĂ©actions du physique sur le moral. Quant au bonheur dont jouissait Lucien, c'Ă©tait la rĂ©alisation des rĂÂȘves du poĂšte sans le sou, Ă jeun, dans un grenier. Esther, l'idĂ©al de la courtisane amoureuse, tout en rappelant Ă Lucien Coralie, l'actrice avec laquelle il avait vĂ©cu pendant une annĂ©e, l'effaçait complĂštement. Toutes les femmes aimantes et dĂ©vouĂ©es inventent la rĂ©clusion, l'incognito, la vie de la perle au fond de la mer; mais, chez la plupart d'entre elles, c'est un de ces charmants caprices qui font un sujet de conversation, une preuve d'amour qu'elles rĂÂȘvent de donner et qu'elles ne donnent pas; tandis qu'Esther, toujours au lendemain de sa premiĂšre fĂ©licitĂ©, vivant Ă toute heure sous le premier regard incendiaire de Lucien, n'eut pas, en quatre ans, un mouvement de curiositĂ©. Son esprit tout entier, elle l'employait Ă rester dans les termes du programme tracĂ© par la main fatale de l'Espagnol. Bien plus! au milieu des plus enivrantes dĂ©lices, elle n'abusa pas du pouvoir illimitĂ© que prĂÂȘtent aux femmes aimĂ©es les dĂ©sirs renaissants d'un amant pour faire Ă Lucien une interrogation sur Herrera, qui, d'ailleurs, l'Ă©pouvantait toujours elle n'osait pas penser Ă lui. Les savants bienfaits de ce personnage inexplicable, Ă qui certainement Esther devait et sa grĂÂące de pensionnaire, et ses façons de femme comme il faut, et sa rĂ©gĂ©nĂ©ration, semblaient Ă la pauvre fille ĂÂȘtre des avances de l'enfer. - Je paierai tout cela quelque jour, se disait-elle avec effroi. Pendant toutes les belles nuits, elle sortait en voiture de louage. Elle allait, avec une cĂ©lĂ©ritĂ©, sans doute imposĂ©e par l'abbĂ©, dans un de ces charmants bois qui sont autour de Paris, Ă Boulogne, Vincennes, Romainville ou Ville-d'Avray, souvent avec Lucien, quelquefois seule avec Europe. Elle s'y promenait sans avoir peur, car elle Ă©tait accompagnĂ©e, quand elle se trouvait sans Lucien, par un grand chasseur vĂÂȘtu comme les chasseurs les plus Ă©lĂ©gants, armĂ© d'un vrai couteau, et dont la physionomie autant que la sĂšche musculature annonçaient un terrible athlĂšte. Cet autre gardien Ă©tait pourvu, selon la mode anglaise, d'une canne, appelĂ©e bĂÂąton de longueur, que connaissent les bĂÂątonistes, et avec laquelle ils peuvent dĂ©fier plusieurs assaillants. En conformitĂ© d'un ordre donnĂ© par l'abbĂ©, jamais Esther n'avait dit un mot Ă ce chasseur. Europe, quand madame voulait revenir, jetait un cri; le chasseur sifflait le cocher, qui se trouvait toujours Ă une distance convenable. Lorsque Lucien se promenait avec Esther, Europe et le chasseur restaient cent pas d'eux, comme deux de ces pages infernaux dont parlent les Mille et une Nuits, et qu'un enchanteur donne Ă ses protĂ©gĂ©s. Les Parisiens, et surtout les Parisiennes, ignorent les charmes d'une promenade au milieu des bois par une belle nuit. Le silence, les effets de lune, la solitude ont l'action calmante des bains. Ordinairement Esther partait Ă dix heures, se promenait de minuit Ă une heure, et rentrait Ă deux heures et demie. Il ne faisait jamais jour chez elle avant onze heures. Elle se baignait, procĂ©dait Ă cette toilette minutieuse, ignorĂ©e de la plupart des femmes de Paris, car elle veut trop de temps, et ne se pratique guĂšre que chez les courtisanes, les lorettes ou les grandes dames qui toutes ont leur journĂ©e Ă elles. Elle n'Ă©tait prĂÂȘte que quand Lucien venait, et s'offrait toujours Ă ses regards comme une fleur nouvellement Ă©close. Elle n'avait de souci que du bonheur de son poĂšte; elle Ă©tait Ă lui comme une chose Ă lui, c'est-Ă -dire qu'elle lui laissait la plus entiĂšre libertĂ©. Jamais elle ne jetait un regard au-delĂ de la sphĂšre oĂÂč elle rayonnait; l'abbĂ© le lui avait bien recommandĂ©, car il entrait dans les plans de ce profond politique que Lucien eĂ»t des bonnes fortunes. Le bonheur n'a pas d'histoire, et les conteurs de tous les pays l'ont si bien compris que cette phrase Ils furent heureux! termine toutes les aventures d'amour. Aussi ne peut-on qu'expliquer les moyens de ce bonheur vraiment fantastique au milieu de Paris. Ce fut le bonheur sous sa plus belle forme, un poĂšme, une symphonie de quatre ans! Toutes les femmes diront "C'est beaucoup!" Ni Esther ni Lucien n'avaient dit "C'est trop!" Enfin, la formule Ils furent heureux, fut pour eux encore plus explicite que dans les contes de fĂ©es, car ils n'eurent pas d'enfants. Ainsi, Lucien pouvait coqueter dans le monde, s'abandonner Ă ses caprices de poĂšte et, disons le mot, aux nĂ©cessitĂ©s de sa position. Il rendit, pendant le temps oĂÂč il faisait lentement son chemin, des services secrets Ă quelques hommes politiques en coopĂ©rant Ă leurs travaux. Il fut en ceci d'une grande discrĂ©tion. Il cultiva beaucoup la sociĂ©tĂ© de madame de SĂ©risy, avec laquelle il Ă©tait, au dire des salons, du dernier bien. Madame de SĂ©risy avait enlevĂ© Lucien Ă la duchesse de Maufrigneuse, qui, dit-on, n'y tenait plus, un de ces mots par lesquels les femmes se vengent d'un bonheur enviĂ©. Lucien Ă©tait, pour ainsi dire, dans le giron de la Grande-AumĂÂŽnerie, et dans l'intimitĂ© de quelques femmes amies de l'archevĂÂȘque de Paris. Modeste et discret, il attendait avec patience. Aussi le mot de Marsay, qui s'Ă©tait alors mariĂ© et qui faisait mener Ă sa femme la vie que menait Esther, contenait-il plus qu'une observation. Mais les dangers sous-marins de la position de Lucien s'expliqueront assez dans le courant de cette histoire. Comment un Loup-cervier rencontra le rat, et ce qui en advint Dans ces circonstances, par une belle nuit du mois d'aoĂ»t, le baron de Nucingen revenait Ă Paris de la terre d'un banquier Ă©tranger Ă©tabli en France, et chez lequel il avait dĂnĂ©. Cette terre est Ă huit lieues de Paris, en pleine Brie. Or, comme le cocher du baron s'Ă©tait vantĂ© d'y mener son maĂtre et de le ramener avec ses chevaux, ce cocher prit la libertĂ© d'aller lentement quand la nuit fut venue. En entrant dans le bois de Vincennes, voici la situation des bĂÂȘtes, des gens et du maĂtre. LittĂ©ralement abreuvĂ© Ă l'office de l'illustre autocrate du Change, le cocher, complĂštement ivre, dormait, tout en tenant les guides, Ă faire illusion aux passants. Le valet, assis derriĂšre, ronflait comme une toupie d'Allemagne, pays des petites figures en bois sculptĂ©, des grands Reinganum et des toupies. Le baron voulut penser; mais, dĂšs le pont de Gournay, la douce somnolence de la digestion lui avait fermĂ© les yeux. A la mollesse des guides, les chevaux comprirent l'Ă©tat du cocher; ils entendirent la basse continue du valet en vigie Ă l'arriĂšre, ils se virent les maĂtres, et profitĂšrent de ce petit quart d'heure de libertĂ© pour marcher Ă leur fantaisie. En esclaves intelligents, ils offrirent aux voleurs l'occasion de dĂ©valiser l'un des plus riches capitalistes de France, le plus profondĂ©ment habile de ceux qu'on a fini par nommer assez Ă©nergiquement des Loups-cerviers. Enfin, devenus les maĂtres et attirĂ©s par cette curiositĂ© que tout le monde a pu remarquer chez les animaux domestiques, ils s'arrĂÂȘtĂšrent, dans un rond-point quelconque, devant d'autres chevaux Ă qui sans doute ils dirent en langue de cheval "A qui ĂÂȘtes-vous? Que faites-vous? Etes-vous heureux?" Quand la calĂšche ne roula plus, le baron assoupi s'Ă©veilla. Il crut d'abord n'avoir pas quittĂ© le parc de son confrĂšre; puis il fut surpris par une vision cĂ©leste qui le trouva sans son arme habituelle, le calcul. Il faisait un clair de lune si magnifique qu'on aurait pu tout lire, mĂÂȘme un journal du soir. Par le silence des bois, et, Ă cette lueur pure, le baron vit une femme seule qui, tout en montant dans une voiture de louage, regarda le singulier spectacle de cette calĂšche endormie. A la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut comme illuminĂ© par une lumiĂšre intĂ©rieure. En se voyant admirĂ©e, la jeune femme abaissa son voile avec un geste d'effroi. Un chasseur jeta un cri rauque dont la signification fut bien comprise par le cocher, car la voiture fila comme une flĂšche. Le vieux banquier ressentit une Ă©motion terrible le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu Ă sa tĂÂȘte, sa tĂÂȘte renvoyait des flammes au coeur; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion, et, malgrĂ© cette apprĂ©hension capitale, il se dressa sur ses pieds. - Hau crante callot! fichi pĂ©date ki tord! Cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire. A ces mots, cent francs, le cocher se rĂ©veilla, le valet de l'arriĂšre les entendit sans doute dans son sommeil. Le baron rĂ©pĂ©ta l'ordre, le cocher mit les chevaux au grand galop, et rĂ©ussit Ă rattraper, Ă la barriĂšre du TrĂÂŽne, une voiture Ă peu prĂšs semblable Ă celle oĂÂč Nucingen avait vu la divine inconnue, mais oĂÂč se prĂ©lassait le premier commis de quelque riche magasin, avec une femme comme il faut de la rue Vivienne. Cette mĂ©prise consterna le baron. - Zi chaffais ĂÂąmnĂ© Chorche prononcez George, au lier te doi, crosse pette, ile aurede pien si droufer cedde phĂÂąmme, dit-il au domestique pendant que les commis visitaient la voiture. - Eh! monsieur le baron, le diable Ă©tait, je crois, derriĂšre, sous forme d'heiduque, et il m'a substituĂ© cette voiture Ă la sienne. - Le tiapie n'egssisde boinde, dit le baron. Le baron de Nucingen avouait alors soixante ans, les femmes lui Ă©taient devenues parfaitement indiffĂ©rentes, et, Ă plus forte raison, la sienne. Il se vantait de n'avoir jamais connu l'amour qui fait faire des folies. Il regardait comme un bonheur d'en avoir fini avec les femmes, desquelles il disait, sans se gĂÂȘner, que la plus angĂ©lique ne valait pas ce qu'elle coĂ»tait, mĂÂȘme quand elle se donnait gratis. Il passait pour ĂÂȘtre si complĂštement blasĂ©, qu'il n'achetait plus, Ă raison d'une couple de mille francs par mois, le plaisir de se faire tromper. De sa loge Ă l'OpĂ©ra, ses yeux froids plongeaient tranquillement sur le Corps de Ballet. Pas une oeillade ne partait pour ce capitaliste de ce redoutable essaim de vieilles jeunes filles et de jeunes vieilles femmes, l'Ă©lite des plaisirs parisiens. Amour naturel, amour postiche et d'amour-propre, amour de biensĂ©ance et de vanitĂ©; amour-goĂ»t, amour dĂ©cent et conjugal, amour excentrique, le baron avait achetĂ© tout, avait connu tout, exceptĂ© le vĂ©ritable amour. Cet amour venait de fondre sur lui comme un aigle sur sa proie, comme il fondit sur Gentz, le confident de le prince de Metternich. On sait toutes les sottises que ce vieux diplomate fit pour Fanny Elssler dont les rĂ©pĂ©titions l'occupaient beaucoup plus que les intĂ©rĂÂȘts europĂ©ens. La femme qui venait de bouleverser cette caisse doublĂ©e de fer, appelĂ©e Nucingen, lui Ă©tait apparue comme une de ces femmes uniques dans une gĂ©nĂ©ration. Il n'est pas sĂ»r que la maĂtresse du Titien, que la Mona Lisa de LĂ©onard de Vinci, que la Fornarina de RaphaĂl fussent aussi belles que la sublime Esther, en qui l'oeil le plus exercĂ© du Parisien le plus observateur n'aurait pu reconnaĂtre le moindre vestige qui rappelĂÂąt la courtisane. Aussi le baron fut-il surtout Ă©tourdi par cet air de femme noble et grande qu'Esther, aimĂ©e, environnĂ©e de luxe, d'Ă©lĂ©gance et d'amour, avait au plus haut degrĂ©. L'amour heureux est la Sainte-Ampoule des femmes, elles deviennent toutes alors fiĂšres comme des impĂ©ratrices. Le baron alla, pendant huit nuits de suite, au bois de Vincennes, puis au bois de Boulogne, puis dans les bois de Ville-d'Avray, puis dans le bois de Meudon, enfin dans tous les environs de Paris, sans pouvoir rencontrer Esther. Cette sublime figure juive qu'il disait ĂÂȘtre eine viguire te la Piple, Ă©tait toujours devant ses yeux. A la fin de la quinzaine, il perdit l'appĂ©tit. Delphine de Nucingen et sa fille Augusta, que la baronne commençait Ă montrer, ne s'aperçurent pas tout d'abord du changement qui se fit chez le baron. La mĂšre et la fille ne voyaient monsieur de Nucingen que le matin au dĂ©jeuner et le soir au dĂner, quand ils dĂnaient tous Ă la maison, ce qui n'arrivait qu'aux jours oĂÂč Delphine avait du monde. Mais, au bout de deux mois, pris par une fiĂšvre d'impatience et en proie Ă un Ă©tat semblable Ă celui que donne la nostalgie, le baron, surpris de l'impuissance du million, maigrit et parut si profondĂ©ment atteint, que Delphine espĂ©ra secrĂštement devenir veuve. Elle se mit Ă plaindre assez hypocritement son mari, et fit rentrer sa fille Ă l'intĂ©rieur. Elle assomma son mari de questions; il rĂ©pondit comme rĂ©pondent les Anglais attaquĂ©s du spleen, il ne rĂ©pondit presque pas. Delphine de Nucingen donnait un grand dĂner tous les dimanches. Elle avait pris ce jour-lĂ pour recevoir, aprĂšs avoir remarquĂ© que, dans le grand monde, personne n'allait au spectacle, et que cette journĂ©e Ă©tait assez gĂ©nĂ©ralement sans emploi. L'invasion des classes marchandes ou bourgeoises rend le dimanche presque aussi sot Ă Paris qu'il est ennuyeux Ă Londres. La baronne invita donc l'illustre Desplein Ă dĂner pour pouvoir faire une consultation malgrĂ© le malade, car Nucingen disait se porter Ă merveille. Keller, Rastignac, de Marsay, du Tillet, tous les amis de la maison avaient fait comprendre Ă la baronne qu'un homme comme Nucingen ne devait pas mourir Ă l'improviste; ses immenses affaires exigeaient des prĂ©cautions, il fallait savoir absolument Ă quoi s'en tenir. Ces messieurs furent priĂ©s Ă ce dĂner, ainsi que le comte de Gondreville, beau-pĂšre de François Keller, le chevalier d'Espard, des Lupeaulx, le docteur Bianchon, celui de ses Ă©lĂšves que Desplein aimait le plus, Beaudenord et sa femme, le comte et la comtesse de Montcornet, Blondet, mademoiselle des Touches et Conti; puis enfin Lucien de RubemprĂ© pour qui Rastignac avait, depuis cinq ans, conçu la plus vive amitiĂ©; mais par ordre, comme on dit en style d'affiches. Le dĂ©sespoir d'une caisse - Nous ne nous dĂ©barrasserons pas facilement de celui-lĂ , dit Blondet Ă Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d'une façon ravissante. - Il vaut mieux s'en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac. - Lui? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutables que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquĂ©e qu'inattaquable! Voyons! de quoi vit-il? D'oĂÂč lui vient sa fortune? il a, j'en suis sĂ»r, une soixantaine de mille francs de dettes. - Il a trouvĂ© dans un prĂÂȘtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, rĂ©pondit Rastignac. - Il Ă©pouse mademoiselle de Grandlieu l'aĂnĂ©e, dit mademoiselle des Touches. - Oui, mais, dit le chevalier d'Espard, on lui demande d'acheter une terre d'un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu'il doit reconnaĂtre Ă sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d'aucun Espagnol. - C'est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne. Madame de Nucingen se donnait le genre d'appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, nĂ©e Goriot, hantait cette sociĂ©tĂ©. - Non, rĂ©pliqua du Tillet, la fille d'une duchesse n'est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique; mais le plus grand obstacle de ce mariage est l'amour insensĂ© de madame de SĂ©risy pour Lucien, elle doit lui donner beaucoup d'argent. - Je ne m'Ă©tonne plus de voir Lucien si grave; car madame de SĂ©risy ne lui donnera certes pas un million pour lui faire Ă©pouser mademoiselle de Grandlieu. Il ne sait sans doute pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay. - Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l'adore, dit la comtesse de Montcornet, et, avec l'aide de la jeune personne, il aura peut-ĂÂȘtre de meilleures conditions. - Que fera-t-il de sa soeur et de son beau-frĂšre d'AngoulĂÂȘme? demanda le chevalier d'Espard. - Mais, rĂ©pondit Rastignac, sa soeur est riche, et il l'appelle aujourd'hui madame SĂ©chard de Marsac. - S'il y a des difficultĂ©s, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien - Bonjour, cher ami, dit Rastignac en Ă©changeant une chaleureuse poignĂ©e de main avec Lucien. De Marsay salua froidement aprĂšs avoir Ă©tĂ© saluĂ© le premier par Lucien. Avant le dĂner, Desplein et Bianchon qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l'examinaient, reconnurent que sa maladie Ă©tait entiĂšrement morale; mais personne n'en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pĂ»t ĂÂȘtre amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l'amour pour expliquer l'Ă©tat pathologique du banquier, en dit deux mots Ă Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait Ă quoi s'en tenir sur son mari. AprĂšs dĂner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernĂšrent le banquier et voulurent Ă©claircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait ĂÂȘtre amoureux. - Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considĂ©rablement? et l'on vous soupçonne de violer les lois de la nature financiĂšre. - Chamais! dit le baron. - Mais si, rĂ©pliqua de Marsay. On ose prĂ©tendre que vous ĂÂȘtes amoureux. - C'esde frai, rĂ©pondit piteusement Nucingen. Chai Zoubire abbrest kĂšque chausse t'ingonni. - Vous ĂÂȘtes amoureux, vous?... Vous ĂÂȘtes un fat! dit le chevalier d'Espard. - HĂÂȘdre hĂÂąmĂ»reusse Ă mon hĂÂąche cheu zai piĂšne que rienne n'ai blis ritiquille; mai kĂ© foullez-vous? ĂÂȘde! - D'une femme du monde? demanda Lucien. - Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre. - Cheu neu la gonnĂšs boind, rĂ©pondit le baron. Et cheu buis fĂ»s le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lĂ© salon. Chiskissi, cheu n'ai boin si ceu qu'edait l'amĂ»re. L'amĂ»re? jeu groid que c'esd te maicrir. - OĂÂč l'avez-vous rencontrĂ©e, cette jeune innocente? demanda Rastignac. - An foidire, hĂÂą minouid, au pois de Finzennes. - Son signalement? dit de Marsay. - Eine jabot de casse plange, foile planc... eine viguire fraiment piplique! de veu, eine tain t'Oriend. - Vous rĂÂȘviez! dit en souriant Lucien. - C'est frai, cheu tormais comme ein govre... ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar ZĂ©daite en refenand de tinner Ă la gambagne te mon hĂÂąmi... - Etait-elle seule? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. - Ui, dit le baron d'un ton dolent, zauv ein heidicq terriĂšre la foidire ed eine fĂÂąme te jampre... - Lucien a l'air de la connaĂtre, s'Ă©cria Rastignac en saisissant un sourire de l'amant d'Esther. - Qui est-ce qui ne connaĂt pas les femmes capables d'aller Ă minuit Ă la rencontre de Nucingen? dit Lucien en pirouettant. - Enfin, ce n'est pas une femme qui aille dans le monde? demanda le chevalier d'Espard, car le baron aurait reconnu l'heiduque. - Che neu l'ai fue nille bard, rĂ©pondit le baron, et foillĂ quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas. - Il vaut mieux qu'elle vous coĂ»te quelques centaines de mille francs que de vous coĂ»ter la vie, et Ă votre ĂÂąge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir. - Ui, rĂ©pondit Nucingen Ă Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l'air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l'ai fue!... Ed foilĂ ma fie! Cheu n'ai bas pi m'oguiber tu ternier eimbrunt cheu m'an sis rabbordĂ© Ă mes gonvrĂšres ki onte i biddiĂ© te moi... Bir ein million, che foudrais gonnĂšdre cedde phĂÂąmme, ch'y cagnerais, car cheu neu fais blis Ă la Pirse... Temantez Ă ti Dilet. - Oui, rĂ©pondit du Tillet, il a le dĂ©goĂ»t des affaires, il change, c'est signe de mort. - Zigne t'amĂ»r, reprit Nucingen, bir moi, c'esde eine mĂÂȘme chausse! La naĂÂŻvetĂ© de ce vieillard, qui n'Ă©tait plus Loup-cervier, et qui, pour la premiĂšre fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacrĂ© que l'or, Ă©mut cette compagnie de gens blasĂ©s les uns Ă©changĂšrent des sourires, les autres regardĂšrent Nucingen en exprimant cette pensĂ©e dans leur physionomie "Un homme si fort en arriver lĂ !..." Puis chacun revint au salon en causant de cet Ă©vĂ©nement. C'Ă©tait en effet un Ă©vĂ©nement de nature Ă produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit Ă rire quand Lucien lui dĂ©couvrit le secret du banquier; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l'emmena dans l'embrasure d'une fenĂÂȘtre. - Montame, lui dit-il Ă voix basse, aiche chamai titte ein mod tĂ© moquerie sir fos bassions, pir kĂ© fis fis moguiez tes miennes? Ein ponne fame aiteraid son mari Ă ze direr t'avvaire sante sĂš mĂÂŽguer te lui, gomme fus le vaiddes... D'aprĂšs la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. DĂ©jĂ trĂšs fĂÂąchĂ© d'avoir vu son sourire remarquĂ©, il profita du moment de causerie gĂ©nĂ©rale qui a lieu pendant le service du cafĂ© pour disparaĂtre. - Qu'est donc devenu monsieur de RubemprĂ©? dit la baronne de Nucingen. - Il est fidĂšle Ă sa devise Quid me continebit? rĂ©pondit Rastignac. - Ce qui veut dire Qui peut me retenir? ou Je suis indomptable, Ă votre choix, reprit de Marsay. - Au moment oĂÂč monsieur le baron parlait de son inconnue, Lucien a laissĂ© Ă©chapper un sourire qui me ferait croire qu'elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon sans savoir le danger d'une observation si naturelle. - Pon! se dit en lui-mĂÂȘme le Loup-cervier. Semblable Ă tous les malades dĂ©sespĂ©rĂ©s, il acceptait tout ce qui paraissait ĂÂȘtre un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d'autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, Ă qui, depuis quinze jours, il s'Ă©tait adressĂ©. Un abĂme sous le bonheur d'Esther Avant de se rendre chez Esther, Lucien devait aller Ă l'hĂÂŽtel de Grandlieu passer les deux heures qui rendaient mademoiselle Clotilde-FrĂ©dĂ©rique de Grandlieu la fille la plus heureuse du faubourg Saint-Germain. La prudence qui caractĂ©risait la conduite de ce jeune ambitieux lui conseilla d'instruire aussitĂÂŽt Carlos Herrera de l'effet produit par le sourire que lui avait arrachĂ© le portrait d'Esther, tracĂ© par le baron de Nucingen. L'amour du baron pour Esther, et l'idĂ©e qu'il avait eue de mettre la police Ă la recherche de son inconnue, Ă©taient d'ailleurs des Ă©vĂ©nements assez importants Ă communiquer Ă l'homme qui avait cherchĂ© sous la soutane l'asile que jadis les criminels trouvaient dans les Ă©glises. Et, de la rue Saint-Lazare, oĂÂč demeurait en ce temps le banquier, Ă la rue Saint-Dominique, oĂÂč se trouve l'hĂÂŽtel de Grandlieu, le chemin de Lucien le menait devant son chez-soi du quai Malaquais. Lucien trouva son terrible ami fumant son brĂ©viaire, c'est-Ă -dire culottant une pipe avant de se coucher. Cet homme, plus Ă©trange qu'Ă©tranger, avait fini par renoncer aux cigares espagnols, qu'il trouva trop doux. - Ceci devient sĂ©rieux, rĂ©pondit l'Espagnol quand Lucien lui eut tout racontĂ©. Le baron, qui se sert de Louchard pour chercher la petite, aura bien l'esprit de mettre un recors Ă tes trousses, et tout serait connu. Je n'ai pas trop de la nuit et de la matinĂ©e pour prĂ©parer les cartes de la partie que je vais jouer contre ce baron, Ă qui je dois dĂ©montrer avant tout l'impuissance de la police. Quand notre Loup-cervier aura perdu tout espoir de trouver sa brebis, je me charge de la lui vendre ce qu'elle vaut pour lui... - Vendre Esther? s'Ă©cria Lucien dont le premier mouvement Ă©tait toujours excellent. - Tu oublies donc notre position? s'Ă©cria Carlos Herrera. Lucien baissa la tĂÂȘte. - Plus d'argent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de dettes Ă payer! Si tu veux Ă©pouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d'un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh! bien, Esther est un gibier aprĂšs lequel je vais faire courir ce Loup-cervier de maniĂšre Ă le dĂ©graisser d'un million. ĂâĄa me regarde... - Esther ne voudra jamais. - ĂâĄa me regarde. - Elle en mourra. - ĂâĄa regarde les Pompes FunĂšbres. D'ailleurs, aprĂšs?... s'Ă©cria ce sauvage personnage en arrĂÂȘtant les Ă©lĂ©gies de Lucien par la maniĂšre dont il se posa. - Combien y a-t-il de gĂ©nĂ©raux morts Ă la fleur de l'ĂÂąge pour l'empereur NapolĂ©on? dernanda-t-il Ă Lucien aprĂšs un moment de silence. On trouve toujours des femmes! En 1821, pour toi, Coralie n'avait pas sa pareille, Esther ne s'en est pas moins rencontrĂ©e. AprĂšs cette fille, viendra... sais-tu qui?... la femme inconnue! VoilĂ , de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale oĂÂč le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et reprĂ©sentera le roi de France... Et puis, dis donc, monsieur l'enfant, Esther en mourra-t-elle? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther? D'ailleurs laisse-moi faire, tu n'as pas l'ennui de penser Ă tout ça me regarde. Seulement tu te passeras d'Esther pendant une semaine ou deux, et tu n'en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler sur ta planche de salut, et joue bien ton rĂÂŽle, glisse Ă Clotilde la lettre incendiaire que tu as Ă©crite ce matin, et rapporte-m'en une un peu chaude! Elle se dĂ©dommage de ses privations par l'Ă©criture, cette fille ça me va! Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d'obĂ©ir. Il s'agit de notre livrĂ©e de vertu, de nos casaques d'honnĂÂȘtetĂ©, du paravent derriĂšre lequel les grands cachent toutes leurs infamies... Il s'agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais ĂÂȘtre soupçonnĂ©. Le hasard nous a mieux servis que ma pensĂ©e, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide. En jetant ces terribles phrases une Ă une, comme des coups de pistolet, Carlos Herrera s'habillait et se disposait Ă sortir. - Ta joie est visible, s'Ă©cria Lucien, tu n'as jamais aimĂ© la pauvre Esther, et tu vois arriver avec dĂ©lices le moment de te dĂ©barrasser d'elle. - Tu ne t'es jamais lassĂ© de l'aimer, n'est-ce pas?... eh! bien, je ne me suis jamais lassĂ© de l'exĂ©crer. Mais n'ai-je pas agi toujours comme si j'Ă©tais attachĂ© sincĂšrement Ă cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains! Quelques mauvais champignons dans un ragoĂ»t, et tout eĂ»t Ă©tĂ© dit... Mademoiselle Esther vit, cependant!... elle est heureuse!... sais-tu pourquoi? parce que tu l'aimes! Ne fais pas l'enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh! bien, il faut dĂ©ployer plus que du talent pour Ă©plucher le lĂ©gume que nous jette aujourd'hui le sort il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu Ă quoi je pensais au moment oĂÂč tu es entrĂ©? - Non... - A me rendre, ici comme Ă Barcelone, hĂ©ritier d'une vieille dĂ©vote, Ă l'aide d'Asie... - Un crime? - Il ne restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. Les crĂ©anciers se remuent. Une fois poursuivi par des huissiers et chassĂ© de l'hĂÂŽtel de Grandlieu, que serais-tu devenu? L'Ă©chĂ©ance du diable serait arrivĂ©e. Carlos Herrera peignit par un geste le suicide d'un homme qui se jette Ă l'eau, puis il arrĂÂȘta sur Lucien un de ces regards fixes et pĂ©nĂ©trants qui font entrer la volontĂ© des gens forts dans l'ĂÂąme des gens faibles. Ce regard fascinateur, qui eut pour effet de dĂ©tendre toute rĂ©sistance, annonçait entre Lucien et son conseil, non seulement des secrets de vie et de mort, mais encore des sentiments aussi supĂ©rieurs aux sentiments ordinaires que cet homme l'Ă©tait Ă la bassesse de sa position. Contraint Ă vivre en dehors du monde oĂÂč la loi lui interdisait Ă jamais de rentrer, Ă©puisĂ© par le vice et par de furieuses, par de terribles rĂ©sistances, mais douĂ© d'une force d'ĂÂąme qui le rongeait, ce personnage ignoble et grand, obscur et cĂ©lĂšbre, dĂ©vorĂ© surtout d'une fiĂšvre de vie, revivait dans le corps Ă©lĂ©gant de Lucien dont l'ĂÂąme Ă©tait devenue la sienne. Il se faisait reprĂ©senter dans la vie sociale par ce poĂšte, auquel il donnait sa consistance et sa volontĂ© de fer. Pour lui, Lucien Ă©tait plus qu'un fils, plus qu'une femme aimĂ©e, plus qu'une famille, plus que sa vie, il Ă©tait sa vengeance; aussi, comme les ĂÂąmes fortes tiennent plus Ă un sentiment qu'Ă l'existence, se l'Ă©tait-il attachĂ© par des liens indissolubles. AprĂšs avoir achetĂ© la vie de Lucien au moment oĂÂč ce poĂšte au dĂ©sespoir faisait un pas vers le suicide, il lui avait proposĂ© l'un de ces pactes infernaux qui ne se voient que dans les romans, mais dont la possibilitĂ© terrible a souvent Ă©tĂ© dĂ©montrĂ©e aux Assises par de cĂ©lĂšbres drames judiciaires. En prodiguant Ă Lucien toutes les joies de la vie parisienne, en lui prouvant qu'il pouvait se crĂ©er encore un bel avenir, il en avait fait sa chose. Aucun sacrifice ne coĂ»tait d'ailleurs Ă cet homme Ă©trange, dĂšs qu'il s'agissait de son second lui-mĂÂȘme. Au milieu de sa force, il Ă©tait si faible contre les fantaisies de sa crĂ©ature qu'il avait fini par lui confier ses secrets. Peut-ĂÂȘtre fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicitĂ© purement morale? Depuis le jour oĂÂč la Torpille fut enlevĂ©e, Lucien savait sur quelle horrible base reposait son bonheur. Cette soutane de prĂÂȘtre espagnol cachait Jacques Collin, une des cĂ©lĂ©britĂ©s du Bagne, et qui, dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, oĂÂč Rastignac et Bianchon se trouvĂšrent en pension. Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, Ă©vadĂ© de Rochefort presque aussitĂÂŽt qu'il y fut rĂ©intĂ©grĂ©, mit Ă profit l'exemple donnĂ© par le fameux comte de Sainte-HĂ©lĂšne; mais en modifiant tout ce que l'action hardie de Coignard eut de vicieux. Se substituer Ă un honnĂÂȘte homme et continuer la vie du forçat est une proposition dont les deux termes sont trop contradictoires pour qu'il ne s'en dĂ©gage pas un dĂ©nouement funeste, Ă Paris surtout; car, en s'implantant dans une famille, un condamnĂ© dĂ©cuple les dangers de cette substitution. Pour ĂÂȘtre Ă l'abri de toute recherche, ne faut-il pas d'ailleurs se mettre plus haut que ne sont situĂ©s les intĂ©rĂÂȘts ordinaires de la vie? Un homme du monde est soumis Ă des hasards qui pĂšsent rarement sur les gens sans contact avec le monde. Aussi la soutane est-elle le plus sĂ»r des dĂ©guisements, quand on peut le complĂ©ter par une vie exemplaire, solitaire et sans action. - Donc, je serai prĂÂȘtre, se dit ce mort civil qui voulait absolument revivre sous une forme sociale et satisfaire des passions aussi Ă©tranges que lui. La guerre civile que la constitution de 1812 alluma en Espagne, oĂÂč s'Ă©tait rendu cet homme d'Ă©nergie, lui fournit les moyens de tuer secrĂštement le vĂ©ritable Carlos Herrera dans une embuscade. BĂÂątard d'un grand seigneur et abandonnĂ© depuis longtemps par son pĂšre, ignorant Ă quelle femme il devait le jour, ce prĂÂȘtre Ă©tait chargĂ© d'une mission politique en France par le roi Ferdinand VII, Ă qui un Ă©vĂÂȘque l'avait proposĂ©. L'Ă©vĂÂȘque, le seul homme qui s'intĂ©ressĂÂąt Ă Carlos Herrera, mourut pendant le voyage que cet enfant perdu de l'Eglise faisait de Cadix Ă Madrid et de Madrid en France. Heureux d'avoir rencontrĂ© cette individualitĂ© si dĂ©sirĂ©e, et dans les conditions oĂÂč il la voulait, Jacques Collin se fit des blessures au dos pour effacer les fatales lettres, et changea son visage Ă l'aide de rĂ©actifs chimiques. En se mĂ©tamorphosant ainsi devant le cadavre du prĂÂȘtre avant de l'anĂ©antir, il put se donner quelque ressemblance avec son Sosie. Pour achever cette transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans le conte arabe oĂÂč le derviche a conquis le pouvoir d'entrer, lui vieux, dans un jeune corps par des paroles magiques, le forçat, qui parlait espagnol, apprit autant de latin qu'un prĂÂȘtre andalou devait en savoir. Banquier des trois bagnes, Collin Ă©tait riche des dĂ©pĂÂŽts confiĂ©s Ă sa probitĂ© connue, et forcĂ©e d'ailleurs entre de tels associĂ©s, une erreur se solde Ă coups de poignard. A ces fonds, il joignit l'argent donnĂ© par l'Ă©vĂÂȘque Ă Carlos Herrera. Avant de quitter l'Espagne, il put s'emparer du trĂ©sor d'une dĂ©vote de Barcelone Ă laquelle il donna l'absolution, en lui promettant d'opĂ©rer la restitution des sommes provenues d'un assassinat commis par elle, et d'oĂÂč provenait la fortune de cette pĂ©nitente. Devenu prĂÂȘtre, chargĂ© d'une mission secrĂšte qui devait lui valoir les plus puissantes recommandations Ă Paris, Jacques Collin, rĂ©solu Ă ne rien faire pour compromettre le caractĂšre dont il s'Ă©tait revĂÂȘtu, s'abandonnait aux chances de sa nouvelle existence, quand il rencontra Lucien sur la route d'AngoulĂÂȘme Ă Paris. Ce garçon parut au faux abbĂ© devoir ĂÂȘtre un merveilleux instrument de pouvoir; il le sauva du suicide, en lui disant "Donnez-vous Ă un homme de Dieu comme on se donne au diable, et vous aurez toutes les chances d'une nouvelle destinĂ©e. Vous vivrez comme en rĂÂȘve, et le pire rĂ©veil sera la mort que vous vouliez vous donner..." L'alliance de ces deux ĂÂȘtres, qui n'en devaient faire qu'un seul, reposa sur ce raisonnement plein de force, que Carlos Herrera cimenta d'ailleurs par une complicitĂ© savamment amenĂ©e. DouĂ© du gĂ©nie de la corruption, il dĂ©truisit l'honnĂÂȘtetĂ© de Lucien en le plongeant dans des nĂ©cessitĂ©s cruelles et en l'en tirant par des consentements tacites Ă des actions mauvaises ou infĂÂąmes qui le laissaient toujours pur, loyal, noble aux yeux du monde. Lucien Ă©tait la splendeur sociale Ă l'ombre de laquelle voulait vivre le faussaire. - Je suis l'auteur, tu seras le drame; si tu ne rĂ©ussis pas, c'est moi qui serai sifflĂ©, lui dit-il le jour oĂÂč il lui avoua le sacrilĂšge de son dĂ©guisement. Carlos alla prudemment d'aveu en aveu, mesurant l'infamie des confidences Ă la force de ses progrĂšs et aux besoins de Lucien. Aussi, Trompe-la-Mort ne livra-t-il son dernier secret qu'au moment oĂÂč l'habitude des jouissances parisiennes, les succĂšs, la vanitĂ© satisfaite lui avaient asservi le corps et l'ĂÂąme de ce poĂšte si faible. LĂ oĂÂč jadis Rastignac, tentĂ© par ce dĂ©mon, avait rĂ©sistĂ©, Lucien succomba, mieux manoeuvrĂ©, plus savamment compromis, vaincu surtout par le bonheur d'avoir conquis une Ă©minente position. Le Mal, dont la configuration poĂ©tique s'appelle le Diable, usa envers cet homme Ă moitiĂ© femme de ses plus attachantes sĂ©ductions, et lui demanda peu d'abord en lui donnant beaucoup. Le grand argument de Carlos fut cet Ă©ternel secret promis par Tartuffe Ă Rimire. Les preuves rĂ©itĂ©rĂ©es d'un dĂ©vouement absolu, semblable Ă celui de SĂ©ide pour Mahomet, achevĂšrent cette oeuvre horrible de la conquĂÂȘte de Lucien par un Jacques Collin. En ce moment, non seulement Esther et Lucien avaient dĂ©vorĂ© tous les fonds confiĂ©s Ă la probitĂ© du banquier des bagnes, qui s'exposait pour eux Ă de terribles redditions de comptes, mais encore le dandy, le faussaire et la courtisane avaient des dettes. Au moment oĂÂč Lucien allait rĂ©ussir, le plus petit caillou sous le pied d'un de ces trois ĂÂȘtres pouvait donc faire crouler le fantastique Ă©difice d'une fortune si audacieusement bĂÂątie. Au bal de l'OpĂ©ra, Rastignac avait reconnu le Vautrin de la Maison Vauquer, mais il se savait mort en cas d'indiscrĂ©tion, aussi l'amant de madame de Nucingen Ă©changeait-il avec Lucien des regards oĂÂč la peur se cachait de part et d'autre sous des semblants d'amitiĂ©. Dans le moment du danger, Rastignac aurait Ă©videmment fourni avec le plus grand plaisir la voiture qui eĂ»t menĂ© Trompe-la-Mort Ă l'Ă©chafaud. Chacun doit maintenant deviner de quelle sombre joie Carlos fut saisi en apprenant l'amour du baron Nucingen, et en saisissant dans une seule pensĂ©e tout le parti qu'un homme de sa trempe devait tirer de la pauvre Esther. - Va, dit-il Ă Lucien, le diable protĂšge son aumĂÂŽnier. - Tu fumes sur une poudriĂšre. - Incedo per ignes! rĂ©pondit Carlos en souriant, c'est mon mĂ©tier. L'hĂÂŽtel de Grandlieu La maison de Grandlieu s'est partagĂ©e en deux branches vers le milieu du dernier siĂšcle d'abord la maison ducale condamnĂ©e Ă finir, puisque le duc actuel n'a eu que des filles; puis les vicomtes de Grandlieu qui doivent hĂ©riter du titre et des armes de leur branche aĂnĂ©e. La branche ducale porte de gueules, Ă trois doullouĂšres, ou haches d'armes d'or mises en fasce, avec le fameux Caveo non Timeo! pour devise, qui est toute l'histoire de cette maison. L'Ă©cusson des vicomtes est Ă©cartelĂ© de Navarreins qui est de gueules, Ă la fasce crĂ©nelĂ©e d'or, et timbrĂ© du casque de chevalier avec - Grands faits, Grand lieu! pour devise. La vicomtesse actuelle, veuve depuis 1813, a un fils et une fille. Quoique revenue quasi ruinĂ©e de l'Ă©migration, elle a retrouvĂ©, par suite du dĂ©vouement d'un avouĂ©, de Derville, une fortune assez considĂ©rable. RentrĂ©s en 1804, le duc et la duchesse de Grandlieu furent l'objet des coquetteries de l'Empereur; aussi NapolĂ©on, qui les eut Ă sa cour, rendit-il tout ce qui se trouvait Ă la maison de Grandlieu dans le Domaine, environ quarante mille livres de rente. De tous les grands seigneurs du faubourg Saint-Germain qui se laissĂšrent sĂ©duire par NapolĂ©on, le duc et la duchesse une Ajuda de la branche aĂnĂ©e, alliĂ©e aux Bragance furent les seuls qui ne reniĂšrent pas l'Empereur ni ses bienfaits. Louis XVIII eut Ă©gard Ă cette fidĂ©litĂ© lorsque le faubourg Saint-Germain en fit un crime aux Grandlieu; mais peut-ĂÂȘtre, en ceci, Louis XVIII voulait-il uniquement taquiner Monsieur. On regardait comme probable le mariage du jeune vicomte de Grandlieu avec Marie-AthĂ©naĂÂŻs, la derniĂšre fille du duc, alors ĂÂągĂ©e de neuf ans. Sabine, l'avant-derniĂšre, Ă©pousa le baron du GuĂ©nic, aprĂšs la RĂ©volution de Juillet. JosĂ©phine, la troisiĂšme, devint madame d'Ajuda-Pinto, quand le marquis perdit sa premiĂšre femme, mademoiselle de Rochefide. L'aĂnĂ©e avait pris le voile en 1822. La seconde, mademoiselle Clotilde-FrĂ©dĂ©rique, en ce moment, Ă l'ĂÂąge de vingt-sept ans, Ă©tait profondĂ©ment Ă©prise de Lucien de RubemprĂ©. Il ne faut pas demander si l'hĂÂŽtel du duc de Grandlieu, l'un des plus beaux de la rue Saint-Dominique, exerçait mille prestiges sur l'esprit de Lucien; toutes les fois que la porte immense tournait sur ses gonds pour laisser entrer son cabriolet, il Ă©prouvait cette satisfaction de vanitĂ© dont a parlĂ© Mirabeau. - Quoique mon pĂšre ait Ă©tĂ© simple pharmacien Ă l'Houmeau, j'entre pourtant lĂ ... Telle Ă©tait sa pensĂ©e. Aussi eĂ»t-il commis bien d'autres crimes que ceux de son alliance avec un faussaire pour conserver le droit de monter les quelques marches du perron, pour s'entendre annoncer "Monsieur de RubemprĂ©!" dans le grand salon Ă la Louis XIV, fait du temps de Louis XIV sur le modĂšle de ceux de Versailles, oĂÂč se trouvait cette sociĂ©tĂ© d'Ă©lite, la crĂšme de Paris, nommĂ©e alors le petit ChĂÂąteau. La noble portugaise, une des femmes qui aimait le moins Ă sortir de chez elle, Ă©tait la plupart du temps entourĂ©e de ses voisins les Chaulieu, les Navarreins, les Lenoncourt. Souvent la jolie baronne de Macurner nĂ©e Chaulieu, la duchesse de Maufrigneuse, madame d'Espard, madame de Camps, mademoiselle des Touches, alliĂ©e aux Grandlieu qui sont de Bretagne, se trouvaient en visite, allant au bal ou revenant de l'OpĂ©ra. Le vicomte de Grandlieu, le duc de RhĂ©torĂ©, le marquis de Chaulieu, qui devait ĂÂȘtre un jour duc de Lenoncourt-Chaulieu, sa femme Madeleine de Mortsauf, petite-fille du duc de Lenoncourt, le marquis d'Ajuda-Pinto, le prince de Blamont-Chauvry, le marquis de BeausĂ©ant, le vidame de Pamiers, les Vandenesse, le vieux prince de Cadignan et son fils le duc de Maufrigneuse, Ă©taient les habituĂ©s de ce salon grandiose oĂÂč l'on respirait l'air de la cour, oĂÂč les maniĂšres, le ton, l'esprit s'harmoniaient Ă la noblesse des maĂtres dont la grande tenue aristocratique avait fini par faire oublier leur servage napolĂ©onien. La vieille duchesse d'Uxelles, la mĂšre de la duchesse de Maufrigneuse, Ă©tait l'oracle de ce salon, oĂÂč madame de SĂ©risy n'avait jamais pu se faire admettre, quoique nĂ©e de Ronquerolles. AmenĂ© par madame de Maufrigneuse, qui avait fait agir sa mĂšre en faveur de Lucien de qui elle avait Ă©tĂ© folle pendant deux ans, ce sĂ©duisant poĂšte s'y maintenait grĂÂące Ă l'influence de la Grande AumĂÂŽnerie de France et Ă l'aide de l'archevĂÂȘque de Paris. Il ne fut admis toutefois qu'aprĂšs avoir obtenu l'ordonnance qui lui rendit le nom et les armes de la maison de RubemprĂ©. Le duc de RhĂ©torĂ©, le chevalier d'Espard, quelques autres encore, jaloux de Lucien, indisposaient pĂ©riodiquement contre lui le duc de Grandlieu en lui racontant des anecdotes prises aux antĂ©cĂ©dents de Lucien; mais la dĂ©vote duchesse, entourĂ©e dĂ©jĂ par les sommitĂ©s de l'Eglise, et Clotilde de Grandlieu le soutinrent. Lucien expliqua d'ailleurs ces inimitiĂ©s par son aventure avec la cousine de madame d'Espard, madame de Bargeton, devenue comtesse ChĂÂątelet. Puis; en sentant la nĂ©cessitĂ© de se faire adopter par une famille si puissante, et poussĂ© par son conseil intime Ă sĂ©duire Clotilde, Lucien eut le courage des parvenus il vint lĂ cinq jours sur les sept de la semaine, il avala gracieusement les couleuvres de l'envie, il soutint les regards impertinents, il rĂ©pondit spirituellement aux railleries. Son assiduitĂ©, le charme de ses maniĂšres, sa complaisance finirent par neutraliser les scrupules et par amoindrir les obstacles. Toujours au mieux chez la duchesse de Maufrigneuse dont les lettres brĂ»lantes, Ă©crites pendant le cours de sa passion, Ă©taient gardĂ©es par Carlos Herrera, l'idole de madame de SĂ©risy, bien vu chez mademoiselle des Touches, Lucien, content d'ĂÂȘtre admis dans ces trois maisons, apprit de son Espagnol Ă mettre la plus grande rĂ©serve dans ses relations. - On ne peut pas se dĂ©vouer Ă plusieurs maisons Ă la fois, lui disait son conseiller intime. Qui va partout ne trouve d'intĂ©rĂÂȘt vif nulle part. Les grands ne protĂšgent que ceux qui rivalisent avec leurs meubles, ceux qu'ils voient tous les jours, et qui savent leur devenir quelque chose de nĂ©cessaire, comme le divan sur lequel on s'assied. HabituĂ© Ă regarder le salon des Grandlieu comme son champ de bataille, Lucien rĂ©servait son esprit, ses bons mots, les nouvelles et ses grĂÂąces de courtisan pour le temps qu'il y passait le soir. Insinuant, caressant, prĂ©venu par Clotilde des Ă©cueils Ă Ă©viter, il flattait les petites passions de monsieur de Grandlieu. AprĂšs avoir commencĂ© par envier le bonheur de la duchesse de Maufrigneuse, Clotilde devint Ă©perdument amoureuse de Lucien. En apercevant tous les avantages d'une pareille alliance, Lucien joua son rĂÂŽle d'amoureux comme l'eĂ»t jouĂ© Armand, le dernier jeune premier de la ComĂ©die-Française. Il Ă©crivait Ă Clotilde des lettres qui certes Ă©taient des chefs-d'oeuvre littĂ©raires de premier ordre et Clotilde y rĂ©pondait en luttant de gĂ©nie dans l'expression de cet amour furieux sur le papier, car elle ne pouvait aimer que de cette façon. Lucien allait Ă la messe Ă Saint-Thomas-d'Aquin tous les dimanches, il se donnait pour fervent catholique, il se livrait Ă des prĂ©dications monarchiques et religieuses qui faisaient merveille. Il Ă©crivait d'ailleurs dans les journaux dĂ©vouĂ©s Ă la CongrĂ©gation des articles excessivement remarquables, sans vouloir en recevoir aucun prix, sans y mettre d'autre signature qu'un L. Il fit des brochures politiques, demandĂ©es ou par le roi Charles X, ou par la Grande AumĂÂŽnerie, sans exiger la moindre rĂ©compense. - Le Roi, disait-il, a dĂ©jĂ tant fait pour moi, que je lui dois mon sang. Aussi, depuis quelques jours, Ă©tait-il question d'attacher Lucien au cabinet du premier ministre en qualitĂ© de secrĂ©taire particulier; mais madame d'Espard mit tant de gens en campagne contre Lucien, que le maĂtre Jacques de Charles X hĂ©sitait Ă prendre cette rĂ©solution. Non seulement la position de Lucien n'Ă©tait pas assez nette, et ces mots "De quoi vit-il?" que chacun avait sur les lĂšvres Ă mesure qu'il s'Ă©levait, demandaient une rĂ©ponse; mais encore la curiositĂ© bienveillante comme la curiositĂ© malicieuse allaient d'investigations en investigations, et trouvaient plus d'un dĂ©faut Ă la cuirasse de cet ambitieux. Clotilde de Grandlieu servait Ă son pĂšre et Ă sa mĂšre d'espion innocent. Quelques jours auparavant, elle avait pris Lucien pour causer dans l'embrasure d'une fenĂÂȘtre, et l'instruire des objections de la famille. - Ayez une terre d'un million, et vous aurez ma main, telle a Ă©tĂ© la rĂ©ponse de ma mĂšre, avait dit Clotilde. - Ils te demanderont plus tard d'oĂÂč provient ton argent, avait dit Carlos Ă Lucien quand Lucien lui reporta ce prĂ©tendu dernier mot. - Mon beau-frĂšre doit avoir fait fortune, avait fait observer Lucien, nous aurons en lui un Ă©diteur responsable. - Il ne manque donc plus que le million, s'Ă©tait Ă©criĂ© Carlos, j'y songerai. Pour bien expliquer la position de Lucien Ă l'hĂÂŽtel de Grandlieu, jamais il n'y avait dĂnĂ©. Ni Clotilde, ni la duchesse d'Uxelles, ni madame de Maufrigneuse, qui resta toujours excellente pour Lucien, ne purent obtenir du vieux duc cette faveur, tant le gentilhomme conservait de dĂ©fiance sur celui qu'il appelait le sire de RubemprĂ©. Cette nuance, aperçue par toute la sociĂ©tĂ© de ce salon, causait de vives blessures Ă l'amour-propre de Lucien, qui s'y sentait seulement tolĂ©rĂ©. Le monde a le droit d'ĂÂȘtre exigeant, il est si souvent trompĂ©! Faire figure Ă Paris sans avoir une fortune connue, sans une industrie avouĂ©e, est une position que nul artifice ne peut rendre pendant longtemps soutenable. Aussi, Lucien, en s'Ă©levant, donnait-il une force excessive Ă cette objection "De quoi vit-il?" Il avait Ă©tĂ© forcĂ© de dire chez madame de SĂ©risy, Ă laquelle il devait l'appui du Procureur-gĂ©nĂ©ral Granville et d'un ministre d'Etat, le comte Octave de Bauvan, prĂ©sident Ă une cour souveraine "Je m'endette horriblement." En entrant dans la cour de l'hĂÂŽtel oĂÂč se trouvait la lĂ©gitimation de ses vanitĂ©s, il se disait avec amertume, en pensant Ă la dĂ©libĂ©ration de Trompe-la-Mort "J'entends tout craquer sous mes pieds!" Il aimait Esther, et il voulait mademoiselle de Grandlieu pour femme! Etrange situation! Il fallait vendre l'une pour avoir l'autre. Un seul homme pouvait faire ce trafic sans que l'honneur de Lucien en souffrĂt, cet homme Ă©tait le faux Espagnol ne devaient-ils pas ĂÂȘtre aussi discrets l'un que l'autre, l'un envers l'autre? On n'a pas dans la vie deux pactes de ce genre oĂÂč chacun est tour Ă tour dominateur et dominĂ©. Lucien chassa les nuages qui obscurcissaient son front, il entra gai, radieux dans les salons de l'hĂÂŽtel de Grandlieu. Une fille de bonne maison En ce moment, les fenĂÂȘtres Ă©taient ouvertes, les senteurs du jardin parfumaient le salon, la jardiniĂšre qui en occupait le milieu offrait aux regards sa pyramide de fleurs. La duchesse, assise dans un coin, sur un sofa, causait avec la duchesse de Chaulieu. Plusieurs femmes composaient un groupe remarquable par diverses attitudes empreintes des diffĂ©rentes expressions que chacune d'elles donnait Ă une douleur jouĂ©e. Dans le monde, personne ne s'intĂ©resse Ă un malheur ni Ă une souffrance, tout y est parole. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. Clotilde et JosĂ©phine s'occupaient autour de la table Ă thĂ©. Le vidame de Pamiers, le duc de Grandlieu, le marquis d'Ajuda-Pinto, le duc de Maufrigneuse, faisaient leur wisk dans un coin. Quand Lucien fut annoncĂ©, il traversa le salon et alla saluer la duchesse, Ă laquelle il demanda raison de l'affliction peinte sur son visage. - Madame de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle son gendre, le baron de Macumer, l'ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui Ă©taient allĂ©s Ă Chantepleurs y soigner leur frĂšre, ont Ă©crit ce triste Ă©vĂ©nement. Louise est dans un Ă©tat navrant. - Une femme n'est pas deux fois aimĂ©e dans sa vie comme Louise l'Ă©tait par son mari, dit Madeleine de Mortsauf. - Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d'Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilitĂ©. - Pauvre Louise, fit madame d'Espard, je la comprends et je la plains. La marquise d'Espard eut l'air songeur d'une femme pleine d'ĂÂąme et de coeur. Quoique Sabine de Grandlieu n'eĂ»t que dix ans, elle leva sur sa mĂšre un oeil intelligent dont le regard presque moqueur fut rĂ©primĂ© par un coup d'oeil de sa mĂšre. C'est ce qui s'appelle bien Ă©lever ses enfants. - Si ma fille rĂ©siste Ă ce coup-lĂ , dit madame de Chaulieu de l'air le plus maternel, son avenir m'inquiĂ©tera. Louise est trĂšs romanesque. - Je ne sais pas, dit la vieille duchesse d'Uxelles, de qui nos filles ont pris ce caractĂšre-lĂ ?... - Il est difficile, dit un vieux cardinal, de concilier aujourd'hui le coeur et les convenances. Lucien, qui n'avait pas un mot Ă dire, alla vers la table Ă thĂ©, faire ses compliments Ă mesdemoiselles de Grandlieu. Quand le poĂšte fut Ă quelques pas du groupe de femmes, la marquise d'Espard se pencha pour pouvoir parler Ă l'oreille de la duchesse de Grandlieu. - Vous croyez donc que ce garçon-lĂ aime beaucoup votre chĂšre Clotilde? lui dit-elle. La perfidie de cette interrogation ne peut ĂÂȘtre comprise qu'aprĂšs l'esquisse de Clotilde. Cette jeune personne, de vingt-sept ans, Ă©tait alors debout. Cette attitude permettait au regard moqueur de la marquise d'Espard d'embrasser la taille sĂšche et mince de Clotilde qui ressemblait parfaitement Ă une asperge. Le corsage de la pauvre fille Ă©tait si plat qu'il n'admettait pas les ressources coloniales de ce que les modistes appellent des fichus menteurs. Aussi Clotilde, qui se savait de suffisants avantages dans son nom, loin de prendre la peine de dĂ©guiser ce dĂ©faut, le faisait-elle hĂ©roĂÂŻquement ressortir. En se serrant dans ses robes, elle obtenait l'effet du dessin roide et net que les sculpteurs du Moyen-Age ont cherchĂ© dans leurs statuettes dont le profil tranche sur le fond des niches oĂÂč ils les ont mises dans les cathĂ©drales. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. S'il est permis de se servir d'une expression familiĂšre qui, du moins, a le mĂ©rite de bien se faire comprendre, elle Ă©tait tout jambes. Ce dĂ©faut de proportion donnait Ă son buste quelque chose de difforme. Brune de teint, les cheveux noirs et durs, les sourcils trĂšs fournis, les yeux ardents et encadrĂ©s dans des orbites dĂ©jĂ charbonnĂ©es, la figure arquĂ©e comme un premier quartier de lune et dominĂ©e par un front proĂ©minent, elle offrait la caricature de sa mĂšre, l'une des plus belles femmes du Portugal. La nature se plaĂt Ă ces jeux-lĂ . On voit souvent, dans les familles, une soeur d'une beautĂ© surprenante et dont les traits offrent, chez le frĂšre, une laideur achevĂ©e, quoique tous deux se ressemblent. Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrĂ©e, une expression de dĂ©dain stĂ©rĂ©otypĂ©e. Aussi ses lĂšvres dĂ©nonçaient-elles plus que tout autre trait de son visage les secrets mouvements de son coeur, car l'affection leur imprimait une expression charmante, et d'autant plus remarquable que ses joues trop brunes pour rougir, que ses yeux noirs toujours durs ne disaient jamais rien. MalgrĂ© tant de dĂ©savantages, malgrĂ© sa prestance de planche, elle tenait de son Ă©ducation et de sa race un air de grandeur, une contenance fiĂšre, enfin tout ce qu'on a nommĂ© si justement le je ne sais quoi, peut-ĂÂȘtre dĂ» Ă la franchise de son costume et qui signalait en elle une fille de bonne maison. Elle tirait parti de ses cheveux, dont la force, le nombre et la longueur pouvaient passer pour une beautĂ©. Sa voix, qu'elle avait cultivĂ©e, jetait des charmes. Elle chantait Ă ravir. Clotilde Ă©tait bien la jeune personne dont on dit "Elle a de beaux yeux", ou "Elle a un charmant caractĂšre!" A quelqu'un qui lui disait Ă l'anglaise "Votre GrĂÂące", elle rĂ©pondit "Appelez-moi Votre Minceur." - Pourquoi n'aimerait-on pas - ma pauvre Clotilde? rĂ©pondit la duchesse Ă la marquise. Savez-vous ce qu'elle me disait hier? "Si je suis aimĂ©e par ambition, je me charge de me faire aimer pour moi-mĂÂȘme!" Elle est spirituelle et ambitieuse, il y a des hommes Ă qui ces deux qualitĂ©s plaisent. Quant Ă lui, ma chĂšre, il est beau comme un rĂÂȘve; et s'il peut racheter la terre de RubemprĂ©, le Roi lui rendra, par Ă©gard pour nous, le titre de marquis... AprĂšs tout, sa mĂšre est la derniĂšre RubemprĂ©... - Pauvre garçon, oĂÂč prendra-t-il un million? dit la marquise. - Ceci n'est pas notre affaire, reprit la duchesse; mais, Ă coup sĂ»r, il est incapable de le voler... Et, d'ailleurs, nous ne donnerions pas Clotilde Ă un intrigant ni Ă un malhonnĂÂȘte homme, fĂ»t-il beau, fĂ»t-il poĂšte et jeune comme monsieur de RubemprĂ©. - Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grĂÂące infinie Ă Lucien. - Oui, j'ai dĂnĂ© en ville. - Vous allez beaucoup dans le monde depuis quelques jours, dit-elle en cachant sa jalousie et ses inquiĂ©tudes sous un sourire. - Dans le monde?... reprit Lucien, non, j'ai seulement, par le plus grand des hasards, dĂnĂ© toute la semaine chez des banquiers, aujourd'hui chez Nucingen, hier chez du Tiflet, et avant-hier chez les Keller... On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs. - Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui prĂ©sentant et avec quelle grĂÂące! une tasse de thĂ©. On est venu dire Ă mon pĂšre que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d'ici Ă quelque temps vous auriez Sainte-PĂ©lagie pour chĂÂąteau de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre mon pĂšre a des regards qui me crucifient, mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai... - Ne vous prĂ©occupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crĂ©dit de quelques mois, rĂ©pondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d'argent ciselĂ©. - Ne vous montrez pas Ă mon pĂšre, il vous dirait quelque impertinence; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus... Cette mĂ©chante marquise d'Espard lui a dit que votre mĂšre avait gardĂ© les femmes en couches, et que votre soeur Ă©tait repasseuse... - Nous avons Ă©tĂ© dans la plus profonde misĂšre, rĂ©pondit Lucien Ă qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n'est pas de la calomnie, mais de la bonne mĂ©disance. Aujourd'hui ma soeur est plus que millionnaire, et ma mĂšre est morte depuis deux ans... On avait rĂ©servĂ© ces renseignements pour le moment oĂÂč je serais sur le point de rĂ©ussir ici... - Mais qu'avez-vous fait Ă madame d'Espard? - J'ai eu l'imprudence de raconter plaisamment, chez madame de SĂ©risy, devant messieurs de Bauvan et de Granville, l'histoire du procĂšs qu'elle faisait pour obtenir l'interdiction de son mari, le marquis d'Espard, et qui m'avait Ă©tĂ© confiĂ©e par Bianchon. L'opinion de monsieur de Granville, appuyĂ© par Bauvan et SĂ©risy, a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L'un et l'autre, ils ont reculĂ© devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin Ă cette horrible affaire. Si monsieur de SĂ©risy a commis une indiscrĂ©tion qui m'a fait de la marquise une ennemie mortelle, j'y ai gagnĂ© sa protection, celle du Procureur-gĂ©nĂ©ral et du comte Octave de Bauvan Ă qui madame de SĂ©risy a dit le pĂ©ril oĂÂč ils m'avaient mis en laissant deviner la source d'oĂÂč venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d'Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infĂÂąme procĂšs. - Je vais nous dĂ©livrer de madame d'Espard, dit Clotilde. - Eh! comment? s'Ă©cria Lucien. - Ma mĂšre invitera les petits d'Espard qui sont charmants et dĂ©jĂ bien grands. Le pĂšre et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sĂ»rs de ne jamais voir leur mĂšre... - Oh! Clotilde, vous ĂÂȘtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-mĂÂȘme, je vous aimerais pour votre esprit. - Ce n'est pas de l'esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lĂšvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez Ă Saint-Thomas-d'Aquin avec une Ă©charpe rose, mon pĂšre aura changĂ© d'humeur. Vous avez une rĂ©ponse collĂ©e au dos du fauteuil sur lequel vous ĂÂȘtes, elle vous consolera peut-ĂÂȘtre de ne pas nous voir. Mettez la lettre que vous m'apportez dans mon mouchoir... Cette jeune personne avait Ă©videmment plus de vingt-sept ans. La maison d'une bonne fille Lucien prit un fiacre Ă la rue de la Planche, le quitta sur les boulevards, en prit un autre Ă la Madeleine et lui recommanda de demander la porte rue Taitbout. A onze heures, en entrant chez Esther, il la trouva tout en pleurs, mais mise comme elle se mettait pour lui faire fĂÂȘte! Elle attendait son Lucien couchĂ©e sur un divan de satin blanc brochĂ© de fleurs jaunes, vĂÂȘtue d'un dĂ©licieux peignoir en mousseline des Indes, Ă noeuds de rubans couleur cerise, sans corset, les cheveux simplement attachĂ©s sur sa tĂÂȘte, les pieds dans de jolies pantoufles de velours doublĂ©es de satin cerise, toutes les bougies allumĂ©es et le houka prĂÂȘt; mais elle n'avait pas fumĂ© le sien, qui restait sans feu devant elle, comme un indice de sa situation. En entendant ouvrir les portes, elle essuya ses larmes, bondit comme une gazelle et enveloppa Lucien de ses bras comme un tissu qui, saisi par le vent, s'entortillerait Ă un arbre. - SĂ©parĂ©s, dit-elle, est-il vrai?... - Bah! pour quelques jours, rĂ©pondit Lucien. Esther lĂÂącha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets! Ah! elles vous aiment!... AprĂšs cinq ans, elles sont au lendemain de leur premier jour de bonheur, elles ne peuvent pas vous quitter, elles sont sublimes d'indignation, de dĂ©sespoir, d'amour, de colĂšre, de regrets, de terreur, de chagrin, de pressentiments! Enfin, elles sont belles comme une scĂšne de Shakespeare. Mais, sachez-le bien! ces femmes-lĂ n'aiment pas. Quand elles sont tout ce qu'elles disent ĂÂȘtre, quand enfin elles aiment vĂ©ritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le vĂ©ritable amour; Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait Ă chaudes larmes. Lucien, lui, s'efforçait de soulever Esther et lui parlait. - Mais, enfant, nous ne sommes pas sĂ©parĂ©s... Comment, aprĂšs bientĂÂŽt quatre ans de bonheur, voilĂ ta maniĂšre de prendre une absence? Eh! qu'ai-je donc fait Ă toutes ces filles-lĂ ?... se dit-il en se souvenant d'avoir Ă©tĂ© aimĂ© ainsi par Coralie. - Ah! monsieur, vous ĂÂȘtes bien beau, dit Europe.. Les sens ont leur beau idĂ©al. Quand Ă ce beau si sĂ©duisant se joignent la douceur de caractĂšre, la poĂ©sie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces crĂ©atures Ă©minemment sensibles aux dons naturels extĂ©rieurs, et si naĂÂŻves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose oĂÂč se trahissait une extrĂÂȘme douleur. - Mais, petite bĂÂȘte, dit Lucien, ne t'a-t-on pas dit qu'il s'agissait de ma vie!... A ce mot dit exprĂšs par Lucien, Esther se dressa comme une bĂÂȘte fauve, ses cheveux dĂ©nouĂ©s entourĂšrent sa sublime figure comme d'un feuillage. Elle regarda Lucien d'un oeil fixe. - De ta vie!... s'Ă©cria-t-elle en levant les bras et en les laissant retomber par un geste qui n'appartient qu'aux filles en danger. Mais c'est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves. Elle tira de sa ceinture un mĂ©chant papier, mais elle vit Europe, et lui dit "Laisse-nous, ma fille." Quand Europe eut fermĂ© la porte "Tiens, voici ce qu'il m'Ă©crit", reprit-elle en tendant Ă Lucien une lettre que Carlos venait d'envoyer et que Lucien lut Ă haute voix. "Vous partirez demain Ă cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forĂÂȘt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier Ă©tage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu'Ă ce que je le permette, vous n'y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sĂ»rs. N'Ă©crivez pas Ă Lucien. Ne vous mettez pas Ă la fenĂÂȘtre pendant le jour; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissĂ©s pendant la route il s'agit de la vie de Lucien. "Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brĂ»lez ceci devant lui..." Lucien brĂ»la sur-le-champ ce billet Ă la flamme d'une bougie. - Ecoute, mon Lucien, dit Esther aprĂšs avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel Ă©coute celle de son arrĂÂȘt de mort, je ne te dirai pas que je t'aime, ce serait une bĂÂȘtise... Voici cinq ans bientĂÂŽt qu'il me semble aussi naturel de t'aimer que de respirer, de vivre... Le premier jour oĂÂč mon bonheur a commencĂ© sous la protection de cet ĂÂȘtre inexplicable, qui m'a mise ici comme on met une petite bĂÂȘte curieuse dans une cage, j'ai su que tu devais te marier. Le mariage est un Ă©lĂ©ment nĂ©cessaire de ta destinĂ©e, et Dieu me garde d'arrĂÂȘter les dĂ©veloppements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t'ennuierai point; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent Ă l'aide d'un rĂ©chaud de charbon, j'en ai eu assez d'une fois; et, deux fois, ça Ă©coeure, comme dit Mariette. Non je m'en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m'a promis de m'apprendre Ă mourir tranquillement. On se pique, paf! tout est fini. Je ne demande qu'une seule chose, mon ange adorĂ©, c'est de ne pas ĂÂȘtre trompĂ©e. J'ai mon compte de la vie j'ai eu, depuis le jour oĂÂč je t'ai vu en 1824, jusqu'aujourd'hui, plus de bonheur qu'il n'en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis une femme aussi forte que faible. Dis-moi "Je me marie". Je ne te demande plus qu'un adieu bien tendre, et tu n'entendras plus jamais parler de moi... Il y eut un moment de silence aprĂšs cette dĂ©claration, dont la sincĂ©ritĂ© ne peut se comparer qu'Ă la naĂÂŻvetĂ© des gestes et de l'accent. - S'agit-il de ton mariage? dit-elle en plongeant un de ces regards fascinateurs et brillants, comme la lame d'un poignard dans les yeux bleus de Lucien. - Voici dix-huit mois que nous travaillons Ă mon mariage, et il n'est pas encore conclu, rĂ©pondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure; mais il ne s'agit pas de cela, ma chĂšre petite... il s'agit de l'abbĂ©, de moi, de toi... nous sommes sĂ©rieusement menacĂ©s... Nucingen t'a vue... - Oui, dit-elle, Ă Vincennes, il m'a donc reconnue?... - Non, rĂ©pondit Lucien, mais il est amoureux de toi Ă en perdre sa caisse. AprĂšs dĂner, quand il t'a dĂ©peinte en parlant de votre rencontre, j'ai laissĂ© Ă©chapper un sourire involontaire, imprudent, car je suis au milieu du monde comme le sauvage au milieu des piĂšges d'une tribu ennemie. Carlos, qui m'Ă©vite la peine de penser, trouve cette situation dangereuse, il se charge de rouer Nucingen si Nucingen s'avise de nous espionner, et le baron en est bien capable; il m'a parlĂ© de l'impuissance de la police. Tu as allumĂ© un incendie dans une vieille cheminĂ©e pleine de suie... - Et que veut faire ton Espagnol? dit Esther tout doucement. - Je n'en sais rien, il m'a dit de dormir sur mes deux oreilles, rĂ©pondit Lucien sans oser regarder Esther. - S'il en est ainsi, j'obĂ©is avec cette soumission canine dont je fais profession, dit Esther qui passa son bras Ă celui de Lucien et l'emmena dans sa chambre en lui disant "As-tu bien dĂnĂ©, mon Lulu, chez cet infĂÂąme Nucingen?" - La cuisine d'Asie empĂÂȘche de trouver un dĂner bon, quelque cĂ©lĂšbre que soit le chef de la maison oĂÂč l'on dĂne; mais CarĂÂȘme avait fait le dĂner comme tous les dimanches. Lucien comparait involontairement Esther Ă Clotilde. La maĂtresse Ă©tait si belle, si constamment charmante qu'elle n'avait pas encore laissĂ© approcher le monstre qui dĂ©vore les plus robustes amours la satiĂ©tĂ©! - Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes! d'un cĂÂŽtĂ©, la poĂ©sie, la voluptĂ©, l'amour, le dĂ©vouement, la beautĂ©, la gentillesse... Esther furetait comme furĂštent les femmes avant de se coucher, elle allait et revenait, elle papillonnait en chantant. Vous eussiez dit d'un colibri. - ...De l'autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde!... Et aucun moyen de les rĂ©unir en une seule personne! s'Ă©cria Lucien. Le lendemain, Ă sept heures du matin, en s'Ă©veillant dans cette charmante chambre rose et blanche, le poĂšte se trouva seul. Quand il eut sonnĂ©, la fantastique Europe accourut. - Que veut monsieur? - Esther! - Madame est partie Ă quatre heures trois quarts. D'aprĂšs les ordres de monsieur l'abbĂ©, j'ai reçu franc de port un nouveau visage. - Une femme?... - Non, monsieur, une Anglaise... une de ces femmes qui vont en journĂ©e la nuit, et nous avons ordre de la traiter comme si c'Ă©tait madame qu'est-ce que monsieur veut faire de cette bringue-lĂ ?... Pauvre madame, a-t-elle pleurĂ© quand elle est montĂ©e en voiture... "Enfin, il le faut!... s'est-elle Ă©criĂ©e. J'ai quittĂ© ce pauvre chat pendant qu'il dormait, m'a-t-elle dit en essuyant ses larmes; Europe, s'il m'avait regardĂ©e ou s'il avait prononcĂ© mon nom, je serais restĂ©e, quitte Ă mourir avec lui..." Tenez, monsieur, j'aime tant madame, que je ne lui ai pas montrĂ© sa remplaçante; il y a bien des femmes de chambre qui lui en auraient donnĂ© le crĂšve-coeur. - L'inconnue est donc lĂ ?... - Mais, monsieur, elle Ă©tait dans la voiture qui a emmenĂ© madame, et je l'ai cachĂ©e dans ma chambre, selon ses instructions... - Est-elle bien? - Aussi bien que peut l'ĂÂȘtre une femme d'occasion, mais elle n'aura pas de peine Ă jouer son rĂÂŽle, si monsieur y met du sien, dit Europe en s'en allant chercher la fausse Esther. Monsieur de Nucingen Ă l'oeuvre La veille, avant de se coucher, le tout-puissant banquier avait donnĂ© ses ordres Ă son valet de chambre qui, dĂšs sept heures, introduisait le fameux Louchard, le plus habile des Gardes du Commerce dans un petit salon oĂÂč vint le baron en robe de chambre et en pantoufles... - Fus fus ĂÂȘdes moguĂ© te moi! dit-il en rĂ©ponse aux salutations du Garde. - ĂâĄa ne pouvait pas ĂÂȘtre autrement, monsieur le baron. Je tiens Ă ma Charge, et j'ai eu l'honneur de vous dire que je ne pouvais pas me mĂÂȘler d'une affaire Ă©trangĂšre Ă mes fonctions. Que vous ai-je promis? de vous mettre en relation avec celui de nos agents qui m'a paru le plus capable de vous servir. Mais monsieur le baron connaĂt les dĂ©marcations qui existent entre les gens de diffĂ©rents mĂ©tiers... Quand on bĂÂątit une maison, on ne fait pas faire Ă un menuisier ce qui regarde le serrurier. Eh! bien, il y a deux polices la Police Politique, la Police Judiciaire. Jamais les agents de la Police Judiciaire ne se mĂÂȘlent de la Police Politique, et vice versa. Si vous vous adressiez au chef de la Police Politique, il lui faudrait une autorisation du ministre pour s'occuper de votre affaire, et vous n'oseriez pas l'expliquer au Directeur gĂ©nĂ©ral de la police du Royaume. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. Ainsi personne, au MinistĂšre de l'IntĂ©rieur ou Ă la PrĂ©fecture, ne marche que dans l'intĂ©rĂÂȘt de l'Etat ou dans l'intĂ©rĂÂȘt de la Justice. S'agit-il d'un complot ou d'un crime, eh! mon Dieu, les chefs vont ĂÂȘtre Ă vos ordres; mais comprenez donc, monsieur le baron, qu'ils ont d'autres chats Ă fouetter que de s'occuper des cinquante mille amourettes de Paris. Quant Ă nous autres, nous ne devons nous mĂÂȘler que de l'arrestation des dĂ©biteurs; et dĂšs qu'il s'agit d'autre chose, nous nous exposons Ă©normĂ©ment dans le cas oĂÂč nous troublerions la tranquillitĂ© de qui que ce soit. Je vous ai envoyĂ© un de mes gens, mais en vous disant que je n'en rĂ©pondais pas; vous lui avez dit de vous trouver une femme dans Paris, Contenson vous a carottĂ© un billet de mille, sans seulement se dĂ©ranger. Autant valait chercher une aiguille dans la riviĂšre que de chercher dans Paris une femme soupçonnĂ©e d'aller au bois de Vincennes, et dont le signalement ressemblait Ă celui de toutes les jolies femmes de Paris. - Gondanzon Contenson, dit le baron, ne bouffait-ile bas me tire la fĂ©ridĂ©, au lier te me garodder ein pilet te mile vrancs? - Ecoutez, monsieur le baron, dit Louchard, voulez-vous me donner mille Ă©cus, je vais vous donner... vous vendre un conseil. - Faud-il mile Ă©gus le gonzeil? demanda Nucingen. - Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, rĂ©pondit Louchard. Vous ĂÂȘtes amoureux, vous voulez dĂ©couvrir l'objet de votre passion, vous en sĂ©chez comme une laitue sans eau. Il est venu chez vous hier, m'a dit votre valet de chambre, deux mĂ©decins qui vous trouvent en danger; moi seul puis vous mettre entre les mains d'un homme habile.... Eh! que diable! si votre vie ne valait pas mille Ă©cus... - Tiddes-moi le nom de cedde ĂÂŽme habile, et gondez sir ma chĂ©nĂ©rositĂ©! Louchard prit son chapeau, salua, s'en alla. - Tiaple t'homme! s'Ă©cria Nucingen, fennez?... dennez - Prenez garde, dit Louchard avant de prendre l'argent, que je vous vends purement et simplement un renseignement. Je vous donnerai le nom, l'adresse du seul homme capable de vous servir, mais c'est un maĂtre... - Fa de vaire viche! s'Ă©cria Nucingen, il n'y a que le nom te Varschild qui faille mile Ă©gus, ed encore quant ille ette zignĂ© au pas t'ein pilet... - Ch'ovre mile vrancs? Louchard, petit finaud qui n'avait pu traiter d'aucune charge d'avouĂ©, de notaire, d'huissier, ni d'agréé, guigna le baron d'une maniĂšre significative. - Pour vous, c'est mille Ă©cus ou rien, vous les reprendrez en quelques secondes Ă la Bourse, lui dit-il. - Ch'ovre mile vrancs!... rĂ©pĂ©ta le baron. - Vous marchanderiez une mine d'or! dit Louchard en saluant et se retirant. - Ch'aurai l'attresse pir ein pilet de sainte sant vrancs, s'Ă©cria le baron qui dit Ă son valet de chambre de lui envoyer son secrĂ©taire. Turcaret n'existe plus. Aujourd'hui le plus grand comme le plus petit banquier dĂ©ploie son astuce dans les moindres choses il marchande les arts, la bienfaisance, l'amour, il marchanderait au pape une absolution. Ainsi en Ă©coutant parler Louchard, Nucingen avait rapidement pensĂ© que Contenson, Ă©tant le bras droit du Garde du Commerce, devait savoir l'adresse de ce MaĂtre en espionnage. Contenson lĂÂącherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille Ă©cus. Cette rapide combinaison prouve Ă©nergiquement que si le coeur de cet homme restait envahi par l'amour, la tĂÂȘte restait encore celle d'un Loup-cervier. - HĂÂąlez fis-mĂÂȘme, mennesier, dit le baron Ă son secrĂ©taire, ghez Condanzon, l'esbion te Lichart, le Carte ti Gommerce, maisse hĂÂąlez an gaprioledde, pien fidde, et hamnez-leu eingondinend. Chattends!... Vus basserez bar la borde ti chartin. - Foissi la gleve, gar il edde idile que berzonne ne foye cet homme-lĂ ghez moi. Fous l'introtuirez tans la bedide paffillon ti chartin. DĂÂągez te vaire ma gommission afec indellichance. On vint parler d'affaires Ă Nucingen; mais il attendait Contenson, il rĂÂȘvait d'Esther, il se disait qu'avant peu de temps il reverrait la femme Ă laquelle il avait dĂ» des Ă©motions inespĂ©rĂ©es. Et il renvoya tout le monde avec des paroles vagues, avec des promesses Ă double sens. Contenson lui paraissait l'ĂÂȘtre le plus important de Paris, il regardait Ă tout moment dans son jardin. Enfin, aprĂšs avoir donnĂ© l'ordre de fermer sa porte, il se fit servir son dĂ©jeuner dans le pavillon qui se trouvait Ă l'un des angles de son jardin. Dans les bureaux, la conduite, les hĂ©sitations du plus madrĂ©, du plus clairvoyant, du plus politique des banquiers de Paris, paraissaient inexplicables. - Qu'a donc le patron? disait un Agent de change Ă l'un des premiers commis. - On ne sait pas, il paraĂt que sa santĂ© donne des inquiĂ©tudes; hier, madame la baronne a rĂ©uni les docteurs Desplein et Bianchon... Un jour, des Ă©trangers voulurent voir Newton dans un moment oĂÂč il Ă©tait occupĂ© Ă mĂ©dicamenter un de ses chiens nommĂ© Beauty, qui lui perdit, comme on sait, un immense travail, et Ă laquelle Beauty Ă©tait une chienne il ne dit pas autre chose que "Ah! Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de dĂ©truire..." Les Ă©trangers s'en allĂšrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. Quand le marĂ©chal de Richelieu vint saluer Louis XV, aprĂšs la prise de Mahon, un des plus grands faits d'armes du dix-huitiĂšme siĂšcle, le Roi lui dit "Vous savez la grande nouvelle?... ce pauvre Lansmatt est mort!" Lansmatt Ă©tait un concierge au fait des intrigues du Roi. Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu'ils avaient Ă Contenson. Cet espion fut cause que Nucingen laissa conclure une affaire immense oĂÂč sa part Ă©tait faite et qu'il leur abandonna. Tous les jours le Loup-cervier pouvait viser une fortune avec l'artillerie de la SpĂ©culation, tandis que l'Homme Ă©tait aux ordres du bonheur! Contenson Le cĂ©lĂšbre banquier prenait du thĂ©, grignotait quelques tartines de beurre en homme dont les dents n'Ă©taient plus aiguisĂ©es par l'appĂ©tit depuis longtemps, quand il entendit une voiture arrĂÂȘtant Ă la petite porte de son jardin. BientĂÂŽt le secrĂ©taire de Nucingen lui prĂ©senta Contenson, qu'il n'avait pu trouver que dans un cafĂ© prĂšs de Sainte-PĂ©lagie, oĂÂč l'agent dĂ©jeunait du pourboire donnĂ© par un dĂ©biteur incarcĂ©rĂ© avec certains Ă©gards qui se paient. Contenson, voyez-vous, Ă©tait tout un poĂšme, un poĂšme parisien. A son aspect, vous eussiez devinĂ© de prime abord que le Figaro de Beaumarchais, le Mascarille de MoliĂšre, les Frontin de Marivaux et les Lafleur de Dancourt, ces grandes expressions de l'audace dans la friponnerie, de la ruse aux abois, du stratagĂšme renaissant de ses ficelles coupĂ©es, sont quelque chose de mĂ©diocre en comparaison de ce colosse d'esprit et de misĂšre. Quand, Ă Paris, vous rencontrez un type, ce n'est plus un homme, c'est un spectacle! ce n'est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences! Cuisez trois fois dans un four un buste de plĂÂątre, vous obtenez une espĂšce d'apparence bĂÂątarde de bronze florentin; eh! bien, les Ă©clairs de malheurs innombrables, les nĂ©cessitĂ©s de positions terribles avaient bronzĂ© la tĂÂȘte de Contenson comme si la lueur d'un four eĂ»t, par trois fois, dĂ©teint sur son visage. Les rides trĂšs pressĂ©es ne pouvaient plus se dĂ©plisser, elles formaient des plis Ă©ternels, blancs au fond. Cette figure jaune Ă©tait tout rides. Le crĂÂąne, semblable Ă celui de Voltaire, avait l'insensibilitĂ© d'une tĂÂȘte de mort, et, sans quelques cheveux Ă l'arriĂšre, on eĂ»t doutĂ© qu'il fĂ»t celui d'un homme vivant. Sous un front immobile, s'agitaient sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposĂ©s sous verre Ă la porte d'un magasin de thĂ©, des yeux factices qui jouent la vie, et dont l'expression ne change jamais. Le nez, camus comme celui de la mort, narguait le Destin, et la bouche, serrĂ©e comme celle d'un avare, Ă©tait toujours ouverte et nĂ©anmoins discrĂšte comme le rictus d'une boite Ă lettres. Calme comme un sauvage, les mains hĂÂąlĂ©es, Contenson, petit homme sec et maigre, avait cette attitude diogĂ©nique pleine d'insouciance qui ne peut jamais se plier aux formes du respect. Et quels commentaires de sa vie et de ses moeurs n'Ă©taient pas Ă©crits dans son costume, pour ceux qui savent dĂ©chiffrer un costume?... Quel pantalon surtout!... un pantalon de recors, noir et luisant comme l'Ă©toffe dite voile avec laquelle on fait les robes d'avocats!... un gilet achetĂ© au Temple, mais Ă chĂÂąle et brodĂ©!... un habit d'un noir rouge!... Et tout cela brossĂ©, quasi propre, ornĂ© d'une montre attachĂ©e par une chaĂne en chrysocale. Contenson laissait voir une chemise de percale jaune, plissĂ©e, sur laquelle brillait un faux diamant en Ă©pingle! Le col de velours ressemblait Ă un carcan, sur lequel dĂ©bordaient les plis rouges d'une chair de caraĂÂŻbe. Le chapeau de soie Ă©tait luisant comme du satin, mais la coiffe eĂ»t rendu de quoi faire deux lampions si quelque Ă©picier l'eĂ»t achetĂ© pour le faire bouillir. Ce n'est rien que d'Ă©numĂ©rer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l'excessive prĂ©tention que Contenson savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l'habit, dans le cirage tout frais des bottes Ă semelles entrebĂÂąillĂ©es, qu'aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mĂ©lange de tons si divers, un homme d'esprit aurait compris, Ă l'aspect de Contenson, que, si au lieu d'ĂÂȘtre mouchard il eĂ»t Ă©tĂ© voleur, toutes ces guenilles, au lieu d'attirer le sourire sur les lĂšvres, eussent fait frissonner d'horreur. Sur le costume, un observateur se fĂ»t dit "VoilĂ un homme infĂÂąme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soĂ»le pas, mais il ne triche pas, ce n'est ni un voleur, ni un assassin." Et Contenson Ă©tait vraiment indĂ©finissable jusqu'Ă ce que le mot espion fĂ»t venu dans la pensĂ©e. Cet homme avait fait autant de mĂ©tiers inconnus qu'il y en a de connus. Le fin sourire de ses lĂšvres pĂÂąles, le clignement de ses yeux verdĂÂątres, la petite grimace de son nez camus, disaient qu'il ne manquait pas d'esprit. Il avait un visage de fer blanc, et l'ĂÂąme devait ĂÂȘtre comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie Ă©taient-ils des grimaces arrachĂ©es par la politesse, plutĂÂŽt que l'expression de ses mouvements intĂ©rieurs. Il eĂ»t effrayĂ©, s'il n'eĂ»t pas fait tant rire. Contenson, un des plus curieux produits de l'Ă©cume qui surnage aux bouillonnements de la cuve parisienne, oĂÂč tout est en fermentation, se piquait surtout d'ĂÂȘtre philosophe. Il disait sans amertume "J'ai de grands talents, mais on les a pour rien, c'est comme si j'Ă©tais un crĂ©tin!" Et il se condamnait au lieu d'accuser les hommes. Trouvez beaucoup d'espions qui n'aient pas plus de fiel que n'en avait Contenson? - Les circonstances sont contre nous, rĂ©pĂ©tait-il Ă ses chefs, nous pouvions ĂÂȘtre du cristal, nous restons grain de sable, voilĂ tout. Son cynisme en fait de costume avait un sens, il ne tenait pas plus Ă son habillement de ville que les acteurs ne tiennent au leur; il excellait Ă se dĂ©guiser, Ă se grimer; il eĂ»t donnĂ© des leçons Ă FrĂ©dĂ©rick LemaĂtre, car il pouvait se faire dandy quand il le fallait. Il avait dĂ» jadis dans la jeunesse appartenir Ă la sociĂ©tĂ© dĂ©braillĂ©e des gens Ă petites maisons. Il manifestait une profonde antipathie pour la Police Judiciaire, car il avait appartenu sous l'Empire Ă la police de FouchĂ©, qu'il regardait comme un grand homme. Depuis la suppression du MinistĂšre de la Police, il avait pris pour pis-aller la partie des arrestations commerciales; mais ses capacitĂ©s connues, sa finesse en faisaient un instrument prĂ©cieux, et les chefs inconnus de la Police Politique avaient maintenu son nom sur leurs listes. Contenson, de mĂÂȘme que ses camarades, n'Ă©tait qu'un des comparses du drame dont les premiers rĂÂŽles appartenaient Ă leurs chefs, quand il s'agissait d'un travail politique. Jusqu'oĂÂč la passion conduit - HĂÂąlĂ©s fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrĂ©taire par un geste. - Pourquoi cet homme est-il dans un hĂÂŽtel et moi dans un garni..., se disait Contenson. Il a trois fois rouĂ© ses crĂ©anciers, il a volĂ©, moi je n'ai jamais pris un denier... J'ai plus de talent qu'il n'en a... - Gondanson, mon bedid, dit le baron, vĂ»s m'affesse garoddĂ© ein pilet de mile vrancs... - Ma maĂtresse devait Ă Dieu et au diable... - Ti has eine maĂtresse? s'Ă©cria Nucingen en regardant Contenson avec une admiration mĂÂȘlĂ©e d'envie. - Je n'ai que soixante-six ans, rĂ©pondit Contenson en homme que le Vice avait maintenu jeune, comme un fatal exemple - Et que vaid-elle? - Elle m'aide, dit Contenson. Quand on est voleur et qu'on est aimĂ© par une honnĂÂȘte femme, ou elle devient voleuse, ou l'on devient honnĂÂȘte homme. Moi, je suis restĂ© mouchard. - Ti has pessoin t'archant, tuchurs! demanda Nucingen. Toujours, rĂ©pondit Contenson en souriant, c'est mon Ă©tat d'en dĂ©sirer, comme le vĂÂŽtre est d'en gagner; nous pouvons nous entendre ramassez-m'en, je me charge de le dĂ©penser. Vous serez le puits et moi le seau... - Feux-tu cagner ein pilet te saint sante vrancs? - Belle question! mais suis-je bĂÂȘte?... Vous ne me l'offrez pas pour rĂ©parer l'injustice de la fortune Ă mon Ă©gard. - Di tutte, chĂ© le choins au pilet te mile kĂ© ti m'has ghibbĂ©; ça vait kinse sante vrancs ke che de tonne. - Bien, vous me donnez les mille francs que j'ai pris, et vous ajoutez cinq cents francs... - C'esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tĂÂȘte. - ĂâĄa ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. - A tonner?... rĂ©pondit le baron. - A prendre. Eh! bien, contre quelle valeur monsieur le baron Ă©change-t-il cela? - On m'a did qu'il y affait Ă Baris ein ĂÂŽme gapable te tĂ©goufrir la phĂÂąme que chaime, et que tu sais son hatresse... Envin ein maĂdre en esbionache? - C'est vrai... - Eh! pien, tonne moi l'hatresse, et ti hĂÂąs les saint sante vrancs. - Voir? rĂ©pondit vivement Contenson. - Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche. - Eh! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main. - Tonnant, tonnant, hĂÂąlons foir l'ĂÂŽme, et ti bas l'archant, gar ti bourrais me fendre peaugoup t'atresses Ă ce prix-lĂ . Contenson se mit Ă rire. - Au fait, vous avez le droit de penser cela de moi, dit-il ayant l'air de se gourmander. Plus notre Ă©tat est canaille, plus il y faut de probitĂ©. Mais, voyez-vous, monsieur le baron, mettez six cents francs, et je vous donnerai un bon conseil. - Tonne, et vie-toi Ă ma chenerosidĂ©... - Je me risque, dit Contenson; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites Allons, marchons!... Vous ĂÂȘtes riche, vous croyez que tout cĂšde Ă l'argent. L'argent est bien quelque chose. Mais avec de l'argent, selon les deux ou trois hommes forts de notre partie, on n'a que des hommes. Et il existe des choses, auxquelles on ne pense point, qui ne peuvent pas s'acheter!... On ne soudoie pas le hasard. Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture? on sera rencontrĂ©. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi. - Frai? dit le baron. - Dame! oui, monsieur. C'est un fer Ă cheval ramassĂ© dans la rue qui a menĂ© le PrĂ©fet de police Ă la dĂ©couverte de la machine infernale. Eh! bien, quand nous irions ce soir, Ă la nuit, en fiacre chez monsieur de Saint-Germain, il ne se soucierait pas plus de vous voir entrant chez lui que vous d'ĂÂȘtre vu y allant. - C'esd chiste, dit le baron. - Ah! c'est le fort des forts, le second du fameux Corentin, le bras droit de FouchĂ©, que d'aucuns disent son fils naturel, il l'aurait eu Ă©tant prĂÂȘtre; mais c'est des bĂÂȘtises FouchĂ© savait ĂÂȘtre prĂÂȘtre, comme il a su ĂÂȘtre ministre. Eh! bien, vous ne ferez pas travailler cet homme-lĂ , voyez-vous, Ă moins de dix billets de mille francs... pensez-y... Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. Je devrai prĂ©venir monsieur de Saint-Germain, et il vous assignera quelque rendez-vous dans un, endroit oĂÂč personne ne pourra rien voir ni rien entendre, car il court des dangers Ă faire de la police pour le compte des particuliers. Mais, que voulez-vous?... c'est un brave homme, le roi des hommes, et un homme qui a essuyĂ© de grandes persĂ©cutions, et pour avoir sauvĂ© la France, encore!... comme moi, comme tous ceux qui l'ont sauvĂ©e! - Ai pien, di m'Ă©griras l'hire tu Percher, dit le baron en souriant de cette vulgaire plaisanterie. - Monsieur le baron ne me graisse pas la patte?... dit Contenson avec un air Ă la fois humble et menaçant. - Chan, cria le baron Ă son jardinier, fa temanter fint vrancs Ă Cheorche, et abborde-les moi... - Si monsieur le baron n'a pas d'autres renseignements que ceux qu'il m'a donnĂ©s, je doute cependant que le maĂtre puisse lui ĂÂȘtre utile. - Chen ai t'audres! rĂ©pondit le baron d'un air fin. - J'ai l'honneur de saluer monsieur le baron, dit Contenson en prenant la piĂšce de vingt francs, j'aurai l'honneur de venir dire Ă Georges oĂÂč monsieur devra se trouver ce soir, car il ne faut jamais rien Ă©crire en bonne police. - C'edde trolle gomme ces caillarts onte de l'esbrit, se dit le baron, c'edde en bolice, dou gomme tans les avvaires. Le pĂšre des CanquoĂlles En quittant le baron, Contenson alla tranquillement de la rue Saint-Lazare Ă la rue Saint-HonorĂ©, jusqu'au cafĂ© David; il y regarda par les carreaux et aperçut un vieillard connu lĂ sous le nom de pĂšre CanquoĂlle. Le cafĂ© David, situĂ© rue de la Monnaie au coin de la rue Saint-HonorĂ©, a joui pendant les trente premiĂšres annĂ©es de ce siĂšcle d'une sorte de cĂ©lĂ©britĂ©, circonscrite d'ailleurs au quartier dit des Bourdonnais. LĂ se rĂ©unissaient les vieux nĂ©gociants retirĂ©s ou les gros commerçants encore en exercice les Camusot, les Lebas, les Pillerault les Popinot, quelques propriĂ©taires comme le petit pĂšre Molineux. On y voyait de temps en temps le vieux pĂšre Guillaume qui y venait de la rue du Colombier. On y parlait politique entre soi, mais prudemment, car l'opinion du cafĂ© David Ă©tait le libĂ©ralisme. On s'y racontait les cancans du quartier, tant les hommes Ă©prouvent le besoin de se moquer les uns des autres!... Ce cafĂ©, comme tous les cafĂ©s d'ailleurs, avait son personnage original dans ce pĂšre CanquoĂlle, qui y venait depuis l'annĂ©e 1811, et qui paraissait ĂÂȘtre si parfaitement en harmonie avec les gens probes rĂ©unis lĂ , que personne ne se gĂÂȘnait pour parler politique en sa prĂ©sence. Quelquefois ce bonhomme, dont la simplicitĂ© fournissait beaucoup de plaisanteries aux habituĂ©s, avait disparu pour un ou deux mois; mais ses absences, toujours -attribuĂ©es Ă ses infirmitĂ©s ou Ă sa vieillesse, car il parut dĂšs 1811 avoir passĂ© l'ĂÂąge de soixante ans, n'Ă©tonnaient jamais personne. - Qu'est donc devenu le pĂšre CanquoĂlle?... disait-on Ă la dame du comptoir. - J'ai dans l'idĂ©e, rĂ©pondait-elle, qu'un beau jour nous apprendrons sa mort par les Petites-Affiches. Le pĂšre CanquoĂlle donnait dans sa prononciation un perpĂ©tuel certificat de son origine, il disait une estatue, espĂ©cialle, le peuble et ture pour turc. Son nom Ă©tait celui d'un petit bien appelĂ© Les CanquoĂlles, mot qui signifie hanneton dans quelques provinces, et situĂ© dans le dĂ©partement de Vaucluse, d'oĂÂč il Ă©tait venu. On avait fini par dire CanquoĂlle au lieu de des CanquoĂlles, sans que le bonhomme s'en fĂÂąchĂÂąt, la noblesse lui semblait morte en 1793; d'ailleurs le fief des CanquoĂlles ne lui appartenait pas, il Ă©tait cadet d'une branche cadette. Aujourd'hui la mise du pĂšre CanquoĂlle semblerait Ă©trange; mais de 1811 Ă 1820, elle n'Ă©tonnait personne. Ce vieillard portait des souliers Ă boucles en acier Ă facettes, des bas de soie Ă raies circulaires alternativement blanches et bleues, une culotte en pou-de-soie Ă boucles ovales pareilles Ă celle des souliers, quant Ă la façon. Un gilet blanc Ă broderie, un vieil habit de drap verdĂÂątre-marron Ă boutons de mĂ©tal et une chemise Ă jabot plissĂ© dormant complĂ©taient ce costume. A moitiĂ© du jabot brillait un mĂ©daillon en or oĂÂč se voyait sous verre un petit temple en cheveux, une de ces adorables petitesses de sentiment qui rassurent les hommes, tout comme un Ă©pouvantail effraie les moineaux. La plupart des hommes, comme les animaux, s'effraient et se rassurent avec des riens. La culotte du pĂšre CanquoĂlle se soutenait par une boucle qui, selon la mode du dernier siĂšcle, la serrait au-dessus de l'abdomen. De la ceinture pendaient parallĂšlement deux chaĂnes d'acier composĂ©es de plusieurs chaĂnettes, et terminĂ©es par un paquet de breloques. Sa cravate blanche Ă©tait tenue par derriĂšre au moyen d'une petite boucle en or. Enfin sa tĂÂȘte neigeuse et poudrĂ©e se parait encore, en 1816, du tricorne municipal que portait aussi monsieur Try, PrĂ©sident du tribunal. Ce chapeau, si cher au vieillard, le pĂšre CanquoĂlle l'avait remplacĂ© depuis peu le bonhomme crut devoir ce sacrifice Ă son temps par cet ignoble chapeau rond contre lequel personne n'ose rĂ©agir. Une petite queue, serrĂ©e dans un ruban, dĂ©crivait dans le dos de l'habit une trace circulaire oĂÂč la crasse disparaissait sous une fine tombĂ©e de poudre. En vous arrĂÂȘtant au trait distinctif du visage, un nez plein de gibbositĂ©s, rouge et digne de figurer dans un plat de truffes, vous eussiez supposĂ© un caractĂšre facile, niais et dĂ©bonnaire Ă cet honnĂÂȘte vieillard essentiellement gobe-mouche, et vous en eussiez Ă©tĂ© la dupe, comme tout le cafĂ© David, oĂÂč jamais personne n'avait examinĂ© le front observateur, la bouche sardonique et les yeux froids de ce vieillard dodelinĂ© par les vices, calme comme un Vitellius dont le ventre impĂ©rial reparaissait, pour ainsi dire, palingĂ©nĂ©siquement. En 1816, un jeune commis voyageur, nommĂ© Gaudissart, habituĂ© du cafĂ© David, se grisa de onze heures Ă minuit avec un officier Ă demi-solde. Il eut l'imprudence de parler d'une conspiration ourdie contre les Bourbons, assez sĂ©rieuse et prĂšs d'Ă©clater. On ne voyait plus dans le cafĂ© que le pĂšre CanquoĂlle qui semblait endormi, deux garçons qui sommeillaient, et la dame du comptoir. Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrĂÂȘtĂ© la conspiration Ă©tait dĂ©couverte. Deux hommes pĂ©rirent sur l'Ă©chafaud. Ni Gaudissart, ni personne ne soupçonna jamais le brave pĂšre CanquoĂlle d'avoir Ă©ventĂ© la mĂšche. On renvoya les garçons, on s'observa pendant un an, et l'on s'effraya de la Police, de concert avec le pĂšre CanquoĂlle qui parlait de dĂ©serter le cafĂ© David, tant il avait horreur de la police. Contenson entra dans le cafĂ©, demanda un petit verre d'eau-de-vie, ne regarda pas le pĂšre CanquoĂlle occupĂ© Ă lire les journaux; seulement, quand il eut lampĂ© son verre d'eau-de-vie, il prit la piĂšce d'or du baron, et appela le garçon en frappant trois coups secs sur la table. La dame du comptoir et le garçon examinĂšrent la piĂšce d'or avec un soin trĂšs injurieux pour Contenson; mais leur dĂ©fiance Ă©tait autorisĂ©e par l'Ă©tonnement que causait Ă tous les habituĂ©s l'aspect de Contenson. - Cet or est-il le produit d'un vol ou d'un assassinat?... Telle Ă©tait la pensĂ©e de quelques esprits forts et clairvoyants qui regardaient Contenson par-dessous leurs lunettes tout en ayant l'air de lire leur journal. Contenson, qui voyait tout et ne s'Ă©tonnait jamais de rien, s'essuya dĂ©daigneusement les lĂšvres avec un foulard oĂÂč il n'y avait que trois reprises, reçut le reste de sa monnaie, empocha tous les gros sous dans son gousset dont la doublure, jadis blanche, Ă©tait aussi noire que le drap du pantalon, et n'en laissa pas un seul au garçon. - Quel gibier de potence! dit le pĂšre CanquoĂlle Ă monsieur Pillerault son voisin. - Bah! rĂ©pondit Ă tout le cafĂ© monsieur Camusot qui seul n'avait pas montrĂ© le moindre Ă©tonnement, c'est Contenson, le bras droit de Louchard, notre Garde du Commerce. Les drĂÂŽles ont peut-ĂÂȘtre quelqu'un Ă pincer dans le quartier... Un quart d'heure aprĂšs, le bonhomme CanquoĂlle se leva, prit son parapluie, et s'en alla tranquillement. N'est-il pas nĂ©cessaire d'expliquer quel homme terrible et profond se cachait sous l'habit du pĂšre CanquoĂlle, de mĂÂȘme que l'abbĂ© Carlos recĂ©lait Vautrin? Ce MĂ©ridional, nĂ© aux CanquoĂlles, le seul domaine de sa famille, assez honorable d'ailleurs, avait nom Peyrade. Il appartenait en effet Ă la branche cadette de la maison de La Peyrade, une vieille mais pauvre famille du Comtat, qui possĂšde encore la petite terre de la Peyrade. Il Ă©tait venu, lui septiĂšme enfant, Ă pied Ă Paris, avec deux Ă©cus de six livres dans sa poche, en 1772, Ă l'ĂÂąge de dix-sept ans, poussĂ© par les vices d'un tempĂ©rament fougueux, par la brutale envie de parvenir qui attire tant de MĂ©ridionaux dans la capitale, quand ils ont compris que la maison paternelle ne pourra jamais fournir les rentes de leurs passions. On comprendra toute la jeunesse de Peyrade en disant qu'en 1782 il Ă©tait le confident, le hĂ©ros de la Lieutenance-gĂ©nĂ©rale de police, oĂÂč il fut trĂšs estimĂ© par messieurs Lenoir et d'Albert, les deux derniers lieutenants-gĂ©nĂ©raux. La RĂ©volution n'eut pas de police, elle n'en avait pas besoin. L'espionnage, alors assez gĂ©nĂ©ral, s'appela civisme. Le Directoire, gouvernement un peu plus rĂ©gulier que celui du ComitĂ© de Salut public, fut obligĂ© de reconstituer une police, et le Premier Consul acheva la crĂ©ation par la PrĂ©fecture de police et par le MinistĂšre de la Police gĂ©nĂ©rale. Peyrade, l'homme des traditions, crĂ©a le personnel, de concert avec un homme appelĂ© Corentin, beaucoup plus fort que Peyrade d'ailleurs, quoique plus jeune, et qui ne fut un homme de gĂ©nie que dans les souterrains de la police. En 1808, les immenses services que rendit Peyrade furent rĂ©compensĂ©s par sa nomination au poste Ă©minent de Commissaire gĂ©nĂ©ral de police Ă Anvers. Dans la pensĂ©e de NapolĂ©on, cette espĂšce de prĂ©fecture de police Ă©quivalait Ă un ministĂšre de la police chargĂ© de surveiller la Hollande. Au retour de la campagne de 1809, Peyrade fut enlevĂ© d'Anvers par un ordre du cabinet de l'Empereur, amenĂ© en poste Ă Paris entre deux gendarmes, et jetĂ© Ă la Force. Deux mois aprĂšs, il sortit de prison cautionnĂ© par son ami Corentin, aprĂšs avoir toutefois subi, chez le PrĂ©fet de police, trois interrogatoires de chacun six heures. Peyrade devait-il sa disgrĂÂące Ă l'activitĂ© miraculeuse avec laquelle il avait secondĂ© FouchĂ© dans la dĂ©fense des cĂÂŽtes de la France, attaquĂ©es par ce qu'on a, dans le temps, nommĂ© l'expĂ©dition de Walcheren, et dans laquelle le duc d'Otrante dĂ©ploya des capacitĂ©s dont s'effraya l'Empereur? Ce fut probable dans le temps pour FouchĂ©; mais aujourd'hui que tout le monde sait ce qui se passa dans ce temps au Conseil des ministres convoquĂ© par CambacĂ©rĂšs, c'est une certitude. Tous foudroyĂ©s par la nouvelle de la tentative de l'Angleterre, qui rendait Ă NapolĂ©on l'expĂ©dition de Boulogne, et surpris sans le maĂtre alors retranchĂ© dans l'Ăle de Lobau, oĂÂč l'Europe le croyait perdu, les ministres ne savaient quel parti prendre. L'opinion gĂ©nĂ©rale fut d'expĂ©dier un courrier Ă l'Empereur; mais FouchĂ© seul osa tracer le plan de campagne qu'il mit d'ailleurs Ă exĂ©cution. - "Agissez comme vous voudrez, lui dit CambacĂ©rĂšs; mais moi qui tiens Ă ma tĂÂȘte, j'expĂ©die un rapport Ă l'Empereur." On sait quel absurde prĂ©texte prit l'Empereur, Ă son retour, en plein Conseil d'Etat, pour disgracier son ministre et le punir d'avoir sauvĂ© la France sans lui. Depuis ce jour, l'Empereur doubla l'inimitiĂ© du prince de Talleyrand de celle du duc d'Otrante, les deux seuls grands politiques dus Ă la RĂ©volution, et qui peut-ĂÂȘtre eussent sauvĂ© NapolĂ©on en 1813. On prit, pour mettre Peyrade Ă l'Ă©cart, le vulgaire prĂ©texte de concussion il avait favorisĂ© la contrebande en partageant quelques profits avec le haut commerce. Ce traitement Ă©tait rude pour un homme qui devait le bĂÂąton de marĂ©chal du Commissariat gĂ©nĂ©ral Ă de grands services rendus. Cet homme, vieilli dans la pratique des affaires, possĂ©dait les secrets de tous les gouvernements depuis l'an 1775, Ă©poque de son entrĂ©e Ă la Lieutenance-gĂ©nĂ©rale de police. L'Empereur, qui se croyait assez fort pour crĂ©er des hommes Ă son usage, ne tint aucun compte des reprĂ©sentations qui lui furent faites plus tard en faveur d'un homme considĂ©rĂ© comme un des plus sĂ»rs, des plus habiles et des plus fins de ces gĂ©nies inconnus, chargĂ©s de veiller Ă la sĂ»retĂ© des Etats. Il crut pouvoir remplacer Peyrade par Contenson; mais Contenson Ă©tait alors absorbĂ© par Corentin Ă son profit. Peyrade fut d'autant plus cruellement atteint, que, libertin et gourmand, il se trouvait relativement aux femmes dans la situation d'un pĂÂątissier qui aimerait les friandises. Ses habitudes vicieuses Ă©taient devenues chez lui la nature mĂÂȘme il ne pouvait plus se passer de bien dĂner, de jouer, de mener enfin cette vie de grand seigneur sans faste Ă laquelle s'adonnent tous les gens de facultĂ©s puissantes, et qui se sont fait un besoin de distractions exorbitantes. Puis, il avait jusqu'alors grandement vĂ©cu sans jamais ĂÂȘtre tenu Ă reprĂ©sentation, mangeant Ă mĂÂȘme, car on ne comptait jamais ni avec lui ni avec Corentin, son ami. Cyniquement spirituel, il aimait d'ailleurs son Ă©tat, il Ă©tait philosophe. Enfin, un espion, Ă quelque Ă©tage qu'il soit dans la machine de la police, ne peut pas plus qu'un forçat revenir Ă une profession dite honnĂÂȘte ou libĂ©rale. Une fois marquĂ©s, une fois immatriculĂ©s, les espions et les condamnĂ©s ont pris, comme les diacres, un caractĂšre indĂ©lĂ©bile. Il est des ĂÂȘtres auxquels l'Etat Social imprime des destinations fatales. Pour son malheur, Peyrade s'Ă©tait amourachĂ© d'une jolie petite fille, un enfant qu'il avait la certitude d'avoir eu lui-mĂÂȘme d'une actrice cĂ©lĂšbre, Ă laquelle il rendit un service et qui en fut reconnaissante pendant trois mois. Peyrade, qui fit revenir son enfant d'Anvers, se vit donc sans ressources dans Paris, avec un secours annuel de douze cents francs accordĂ© par la PrĂ©fecture de police au vieil Ă©lĂšve de Lenoir. Il se logea rue des Moineaux, au quatriĂšme, dans un petit appartement de cinq piĂšces, pour deux cent cinquante francs. Les mystĂšres de la Police Si jamais un homme doit sentir l'utilitĂ©, les douceurs de l'amitiĂ©, n'est-ce pas le lĂ©preux moral appelĂ© par la foule un espion, par le peuple un mouchard, par l'administration un agent? Peyrade et Corentin Ă©taient donc amis comme Oreste et Pylade. Peyrade avait formĂ© Corentin, comme Vien forma David; mais l'Ă©lĂšve surpassa promptement le maĂtre. Ils avaient commis ensemble plus d'une expĂ©dition. Voir Une TĂ©nĂ©breuse Affaire. Peyrade, heureux d'avoir devinĂ© le mĂ©rite de Corentin, l'avait lancĂ© dans la carriĂšre en lui prĂ©parant un triomphe. Il força son Ă©lĂšve Ă se servir d'une maĂtresse qui le dĂ©daignait comme d'un hameçon Ă prendre un homme. Voir Les Chouans. Et Corentin avait Ă peine alors vingt-cinq ans!... Corentin, restĂ© l'un des gĂ©nĂ©raux dont le Ministre de la police est le ConnĂ©table, avait gardĂ©, sous le duc de Rovigo, la place Ă©minente qu'il occupait sous le duc d'Otrante. Or, il en Ă©tait alors de la Police GĂ©nĂ©rale comme de la Police Judiciaire. A chaque affaire un peu vaste, on passait des forfaits, pour ainsi dire, avec les trois, quatre ou cinq agents capables. Le ministre, instruit de quelque complot, averti de quelque machination, n'importe comment, disait Ă l'un des colonels de sa police "Que vous faut-il pour arriver Ă tel rĂ©sultat?" Corentin, Contenson rĂ©pondaient aprĂšs un mĂ»r examen "Vingt, trente, quarante mille francs." Puis, une fois l'ordre donnĂ© d'aller en avant, tous les moyens et les hommes Ă employer Ă©taient laissĂ©s au choix et au jugement de Corentin ou de l'agent dĂ©signĂ©. La Police judiciaire agissait d'ailleurs ainsi pour la dĂ©couverte des crimes avec le fameux Vidocq. La Police Politique, de mĂÂȘme que la Police Judiciaire, prenait ses hommes principalement parmi les agents connus, immatriculĂ©s, habituels, et qui sont comme les soldats de cette force secrĂšte si nĂ©cessaire aux gouvernements, malgrĂ© les dĂ©clamations des philanthropes ou des moralistes Ă petite morale. Mais l'excessive confiance due aux deux ou trois gĂ©nĂ©raux de la trempe de Peyrade et de Corentin impliquait, chez eux, le droit d'employer des personnes inconnues, toujours nĂ©anmoins Ă charge de rendre compte au MinistĂšre dans les cas graves. Or, l'expĂ©rience, la finesse de Peyrade Ă©taient trop prĂ©cieuses Ă Corentin, qui, la bourrasque de 1810 passĂ©e, employa son vieil ami, le consulta toujours, et subvint largement Ă ses besoins. Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois Ă Peyrade. De son cĂÂŽtĂ©, Peyrade rendit d'immenses services Ă Corentin. En 1816, Corentin, Ă propos de la dĂ©couverte de la conspiration oĂÂč devait tremper le bonapartiste Gaudissart, essaya de faire rĂ©intĂ©grer Peyrade Ă la Police GĂ©nĂ©rale du Royaume; mais une influence inconnue Ă©carta Peyrade. Voici pourquoi. Dans leur dĂ©sir de se rendre nĂ©cessaires, Peyrade, Corentin et Contenson, Ă l'instigation du duc d'Otrante, avaient organisĂ©, pour le compte de Louis XVIII, une Contre-Police dans laquelle Contenson et les agents de premiĂšre force furent employĂ©s. Louis XVIII mourut, instruit de secrets qui resteront des secrets pour les historiens les mieux informĂ©s. La lutte de la Police GĂ©nĂ©rale du Royaume et de la Contre-Police du Roi engendra d'horribles affaires dont le secret a Ă©tĂ© gardĂ© par quelques Ă©chafauds. Ce n'est ici ni le lieu ni l'occasion d'entrer dans des dĂ©tails Ă ce sujet, car les ScĂšnes de la Vie Parisienne ne sont pas les ScĂšnes de la Vie Politique; il suffit de faire apercevoir quels Ă©taient les moyens d'existence de celui qu'on appelait le bonhomme CanquoĂlle au cafĂ© David, par quels fils il se rattachait au pouvoir terrible et mystĂ©rieux de la Police. De 1817 Ă 1822, Corentin, Contenson, Peyrade et leurs agents eurent pour mission d'espionner souvent le Ministre lui-mĂÂȘme. Ceci peut expliquer pourquoi le MinistĂšre refusa d'employer Peyrade et Contenson sur qui Corentin, Ă leur insu, fit tomber les soupçons des ministres, afin d'utiliser son ami, quand sa rĂ©intĂ©gration lui parut impossible. Les ministres eurent alors confiance en Corentin, ils le chargĂšrent de surveiller Peyrade, ce qui fit sourire Louis XVIII. Corentin et Peyrade restaient alors entiĂšrement les maĂtres du terrain. Contenson, pendant longtemps attachĂ© Ă Peyrade, le servait encore. Il s'Ă©tait mis au service de Gardes du Commerce par les ordres de Corentin et de Peyrade. En effet, par suite de cette espĂšce de fureur qu'inspire une profession exercĂ©e avec amour, ces deux gĂ©nĂ©raux aimaient Ă placer leurs plus habiles soldats dans tous les endroits oĂÂč les renseignements pouvaient abonder. D'ailleurs, les vices de Contenson, ses habitudes dĂ©pravĂ©es qui l'avaient fait tomber plus bas que ses deux amis, exigeaient tant d'argent, qu'il lui fallait beaucoup de besogne. Contenson, sans commettre aucune indiscrĂ©tion, avait dit Ă Louchard qu'il connaissait le seul homme capable de satisfaire le baron de Nucingen. Peyrade Ă©tait, en effet, le seul agent qui pouvait faire impunĂ©ment de la police pour le compte d'un particulier. Louis XVIII mort, Peyrade perdit non seulement toute son importance, mais encore les bĂ©nĂ©fices de sa position d'Espion Ordinaire de Sa MajestĂ©. En se croyant indispensable, il avait continuĂ© son train de vie. Les femmes, la bonne chĂšre et le Cercle des Etrangers avaient prĂ©servĂ© de toute Ă©conomie un homme qui jouissait, comme tous les gens taillĂ©s pour les vices, d'une constitution de fer. Mais, de 1826 Ă 1829, prĂšs d'atteindre soixante-quatorze ans, il enrayait, selon son expression. D'annĂ©e en annĂ©e, Peyrade avait vu son bien-ĂÂȘtre diminuant. Il assistait aux funĂ©railles de la Police, il voyait avec chagrin le gouvernement de Charles X en abandonnant les bonnes traditions. De session en session, la Chambre rognait les allocations nĂ©cessaires Ă l'existence de la Police, en haine de ce moyen de gouvernement et par parti pris de moraliser cette institution. - C'est comme si l'on voulait faire la cuisine en gants blancs, disait Peyrade Ă Corentin. Corentin et Peyrade apercevaient 1830 dĂšs 1822. Ils connaissaient la haine intime que Louis XVIII portait Ă son successeur, ce qui explique son laisser-aller avec la branche cadette, et sans laquelle son rĂšgne et sa politique seraient une Ă©nigme sans mot. En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. Pour elle, il s'Ă©tait mis sous sa forme bourgeoise, car il voulait marier sa Lydie Ă quelque honnĂÂȘte homme. Aussi, depuis trois ans surtout, voulait-il se caser, soit Ă la PrĂ©fecture de police, soit Ă la Direction de la Police GĂ©nĂ©rale du Royaume, dans quelque place ostensible, avouable. Il avait fini par inventer une place dont la nĂ©cessitĂ© se ferait, disait-il Ă Corentin, sentir tĂÂŽt ou tard. Il s'agissait de crĂ©er Ă la PrĂ©fecture de police un Bureau dit de renseignements, qui serait un intermĂ©diaire entre la Police de Paris proprement dite, la Police judiciaire et la Police du Royaume afin de faire profiter la Direction GĂ©nĂ©rale de toutes ces forces dissĂ©minĂ©es. Peyrade seul pouvait, Ă son ĂÂąge, aprĂšs cinquante-cinq ans de discrĂ©tion, ĂÂȘtre l'anneau qui rattacherait les trois polices, ĂÂȘtre enfin l'archiviste Ă qui la Politique et la justice s'adresseraient pour s'Ă©clairer en certains cas. Peyrade espĂ©rait ainsi rencontrer, Corentin aidant, une occasion d'attraper une dot et un mari pour sa petite Lydie. Corentin avait dĂ©jĂ parlĂ© de cette affaire au Directeur GĂ©nĂ©ral de la Police du Royaume, sans parler de Peyrade, et le Directeur GĂ©nĂ©ral, un MĂ©ridional, jugeait nĂ©cessaire de faire venir la proposition de la PrĂ©fecture. Au moment oĂÂč Contenson avait frappĂ© trois coups avec sa piĂšce d'or sur la table du cafĂ©, signal qui voulait dire "J'ai Ă vous parler", le doyen des hommes de police Ă©tait Ă penser Ă ce problĂšme "Par quel personnage, par quel intĂ©rĂÂȘt faire marcher le PrĂ©fet de police actuel?" Et il avait l'air d'un imbĂ©cile Ă©tudiant son Courrier français. - Notre pauvre FouchĂ©, se disait-il en cheminant le long de la rue Saint-HonorĂ©, ce grand homme est mort! nos intermĂ©diaires avec Louis XVIII sont en disgrĂÂące! D'ailleurs, comme le disait Corentin hier, on ne croit plus Ă l'agilitĂ© ni Ă l'intelligence d'un septuagĂ©naire... Ah! pourquoi me suis-je habituĂ© Ă dĂner chez VĂ©ry, Ă boire des vins exquis... Ă chanter la MĂšre Godichon... Ă jouer quand j'ai de l'argent! Pour s'assurer une position, il ne suffit pas d'avoir de l'esprit, comme dit Corentin, il faut encore de l'esprit de conduite! Ce cher monsieur Lenoir m'a bien prĂ©dit mon sort quand il s'est Ă©criĂ©, Ă propos de l'affaire du Collier "Vous ne serez jamais rien!" en apprenant que je n'Ă©tais pas restĂ© sous le lit de la fille Oliva. Le mĂ©nage d'un espion Si le vĂ©nĂ©rable pĂšre CanquoĂlle on l'appelait le pĂšre CanquoĂlle dans sa maison Ă©tait restĂ© rue des Moineaux, au quatriĂšme Ă©tage, croyez qu'il avait trouvĂ©, dans la disposition du local, des bizarreries qui favorisaient l'exercice de ses terribles fonctions. Sise au coin de la rue Saint-Roch, sa maison se trouvait sans voisinage d'un cĂÂŽtĂ©. Comme elle Ă©tait partagĂ©e en deux portions, au moyen de l'escalier, il existait, Ă chaque Ă©tage, deux chambres complĂštement isolĂ©es. Ces deux chambres Ă©taient situĂ©es du cotĂ© de la rue Saint-Roch. Au-dessus du quatriĂšme Ă©tage s'Ă©tendaient des mansardes dont l'une servait de cuisine, et dont l'autre Ă©tait l'appartement de l'unique servante du pĂšre CanquoĂlle, une Flamande nommĂ©e Katt, qui avait nourri Lydie. Le pĂšre CanquoĂlle avait fait sa chambre Ă coucher de la premiĂšre des deux piĂšces sĂ©parĂ©es, et de la seconde son cabinet. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. La croisĂ©e, qui voyait sur la rue des Moineaux, faisait face Ă un mur d'encoignure sans fenĂÂȘtre. Or, comme toute la largeur de la chambre de Peyrade les sĂ©parait de l'escalier, les deux amis ne craignaient aucun regard, aucune oreille, en causant d'affaires dans ce cabinet fait exprĂšs pour leur affreux mĂ©tier. Par prĂ©caution, Peyrade avait mis un lit de paille, une thibaude et un tapis trĂšs Ă©pais dans la chambre de la Flamande, sous prĂ©texte de rendre heureuse la nourrice de son enfant. De plus, il avait condamnĂ© la cheminĂ©e, en se servant d'un poĂÂȘle dont le tuyau sortait par le mur extĂ©rieur sur la rue Saint-Roch. Enfin, il avait Ă©tendu sur le carreau plusieurs tapis, afin d'empĂÂȘcher les locataires de l'Ă©tage infĂ©rieur de saisir aucun bruit. Expert en moyens d'espionnage, il sondait le mur mitoyen, le plafond et le plancher une fois par semaine, et les visitait comme un homme qui veut tuer les insectes importuns. La certitude d'ĂÂȘtre lĂ , sans tĂ©moins ni auditeurs, avait fait choisir ce cabinet Ă Corentin pour salle de dĂ©libĂ©ration quand il ne dĂ©libĂ©rait pas chez lui. Le logement de Corentin n'Ă©tait connu que du Directeur GĂ©nĂ©ral de la Police du Royaume et de Peyrade, il y recevait les personnages que le MinistĂšre ou le ChĂÂąteau prenaient pour intermĂ©diaires dans les circonstances graves; mais aucun agent, aucun homme en sous-ordre n'y venait, et il combinait les choses du mĂ©tier chez Peyrade. Dans cette chambre sans aucune apparence se tramĂšrent des plans, se prirent des rĂ©solutions qui fourniraient d'Ă©tranges annales et des drames curieux, si les murs pouvaient parler. LĂ s'analysĂšrent, de 1816 Ă 1826, d'immenses intĂ©rĂÂȘts. LĂ se dĂ©couvrirent dans leur germe les Ă©vĂ©nements qui devaient peser sur la France. LĂ , Peyrade et Corentin, aussi prĂ©voyants, mais plus instruits que Belart, le Procureur gĂ©nĂ©ral, se disaient dĂšs 1819 "Si Louis XVIII ne veut pas frapper tel ou tel coup, se dĂ©faire de tel prince, il exĂšcre donc son frĂšre? il veut donc lui lĂ©guer une rĂ©volution?" La porte de Peyrade Ă©tait ornĂ©e d'une ardoise sur laquelle il trouvait parfois des marques bizarres, des chiffres Ă©crits Ă la craie. Cette espĂšce d'algĂšbre infernale offrait aux initiĂ©s des significations trĂšs claires. En face de l'appartement si mesquin de Peyrade, celui de Lydie Ă©tait composĂ© d'une antichambre, d'un petit salon, d'une chambre Ă coucher et d'un cabinet de toilette... La porte de Lydie, comme celle de la chambre de Peyrade, Ă©tait composĂ©e d'une tĂÂŽle de quatre lignes d'Ă©paisseur, placĂ©e entre deux fortes planches en chĂÂȘne, armĂ©es de serrures et d'un systĂšme de gonds qui les rendaient aussi difficiles Ă forcer que des portes de prison. Aussi, quoique la maison fĂ»t une de ces maisons Ă allĂ©e, Ă boutique et sans portier, Lydie vivait-elle lĂ sans avoir rien Ă craindre. La salle Ă manger, le petit salon, la chambre, dont toutes les croisĂ©es avaient des jardins aĂ©riens, Ă©taient d'une propretĂ© flamande et pleine de luxe. La nourrice flamande n'avait jamais quittĂ© Lydie, qu'elle appelait sa fille. Toutes deux elles allaient Ă l'Ă©glise avec une rĂ©gularitĂ© qui donnait du bonhomme CanquoĂlle une excellente opinion Ă l'Ă©picier royaliste Ă©tabli dans la maison, au coin de la rue des Moineaux et de la rue Neuve Saint-Roch, et dont la famille, la cuisine, les garçons occupaient le premier Ă©tage et l'entresol. Au second Ă©tage vivait le propriĂ©taire, et le troisiĂšme Ă©tait louĂ©, depuis vingt ans, par un lapidaire. Chacun des locataires avait la clef de la porte bĂÂątarde. L'Ă©piciĂšre recevait d'autant plus complaisamment les lettres et les paquets adressĂ©s Ă ces trois paisibles mĂ©nages, que le magasin d'Ă©piceries Ă©tait pourvu d'une boite aux lettres. Sans ces dĂ©tails, les Ă©trangers et ceux Ă qui Paris est connu n'auraient pu comprendre le mystĂšre et la tranquillitĂ©, l'abandon et la sĂ©curitĂ© qui faisaient de cette maison une exception parisienne. DĂšs minuit, le pĂšre CanquoĂlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en aperçût. Peyrade, de qui la Flamande avait dit Ă la cuisiniĂšre de l'Ă©picier "Il ne ferait pas de mal Ă une mouche!" passait pour le meilleur des hommes. Il n'Ă©pargnait rien pour sa fille. Lydie, aprĂšs avoir eu Schmucke pour maĂtre de musique, Ă©tait musicienne Ă pouvoir composer. Elle savait laver une seppia, peindre Ă la gouache et Ă l'aquarelle. Peyrade dĂnait tous les dimanches avec sa fille. Ce jour-lĂ le bonhomme Ă©tait exclusivement pĂšre. Religieuse sans ĂÂȘtre dĂ©vote, Lydie faisait ses pĂÂąques et allait Ă confesse tous les mois. NĂ©anmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. Tels Ă©taient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sĂ©dentaire. Lydie, qui adorait son pĂšre, en ignorait entiĂšrement les sinistres capacitĂ©s et les occupations tĂ©nĂ©breuses. Aucun dĂ©sir n'avait troublĂ© la vie pure de cette enfant si pure. Svelte, belle comme sa mĂšre, douĂ©e d'une voix dĂ©licieuse, d'un minois fin, encadrĂ© par de beaux cheveux blonds, elle ressemblait Ă ces anges plus mystiques que rĂ©els, posĂ©s par quelques peintres primitifs au fond de leurs Saintes Familles. Le regard de ses yeux bleus semblait verser un rayon du ciel sur celui qu'elle favorisait d'un coup d'oeil. Sa mise chaste, sans exagĂ©ration d'aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. Figurez-vous un vieux satan, pĂšre d'un ange, et se rafraĂchissant Ă ce divin contact, vous aurez une idĂ©e de Peyrade et de sa fille. Si quelqu'un eĂ»t sali ce diamant, le pĂšre aurait inventĂ©, pour l'engloutir, un de ces formidables traquenards oĂÂč se prirent, sous la Restauration, des malheureux qui portĂšrent leurs tĂÂȘtes sur l'Ă©chafaud. Mille Ă©cus suffisaient Ă Lydie et Ă Katt, celle qu'elle appelait sa bonne. En entrant par le haut de la rue des Moineaux, Peyrade aperçut Contenson; il le dĂ©passa, monta le premier, entendit les pas de son agent dans l'escalier, et l'introduisit avant que la Flamande n'eĂ»t mis le nez Ă la porte de sa cuisine. Une sonnette que faisait partir une porte Ă claire-voie, placĂ©e au troisiĂšme Ă©tage oĂÂč demeurait le lapidaire, avertissait les locataires du troisiĂšme et du quatriĂšme quand il montait quelqu'un pour eux. il est inutile de dire que, dĂšs minuit, Peyrade cotonnait le battant de cette sonnette. - Qu'y a-t-il donc de si pressĂ©, Philosophe? Philosophe Ă©tait le surnom que Peyrade donnait Ă Contenson, et que mĂ©ritait cet EpictĂšte des Mouchards. Ce nom Contenson cachait hĂ©las! un des plus anciens noms de la fĂ©odalitĂ© normande. Voir Les FrĂšres de la Consolation. - Mais il y a quelque chose comme dix mille Ă prendre. - Qu'est-ce? de la politique? - Non, une niaiserie! Le baron de Nucingen, vous savez, ce vieux voleur patentĂ©, hennit aprĂšs une femme qu'il a vue au bois de Vincennes, et il faut la lui trouver, ou il meurt d'amour... L'on a fait une consultation de mĂ©decins hier, Ă ce que m'a dit son valet de chambre... Je lui ai dĂ©jĂ soutirĂ© mille francs, sous prĂ©texte de chercher l'infante. Et Contenson raconta la rencontre de Nucingen et d'Esther, en ajoutant que le baron avait quelques renseignements nouveaux. - Va, dit Peyrade, nous trouverons cette DulcinĂ©e; dis au baron de venir en voiture ce soir aux Champs-ElysĂ©es, avenue Gabriel, au coin de l'allĂ©e de Marigny. Peyrade mit Contenson Ă la porte, et frappa chez sa fille comme il fallait frapper pour ĂÂȘtre admis. Il entra joyeusement, le hasard venait de lui jeter un moyen d'avoir enfin la place qu'il dĂ©sirait. Il se plongea dans un bon fauteuil Ă la Voltaire aprĂšs avoir embrassĂ© Lydie au front, et lui dit "Joue-moi quelque chose..." Lydie lui joua un morceau Ă©crit, pour le piano, par Beethoven. - C'est bien jouĂ© cela, ma petite biche, dit-il en prenant sa fille entre ses genoux, sais-tu que nous avons vingt et un ans? Il faut se marier, car notre pĂšre a plus de soixante-dix ans... - Je suis heureuse ici, rĂ©pondit-elle. - Tu n'aimes que moi, moi si laid, si vieux? demanda Peyrade. - Mais qui veux-tu donc que j'aime? - Je dĂne avec toi, ma petite biche, prĂ©viens-en Katt. Je songe Ă nous Ă©tablir, Ă prendre une place et Ă te chercher un mari digne de toi... quelque bon jeune homme, plein de talent, de qui tu puisses ĂÂȘtre fiĂšre un jour... - Je n'en ai vu qu'un encore qui m'ait plu pour mari... - Tu en as vu un?... - Oui, aux Tuileries, reprit Lydie, il passait, il donnait le bras Ă la comtesse de SĂ©risy. Il se nomme?... Lucien de RubemprĂ©!.. J'Ă©tais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant Ă rien. Il y avait Ă cĂÂŽtĂ© de moi deux dames qui se sont dit "VoilĂ madame de SĂ©risy et le beau Lucien de RubemprĂ©." Moi, j'ai regardĂ© le couple que ces deux dames regardaient. "Ah! ma chĂšre, a dit l'autre, il y a des femmes qui sont bien heureuses!.. On lui passe tout, Ă celle-ci, parce qu'elle est nĂ©e Ronquerolles, et que son mari a le pouvoir. - Mais, ma chĂšre, a rĂ©pondu l'autre dame, Lucien lui coĂ»te cher..." Qu'est-ce que cela veut dire, papa? - C'est des bĂÂȘtises, comme en disent les gens du monde, rĂ©pondit Peyrade Ă sa fille d'un air de bonhomie. Peut-ĂÂȘtre faisaient-elles allusion Ă des Ă©vĂ©nements politiques. - Enfin, vous m'avez interrogĂ©e, je vous rĂ©ponds. Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble Ă ce jeune homme-lĂ ... - Enfant! rĂ©pondit le pĂšre, la beautĂ© chez les hommes n'est pas toujours le signe de la bontĂ©. Les jeunes gens douĂ©s d'un extĂ©rieur agrĂ©able ne rencontrent aucune difficultĂ© au dĂ©but de la vie, ils ne dĂ©ploient alors aucun talent, ils sont corrompus par les avances que leur fait le monde, et il leur faut payer plus tard les intĂ©rĂÂȘts de leurs qualitĂ©s!... Je voudrais te trouver ce que les bourgeois, les riches et les imbĂ©ciles laissent sans secours ni protection... - Qui, mon pĂšre? - Un homme de talent inconnu... Mais, va, mon enfant chĂ©ri, j'ai les moyens de fouiller tous les greniers de Paris et d'accomplir ton programme en prĂ©sentant Ă ton amour un homme aussi beau que le mauvais sujet dont tu me parles, mais plein d'avenir, un de ces hommes signalĂ©s Ă la gloire et Ă la fortune... Oh! je n'y songeais point! je dois avoir un troupeau de neveux, et dans le nombre il peut s'en trouver un digne de toi!... Je vais Ă©crire ou faire Ă©crire en Provence! Chose Ă©trange! en ce moment un jeune homme, mourant de faim et de fatigue, venant Ă pied du dĂ©partement de Vaucluse, un neveu du pĂšre CanquoĂlle, entrait par la BarriĂšre d'Italie, Ă la recherche de son oncle. Dans les rĂÂȘves de la famille Ă qui le destin de cet oncle Ă©tait inconnu, Peyrade offrait un texte d'espĂ©rances on le croyait revenu des Indes avec des millions! StimulĂ© par ces romans du coin du feu, ce petit-neveu, nommĂ© ThĂ©odose, avait entrepris un voyage de circumnavigation Ă la recherche de l'oncle fantastique. Trois hommes aux prises AprĂšs avoir savourĂ© les bonheurs de sa paternitĂ© pendant quelques heures, Peyrade, les cheveux lavĂ©s et teints sa poudre Ă©tait un dĂ©guisement, vĂÂȘtu d'une bonne grosse redingote de drap bleu boutonnĂ©e jusqu'au menton, couvert d'un manteau noir, chaussĂ© de grosses bottes Ă fortes semelles et muni d'une carte particuliĂšre, marchait Ă pas lents le long de l'avenue Gabriel, oĂÂč Contenson, dĂ©guisĂ© en vieille marchande des quatre saisons, le rencontra devant les jardins de l'ElysĂ©e-Bourbon. - Monsieur de Saint-Germain, lui dit Contenson en donnant Ă son ancien chef son nom de guerre, vous m'avez fait gagner cinq cents faces francs; mais si je suis venu me poster lĂ , c'est pour vous dire que le damnĂ© baron, avant de me les donner, est allĂ© prendre des renseignements Ă la maison la PrĂ©fecture. - J'aurai besoin de toi, sans doute, rĂ©pondit Peyrade. Vois nos numĂ©ros 7, 10 et 21, nous pourrons employer ces hommes-lĂ sans qu'on s'en aperçoive, ni Ă la Police, ni Ă la PrĂ©fecture. Contenson alla se replacer auprĂšs de la voiture oĂÂč monsieur de Nucirigen attendait Peyrade. - Je suis monsieur de Saint-Germain, dit le MĂ©ridional au baron, en s'Ă©levant jusqu'Ă la portiĂšre. - HĂ©! pien, mondez afec moi, rĂ©pondit le baron qui donna l'ordre de marcher vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile. - Vous ĂÂȘtes allĂ© Ă la PrĂ©fecture, monsieur le baron? ce n'est pas bien... Peut-on savoir ce que vous avez dit Ă monsieur le PrĂ©fet, et ce qu'il vous a rĂ©pondu? demanda Peyrade. - Affant te tonner sainte cente vrancs Ă ein trĂÂŽle gomme Godenzon, ch'Ă©dais pien aisse de saffoir s'il lĂšs affait cagnĂ©s... Chais, zimblement tidde au brevet de bolice que che zouhhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate Ă l'Ă©drancher tans eine mission tĂ©ligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidĂ©e... Le brevet m'a rĂ©bonti que visse Ă©diez ein tes plis hapiles ĂÂŽmes et tes plis ĂÂŽnĂÂȘdes. C'esde tutte l'Ă vvaire. - Monsieur le baron veut-il me dire de quoi il s'agit, maintenant qu'on lui a rĂ©vĂ©lĂ© mon vrai nom?... Quand le baron eut expliquĂ© longuement et verbeusement dans son affreux patois de juif polonais, et sa rencontre avec Esther, et le cri du chasseur qui se trouvait derriĂšre la voiture, et ses vains efforts, il conclut en racontant ce qui s'Ă©tait passĂ© la veille chez lui, le sourire Ă©chappĂ© Ă Lucien de RubemprĂ©, la croyance de Bianchon et de quelques dandies, relativement Ă une accointance entre l'inconnue et ce jeune homme. - Ecoutez, monsieur le baron, vous me remettrez d'abord dix mille francs en acompte sur les frais, car pour vous, dans cette affaire, il s'agit de vivre; et, comme votre vie est une manufacture d'affaires, il ne faut rien nĂ©gliger pour vous trouver cette femme. Ah! vous ĂÂȘtes pincĂ©! - Ui, che zuis binzĂ©... - S'il faut davantage, je vous le dirai, baron; fiez-vous Ă moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... J'Ă©tais, en 1807, Commissaire gĂ©nĂ©ral de police Ă Anvers, et maintenant que Louis XVIII est mort, je puis vous confier que, pendant sept ans, j'ai dirigĂ© sa contre-police... On ne marchande donc pas avec moi. Vous comprenez bien, monsieur le baron, qu'on ne peut pas faire le devis des consciences Ă acheter avant d'avoir Ă©tudiĂ© une affaire. Soyez sans inquiĂ©tude, je rĂ©ussirai. Ne croyez pas que vous me satisferez avec une somme quelconque, je veux autre chose pour rĂ©compense... - Bourfi que ce ne soid bas ein royaume? ... dit le baron. - C'est moins que rien pour vous. - ĂâĄa me fa! - Vous connaissez les Keller? - Paugoub. - François Keller est le gendre du comte de Gondreville et le comte de Gondreville a dĂnĂ© chez vous hier avec son gendre. - Ki tiaple beut fus tire... s'Ă©cria le baron. Ce sera Chorche ki pafarte tuchurs. Peyrade se mit Ă rire. Le banquier conçut alors d'Ă©tranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. - Le comte de Gondreville est tout Ă fait en position de m'obtenir une place que je dĂ©sire avoir Ă la PrĂ©fecture de police, et sur la crĂ©ation de laquelle le PrĂ©fet aura, sous quarante-huit heures, un mĂ©moire, dit Peyrade en continuant. Demandez la place pour moi, faites que le comte de Gondreville veuille se mĂÂȘler de cette affaire, en y mettant de la chaleur, et vous reconnaĂtrez ainsi le service que je vais vous rendre. Je ne veux de vous que votre parole, car, si vous y manquiez, vous maudiriez tĂÂŽt ou tard le jour oĂÂč vous ĂÂȘtes nĂ©... foi de Peyrade... - Je fus tonne ma barole t'honner te vaire le bossiple... - Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez. - HĂ© pien, ch'achirai vrangement. - Franchement... VoilĂ tout ce que je veux, dit Peyrade, et la franchise est le seul prĂ©sent un peu neuf que nous puissions nous faire, l'un et l'autre. - Vranchement, rĂ©pĂ©ta le baron. U foullez-vĂ»s que che vis remedde? - Au bout du pont Louis XVI. - Au bond te la Jambre, dit le baron Ă son valet de pied qui vint Ă la portiĂšre. - Che fais tonc affoir l'eingonnie... se dit le baron en s'en allant. - Quelle bizarrerie, se disait Peyrade en retournant Ă pied au Palais-Royal oĂÂč il se proposait d'essayer de tripler les dix mille francs pour faire une dot Ă Lydie. Me voilĂ obligĂ© d'examiner les petites affaires du jeune homme dont un regard a ensorcelĂ© ma fille. C'est sans doute un de ces hommes qui ont l'oeil Ă femme, se dit-il en employant une des expressions du langage particulier qu'il avait fait Ă son usage, et dans lesquelles ses observations, celles de Corentin se rĂ©sumaient par des mots oĂÂč la langue Ă©tait souvent violĂ©e, mais par cela mĂÂȘme, Ă©nergiques et pittoresques. En rentrant chez lui, le baron de Nucingen ne se ressemblait pas Ă lui-mĂÂȘme; il Ă©tonna ses gens et sa femme, il leur montrait une face colorĂ©e, animĂ©e, il Ă©tait gai. - Gare Ă nos actionnaires, dit du Tillet Ă Rastignac. On prenait en ce moment le thĂ© dans le petit salon de Delphine de Nucingen, au retour de l'OpĂ©ra. - Ui, reprit en souriant le baron qui saisit la plaisanterie de son compĂšre, chĂ©broufe l'enfie de vaire tes avvaires... - Vous avez donc vu votre inconnue? demanda madame de Nucingen. - Non, rĂ©pondit-il, che n'ai que l'esboir te la droufer. - Aime-t-on jamais sa femme ainsi?... s'Ă©cria madame de Nucingen en ressentant un peu de jalousie ou feignant d'en avoir. - Quand vous l'aurez Ă vous, dit du Tillet au baron, vous nous ferez souper avec elle, car je suis bien curieux d'examiner la crĂ©ature qui a pu vous rendre aussi jeune que vous l'ĂÂȘtes. - C'esde eine cheffe-d'oeivre te la grĂ©ation, rĂ©pondit le vieux banquier. - Il va se faire attraper comme un mineur, dit Rastignac Ă l'oreille de Delphine. - Bah! il gagne bien assez d'argent pour... - Pour en rendre un peu, n'est-ce pas!... dit du Tillet en interrompant la baronne. Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gĂÂȘnaient. - VoilĂ le moment de lui faire payer vos nouvelles dettes, dit Rastignac Ă l'oreille de la baronne. En ce moment mĂÂȘme, Carlos, venu rue Taitbout pour faire ses derniĂšres recommandations Ă Europe qui devait jouer le principal rĂÂŽle dans la comĂ©die inventĂ©e pour trĂÂŽmper le baron de Nucingen, s'en allait plein d'espĂ©rance. Il fut accompagnĂ© jusqu'au boulevard par Lucien, assez inquiet de voir ce demi-dĂ©mon si parfaitement dĂ©guisĂ©, que lui-mĂÂȘme ne l'avait reconnu qu'Ă sa voix. - OĂÂč diable as-tu trouvĂ© une femme plus belle qu'Esther? demanda-t-il Ă son corrupteur. - Mon petit, ça ne se trouve pas Ă Paris. Ces teints-lĂ ne se fabriquent pas en France. - C'est-Ă -dire que tu m'en vois encore Ă©tourdi... La VĂ©nus Callipyge n'est pas si bien faite! On se damnerait pour elle... Mais oĂÂč l'as-tu prise? - C'est la plus belle fille de Londres. Ivre de gin, elle a tuĂ© son amant dans un accĂšs de jalousie... L'amant est un misĂ©rable de qui la police de Londres est dĂ©barrassĂ©e, et l'on a, pour quelque temps, envoyĂ© cette crĂ©ature Ă Paris, afin de laisser oublier l'affaire... La drĂÂŽlesse a Ă©tĂ© trĂšs bien Ă©levĂ©e. C'est la fille d'un ministre, elle parle le français comme si c'Ă©tait sa langue maternelle; elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu'elle fait lĂ . On lui a dit que si elle te plaisait, elle pourrait te manger des millions; mais que tu Ă©tais jaloux comme un tigre, et on lui a donnĂ© le programme de l'existence d'Esther. Elle ne connaĂt pas ton nom. - Mais si Nucingen la prĂ©fĂ©rait Ă Esther... - Ah! t'y voilĂ venu... s'Ă©cria Carlos. Tu as peur aujourd'hui de ne pas voir s'accomplir ce qui t'effrayait tant hier! Sois tranquille. Cette fille blonde et blanche a les yeux bleus; c'est le contraire de la belle juive, et il n'y a que les yeux d'Esther qui puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable! Quand cette poupĂ©e aura jouĂ© son rĂÂŽle, je l'enverrai, sous la conduite-d'une personne sĂ»re, Ă Rome ou Ă Madrid, oĂÂč elle fera des passions. - Puisque nous ne l'avons que pour peu de temps, dit Lucien, j'y retourne... - Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. Moi, j'attends quelqu'un que j'ai chargĂ© de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen. - Qui? - La maĂtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir Ă tout moment ce qui se passe chez l'ennemi. A minuit, Paccard, le chasseur d'Esther, trouva Carlos sur le pont des Arts, l'endroit le plus favorable Ă Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas ĂÂȘtre entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d'un cĂÂŽtĂ© pendant que son maĂtre regardait de l'autre. - Le baron est allĂ© ce matin Ă la PrĂ©fecture de police, de quatre Ă cinq heures, dit le chasseur, et il s'est vantĂ© ce soir de trouver la femme qu'il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise... - Nous serons observĂ©s! dit Carlos, mais par qui?... - On s'est dĂ©jĂ servi de Louchard, le Garde du Commerce. - Ce serait un enfantillage, rĂ©pondit Carlos. Nous n'avons que la Brigade de sĂ»retĂ©, la Police judiciaire Ă craindre; et du moment oĂÂč elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous!... - Il y a autre chose! - Quoi? - Les amis du prĂ©... J'ai vu hier La Pouraille... il a refroidi un mĂ©nage et il a dix mille thunes de cinq balles... en or! - On l'arrĂÂȘtera, dit Jacques Collin, c'est l'assassinat de la rue Boucher. - Quel est l'ordre? dit Paccard de l'air respectueux que devait avoir un marĂ©chal en venant prendre le mot d'ordre de Louis XVIII. - Vous sortirez tous les soirs Ă dix heures, rĂ©pondit Carlos, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d'Avray. Si quelqu'un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de RubemprĂ©, qui est fou de madame, et qui surtout, ne veut pas qu'on sache dans le monde qu'il a une maĂtresse de ce genre-lĂ ... - Suffit! Faut-il s'armer?... - Jamais! dit vivement Carlos. Une arme!... Ă quoi cela sert-il? Ă faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes Ă l'homme le plus fort par le coup que je t'ai montrĂ©!... quand on peut se battre avec trois argousins armĂ©s avec la certitude d'en mettre deux Ă terre avant qu'ils n'aient tirĂ© leurs briquets, que craint-on? N'as-tu pas ta canne?... - C'est juste! dit le chasseur. Paccard, qualifiĂ© de Vieille-Garde, de Fameux-Lapin, de Bon-lĂ , homme Ă jarret de fer, Ă bras d'acier, Ă favoris italiens, Ă chevelure artiste, Ă barbe de sapeur, Ă figure blĂÂȘme et impassible comme celle de Contenson, gardait sa fougue en dedans, et jouissait d'une tournure de tambour major qui dĂ©routait le soupçon. Un Ă©chappĂ© de Poissy ou de Melun n'a pas cette fatuitĂ© sĂ©rieuse et cette croyance en son mĂ©rite. Giafar de l'Aaroun al Raschild du Bagne, il lui tĂ©moignait l'amicale admiration que Peyrade avait pour Corentin. Ce colosse, excessivement fendu, sans beaucoup de poitrine et sans trop de chair sur les os, allait sur ses deux longues quilles d'un pas grave. Jamais la droite ne se mouvait sans que l'oeil droit examinĂÂąt les circonstances extĂ©rieures avec cette rapiditĂ© placide particuliĂšre au voleur et Ă l'espion. L'oeil gauche imitait l'oeil droit. Un pas, un coup d'oeil! Sec, agile, prĂÂȘt Ă tout et Ă toute heure, sans une ennemie intime appelĂ©e la liqueur des braves, Paccard eĂ»t Ă©tĂ© complet, disait Carlos, tant il possĂ©dait Ă fond les talents indispensables Ă l'homme en guerre avec la sociĂ©tĂ©; mais le maĂtre avait rĂ©ussi Ă convaincre l'esclave de faire la part au feu en ne buvant que le soir. En rentrant, Paccard absorbait l'or liquide que lui versait Ă petits coups une fille de grĂšs Ă grosse panse venue de Dantzick - On ouvrira l'oeil, dit Paccard en remettant son magnifique chapeau Ă plumes aprĂšs avoir saluĂ© celui qu'il nommait Son confesseur. VoilĂ par quels Ă©vĂ©nements des hommes aussi forts que l'Ă©taient, chacun dans leur sphĂšre, Jacques Collin, Peyrade et Corentin, arrivĂšrent Ă se trouver aux prises sur le mĂÂȘme terrain, et Ă dĂ©ployer leur gĂ©nie dans une lutte oĂÂč chacun combattit pour sa passion ou pour ses intĂ©rĂÂȘts. Ce fut un de ces combats ignorĂ©s mais terribles, oĂÂč il se dĂ©pense en talent, en haine, en irritations, en marches et contremarches, en ruses, autant de puissance qu'il en faut pour Ă©tablir une fortune. Nucingen sur le point d'ĂÂȘtre heureux s'adonne Ă la toilette Hommes et moyens, tout fut secret du cĂÂŽtĂ© de Peyrade, que son ami Corentin seconda dans cette expĂ©dition, une niaiserie pour eux. Ainsi, l'histoire est muette Ă ce sujet, comme elle est muette sur les vĂ©ritables causes de bien des rĂ©volutions. Mais voici le rĂ©sultat. Cinq jours aprĂšs l'entrevue de monsieur Nucingen avec Peyrade aux Champs-ElysĂ©es, un matin, un homme d'une cinquantaine d'annĂ©es, douĂ© de cette figure de blanc de cĂ©ruse que la vie du monde donne aux diplomates, habillĂ© de drap bleu, d'une tournure assez Ă©lĂ©gante, ayant presque l'air d'un ministre d'Etat, descendit d'un cabriolet splendide en en jetant les guides Ă son domestique. Il demanda si le baron de Nucingen Ă©tait visible, au valet qui se tenait sur une banquette du pĂ©ristyle, et qui lui en ouvrit respectueusement la magnifique porte en glaces. - Le nom de monsieur?... dit le domestique. - Dites Ă monsieur le baron que je viens de l'avenue Gabriel, rĂ©pondit Corentin. S'il y a du monde, gardez-vous bien de prononcer ce nom-lĂ tout haut, vous vous feriez mettre Ă la porte. Une minute aprĂšs, le valet revint et conduisit Corentin dans le cabinet du baron, par les appartements intĂ©rieurs. Corentin Ă©changea son regard impĂ©nĂ©trable contre un regard de mĂÂȘme nature avec le banquier, et ils se saluĂšrent convenablement. - Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade... - Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes. - La maĂtresse de monsieur de RubemprĂ© demeure rue Taitbout, dans l'ancien appartement de mademoiselle de Bellefeuille, l'ex-maĂtresse de monsieur de Granville, le Procureur-gĂ©nĂ©ral. - Ah! si brĂšs te moi, s'Ă©cria le baron, gomme c'ed trĂÂŽle. - Je n'ai pas de peine Ă croire que vous soyez fou de cette magnifique personne, elle m'a fait plaisir Ă voir, rĂ©pondit Corentin. Lucien est si jaloux de cette fille qu'il lui dĂ©fend de se montrer; et il est bien aimĂ© d'elle, car depuis quatre ans qu'elle a succĂ©dĂ© Ă la Bellefeuille, et dans son mobilier et dans son Ă©tat, jamais les voisins, ni le portier, ni les locataires de la maison n'ont pu l'apercevoir. L'infante ne se promĂšne que la nuit. Quand elle part, les stores de la voiture sont baissĂ©s, et madame est voilĂ©e. Lucien n'a pas seulement des raisons de jalousie pour cacher cette femme il doit se marier Ă Clotilde de Grandlieu, et il est le favori intime actuel de madame de SĂ©risy. Naturellement il tient et Ă sa maĂtresse d'apparat et Ă sa fiancĂ©e. Ainsi, vous ĂÂȘtes le maĂtre de la position, car Lucien sacrifiera son plaisir Ă ses intĂ©rĂÂȘts et Ă sa vanitĂ©. Vous ĂÂȘtes riche, il s'agit probablement de votre dernier bonheur, soyez gĂ©nĂ©reux. Vous arriverez Ă vos fins par la femme de chambre. Donnez une dizaine de mille francs Ă la soubrette, elle vous cachera dans la chambre Ă coucher de sa maĂtresse; et pour vous, ça vaut bien ça! Aucune figure de rhĂ©torique ne peut peindre le dĂ©bit saccadĂ©, net, absolu de Corentin; aussi le baron le remarquait-il en manifestant de l'Ă©tonnement, une expression qu'il avait depuis longtemps dĂ©fendue Ă son visage impassible. - Je viens vous demander cinq mille francs pour mon ami, qui a laissĂ© tomber cinq de vos billets de banque... un petit malheur! reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. Peyrade connaĂt trop bien son Paris pour faire des frais d'affiches, et il a comptĂ© sur vous. Mais ceci n'est pas le plus important, dit Corentin en se reprenant de maniĂšre Ă ĂÂŽter Ă la demande d'argent toute gravitĂ©. Si vous ne voulez pas avoir du chagrin dans vos vieux jours, obtenez Ă Peyrade la place qu'il vous a demandĂ©e, et vous pouvez la lui faire obtenir facilement. Le Directeur GĂ©nĂ©ral de la police du Royaume a dĂ» recevoir hier une note Ă ce sujet. Il ne s'agit que d'en faire parler au PrĂ©fet de police par Gondreville. HĂ©! bien, dites Ă Malin comte de Gondreville, qu'il s'agit d'obliger un de ceux qui l'ont su dĂ©barrasser de messieurs de Simeuse, et il marchera... - Voici, monsieur, dit le baron en prenant cinq billets de mille francs et les prĂ©sentant Ă Corentin. - La femme de chambre a pour bon ami un grand chasseur nommĂ© Paccard, qui demeure rue de Provence, chez un carrossier, et qui se loue comme chasseur Ă ceux qui se donnent des airs de prince. Vous arriverez Ă la femme de chambre de madame Van Bogseck par Paccard, un grand drĂÂŽle de PiĂ©montais qui aime assez le vermout. Evidemment cette confidence, Ă©lĂ©gamment jetĂ©e en Post-Scriptum, Ă©tait le prix des cinq mille francs. Le baron cherchait Ă deviner Ă quelle race appartenait Corentin, en qui son intelligence lui disait assez qu'il voyait plutĂÂŽt un directeur d'espionnage qu'un espion; mais Corentin resta pour lui ce qu'est, pour un archĂ©ologue, une inscription Ă laquelle il manque au moins les trois quarts des lettres. - Gommend se nomme la phĂÂąme te jambre? demanda-t-il. - EugĂ©nie, rĂ©pondit Corentin qui salua le baron et sortit. Le baron de Nucingen, transportĂ© de joie, abandonna ses affaires, ses bureaux, et remonta chez lui dans l'heureux Ă©tat oĂÂč se trouve un jeune homme de vingt ans qui jouit en perspective d'un premier rendez-vous avec une premiĂšre maĂtresse. Le baron prit tous les billets de mille francs de sa caisse particuliĂšre, une somme avec laquelle il aurait pu faire le bonheur d'un village, cinquante-cinq mille francs! et il les mit Ă mĂÂȘme dans la poche de son habit. Mais la prodigalitĂ© des millionnaires ne peut se comparer qu'Ă leur aviditĂ© pour le gain. DĂšs qu'il s'agit d'un caprice, d'une passion, l'argent n'est plus rien pour les CrĂ©sus il leur est en effet plus difficile d'avoir des caprices que de l'or. Une jouissance est la plus grande raretĂ© de cette vie rassasiĂ©e, pleine des Ă©motions que donnent les grands coups de la SpĂ©culation, et sur lesquelles ces coeurs secs se sont blasĂ©s. Exemple. Un des plus riches capitalistes de Paris, connu d'ailleurs pour ses bizarreries, rencontre un jour, sur les boulevards, une petite ouvriĂšre excessivement jolie. AccompagnĂ©e de sa mĂšre, cette grisette donnait le bras Ă un jeune homme d'un habillement assez Ă©quivoque, et d'un balancement de hanches trĂšs faraud. A la premiĂšre vue, le millionnaire devient amoureux de cette Parisienne; il la suit chez elle, il y entre; il se fait raconter cette vie mĂ©langĂ©e de bals chez Mabile, de jours sans pain, de spectacles et de travail; il s'y intĂ©resse, et laisse cinq billets de mille francs sous une piĂšce de cent sous une gĂ©nĂ©rositĂ© dĂ©shonorĂ©e. Le lendemain, un fameux tapissier, Braschon, vient prendre les ordres de la grisette, meuble un appartement qu'elle choisit, y dĂ©pense une vingtaine de mille francs. L'ouvriĂšre se livre Ă des espĂ©rances fantastiques elle habille convenablement sa mĂšre, elle se flatte de pouvoir placer son ex-amoureux dans les bureaux d'une Compagnie d'Assurance. Elle attend... un, deux jours; puis une... et deux semaines. Elle se croit obligĂ©e d'ĂÂȘtre fidĂšle, elle s'endette. Le capitaliste, appelĂ© en Hollande, avait oubliĂ© l'ouvriĂšre; il n'alla pas une seule fois dans le Paradis oĂÂč il l'avait mise, et d'oĂÂč elle retomba aussi bas qu'on peut tomber Ă Paris. Nucingen ne jouait pas, Nucingen ne protĂ©geait pas les arts, Nucingen n'avait aucune fantaisie; il devait donc se jeter dans sa passion pour Esther avec un aveuglement sur lequel comptait Carlos Herrera. AprĂšs son dĂ©jeuner, le baron fit venir Georges, son valet de chambre, et lui dit d'aller rue Taitbout, prier mademoiselle EugĂ©nie, la femme de chambre de madame Van Bogseck, de passer dans ses bureaux pour une affaire importante. - Du la guedderas, ajouta-t-il, et du la veras monder tans ma jambre, en lui tisand que sa vordine est vaidde. Georges eut mille peines Ă dĂ©cider Europe-EugĂ©nie Ă venir. Madame, lui dit-elle, ne lui permettait jamais de sortir; elle pouvait perdre sa place, etc., etc. Aussi Georges fit-il sonner haut ses mĂ©rites aux oreilles du baron, qui lui donna dix louis. - Si madame sort cette nuit sans elle, dit Georges Ă son maĂtre dont les yeux brillaient comme des escarboucles, elle viendra sur les dix heures. - Pon! ti fiendras m'habiler oe neiff eires... me goĂver; gar che feusse ĂÂȘdre auzi pien que bossiple... Che grois que je gombaraidrai teffant ma maidresse, u l'archante ne seraid bas l'archante... De midi Ă une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. A neuf heures, le baron, qui prit un bain avant le dĂner, fit une toilette de mariĂ©, se parfuma, s'adonisa. Madame de Nucingen, avertie de cette mĂ©tamorphose, se donna le plaisir de voir son mari. - Mon Dieu! dit-elle, ĂÂȘtes-vous ridicule!... Mais mettez donc une cravate de satin noir, Ă la place de cette cravate blanche qui fait paraĂtre vos favoris encore plus durs; et d'ailleurs, c'est Empire, c'est vieux bonhomme, et vous vous donnez l'air d'un ancien Conseiller au Parlement. Otez donc vos boutons en diamant, qui valent chacun cent mille francs; cette singesse vous les demanderait, vous ne pourriez pas les refuser; et, pour les offrir Ă une fille, autant les mettre Ă mes oreilles. Le pauvre financier, frappĂ© de la justesse des remarques de sa femme, lui obĂ©issait en rechignant. - Ritiquile! ritiquile!... Che ne fous ai chamais tidde que visse Ă©diez ritiquile quand vis vis meddiez te fodre miex bir fodre bedid mennesier de Rastignac. - Je l'espĂšre bien que vous ne m'avez jamais trouvĂ©e ridicule. Suis-je femme Ă faire de pareilles fautes d'orthographe dans une toilette? Voyons, tournez-vous!... Boutonnez votre habit jusqu'en haut, comme fait le duc de Maufrigneuse, en laissant libres les deux derniĂšres boutonniĂšres d'en haut. Enfin, tĂÂąchez de vous rendre jeune. - Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle EugĂ©nie. - Attieu, montame... s'Ă©cria le banquier. Il reconduisit sa femme jusqu'au-delĂ des limites de leurs appartements respectifs, pour ĂÂȘtre certain qu'elle n'Ă©couterait pas la confĂ©rence. DĂ©ceptions En revenant, il prit par la main Europe, et l'amena dans sa chambre, avec une sorte de respect ironique - HĂ©! pien, ma bedide, fus ĂÂȘdes pien hĂ©reize, gar vis ĂÂȘdes au serfice te la blis cholie phĂÂąme de Pinifers... Fodre foraine Ă©d vaidde, si vis foulez, barler bir moi, ĂÂȘdre tans mes eindereds. - C'est ce que je ne ferais pas pour dix mille francs, s'Ă©cria Europe. Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnĂÂȘte fille... - Ui. Che gomde pien bayer fodre onĂÂȘdedĂ©. C'ed ce g'on abbĂšle, tans le gommerce, la guriosidĂ©. - Ensuite, ce n'est pas tout, dit Europe. Si monsieur ne plaĂt pas Ă madame, et il y a de la chance! elle se fĂÂąche, je suis renvoyĂ©e, et ma place me vaut mille francs par an. - Le gabidal te mile vrancs ed te fint mile vrancs, et si che fus tonne, fus ne berterez rien. - Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-lĂ , mon gros pĂšre, dit Europe, ça change joliment la question. OĂÂč sont-ils?... - Foissi, rĂ©pondit le baron en montrant un Ă un les billets de banque. Il regarda chaque Ă©clair que chaque billet faisait jaillir des yeux d'Europe, et qui rĂ©vĂ©lait la concupiscence Ă laquelle il s'attendait. - Vous payez la place, mais l'honnĂÂȘtetĂ©, la conscience?... dit Europe en levant sa mine fĂ»tĂ©e et lançant au baron un regard seria-buffa. - La gonzience ne faud bas la blace; mais, meddons saint mille vrancs de blis, dit-il en ajoutant cinq billets de mille francs. - Non, vingt mille francs pour la conscience, et cinq mille pour la place, si je la perds... - Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Mais bir les cagner, il faut me gager tans la jampre te da maidresse bentant la nouid, quand elle sera sĂ©le... - Si vous voulez m'assurer de ne jamais dire qui vous a introduit, j'y consens. Mais je vous prĂ©viens d'une chose madame est forte comme un Turc, elle aime monsieur de RubemprĂ© comme une folle, et vous lui remettriez un million en billets de banque, que vous ne lui feriez pas commettre une infidĂ©litĂ©... C'est bĂÂȘte, mais elle est ainsi quand elle aime, elle est pire qu'une honnĂÂȘte femme, quoi? Quand elle va se promener dans les bois avec monsieur, il est rare que monsieur reste Ă la maison; elle y est allĂ©e ce soir, je puis donc vous cacher dans ma chambre. Si madame revient seule, je vous viendrai chercher; vous vous tiendrez dans le salon, je ne fermerai pas la porte de la chambre, et le reste... dame! le reste, ça vous regarde... PrĂ©parez-vous! - Che te tonnerai les fint-sainte mile vrancs tans le salon... tonnant, tonnant. - Ah! dit Europe, vous n'ĂÂȘtes pas plus dĂ©fiant que ça?... Excusez du peu... - Di auras pien des ogassions te me garodder .. Nis verons gonnaissance... - Eh! bien, soyez rue Taitbout Ă minuit; mais prenez alors trente mille francs sur vous. L'honnĂÂȘtetĂ© d'une femme de chambre se paie, comme les fiacres, beaucoup plus cher, passĂ© minuit. - Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque... - Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va .. A une heure du matin, le baron de Nucingen, cachĂ© dans la mansarde oĂÂč couchait Europe, Ă©tait en proie Ă toutes les anxiĂ©tĂ©s d'un homme en bonne fortune. Il vivait, son sang lui semblait bouillant Ă ses orteils, et sa tĂÂȘte allait Ă©clater comme une machine Ă vapeur trop chauffĂ©e. - Che chouissais moralement pire blis de sant mille Ă©gus, dit-il Ă du Tillet en lui racontant cette aventure. Il Ă©couta les moindres bruits de la rue, il entendit, Ă deux heures du matin, la voiture de sa maĂtresse dĂšs le boulevard. Son coeur battit Ă soulever la soie du gilet, quand la grande porte tourna sur ses gonds il allait donc revoir la cĂ©leste, l'ardente figure d'Esther!... Il reçut dans le coeur le bruit du marchepied et le claquement de la portiĂšre. L'attente du moment suprĂÂȘme l'agitait plus que s'il se fĂ»t agi de perdre sa fortune. - Ha! S'Ă©cria-t-l c'esde fifre ça! C'esde trob fifre mĂÂȘme, che ne serai gapable te rienne te dude! - Madame est seule, descendez, dit Europe en se montrant. Surtout, ne faites pas de bruit, gros Ă©lĂ©phant! - Cros Ă©levant! rĂ©pĂ©ta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. Europe allait en avant, un bougeoir Ă la main. - Diens, gonde-les, dit le baron en tendant Ă Europe les billets de banque quand il fut dans le salon. Europe prit les trente billets d'un air sĂ©rieux, et sortit en enfermant le banquier. Nucingen alla droit dans la chambre, oĂÂč il trouva la belle Anglaise qui lui dit "Serait-ce toi, Lucien?..." - Non, pelle envant, s'Ă©cria Nucingen qui n'acheva pas. Il resta stupide en voyant une femme absolument le contraire d'Esther du blond lĂ oĂÂč il avait vu du noir, de la faiblesse lĂ oĂÂč il admirait de la force! une douce nuit de Bretagne lĂ oĂÂč scintillait le soleil de l'Arabie. - Ah çà ! d'oĂÂč venez-vous?... qui ĂÂȘtes-vous?... que voulez-vous? dit l'Anglaise en sonnant sans que les sonnettes fissent aucun bruit. - Chai godonnĂ© les sonneddes, mais n'ayez poind beurre... chez fais m'en aller, dit-il. FoilĂ drende mile vrancs te cheddĂ©s tans l'eau. Fus ĂÂȘdes pien la maidresse te mennesier Licien te RipembrĂ©? - Un peu, mon neveu, dit l'Anglaise qui parlait bien le français. Mais ki ed-dĂ», doi? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. - Ein ĂÂŽme pien addrabĂ©!... rĂ©pondit-il piteusement. - Esd-on addrabĂ© bir afoir eine cholie phĂÂąme? Demanda-t-elle en plaisantant. - Bermeddez-moi te fis envoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichinguenne. - Gonnais bas!... fit-elle en riant comme une folle; mais la parure sera bien reçue, mon gros viol de domicile. - Fis le gonnaidrez? AttiĂ©, montame. Fis ĂÂȘdes un morzo te roi, mais je ne soui qu'ein bofre panquier tĂ© soizande ans bassĂ©s, et fi m'affez vaide combrentre gombien la phĂÂąme que ch'aime a te buissance, buisque fodre paudĂ© sirhimaine n'a bas pi me la vaire Ă»plier... - Tiens, ce ĂÂȘdre chentile ze que fis me tides lĂ , rĂ©pondit l'Anglaise. - Ze n'esd pas si chentile que zelle qui me l'einsbire... - Vous parliez de drande mille francs... Ă qui les avez-vous donnĂ©s? - A fodre goguine te phĂÂąme te jampre.. L'Anglaise sonna, Europe n'Ă©tait pas loin. - Oh! s'Ă©cria Europe, un homme dans la chambre de madame, et qui n'est pas monsieur!... Quelle horreur! - Vous a-t-il donnĂ© trente mille francs pour y ĂÂȘtre introduit? - Non, madame; car, Ă nous deux, nous ne les valons pas... Et Europe se mit Ă crier au voleur d'une si dure façon, que le banquier effrayĂ© gagna la porte, d'oĂÂč Europe le fit rouler par les escaliers... - Gros scĂ©lĂ©rat, lui cria-t-elle, vous me dĂ©noncez Ă ma maĂtresse! Au voleur! .. au voleur! L'amoureux baron, au dĂ©sespoir, put gagner sans avanie sa voiture qui stationnait sur le boulevard; mais il ne savait plus Ă quel espion se vouer. - Est-ce que, par hasard, madame voudrait m'ĂÂŽter mes profits?... dit Europe en revenant comme une furie vers l'Anglaise. - Je ne sais pas les usages de France, dit l'Anglaise. - Mais c'est que je n'ai qu'un mot Ă dire Ă monsieur pour faire mettre madame Ă la porte demain, rĂ©pondit insolemment Europe. - Cedde zagrĂ©e fĂÂąme te jampre, dit le baron Ă Georges lui demanda naturellement Ă son maĂtre s'il Ă©tait content, m'a ghibbĂ© drande mile vrancs..., mais c'esd te ma vĂÂŽde, ma drĂšs crande vĂÂŽde!... - Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. Diable! je ne conseille pas Ă monsieur de prendre pour rien ses pastilles... - Chorche, che meirs te tesesboir... Chai vroit... Chai de la classe au cuer... Plis d'Esther, mon hami. Georges Ă©tait toujours l'ami de son maĂtre dans les grandes circonstances. L'abbĂ© gagne la premiĂšre manche Deux jours aprĂšs cette scĂšne, que la jeune Europe venait de dire beaucoup plus plaisamment qu'on ne peut la raconter car elle y ajouta sa mimique, Carlos dĂ©jeunait en tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte avec Lucien. - Il ne faut pas, mon petit, que la Police ni personne mette le nez dans nos affaires, lui dit-il Ă voix basse en allumant un cigare Ă celui de Lucien. C'est malsain. J'ai trouvĂ© un moyen audacieux, mais infaillible, de faire tenir tranquille notre baron et ses agents. Tu vas aller chez madame de SĂ©risy, tu seras trĂšs gentil pour elle. Tu lui diras, dans la conversation, que, pour ĂÂȘtre agrĂ©able Ă Rastignac, qui depuis longtemps a trop de madame de Nucingen, tu consens Ă lui servir de manteau pour cacher une maĂtresse. Monsieur de Nucingen, devenu trĂšs amoureux de la femme que cache Rastignac ceci la fera rire s'est avisĂ© d'employer la Police pour t'espionner, toi, bien innocent des roueries de ton compatriote, et dont les intĂ©rĂÂȘts chez les Grandlieu pourraient ĂÂȘtre compromis. Tu prieras la comtesse de te donner l'appui de son mari, qui est ministre d'Etat, pour aller Ă la PrĂ©fecture de police. Une fois lĂ , devant monsieur le PrĂ©fet, plains-toi, mais en homme politique et qui va bientĂÂŽt entrer dans la vaste machine du gouvernement pour en ĂÂȘtre un des plus importants pistons. Tu comprendras la Police en homme d'Etat, tu l'admireras, y compris le PrĂ©fet. Les plus belles mĂ©caniques font des taches d'huile ou crachent. Ne te fĂÂąche que tout juste. Tu n'en veux pas du tout Ă monsieur le PrĂ©fet; mais engage-le Ă surveiller son monde, et plains-le d'avoir Ă gronder ses gens. Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le PrĂ©fet sera terrible contre ses agents. Nous serons alors tranquilles, et nous pourrons faire revenir Esther, qui doit bramer comme les daims dans sa forĂÂȘt. Le prĂ©fet d'alors Ă©tait un ancien magistrat. Les anciens magistrats font des prĂ©fets de police beaucoup trop jeunes. Imbus du Droit, Ă cheval sur la lĂ©galitĂ©, leur main n'est pas leste Ă l'Arbitraire que nĂ©cessite assez souvent une circonstance critique oĂÂč l'action de la PrĂ©fecture doit ressembler Ă celle d'un pompier chargĂ© d'Ă©teindre un feu. En prĂ©sence du Vice-PrĂ©sident du Conseil-d'Etat, le PrĂ©fet reconnut Ă la Police plus d'inconvĂ©nients qu'elle n'en a, dĂ©plora les abus, et se souvint alors de la visite que le baron de Nucingen lui avait faite et des renseignements qu'il avait demandĂ©s sur Peyrade. Le PrĂ©fet, tout en promettant de rĂ©primer les excĂšs auxquels se livraient les agents, remercia Lucien de s'ĂÂȘtre adressĂ© directement Ă lui, lui promit le secret, et eut l'air de comprendre cette intrigue. De belles phrases sur la libertĂ© individuelle, sur l'inviolabilitĂ© du domicile furent Ă©changĂ©es entre le Ministre d'Etat et le PrĂ©fet, Ă qui monsieur de SĂ©risy fit observer que si les grands intĂ©rĂÂȘts du royaume exigeaient parfois de secrĂštes illĂ©galitĂ©s, le crime commençait Ă l'application de ces moyens d'Etat aux intĂ©rĂÂȘts privĂ©s. Le lendemain, au moment oĂÂč Peyrade allait Ă son cher cafĂ© David oĂÂč il se rĂ©galait de voir des bourgeois comme un artiste s'amuse Ă voir pousser des fleurs, un gendarme habillĂ© en bourgeois l'accosta dans la rue. - J'allais chez vous, lui dit-il Ă l'oreille, j'ai ordre de vous amener Ă la PrĂ©fecture. Peyrade prit un fiacre et monta, sans faire la moindre observation, en compagnie du gendarme. Le PrĂ©fet de police traita Peyrade comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© le dernier argousin du Bagne, en se promenant dans une allĂ©e du petit jardin de la PrĂ©fecture de police qui, dans ce temps, s'Ă©tendait le long du quai des OrfĂšvres. - Ce n'est pas sans raison, monsieur, que, depuis 1809 vous avez Ă©tĂ© mis en dehors de l'administration... Ne savez-vous pas Ă quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-mĂÂȘme?... La mercuriale fut terminĂ©e par un coup de foudre. Le PrĂ©fet annonça durement au pauvre Peyrade que non seulement son secours annuel Ă©tait supprimĂ©, mais encore qu'il serait, lui, l'objet d'une surveillance spĂ©ciale. Le vieillard reçut cette douche de l'air le plus calme du monde. Il n'y a rien d'immobile et d'impassible comme un homme foudroyĂ©. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. Le pĂšre de Lydie comptait sur sa place, et il se voyait sans autre ressource que les aumĂÂŽnes de son ami Corentin. - J'ai Ă©tĂ© PrĂ©fet de police, je vous donne complĂštement raison, dit tranquillement le vieillard au fonctionnaire posĂ© dans sa majestĂ© judiciaire et qui fit alors un haut-le-corps assez significatif. Mais permettez-moi, sans vouloir en rien m'excuser, de vous faire observer que vous ne me connaissez point, reprit Peyrade en jetant une fine oeillade au PrĂ©fet. Vos paroles sont, ou trop dures pour l'ancien Commissaire gĂ©nĂ©ral de police en Hollande, ou pas assez sĂ©vĂšres pour un simple mouchard. Seulement, monsieur le PrĂ©fet, ajouta Peyrade aprĂšs une pause en voyant que le PrĂ©fet gardait le silence, souvenez-vous de ce que je vais avoir l'honneur de vous dire. Sans que je me mĂÂȘle en rien de votre police ni de ma justification, vous aurez l'occasion de voir que, dans cette affaire, il y a quelqu'un qu'on trompe en ce moment, c'est votre serviteur; plus tard, vous direz C'Ă©tait moi. Et il salua le PrĂ©fet, qui resta pensif pour cacher son Ă©tonnement. Il revint chez lui, les bras et les jambes cassĂ©s, saisi d'une rage froide contre le baron de Nucingen. Cet Ă©pais financier pouvait seul avoir trahi un secret concentrĂ© dans les tĂÂȘtes de Contenson, de Peyrade et de Corentin. Le vieillard accusa le banquier de vouloir se dispenser du paiement, une fois le but atteint. Une seule entrevue lui avait suffi pour deviner les astuces du plus astucieux des banquiers. - Il liquide avec tout le monde , mĂÂȘme avec nous, mais je me vengerai, se disait le bonhomme. Je n'ai jamais rien demandĂ© Ă Corentin, je lui demanderai de m'aider Ă me venger de cette stupide caisse. SacrĂ© baron! tu sauras le quel bois je me chauffe, en trouvant un matin ta fille dĂ©shonorĂ©e... Mais aime-t-il sa fille? Le soir de cette catastrophe qui renversait les espĂ©rances de ce vieillard, il avait pris dix ans de plus. En causant avec son ami Corentin, il entremĂÂȘlait ses dolĂ©ances de larmes arrachĂ©es par la perspective du triste avenir qu'il lĂ©guait Ă sa fille, son idole, sa perle, son offrande Ă Dieu. - Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. Il faut savoir d'abord si le baron est ton dĂ©lateur. Avons-nous Ă©tĂ© sages en nous appuyant de Gondreville?... Ce vieux Malin nous doit trop pour ne pas essayer de nous engloutir; aussi fais-je surveiller son gendre Keller, un niais en politique, et trĂšs capable de tremper dans quelque conspiration tendant Ă renverser la branche aĂnĂ©e au profit de la branche cadette... Demain, je saurai ce qui se passe chez Nucingen, s'il a vu sa maĂtresse, et d'oĂÂč nous vient ce coup de caveçon... Ne te dĂ©sole pas. D'abord, le PrĂ©fet ne restera pas longtemps en place... Le temps est gros de rĂ©volutions, et les rĂ©volutions, c'est notre eau trouble. Un sifflement particulier retentit dans la rue. - C'est Contenson, dit Peyrade qui mit une lumiĂšre sur la fenĂÂȘtre, et il y a quelque chose qui m'est personnel. Un instant aprĂšs, le fidĂšle Contenson comparaissait devant les deux gnĂÂŽmes de la Police par lui rĂ©vĂ©rĂ©s Ă l'Ă©gal de deux gĂ©nies. - Qu'y a-t-il? dit Corentin. - Du nouveau! Je sortais du 113, oĂÂč j'ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries?... Georges! ce garçon est renvoyĂ© par le baron, qui le soupçonne d'ĂÂȘtre un mouchard. - VoilĂ l'effet d'un sourire qui m'est Ă©chappĂ©, dit Peyrade. - Oh! tout ce que j'ai vu de dĂ©sastres causĂ©s par des sourires!... dit Corentin. - Sans compter ce que causent les coups de cravache, dit Peyrade en faisant allusion Ă l'affaire Simeuse. Voir Une TĂ©nĂ©breuse Affaire. Mais, voyons, Contenson, qu'arrive-t-il? - Voici ce qui arrive, reprit Contenson. J'ai fait jaser Georges en lui faisant payer des petits verres d'une infinitĂ© de couleurs, il en est restĂ© gris; quant Ă moi, je dois ĂÂȘtre comme un alambic! Notre baron est allĂ© rue Taitbout, bourrĂ© de pastilles du sĂ©rail. Il y a trouvĂ© la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce cette Anglaise n'est pas son ingonnie!... Et il a dĂ©pensĂ© trente mille francs pour sĂ©duire la femme de chambre. Une bĂÂȘtise. ĂâĄa se croit grand parce que ça fait de petites choses avec de grands capitaux; retournez la phrase, et vous trouvez le problĂšme que rĂ©sout l'homme de gĂ©nie. Le baron est revenu dans un Ă©tat Ă faire pitiĂ©. Le lendemain Georges, pour faire son bon apĂÂŽtre, dit Ă son maĂtre "Pourquoi monsieur se sert-il de gens de sac et de corde? Si monsieur voulait s'en rapporter Ă moi, je lui trouverais son inconnue, car la description que monsieur m'en a faite me suffit, je remuerai tout Paris. - Va, lui dit le baron, je te rĂ©compenserai bien!" Georges m'a racontĂ© tout cela, entremĂÂȘlĂ© des dĂ©tails les plus saugrenus. Mais... l'on est fait Ă recevoir la pluie! Le lendemain, le baron reçut une lettre anonyme oĂÂč on lui disait quelque chose comme "Monsieur de Nucingen se meurt d'amour pour une inconnue, il a dĂ©jĂ dĂ©pensĂ© beaucoup d'argent en pure perte; s'il veut se trouver ce soir Ă minuit, au bout du pont de Neuilly, et monter dans la voiture derriĂšre laquelle sera le chasseur du bois de Vincennes, en se laissant bander les yeux, il verra celle qu'il aime... Comme sa fortune peut lui donner des craintes sur la puretĂ© des intentions de ceux qui procĂšdent ainsi, monsieur le baron peut se faire accompagner de son fidĂšle Georges. Il n'y aura d'ailleurs personne dans la voiture." Le baron y va, sans rien dire Ă Georges, avec Georges. Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tĂÂȘte d'un voile. Le baron reconnaĂt le chasseur. Deux heures aprĂšs, la voiture, qui marchait comme une voiture Ă Louis XVIII que Dieu ait son ĂÂąme! il se connaissait en police, ce roi-lĂ ! arrĂÂȘte au milieu d'un bois. Le baron, Ă qui l'on ĂÂŽte son bandeau, voit dans une voiture arrĂÂȘtĂ©e son inconnue, qui... psit!... disparaĂt aussitĂÂŽt. Et la voiture mĂÂȘme train que Louis XVIII le ramĂšne au pont de Neuilly, oĂÂč il retrouve sa voiture. On avait mis dans la main de Georges un petit billet ainsi conçu "Combien de billets de mille francs monsieur le baron lĂÂąche-t-il pour ĂÂȘtre mis en rapport avec son inconnue?" Georges donne le petit billet Ă son maĂtre, et le baron, ne doutant pas que Georges ne s'entende ou avec moi ou avec vous, monsieur Peyrade, pour l'exploiter, a mis Georges Ă la porte. En v'lĂ un imbĂ©cile de banquier! il ne fallait renvoyer Georges qu'aprĂšs avoir gougĂ© affec l'eingonnie. - Georges a vu la femme?... dit Corentin. - Oui, dit Contenson. - Eh! bien, s'Ă©cria Peyrade, comment est-elle? - Oh! rĂ©pondit Contenson, il ne m'en a dit qu'un mot un vrai soleil de beautĂ©!... - Nous sommes jouĂ©s par des drĂÂŽles plus forts que nous, s'Ă©cria Peyrade. Ces chiens-lĂ vont vendre leur femme bien cher au baron. - Ya, mein Herr! rĂ©pondit Contenson. Aussi, en apprenant que vous aviez reçu des giroflĂ©es Ă la PrĂ©fecture, ai-je fait jaser Georges. - Je voudrais bien savoir qui m'a roulĂ©, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots! Faut faire les cloportes, dit Contenson. - Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour Ă©couter, attendre... - Nous allons Ă©tudier cette version-lĂ , s'Ă©cria Corentin, pour le moment, je n'ai rien Ă faire. Tiens-toi sage, toi, Peyrade! ObĂ©issons toujours Ă monsieur le PrĂ©fet... - Monsieur de Nucingen est bon Ă saigner, fit observer Contenson, il a trop de billets de mille francs dans les veines... - La dot de Lydie Ă©tait pourtant lĂ ! dit Peyrade Ă l'oreille de Corentin. - Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre pĂšre... ade... A de... main. - Monsieur, dit Contenson Ă Corentin sur le pas de la porte, quelle drĂÂŽle d'opĂ©ration de change aurait faite le bonhomme!.. Hein! marier sa fille avec le prix de!... Ah! ah! l'on ferait de ce sujet une jolie piĂšce, et morale, intitulĂ©e La Dot d'une jeune fille. - Ah! comme vous ĂÂȘtes organisĂ©s, vous autres!... quelles oreilles tu as!... dit Corentin Ă Contenson. DĂ©cidĂ©ment la Nature Sociale arme toutes ses EspĂšces des qualitĂ©s nĂ©cessaires aux services qu'elle en attend! La SociĂ©tĂ© c'est une autre Nature! - C'est trĂšs philosophique ce que vous dites-lĂ , s'Ă©cria Contenson, un professeur en ferait un systĂšme! - Sois au fait, reprit Corentin en souriant et s'en allant avec l'espion par les rues, de tout ce qui se passera chez monsieur de Nucingen, Ă propos de l'inconnue... en gros... ne finasse pas... - On regarde si les cheminĂ©es fument! dit Contenson. - Un homme comme le baron de Nucingen ne peut pas ĂÂȘtre heureux incognito, reprit Corentin. D'ailleurs nous, pour qui les hommes sont des cartes, nous ne devons jamais ĂÂȘtre jouĂ©s par eux! - Parbleu! ce serait le condamnĂ© qui s'amuserait Ă couper le cou au bourreau, s'Ă©cria Contenson. - Tu as toujours le petit mot pour rire, rĂ©pondit Corentin en laissant Ă©chapper un sourire qui dessina de faibles plis dans son masque de plĂÂątre. Cette affaire Ă©tait excessivement importante en elle-mĂÂȘme, et Ă part ses rĂ©sultats. Si le baron n'avait pas trahi Peyrade, qui donc avait eu intĂ©rĂÂȘt Ă voir le PrĂ©fet de police? Il s'agissait pour Corentin de savoir s'il n'existait pas de faux frĂšres parmi ses hommes. Il se disait en se couchant ce que ruminait aussi Peyrade "Qui donc est allĂ© se plaindre au prĂ©fet?... A qui cette femme appartient-elle?" Ainsi, tout en s'ignorant les uns les autres, Jacques Collin, Peyrade et Corentin se rapprochaient sans le savoir; et la pauvre Esther, Nucingen, Lucien allaient nĂ©cessairement ĂÂȘtre enveloppĂ©s dans la lutte dĂ©jĂ commencĂ©e, et que l'amour-propre particulier aux gens de police devait rendre terrible. Faux abbĂ©, faux billets, fausses dettes, faux amour GrĂÂące Ă l'adresse d'Europe, la partie la plus menaçante des soixante mille francs de dettes qui pesaient sur Esther et sur Lucien fut acquittĂ©e. La confiance des crĂ©anciers ne fut pas mĂÂȘme Ă©branlĂ©e. Lucien et son corrupteur purent respirer pendant un moment. Comme deux bĂÂȘtes fauves poursuivies qui lappent un peu d'eau au bord de quelque marais, ils purent continuer Ă cĂÂŽtoyer les prĂ©cipices, le long desquels l'homme fort conduisait l'homme faible ou au gibet ou Ă la fortune. - Aujourd'hui, dit Carlos Ă sa crĂ©ature, nous jouons le tout pour le tout; mais heureusement les cartes sont biseautĂ©es et les pontes sont trĂšs jeunes! Pendant quelque temps Lucien fut assidu, par ordre de son terrible Mentor, auprĂšs de madame de SĂ©risy. En effet, Lucien ne devait pas ĂÂȘtre soupçonnĂ© d'avoir une fille entretenue pour maĂtresse. Il trouva d'ailleurs dans le plaisir d'ĂÂȘtre aimĂ©, dans l'entraĂnement d'une vie mondaine, une force d'emprunt pour s'Ă©tourdir. Il obĂ©issait Ă mademoiselle Clotilde de Grandlieu en ne la voyant plus qu'au Bois ou aux Champs-ElysĂ©es. Le lendemain du jour oĂÂč Esther fut enfermĂ©e dans la maison du Garde, l'ĂÂȘtre, pour elle problĂ©matique et terrible qui lui pesait sur le coeur, vint lui proposer de signer en blanc trois papiers timbrĂ©s, aggravĂ©s de ces mots tortionnaires AcceptĂ© pour soixante mille francs, sur le premier; - AcceptĂ© pour cent vingt mille francs, sur le second; - AcceptĂ© pour cent vingt mille francs, sur le troisiĂšme. En tout trois cent mille francs d'acceptations. En mettant bon pour, vous faites un simple billet, Le mot acceptĂ© constitue la lettre de change et vous soumet Ă la contrainte par corps. Ce mot fait encourir Ă celui qui le signe imprudemment cinq ans de prison, une peine que le Tribunal de police correctionnelle n'inflige presque jamais, et que la Cour d'assises applique Ă des scĂ©lĂ©rats. La loi sur la contrainte par corps est un reste des temps de barbarie qui joint Ă sa stupiditĂ© le rare mĂ©rite d'ĂÂȘtre inutile, en ce qu'elle n'atteint jamais les fripons. Voir Illusions perdues. - Il s'agit, dit l'Espagnol Ă Esther, de tirer Lucien d'embarras. Nous avons soixante mille francs de dettes, et avec ces trois cent mille francs nous nous en tirerons peut-ĂÂȘtre. AprĂšs avoir antidatĂ© de six mois les lettres de change, Carlos les fit tirer sur Esther par un homme incompris de la police correctionnelle, et dont les aventures, malgrĂ© le bruit qu'elles ont fait, furent bientĂÂŽt oubliĂ©es, perdues, couvertes par le tapage de la grande symphonie de juillet 1830. Ce jeune homme, un des plus audacieux chevaliers d'industrie, fils d'un huissier de Boulogne prĂšs Paris, se nomme Georges-Marie Destourny. Le pĂšre, obligĂ© de vendre sa charge en des circonstances peu prospĂšres, laissa, vers 1824, son fils sans aucune ressource aprĂšs lui avoir donnĂ© cette brillante Ă©ducation, la folie des petits bourgeois pour leurs enfants. A vingt-trois ans, le jeune et brillant Ă©lĂšve en droit avait dĂ©jĂ reniĂ© son pĂšre en Ă©crivant ainsi son nom sur ses cartes GEORGES D'ESTOURNY. Cette carte donnait Ă son personnage un parfum d'aristocratie. Ce fashionable eut l'audace de prendre tilbury, groom, et de hanter les clubs. Un mot expliquera tout il faisait des affaires Ă la Bourse avec l'argent des femmes entretenues dont il Ă©tait le confident. Enfin il succomba devant la Police correctionnelle, oĂÂč il comparut accusĂ© de se servir de cartes trop heureuses. Il avait des complices, des jeunes gens corrompus par lui, ses sĂ©ides obligĂ©s, les compĂšres de son Ă©lĂ©gance et de son crĂ©dit. ObligĂ© de fuir, il nĂ©gligea de payer ses diffĂ©rences Ă la Bourse. Tout Paris, le Paris des loups-cerviers et des clubs, des boulevards et des industriels, tremblait encore de cette double affaire. Au temps de sa splendeur, Georges d'Estourny, joli garçon, bon enfant surtout, gĂ©nĂ©reux comme un chef de voleurs, avait protĂ©gĂ© la Torpille pendant quelques mois. Le faux Espagnol basa sa spĂ©culation sur l'accointance d'Esther avec ce cĂ©lĂšbre escroc, accident particulier aux femmes de cette classe. Georges d'Estourny, dont l'ambition s'Ă©tait enhardie avec le succĂšs, avait pris sous sa protection un homme venu du fond d'un dĂ©partement pour faire des affaires Ă Paris, et que le parti libĂ©ral voulait indemniser de condamnations encourues avec courage dans la lutte de la Presse contre le Gouvernement de Charles X, dont la persĂ©cution s'Ă©tait ralentie pendant le ministĂšre Martignac. On avait alors graciĂ© le sieur CĂ©rizet, ce gĂ©rant responsable, surnommĂ© le Courageux-CĂ©rizet. Or, CĂ©rizet, patronnĂ© pour la forme par les sommitĂ©s de la Gauche, fonda une maison qui tenait Ă la fois Ă l'agence d'affaires, Ă la Banque et Ă la maison de commission. Ce fut une de ces positions qui ressemblent, dans le commerce, Ă ces domestiques annoncĂ©s dans les Petites-Affiches, comme pouvant et sachant tout faire. CĂ©rizet fut trĂšs heureux de se lier avec Georges d'Estourny, qui le forma. Esther, en vertu de l'anecdote sur Ninon, pouvait passer pour ĂÂȘtre la fidĂšle dĂ©positaire d'une portion de la fortune de Georges d'Estourny. Un endos en blanc signĂ© Georges d'Estourny rendit Carlos Herrera maĂtre des valeurs qu'il avait créées. Ce faux n'avait aucun danger du moment oĂÂč, soit mademoiselle Esther, soit quelqu'un pour elle, pouvait ou devait payer. AprĂšs avoir pris des renseignements sur la maison CĂ©rizet, Carlos y reconnut l'un de ces personnages obscurs dĂ©cidĂ©s Ă faire fortune mais... lĂ©galement. CĂ©rizet, le vrai dĂ©positaire de d'Estourny, restait nanti de sommes importantes alors engagĂ©es dans la Hausse, Ă la Bourse, et qui permettaient Ă CĂ©rizet de se dire banquier. Tout cela se fait Ă Paris; on mĂ©prise un homme, on n'en mĂ©prise pas l'argent. Carlos se rendit chez CĂ©rizet dans l'intention de le travailler Ă sa maniĂšre, car il se trouvait par hasard maĂtre de tous les secrets de ce digne associĂ© de d'Estourny. Le Courageux-CĂ©rizet demeurait dans un entresol, rue du Gros-Chenet, et Carlos, qui se fit mystĂ©rieusement annoncer comme venant de la part de Georges d'Estourny, surprit le soi-disant banquier pĂÂąle de cette annonce. Carlos vit, dans un modeste cabinet, un petit homme Ă cheveux rares et blonds, et reconnut en lui, d'aprĂšs la description que lui en avait faite Lucien, le judas de David SĂ©chard. - Pouvons-nous parler ici sans crainte d'ĂÂȘtre entendus? dit l'Espagnol mĂ©tamorphosĂ© subitement en Anglais Ă cheveux rouges, Ă lunettes bleues, aussi propre, aussi net qu'un puritain allant au PrĂÂȘche. - Et pourquoi, monsieur? dit CĂ©rizet. Qui ĂÂȘtes-vous? - Monsieur William Barker, crĂ©ancier de monsieur d'Estourny; mais je vais dĂ©montrer la nĂ©cessitĂ© de fermer vos portes, puisque vous le dĂ©sirez. Nous savons, monsieur, quelles ont Ă©tĂ© vos relations avec les Petit-Claud, les Cointet et les SĂ©chard d'AngoulĂÂȘme.. A ces mots, CĂ©rizet s'Ă©lança vers la porte et la ferma, revint Ă une autre porte qui donnait dans une chambre Ă coucher, la verrouilla; puis il dit Ă l'inconnu "Plus bas, monsieur!" Et il examina le faux Anglais en lui disant "Que voulez-vous de moi?..." - Mon Dieu! reprit William Barker, chacun pour soi, dans ce monde. Vous avez les fonds de ce drĂÂŽle de d'Estourny... Rassurez-vous, je ne viens pas vous les demander; mais, pressĂ© par moi, ce fripon qui mĂ©rite la corde, entre nous, m'a donnĂ© ces valeurs en me disant qu'il pouvait y avoir quelque chance de les rĂ©aliser; et, comme je ne veux pas poursuivre en mon nom, il m'a dit que vous ne me refuseriez pas le vĂÂŽtre. CĂ©rizet regarda la lettre de change, et dit "Mais il n'est plus Ă Francfort..." - Je le sais, rĂ©pondit Barker, mais il pouvait encore y ĂÂȘtre Ă la date de ces traites.. - Mais je ne veux pas ĂÂȘtre responsable, dit CĂ©rizet... - Je ne vous demande pas de sacrifice, reprit Barker; vous pouvez ĂÂȘtre chargĂ© de les recevoir, acquittez-les, et je me charge d'opĂ©rer le recouvrement. - Je suis Ă©tonnĂ© de voir Ă d'Estourny autant de dĂ©fiance de moi, reprit CĂ©rizet. - Dans sa position, rĂ©pondit Barker, on ne peut pas le blĂÂąmer d'avoir mis ses oeufs dans plusieurs paniers. - Est-ce que vous croiriez?... demanda le petit faiseur d'affaires en rendant au faux Anglais les lettres de change acquittĂ©es et en rĂšgle. -..Je crois que vous garderez bien ses fonds! dit Barker, j'en suis sĂ»r! ils sont dĂ©jĂ jetĂ©s sur le tapis vert de la Bourse. - Ma fortune est intĂ©ressĂ©e Ă ... - A les perdre ostensiblement, dit Barker. - Monsieur!... s'Ă©cria CĂ©rizet. - Tenez, mon cher monsieur CĂ©rizet, dit froidement Barker en interrompant CĂ©rizet, vous me rendriez un service en me facilitant cette rentrĂ©e. Ayez la complaisance de m'Ă©crire une lettre oĂÂč vous disiez que vous me remettez ces valeurs acquittĂ©es pour le compte de d'Estourny, et que l'huissier poursuivant devra considĂ©rer le porteur de la lettre comme le possesseur de ces trois traites. - Voulez-vous me dire vos noms? - Pas de nom! rĂ©pondit le capitaliste anglais. Mettez Le porteur de cette lettre et des valeurs.. Vous allez ĂÂȘtre bien payĂ© de cette complaisance... - Et comment?... dit CĂ©rizet. - Par un seul mot. Vous resterez en France, n'est-ce pas?... - Oui, monsieur. - Eh! bien, jamais Georges d'Estourny n'y rentrera. - Et pourquoi? - Il y a plus de cinq personnes qui, Ă ma connaissance, l'assassineraient, et il le sait. - Je ne m'Ă©tonne plus qu'il me demande de quoi faire une pacotille pour les Indes! s'Ă©cria CĂ©rizet. Et il m'a malheureusement obligĂ© d'engager tout dans les Fonds publics. Nous sommes dĂ©jĂ dĂ©biteurs de diffĂ©rences Ă la maison du Tillet. Je vis au jour le jour. - Tirez votre Ă©pingle du jeu! - Ah! si j'avais su cela plus tĂÂŽt! s'Ă©cria CĂ©rizet. J'ai manquĂ© ma fortune.. - Un dernier mot?... dit Barker DiscrĂ©tion!... vous en ĂÂȘtes capable; mais, ce qui peut-ĂÂȘtre est moins sĂ»r, FidĂ©litĂ©. Nous nous reverrons, et je vous ferai faire fortune. AprĂšs avoir jetĂ© dans cette ĂÂąme de boue un espoir qui devait en assurer la discrĂ©tion pendant longtemps, Carlos, toujours en Barker, se rendit chez un huissier sur lequel il pouvait compter, et le chargea d'obtenir des jugements dĂ©finitifs contre Esther. - On paiera, dit-il Ă l'huissier, c'est une affaire d'honneur, nous voulons seulement ĂÂȘtre en rĂšgle. Barker fit reprĂ©senter mademoiselle Esther au Tribunal de Commerce par un agréé pour que les jugements fussent contradictoires. L'huissier, priĂ© d'agir poliment, mit sous enveloppe tous les actes de procĂ©dure, vint saisir lui-mĂÂȘme le mobilier, rue Taitbout, oĂÂč il fut reçu par Europe. La contrainte par corps une fois dĂ©noncĂ©e, Esther fut ostensiblement sous le coup de trois cent et quelques mille francs de dettes indiscutables. Carlos ne fit pas en ceci de grands frais d'invention. Ce vaudeville des fausses dettes se joue Ă Paris trĂšs souvent. Il y existe des sous-Gobseck, des sous-Gigonnet qui, moyennant une prime, se prĂÂȘtent Ă ce calembour, car ils plaisantent de ce tour infĂÂąme. Tout, en France, se fait en riant, mĂÂȘme les crimes. On rançonne ainsi, soit des parents rĂ©calcitrants, soit des passions qui lĂ©sineraient, mais qui, devant une nĂ©cessitĂ© flagrante ou quelque prĂ©tendu dĂ©shonneur, s'exĂ©cutent. Maxime de Trailles avait usĂ© trĂšs souvent de ce moyen, renouvelĂ© des comĂ©dies du vieux rĂ©pertoire. Seulement Carlos Herrera, qui voulait sauver et l'honneur de sa robe et celui de Lucien, avait eu recours Ă un faux sans aucun danger, mais assez souvent pratiquĂ© pour qu'en ce moment la justice s'en Ă©meuve. Il se tient, dit-on, une Bourse des effets faux aux environs du Palais-Royal, oĂÂč, pour trois francs, on vous donne une signature. Avant d'entamer la question de ces cent mille Ă©cus destinĂ©s Ă faire sentinelle Ă la porte de la chambre Ă coucher, Carlos se promit de faire payer, au prĂ©alable, cent mille autres francs Ă monsieur de Nucingen. Voici comment. Par ses ordres, Asie se posa, vis-Ă -vis de l'amoureux baron, en vieille femme au courant -des affaires de la belle inconnue. Jusqu'Ă prĂ©sent, les peintres de moeurs ont mis en scĂšne beaucoup d'usuriers; mais on a oubliĂ© l'usuriĂšre, la madame La Ressource d'aujourd'hui, personnage excessivement curieux, appelĂ©e dĂ©cemment marchande Ă la toilette, et que pouvait jouer la fĂ©roce Asie, qui possĂ©dait deux Ă©tablissements, l'un au Temple, l'autre rue Neuve-Saint-Marc, gĂ©rĂ©s tous les deux par des femmes Ă elle. - Tu te remettras dans la pelure de madame de Saint-EstĂšve, lui dit-il. Herrera voulut voir Asie habillĂ©e. La fausse entremetteuse vint en robe de damas Ă fleurs, provenant de rideaux dĂ©crochĂ©s Ă quelque boudoir saisi, ayant un de ces chĂÂąles de cachemire passĂ©s, usĂ©s, invendables qui finissent leur vie au dos de ces femmes. Elle portait une collerette en dentelles magnifiques, mais Ă©raillĂ©es, et un affreux chapeau; mais elle Ă©tait chaussĂ©e en souliers de peau d'Irlande, sur le bord desquels sa chair faisait l'effet d'un bourrelet de soie noire Ă jour. - Et la boucle de ma ceinture! dit-elle en montrant une orfĂšvrerie suspecte que repoussait son ventre de cuisiniĂšre. Hein, quel genre! Et mon tour... comme il m'enlaidit gentiment! Oh! madame Nourrisson m'a crĂÂąnement habillĂ©e. - Sois mielleuse d'abord, lui dit Carlos, sois craintive presque, dĂ©fiante comme une chatte; et fais surtout rougir le baron d'avoir employĂ© la Police sans que tu paraisses avoir Ă trembler devant les agents. Enfin donne Ă entendre Ă la pratique, en termes plus ou moins clairs, que tu dĂ©fies toutes les polices du monde de savoir oĂÂč se trouve la belle. Cache bien tes traces... Quand le baron t'aura donnĂ© le droit de lui frapper sur le ventre en l'appelant "Gros corrompu!" deviens insolente et fais-le aller comme un laquais. MenacĂ© de ne plus revoir l'entremetteuse s'il se livrait au moindre espionnage, Nucingen voyait Asie en allant Ă la Bourse, Ă pied, mystĂ©rieusement, dans un misĂ©rable entresol de la rue Neuve-Saint-Marc. Ces boueux sentiers, combien de fois les millionnaires amoureux les ont-ils cĂÂŽtoyĂ©s, et avec quelles dĂ©lices! les pavĂ©s de Paris le savent. Madame de Saint-EstĂšve fit arriver, d'espĂ©rance en dĂ©sespoir, en relayant l'un par l'autre, le baron Ă vouloir ĂÂȘtre mis au courant de tout ce qui concernait l'inconnue, Ă tout prix!... Pendant ce temps, l'huissier marchait, et marchait d'autant mieux que, ne trouvant aucune rĂ©sistance chez Esther, il agissait dans les dĂ©lais lĂ©gaux, sans perdre vingt-quatre heures. Lucien, conduit par son conseiller, visita cinq ou six fois la recluse Ă Saint-Germain. Le fĂ©roce conducteur de ces machinations avait jugĂ© ces entrevues nĂ©cessaires pour empĂÂȘcher Esther de dĂ©pĂ©rir, car sa beautĂ© passait Ă l'Ă©tat de capital. Au moment de quitter la maison du Garde, il amena Lucien et la pauvre courtisane au bord d'un chemin dĂ©sert, Ă un endroit d'oĂÂč l'on voyait Paris, et oĂÂč personne ne pouvait les entendre. Tous trois ils s'assirent au soleil levant, sous un tronçon de peuplier abattu devant ce paysage, un des plus magnifiques du monde, et qui embrasse le cours de la Seine, Montmartre, Paris, Saint-Denis. - Mes enfants, dit Carlos, votre rĂÂȘve est fini. Toi, ma petite, tu ne reverras plus Lucien; ou si tu le vois, tu dois l'avoir connu, il y a cinq ans, pendant quelques jours seulement. - VoilĂ donc ma mort arrivĂ©e! dit-elle sans verser une larme. - Eh! voilĂ cinq ans que tu es malade, reprit Herrera. Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes Ă©lĂ©gies. Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et trĂšs bien!... Laisse-nous, Lucien, va cueillir des sonnets, dit-il en lui montrant un champ Ă quelques pas d'eux. Lucien jeta sur Esther un regard mendiant, un de ces regards propres Ă ces hommes faibles et avides, pleins de tendresse dans le coeur et de lĂÂąchetĂ© dans le caractĂšre. Esther lui rĂ©pondit par un signe de tĂÂȘte qui voulait dire "Je vais Ă©couter le bourreau pour savoir comment je dois poser ma tĂÂȘte sous la hache, et j'aurai le courage de bien mourir." Ce fut si gracieux et, en mĂÂȘme temps, si plein d'horreur, que le poĂšte pleura; Esther courut Ă lui, le serra dans ses bras, but cette larme et lui dit "Sois tranquille!" un de ces mots qui se disent avec les gestes et les yeux, avec la voix du dĂ©lire. Carlos se mit Ă expliquer nettement, sans ambiguĂÂŻtĂ©, souvent avec d'horribles mots propres, la situation critique de Lucien, sa position Ă l'hĂÂŽtel de Grandlieu, sa belle vie s'il triomphait, et enfin la nĂ©cessitĂ© pour Esther de se sacrifier Ă ce magnifique avenir. - Que faut-il faire? s'Ă©cria-t-elle fanatisĂ©e. - M'obĂ©ir aveuglĂ©ment, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre? Il ne tiendra qu'Ă vous de vous faire un beau sort. Vous allez devenir ce que sont Tullia, Florine, Mariette et la Val-Noble, vos anciennes amies, la maĂtresse d'un homme riche que vous n'aimerez pas. Une fois nos affaires faites, notre amoureux est assez riche pour vous rendre heureuse... - Heureuse!... dit-elle en levant les yeux au ciel. - Vous avez eu quatre ans de paradis, reprit-il. Ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs?... - Je vous obĂ©irai, rĂ©pondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. Ne vous inquiĂ©tez pas du reste! Vous l'avez dit, mon amour est une maladie mortelle. - Ce n'est pas tout, reprit Carlos, il faut rester belle. A vingt-deux ans et demi, vous ĂÂȘtes Ă votre plus haut point de beautĂ©, grĂÂące Ă votre bonheur. Enfin, redevenez surtout la Torpille. Soyez espiĂšgle, dĂ©pensiĂšre, rusĂ©e, sans pitiĂ© pour le millionnaire que je vous livre. Ecoutez!... cet homme est un voleur de grande Bourse, il a Ă©tĂ© sans pitiĂ© pour bien du monde, il s'est engraissĂ© des fortunes de la veuve et de l'orphelin, vous serez leur Vengeance!... Asie viendra vous prendre en fiacre, et vous serez Ă Paris ce soir. Si vous laissiez soupçonner vos liaisons depuis quatre ans avec Lucien, autant vaudrait lui tirer un coup de pistolet dans la tĂÂȘte. On vous demandera ce que vous ĂÂȘtes devenue vous rĂ©pondrez que vous avez Ă©tĂ© emmenĂ©e en voyage par un Anglais excessivement jaloux. Vous avez eu jadis assez d'esprit pour bien blaguer, retrouvez tout cet esprit-lĂ ... Avez-vous jamais vu un radieux cerf-volant, ce gĂ©ant les papillons de l'enfance, tout chamarrĂ© d'or, planant dans les cieux?... Les enfants oublient un moment la corde, un passant la coupe, le mĂ©tĂ©ore donne, en langage de collĂšge, une tĂÂȘte, et il tombe avec une effrayante rapiditĂ©. Telle Esther en entendant Carlos. DeuxiĂšme partie. A combien l'amour revient aux vieillards Cent mille francs placĂ©s en Asie Depuis huit jours, Nucingen allait marchander la livraison de celle qu'il aimait, presque tous les jours, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Marc. LĂ , tantĂÂŽt sous le nom de Saint-EstĂšve, tantĂÂŽt sous le nom de sa crĂ©ature, madame Nourrisson, trĂÂŽnait Asie entre les plus belles parures arrivĂ©es Ă cette phase horrible oĂÂč les robes ne sont plus des robes et ne sont pas encore des haillons. Le cadre Ă©tait en harmonie avec la figure que cette femme se composait, car ces boutiques sont une des plus sinistres particularitĂ©s de Paris. On y voit des dĂ©froques que la Mort y a jetĂ©es de sa main dĂ©charnĂ©e, et on entend alors le rĂÂąle d'une phtisie sous un chĂÂąle, comme on y devine l'agonie de la misĂšre sous une robe lamĂ©e d'or. Les atroces dĂ©bats entre le Luxe et la Faim sont Ă©crits lĂ sur de lĂ©gĂšres dentelles. On y retrouve la physionomie d'une reine sous un turban Ă plumes dont la pose actuelle rappelle et rĂ©tablit presque la figure absente. C'est le hideux dans le joli! Le fouet de JuvĂ©nal, agitĂ© par les mains officielles du Commissaire-priseur, Ă©parpille les manchons pelĂ©s, les fourrures flĂ©tries des filles aux abois. C'est un fumier de fleurs oĂÂč, çà et lĂ , brillent des roses coupĂ©es d'hier, portĂ©es un jour, et sur lequel est toujours accroupie une vieille, la cousine germaine de l'Usure, l'Occasion chauve, Ă©dentĂ©e, et prĂÂȘte Ă vendre le contenu, tant elle a l'habitude d'acheter le contenant, la robe sans la femme ou la femme sans la robe! Asie Ă©tait lĂ , comme l'argousin dans le Bagne, comme un vautour au bec rougi sur des cadavres, au sein de son Ă©lĂ©ment; plus affreuse que ces sauvages horreurs qui font frĂ©mir les passants Ă©tonnĂ©s quelquefois de rencontrer un de leurs plus jeunes et frais souvenirs pendus dans un sale vitrage derriĂšre lequel grimace une vraie Saint-EstĂšve retirĂ©e. D'irritations en irritations et de dix mille en dix mille francs, le banquier Ă©tait arrivĂ© Ă offrir soixante mille francs Ă madame de Saint-EstĂšve, qui lui rĂ©pondit par un refus grimacĂ© Ă dĂ©sespĂ©rer un macaque. AprĂšs une nuit agitĂ©e, aprĂšs avoir reconnu combien Esther portait de dĂ©sordre dans ses idĂ©es, aprĂšs avoir rĂ©alisĂ© des gains inattendus Ă la Bourse, il vint enfin un matin avec l'intention de lĂÂącher les cent mille francs demandĂ©s par Asie, mais il voulait lui soutirer une foule de renseignements. - Tu te dĂ©cides donc, mon gros farceur? lui dit Asie en lui tapant sur l'Ă©paule. La familiaritĂ© la plus dĂ©shonorante est le premier impĂÂŽt que ces sortes de femmes prĂ©lĂšvent sur les passions effrĂ©nĂ©es ou sur les misĂšres qui se confient Ă elles; elles ne s'Ă©lĂšvent jamais Ă la hauteur du client, elles le font asseoir cĂÂŽte Ă cĂÂŽte auprĂšs d'elles sur leur tas de boue. Asie, comme on le voit, obĂ©issait admirablement Ă son maĂtre. - Il le vaud pien, dit Nucingen. - Et tu n'es pas volĂ©, rĂ©pondit Asie. On a vendu des femmes plus cher que tu ne paieras celle-lĂ , relativement. Il y a femme et femme! De Marsay a donnĂ© de feu Coralie soixante mille francs. Celle que tu veux a coĂ»tĂ© cent mille francs de premiĂšre main; mais pour moi, vois-tu, vieux corrompu, c'est une affaire de convenance. - MĂšz ĂÂč ed-elle? - Ah! tu la verras. Je suis comme toi donnant, donnant!... Ah! çà , mon cher, ta passion a fait des folies. Ces jeunes filles, ça n'est pas raisonnable. La princesse est en ce moment ce que nous appelons une belle de nuit... - Eine pelle... - Allons, vas-tu faire le jobard?.. Elle a Louchard Ă ses trousses, je lui ai prĂÂȘtĂ©, moi, cinquante mille francs... - Finte-sinte! tis tonc, s'Ă©cria le banquier. - Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, rĂ©pondit Asie. Cette femme-lĂ , faut lui rendre justice, c'est la probitĂ© mĂÂȘme! Elle n'avait plus que sa personne, elle m'a dit "Ma petite madame Saint-EstĂšve, je suis poursuivie, il n'y a que vous qui puissiez m'obliger, donnez-moi vingt mille francs, et je vous les hypothĂšque sur mon coeur..." - Oh! elle a un joli coeur!... Il n'y a que moi qui sache oĂÂč elle est. Une indiscrĂ©tion me coĂ»terait mes vingt mille francs.. Auparavant, elle demeurait rue Taitbout. Avant de s'en aller de lĂ ... - son mobilier Ă©tait saisi!... - rapport aux frais. - Ces gueux d'huissiers!... - Vous savez, vous qui ĂÂȘtes un fort de la Bourse! Eh! bien, pas bĂÂȘte, elle a louĂ© pour deux mois son appartement Ă une Anglaise, une femme superbe qu'avait ce petit chose... RubemprĂ©, pour amant, et il en Ă©tait si jaloux qu'il la faisait promener la nuit... Mais, comme on va vendre le mobilier, l'Anglaise a dĂ©guerpi, d'autant plus qu'elle Ă©tait trop chĂšre pour un petit criquet comme Lucien... - Vus vaides la panque, dit Nucingen. - En nature, dit Asie. Je prĂÂȘte aux jolies femmes; et ça rend, car on escompte deux valeurs Ă la fois. Asie s'amusait Ă charger le rĂÂŽle de ces femmes qui sont bien ĂÂąpres, mais plus patelines, plus douces que la Malaise, et qui justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Asie se posa comme ayant perdu ses illusions, cinq amants, ses enfants, et se laissant voler par tout le monde malgrĂ© son expĂ©rience. Elle montra de temps en temps des reconnaissances du Mont-de-PiĂ©tĂ©, pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gĂÂȘnĂ©e, endettĂ©e. Enfin, elle fut si naĂÂŻvement hideuse que le baron finit par croire au personnage qu'elle reprĂ©sentait. - Eh! pien, si che lĂÂąge les sante mille, ĂÂč la ferrai-che? dit-il en faisant le geste d'un homme dĂ©cidĂ© Ă tous les sacrifices. - Mon gros pĂšre, tu viendras ce soir avec ta voiture, par exemple, en face le Gymnase. C'est le chemin, dit Asie. Tu t'arrĂÂȘteras au coin de la rue Sainte-Barbe. Je serai lĂ en vedette, nous irons trouver mon hypothĂšque Ă cheveux noirs... Oh! elle a de beaux cheveux, mon hypothĂšque! En ĂÂŽtant son peigne, Esther se trouve Ă couvert comme sous un pavillon. Mais si tu te connais aux chiffres, tu m'as l'air assez jobard sur le reste; je te conseille de bien cacher la petite, car on te la fourre Ă Sainte-PĂ©lagie, et vivement, le lendemain, si on la trouve... et... on la cherche. - Ne bourraid-on boind rageder les pilets? dit l'incorrigible Loup-cervier. - L'huissier les a... mais il n'y a pas mĂšche. L'enfant a Ă©vu une passion et a mangĂ© un dĂ©pĂÂŽt qu'on lui redemande. Ah! dam! c'est un peu farceur un coeur de vingt-deux ans. - Pon, pon, ch'arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. Il Ăšde pien endentu que che serai son brodecdĂšre. - Eh! grosse bĂÂȘte, c'est ton affaire de te faire aimer par elle, et tu as bien assez de moyens pour acheter un semblant d'amour qui vaille le vrai. Je te remets ta princesse entre les mains; elle est tenue de te suivre, je ne m'inquiĂšte point du reste... Mais elle est habituĂ©e au luxe, aux plus grands Ă©gards. Ah! mon petit! c'est une femme comme il faut... Sans cela lui aurais-je donnĂ© quinze mille francs? - Eh! pien, c'est tidde. A ce soir! Le baron recommença la toilette nuptiale qu'il avait dĂ©jĂ faite; mais, cette fois, la certitude du succĂšs lui fit doubler la dose des pilules. A neuf heures, il trouva l'horrible femme au rendez-vous, et la prit dans sa voiture. - U? dit le baron. - OĂÂč? fit Asie, rue de la Perle, au Marais, une adresse de circonstance, car ta perle est dans la boue, mais tu la laveras! ArrivĂ©s lĂ , la fausse madame Saint-EstĂšve dit Ă Nucingen avec un affreux sourire "Nous allons faire quelques pas Ă pied, je ne suis pas assez sotte pour avoir donnĂ© la vĂ©ritable adresse." - Ti benses Ă tutte, rĂ©pondit Nucingen. - C'est mon Ă©tat, rĂ©pliqua-t-elle. Asie conduisit Nucingen rue Barbette, oĂÂč, dans une maison garnie tenue par un tapissier du quartier, il fut introduit au quatriĂšme Ă©tage. En apercevant, dans une chambre mesquinement meublĂ©e, Esther mise en ouvriĂšre et travaillant Ă un ouvrage de broderie, le millionnaire pĂÂąlit. Au bout d'un quart d'heure, pendant lequel Asie eut l'air de chuchoter avec Esther, Ă peine ce jeune vieillard pouvait-il parler. - Montemisselle, dit-il enfin Ă la pauvre fille, aurez-fĂ»s la pondĂ© tĂ© m'accebder gomme fodre brodecdĂšre?... - Mais il le faut bien, monsieur, dit Esther dont les yeux laissĂšrent Ă©chapper deux grosses larmes. - Ne bleurez boind. Che feux fus rentre la blis hĂ©rĂ©ize te duddes les phĂÂąmes... Laissez fus seilement aimer bar moi, fus ferrez. - Ma petite, monsieur est raisonnable, dit Asie, il sait bien qu'il a soixante-six ans passĂ©s, et il sera bien indulgent. Enfin, mon bel ange, c'est un pĂšre que je t'ai trouvĂ©... - Faut lui dire ça, dit Asie Ă l'oreille du banquier mĂ©content. On ne prend pas des hirondelles en leur tirant des coups de pistolet. Venez par ici! dit Asie en amenant Nucingen dans la piĂšce voisine. Vous savez nos petites conventions, mon ange? Nucingen tira de la poche de son habit un portefeuille et compta les cent mille francs, que Carlos, cachĂ© dans un cabinet, attendait avec une vive impatience, et que la cuisiniĂšre lui porta. - VoilĂ cent mille francs que notre homme place en Asie, maintenant nous allons lui en faire placer en Europe, dit Carlos Ă sa confidente quand ils furent sur le palier. Il disparut aprĂšs avoir donnĂ© ses instructions Ă la Malaise, qui rentra dans l'appartement oĂÂč Esther pleurait Ă chaudes larmes. L'enfant, comme un criminel condamnĂ© Ă mort, s'Ă©tait fait un roman d'espĂ©rance, et l'heure fatale avait sonnĂ©. - Mes chers enfants, dit Asie, oĂÂč allez-vous aller?... car le baron de Nucingen... Esther regarda le banquier cĂ©lĂšbre en laissant Ă©chapper un geste d'Ă©tonnement admirablement jouĂ©. - Ui, mon envand, che suis le paron te Nichinguenne... - Le baron de Nucingen ne doit pas, ne peut pas rester dans un chenil pareil. Ecoutez-moi! Votre ancienne femme de chambre EugĂ©nie... - Icheni! te la rie Daidpoud... s'Ă©cria le baron. - Eh! bien, oui, la gardienne judiciaire des meubles, reprit Asie, et qui a louĂ© l'appartement Ă la belle Anglaise... - Ah!je combrens! dit le baron. - L'ancienne femme de chambre de madame, reprit respectueusement Asie en dĂ©signant Esther, vous recevra trĂšs bien ce soir, et jamais le Garde du Commerce ne s'avisera de la venir chercher dans son ancien appartement, qu'elle a quittĂ© depuis trois mois... - Barvait! barvait! s'Ă©cria le baron. T'ailiers, che gonnais les Cartes ti Gommerce, et che Zais tes baroles bir les vaire tisbaraidre... - Vous aurez dans EugĂ©nie une fine mouche, dit Asie, c'est moi qui l'ai donnĂ©e Ă madame... - Che la gonnais, s'Ă©cria le millionnaire en riant. IchĂ©nie m'a gibbĂ© drende mille vrans... Esther fit un geste d'horreur sur la foi duquel un homme de coeur lui aurait confiĂ© sa fortune. - Oh! bar ma vĂÂŽde, reprit le baron, che gourais abrĂšs fĂ»s... Et il raconta le quiproquo auquel avait donnĂ© lieu la location de l'appartement Ă une Anglaise. - Eh! bien, voyez-vous, madame? dit Asie, EugĂ©nie ne vous a rien dit de cela, la rusĂ©e! Mais, madame est bien habituĂ©e Ă cette fille-lĂ , dit-elle au baron, gardez-la tout de mĂÂȘme. Asie prit Nucingen Ă part et lui dit - Avec cinq cents francs par mois Ă EugĂ©nie, qui arrondit joliment sa pelote, vous saurez tout ce que fera madame, donnez-la-lui pour femme de chambre. EugĂ©nie sera d'autant mieux Ă vous qu'elle vous a dĂ©jĂ carottĂ©... Rien n'attache plus les femmes Ă un homme que de le carotter. Mais tenez EugĂ©nie en bride elle fait tout pour de l'argent, cette fille-lĂ , c'est une horreur!... - Ed doi?... - Moi, fit Asie, je me rembourse. Nucingen, cet homme si profond, avait un bandeau sur les yeux; il se laissa faire comme un enfant. La vue de cette candide et adorable Esther essuyant ses yeux et tirant avec la dĂ©cence d'une jeune vierge les points de sa broderie, rendait Ă ce vieillard amoureux les sensations qu'il avait Ă©prouvĂ©es au bois de Vincennes; il eĂ»t donnĂ© la clef de sa caisse! il se sentait jeune, il avait le coeur plein d'adoration, il attendait qu'Asie fĂ»t partie pour pouvoir se mettre aux genoux de cette madone de RaphaĂl. Cette Ă©closion subite de l'enfance au coeur d'un Loup-cervier, d'un vieillard, est un des phĂ©nomĂšnes sociaux que la Physiologie peut le plus facilement expliquer. ComprimĂ©e sous le poids des affaires, Ă©touffĂ©e par de continuels calculs, par les prĂ©occupations perpĂ©tuelles de la chasse aux millions, l'adolescence et ses sublimes illusions reparaĂt, s'Ă©lance et fleurit, comme une cause, comme une graine oubliĂ©e dont les effets, dont les floraisons splendides obĂ©issent au hasard, Ă un soleil qui jaillit, qui luit tardivement. Commis Ă douze ans dans la vieille maison d'Aldrigger de Strasbourg, le baron n'avait jamais mis le pied dans le monde des sentiments. Aussi restait-il devant son idole en entendant mille phrases qui se heurtaient dans sa cervelle, et n'en trouvant aucune sur ses lĂšvres, il obĂ©it alors Ă un dĂ©sir brutal oĂÂč l'homme de soixante-six ans reparaissait. - Foulez-vous fenir rie Daidboud?... dit-il. -OĂÂč vous voudrez, monsieur, rĂ©pondit Esther en se levant. - I vis fudrez! rĂ©pĂ©ta-t-il avec ravissement. Fus ĂÂȘdes ein anche tescendĂ» ti ciel, et que ch'aime comme si ch'Ă©dais ein bedide cheune ĂÂŽme quoique ch'aie tes gefeux cris... - Ah! vous pouvez bien dire blancs! car ils sont d'un trop beau noir pour n'ĂÂȘtre que gris, dit Asie. - Fa-d'en, filaine fenteusse te chair himaine! Ti as don archente, ne baffe blis sir cedde fleir t'amĂ»r! s'Ă©cria le banquier en se remboursant par cette sauvage apostrophe de toutes les insolences qu'il avait supportĂ©es. - Vieux polisson! tu me paieras cette phrase-lĂ !... lui dit Asie en menaçant le banquier par un geste digne de la Halle qui lui fit hausser les Ă©paules. - Entre la gueule du pot et celle d'un licheur il y a la place d'une vipĂšre, et tu m'y trouveras!... dit-elle excitĂ©e par le dĂ©dain de Nucingen. Les millionnaires dont l'argent est gardĂ© par la Banque de France, dont les hĂÂŽtels sont gardĂ©s par une escouade de valets, dont la personne a, dans la rue, le rempart d'une rapide voiture Ă chevaux anglais, ne craignent aucun malheur aussi le baron lorgna-t-il froidement Asie, en homme qui venait de lui donner cent mille francs. Cette majestĂ© produisit son effet. Asie exĂ©cuta sa retraite en grommelant dans l'escalier et, tenant un langage excessivement rĂ©volutionnaire, elle parlait d'Ă©chafaud! - Que lui avez-vous donc dit?... demanda la vierge Ă la broderie, car elle est bonne femme. - Elle fus ha fentie, elle fus ha follĂ©e... - Quand nous sommes dans la misĂšre, rĂ©pondit-elle d'un air Ă fendre le coeur d'un diplomate, qui donc a de l'argent et des Ă©gards pour nous?... - BĂÂŽfre bedide! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi! Une premiĂšre nuit Nucingen donna le bras Ă Esther, il l'emmena comme elle se trouvait, et la mit dans sa voiture avec plus de respect peut-ĂÂȘtre qu'il n'en aurait eu pour la belle duchesse de Maufrigneuse. - Fis haurez ein pel Ă©guipache, le blis choli te Baris, disait Nucingen pendant le chemin. Doud ce que le lixe a te blis jarmant fis endourera. Eine reine ne sera bas blis rige que fus. Vis serez resbectĂ©e gomme eine viancĂ©e t'Allemeigne Che fous feux lipre... Ne bleurez boint. Egoudez... Che vis aime fĂ©riddaplement t'amur pur. Jagune te fos larmes me prise le cuer... - Aime-t-on d'amour une femme qu'on achĂšte?... demanda d'une voix dĂ©licieuse la pauvre fille. - Choseffe ha pien Ă©dĂ© fenti bar ses vrĂšres Ă gausse de sa chantilesse. C'esd tans la Piple. Paillers, tans l'Oriende, on agĂÂȘde ses phĂÂąmes lĂ©chidimes. ArrivĂ©e rue Taitbout, Esther ne put revoir sans des impressions douloureuses le thĂ©ĂÂątre de son bonheur. Elle resta sur un divan, immobile, Ă©tanchant ses larmes une Ă une, sans entendre un mot des folies que lui baragouinait le banquier, il se mit Ă ses genoux; elle l'y laissa sans lui rien dire, lui abandonnant ses mains quand il les prenait, mais ignorant, pour ainsi dire, de quel sexe Ă©tait la crĂ©ature qui lui rĂ©chauffait les pieds, que Nucingen trouva froids. Cette scĂšne de larmes brĂ»lantes semĂ©es sur la tĂÂȘte du baron, et de pieds Ă la glace rĂ©chauffĂ©s par lui, dura de minuit Ă deux heures du matin. - Ichenie, dit enfin le baron en appelant Europe, optenez tonc te fodre maĂdresse qu'elle se gouche... - Non, s'Ă©cria Esther en se dressant sur ses jambes comme un cheval effarouchĂ©, jamais ici!... - Tenez, monsieur, je connais madame, elle est douce et bonne comme un agneau, dit Europe au banquier; seulement, il ne faut pas la heurter, il faut toujours la prendre de biais... Elle a Ă©tĂ© si malheureuse ici! - Voyez?... le mobilier est bien usĂ©! - Laissez-lui suivre ses idĂ©es. - Arrangez-lui, lĂ , bien gentiment, quelque joli hĂÂŽtel. Peut-ĂÂȘtre qu'en voyant tout nouveau autour d'elle, elle sera dĂ©paysĂ©e, elle vous trouvera peut-ĂÂȘtre mieux que vous n'ĂÂȘtes, et sera d'une douceur angĂ©lique. - Oh! madame n'a pas sa pareille! et vous pouvez vous vanter d'avoir fait une excellente acquisition un bon coeur, des maniĂšres gentilles, un coup-de-pied fin, une peau comme une rose... Ah!... Et de l'esprit Ă faire rire les condamnĂ©s Ă mort... Madame est susceptible d'attache... - Et comme elle sait s'habiller!... Eh! bien, si c'est cher, un homme en a, comme on dit, pour son argent. - Ici, toutes ses robes sont saisies, sa toilette est donc arriĂ©rĂ©e de trois mois. - Mais madame est si bonne, voyez-vous, que moi je l'aime et c'est ma maĂtresse! - Mais, soyez juste, une femme comme elle se voir au milieu de meubles saisis!... Et pour qui? pour un garnement qui l'a rouĂ©e.. Pauvre petite femme! elle n'est plus elle-mĂÂȘme. - Esder... Esder... disait le baron, gouchez-fis, mon anche? Eh! si c'edde moi qui fous vais beur, che resderai sir ce ganabĂ©... S'Ă©cria le baron enflammĂ© de l'amour le plus pur en voyant qu'Esther pleurait toujours. - HĂ©! bien, rĂ©pondit Esther en prenant la main du baron et la lui baisant avec un sentiment de reconnaissance qui fit venir aux yeux de ce Loup-cervier quelque chose d'assez ressemblant Ă une larme, je vous en saurai grĂ© Et elle se sauva dans sa chambre en s'y enfermant. - Il y a quĂÂȘque chausse t'inexblicaple lĂ -tetans... se disait Nucingen agitĂ© par ses pilules. Que tira-d-on chĂšze moi? Il se leva, regarda par la fenĂÂȘtre "Ma foidire ed tuchurs lĂ ... Foissi piendĂÂŽd le chour!..." Il se promena par la chambre "Gomme montame te Nichinguenne se mogueraid te moi, si chamais ĂÂȘle saffais gommand chai bassĂ© cedde nouid!..." Il alla coller son oreille Ă la porte de la chambre en se trouvant un peu trop niaisement couchĂ©. - Esder!... Aucune rĂ©ponse. - Mon tiĂ©! elle bleure tuchurs!... se dit-il en revenant s'Ă©tendre sur le canapĂ©. Dix minutes environ aprĂšs le lever du soleil, le baron de Nucingen, qui s'Ă©tait endormi de ce mauvais sommeil pris par force, et dans une position gĂÂȘnĂ©e, sur un divan, fut Ă©veillĂ© en sursaut par Europe au milieu d'un de ces rĂÂȘves qu'on fait alors et dont les rapides complications sont un des phĂ©nomĂšnes insolubles de la physiologie mĂ©dicale. - Ah! mon Dieu! madame, criait-elle, madame! des soldats!... des gendarmes, la justice. On veut vous arrĂÂȘter... Au moment oĂÂč Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppĂ©e de sa robe de chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en dĂ©sordre, belle Ă faire damner l'ange RaphaĂl, la porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette cĂ©leste fille, posĂ©e comme un ange dans un tableau de religion flamand. Un homme s'avança. Contenson, l'affreux Contenson, mit sa main sur l'Ă©paule moite d'Esther. - Vous ĂÂȘtes mademoiselle Esther Van...? dit-il. Europe, d'un revers appliquĂ© sur la joue de Contenson, l'envoya d'autant mieux mesurer ce qu'il lui fallait de tapis pour se coucher, qu'elle lui donna dans les jambes ce coup sec si connu de ceux qui pratiquent l'art dit de la savate. - ArriĂšre! cria-t-elle, on ne touche pas Ă ma maĂtresse! - Elle m'a cassĂ© la jambe! criait Contenson en se relevant, on me la paiera... Sur la masse des cinq recors vĂÂȘtus comme des recors, gardant leurs chapeaux affreux sur leurs tĂÂȘtes plus affreuses encore, et offrant des tĂÂȘtes de bois d'acajou veinĂ© oĂÂč les yeux louchaient, oĂÂč quelques nez manquaient, oĂÂč les bouches grimaçaient, se dĂ©tacha Louchard, vĂÂȘtu plus proprement que ses hommes, mais le chapeau sur la tĂÂȘte, la figure Ă la fois doucereuse et rieuse. - Mademoiselle, je vous arrĂÂȘte, dit-il Ă Esther. Quant Ă vous, ma fille, dit-il Ă Europe, toute rĂ©bellion serait punie et toute rĂ©sistance est inutile. Le bruit des fusils, dont les crosses tombĂšrent sur les dalles de la salle Ă manger et de l'antichambre en annonçant que le Garde Ă©tait doublĂ© de la Garde, appuya ce discours. - Et pourquoi m'arrĂÂȘter? dit innocemment Esther. - Et nos petites dettes?... rĂ©pondit Louchard. - Ah! c'est vrai! s'Ă©cria Esther. Laissez-moi m'habiller. - Malheureusement, mademoiselle, il faut que je m'assure si vous n'avez aucun moyen d'Ă©vasion dans votre chambre, dit Louchard. Tout cela se fit si rapidement que le baron n'avait pas encore eu le temps d'intervenir. - Eh! pien, je sis Ă cede hire eine fenteuse de chair himaine, paron de Nichinguenne!... s'Ă©cria la terrible Asie en se glissant Ă travers les recors jusqu'au divan oĂÂč elle feignit de dĂ©couvrir le banquier. - Filaine trĂÂŽlesse! s'Ă©cria Nucingen qui se dressa dans toute sa majestĂ© financiĂšre. Et il se jeta entre Esther et Louchard, qui lui ĂÂŽta son chapeau Ă un cri de Contenson. - Monsieur le baron de Nucingen!... Au geste que fit Louchard, les recors Ă©vacuĂšrent l'appartement en se dĂ©couvrant tous avec respect. Contenson seul resta. - Monsieur le baron paie-t-il?.. demanda le Garde qui avait son chapeau Ă la main. - Je baye, rĂ©pondit-il, mais engore vaud-il saffoir de guoi il s'achit. - Trois cent douze mille francs et des centimes, frais liquidĂ©s, mais l'arrestation n'est pas comprise. - Drois sante mille vrans! s'Ă©cria le baron. - C'esde ein reffeille drop cher bir ein ĂÂŽme qui a bassĂ© la nuid sir ein ganabĂ©, ajouta-t-il Ă l'oreille d'Europe. - Cet homme est-il bien le baron de Nucingen? dit Europe Ă Louchard en commentant son doute par un geste que mademoiselle Dupont, la derniĂšre soubrette du ThĂ©ĂÂątre-Français, eĂ»t enviĂ©. - Oui, mademoiselle, dit Louchard. - Oui, rĂ©pondit Contenson. - Che rebont t'elle, dit le baron que le doute d'Europe piqua d'honneur, laissez-moi lui tire ein mod. Esther et son vieil amoureux entrĂšrent dans la chambre, Ă la serrure de laquelle Louchard trouva nĂ©cessaire d'appliquer son oreille. - Che fus aime blis que ma fie, Esder; mais birquoi tonner Ă fos grĂ©anciers te l'archande qui seraid invinimente miex tans fodre birse? Halez an brison che me vais vort te rageder ces sante mille Ă©gus afec sante mile vrans, et fus aurez teux sante mile vrans pir fus... - Ce systĂšme, lui cria Louchard, est inutile. Le crĂ©ancier n'est pas amoureux de mademoiselle, lui!... Vous comprenez? et il veut plus que tout, depuis qu'il sait que vous ĂÂȘtes Ă©pris d'elle. - Fitu pedad! s'Ă©cria Nucingen Ă Louchard en ouvrant la porte et l'introduisant dans la chambre, ti ne sais ce que du tis! Che te tonne, Ă doi, fint pir sant, zi tu vais l'avvaire... - Impossible, monsieur le baron. - Comment monsieur? vous auriez le coeur, dit Europe en intervenant, de laisser aller ma maĂtresse en prison!... Mais voulez-vous mes gages, mes Ă©conomies? prenez-les, madame, j'ai quarante mille francs... - Ah!ma pauvre fille, s'Ă©cria Esther, je ne te connaissais pas! dit Esther en serrant Europe dans ses bras. Europe se mit Ă fondre en larmes. - Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet oĂÂč il prit un de ces petits carrĂ©s de papier imprimĂ©s que la Banque donne aux banquiers, et sur lesquels ils n'ont plus qu'Ă remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur. - Ce n'est pas la peine, monsieur le baron, dit Louchard, j'ai ordre de ne recevoir mon paiement qu'en espĂšces d'or ou d'argent. A cause de vous, je me contenterai de billets de banque. - Tarteifle! s'Ă©cria le baron, mondrez moi tonc les didres? Contenson prĂ©senta trois dossiers couverts en papier bleu, que le baron prit en regardant Contenson, auquel il dit Ă l'oreille "Ti hauraid vaid eine myeur churnĂ©e en m'aferdissant." - Eh! vous savais-je ici, monsieur le baron? rĂ©pondit l'espion sans se soucier d'ĂÂȘtre ou non entendu de Louchard. Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les Ă©paules. - C'esde frai, se dit le baron. Ah! ma bedide, s'Ă©cria-t-il en voyant les lettres de change et s'adressant Ă Esther, fus edes la ficdime t' goquin! eine aissegrob! - HĂ©las! oui, dit la pauvre Esther, mais il m'aimait bien!... - Si chaffais si... chaurais vaid eine obbosition andre fos mains. - Vous perdez la tĂÂȘte, monsieur le baron, dit Louchard, il y a un tiers porteur. - Ui, reprit-il, il y en a ein diers bordier... CĂ©rissed! ein ĂÂŽme t'obbozission! - Il a le malheur spirituel, dit en souriant Contenson, il fait un calembour. - Monsieur le baron veut-il Ă©crire un mot Ă son caissier? dit Louchard en souriant, je vais y envoyer Contenson et renverrai mon monde. L'heure s'avance, et tout le monde saurait... - Fa, Gondenson!... cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l'Argate. Foissi ein mod avin qu'il ale ghĂšs ti Dilet ou ghĂšs les Keller, tans le gas oĂÂč nus n'aurions bas sante mil Ă©gus, gar nodre archand ed dude Ă la Panque... - HabilĂ©s-fous, mon anche, dit-il Ă Esther, fous ĂÂȘdes lipre. - Les fieilles phĂÂąmes, s'Ă©cria-t-il en regardant Asie, sonte blis tanchereusses que les cheĂ»nes... - Je vais aller faire rire le crĂ©ancier, lui dit Asie, et il me donnera de quoi m'amuser aujourd'hui. - Zan rangune monnessier le paron... ajouta la Saint-EstĂšve en faisant une horrible rĂ©vĂ©rence. Louchard reprit les titres des mains du baron, et resta seul avec lui au salon, oĂÂč une demi-heure aprĂšs, le caissier vint suivi de Contenson. Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisĂ©e. Quand les fonds eurent Ă©tĂ© comptĂ©s par Louchard, le baron voulut examiner les titres; mais Esther s'en saisit par un geste de chatte et les porta dans son secrĂ©taire. - Que donnez-vous pour la canaille?... dit Contenson Ă Nucingen. - Fus n'affez pas Ă paugoup d'eccarts, dit le baron. - Et ma jambe!... s'Ă©cria Contenson. - LĂ»chart, vis tonnerez sante vrans Ă Gondanson sir le resde du pilet te mile... - C'esde eine pien pelle phĂÂąme! disait le caissier au baron de Nucingen en sortant de la tue Taithout, mais elle goĂ»de pien cher Ă monnessiĂšre le paron. - Cartez-moi le segrĂÂȘte, dit le baron qui avait aussi demandĂ© le secret Ă Contenson et Ă Louchard. Louchard s'en alla suivi de Contenson; mais, sur le boulevard, Asie qui le guettait arrĂÂȘta le Garde du Commerce. - L'huissier et le crĂ©ancier sont lĂ dans un fiacre, ils ont soif! lui dit-elle, et il y a gras! Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. Il aperçut les yeux de Carlos, distingua la forme du front sous la perruque, et cette perruque lui sembla justement suspecte; il prit le numĂ©ro du fiacre, tout en paraissant totalement Ă©tranger Ă ce qui se passait; Asie et Europe l'intriguaient au dernier point. Il pensait que le baron Ă©tait victime de gens excessivement habiles, avec d'autant plus de raison que Louchard, en rĂ©clamant ses soins, avait Ă©tĂ© d'une discrĂ©tion Ă©trange. Le croc-en-jambe d'Europe n'avait pas, d'ailleurs, frappĂ© Contenson seulement au tibia. - C'est un coup qui sent son Saint-Lazare! s'Ă©tait-il dit en se relevant. Carlos renvoya l'huissier, le paya gĂ©nĂ©reusement et dit au fiacre en le payant "Palais-Royal, au Perron!" - Ah! le mĂÂątin! se dit Contenson qui entendit l'ordre, il y a quelque chose!... Carlos arriva au Palais-Royal d'un train Ă ne pas avoir Ă craindre d'ĂÂȘtre suivi. D'ailleurs il traversa les galeries Ă sa maniĂšre, prit un autre fiacre sur la place du ChĂÂąteau-d'Eau, en lui disant "Passage de l'OpĂ©ra, du cĂÂŽtĂ© de la rue Pinon." Un quart d'heure aprĂšs, il entrait rue Taitbout. En le voyant, Esther lui dit "VoilĂ les fatales piĂšces!" Carlos prit les titres, les examina; puis il alla les brĂ»ler au feu de la cuisine. - Le tour est fait! s'Ă©cria-t-il en montrant les trois cent dix mille francs roulĂ©s en un paquet qu'il tira de la poche de sa redingote. ĂâĄa et les cent mille francs pincĂ©s par Asie nous permettent d'agir. - Mon Dieu! mon Dieu! s'Ă©cria la pauvre Esther. - Mais, imbĂ©cile, dit le fĂ©roce calculateur, sois ostensiblement la maĂtresse de Nucingen, et tu pourras voir Lucien, il est l'ami de Nucingen, je ne te dĂ©fends pas d'avoir une passion pour lui! Esther aperçut une faible clartĂ© dans sa vie tĂ©nĂ©breuse, elle respira. Quelques clartĂ©s - Europe, ma fille, dit Carlos en emmenant cette crĂ©ature dans un coin du boudoir oĂÂč personne ne pouvait surprendre un mot de cette conversation, Europe, je suis content de toi. Europe releva la tĂÂȘte, regarda cet homme avec une expression qui changea tellement son visage flĂ©tri que le tĂ©moin de cette scĂšne, Asie, qui veillait Ă la porte, se demanda si l'intĂ©rĂÂȘt par lequel Carlos tenait Europe pouvait surpasser en profondeur celui par lequel elle se sentait rivĂ©e Ă lui. - Ce n'est pas tout, ma fille. Quatre cent mille francs ne sont rien pour moi... Paccard te remettra une facture d'argenterie qui monte Ă trente mille francs, et sur laquelle il y a des acomptes reçus; mais notre orfĂšvre, Biddin, a fait des frais. Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affichĂ© demain. Va voir Biddin, il demeure rue de l'Arbre-Sec, il te donnera des reconnaissances du Mont-de-PiĂ©tĂ© pour dix mille francs. Tu comprends Esther s'est fait faire de l'argenterie, elle ne l'a pas payĂ©e, et l'a mise en plan, elle sera menacĂ©e d'une petite plainte en escroquerie. Donc, il faudra donner trente mille francs Ă l'orfĂšvre et dix mille francs au Mont-de-PiĂ©tĂ© pour avoir l'argenterie. Total quarante-trois mille francs avec les frais. Cette argenterie est pleine d'alliage, le baron la renouvellera, nous lui rechiperons lĂ quelques billets de mille francs. Vous devez... quoi, pour deux ans Ă la couturiĂšre? - On peut lui devoir six mille francs, rĂ©pondit Europe. - Eh! bien, si madame Auguste veut ĂÂȘtre payĂ©e et conserver la pratique, elle devra faire un mĂ©moire de trente mille francs depuis quatre ans. MĂÂȘme accord avec la marchande de modes. Le bijoutier, Samuel Frisch, le juif de la rue Sainte-Avoie, te prĂÂȘtera des reconnaissances, nous devons lui devoir vingt-cinq mille francs, et nous aurons eu six mille francs de nos bijoux au Mont-de-PiĂ©tĂ©. Nous rendrons les bijoux au bijoutier, il y aura moitiĂ© pierres fausses; aussi, le baron ne les regardera-t-il pas. Enfin, tu feras encore cracher cent cinquante raille francs Ă notre ponte d'ici Ă huit jours. - Madame devra m'aider un petit peu, rĂ©pondit Europe, parlez-lui, car elle reste lĂ comme une hĂ©bĂ©tĂ©e, et m'oblige Ă dĂ©ployer plus d'esprit que trois auteurs pour une piĂšce. - Si Esther tombait dans le bĂ©gueulisme, tu m'en prĂ©viendrais, dit Carlos. Nucingen lui doit un Ă©quipage et des chevaux, elle voudra choisir et acheter tout elle-mĂÂȘme. Ce sera le marchand de chevaux et le carrossier du loueur oĂÂč est Paccard que vous choisirez. Nous aurons lĂ d'admirables chevaux, trĂšs chers, qui boiteront un mois aprĂšs, et nous les changerons. - On pourrait tirer six mille francs au moyen d'un mĂ©moire de parfumeur, dit Europe. - Oh! fit-il en hochant la tĂÂȘte, allez doucement, de concessions en concessions. Nucingen n'a passĂ© que le bras dans la machine, il nous faut la tĂÂȘte. J'ai besoin, outre tout cela, de cinq cent mille francs. - Vous pourrez les avoir, rĂ©pondit Europe. Madame s'adoucirait pour ce gros imbĂ©cile vers six cent mille, et lui en demanderait quatre cents pour le bien aimer. - Ecoute ceci, ma fille, dit Carlos. Le jour oĂÂč je toucherai tes derniers cent mille francs, il y aura pour toi vingt mille francs. - A quoi cela peut-il me servir? dit Europe en laissant aller ses bras en personne Ă qui l'existence semble impossible. - Tu pourras retourner Ă Valenciennes, acheter un bel Ă©tablissement, et devenir honnĂÂȘte femme, si tu veux; tous les goĂ»ts sont dans la nature, Paccard y pense quelquefois; il n'a rien sur l'Ă©paule, presque rien sur la conscience, vous pourrez vous convenir, rĂ©pliqua Carlos. - Retourner Ă Valenciennes!... Y pensez-vous, monsieur? s'Ă©cria Europe effrayĂ©e. NĂ©e Ă Valenciennes et fille de tisserands trĂšs pauvres, Europe fut envoyĂ©e Ă sept ans dans une filature oĂÂč l'industrie moderne avait abusĂ© de ses forces physiques, de mĂÂȘme que le Vice l'avait dĂ©pravĂ©e avant le temps. Corrompue Ă douze ans, mĂšre Ă treize, elle se vit attachĂ©e Ă des ĂÂȘtres profondĂ©ment dĂ©gradĂ©s. A propos d'un assassinat, elle avait comparu, comme tĂ©moin d'ailleurs, devant la Cour d'Assises. Vaincue Ă seize ans par un reste de probitĂ©, par la terreur que cause la justice, elle fit condamner l'accusĂ©, par son tĂ©moignage, Ă vingt ans de travaux forcĂ©s. Ce criminel, un de ces repris de justice dont l'organisation implique de terribles vengeances, avait dit en pleine audience Ă cette enfant - Dans dix ans, comme Ă prĂ©sent, Prudence Europe s'appelait Prudence Servien, je reviendrai pour te terrer, dussĂ©-je ĂÂȘtre fauchĂ©. Le prĂ©sident de la Cour essaya bien de rassurer Prudence Servien en lui promettant l'appui, l'intĂ©rĂÂȘt de la justice; mais la pauvre enfant fut frappĂ©e d'une si profonde terreur qu'elle tomba malade et resta prĂšs d'un an Ă l'hĂÂŽpital. La justice est un ĂÂȘtre de raison reprĂ©sentĂ© par une collection d'individus sans cesse renouvelĂ©s, dont les bonnes intentions et les souvenirs sont, comme eux, excessivement ambulatoires. Les Parquets, les Tribunaux ne peuvent rien prĂ©venir en fait de crimes, ils sont inventĂ©s pour les accepter tout faits. Sous ce rapport, une police prĂ©ventive serait un bienfait pour un pays; mais le mot police effraie aujourd'hui le lĂ©gislateur, qui ne sait plus distinguer entre ces mots Gouverner, - administrer, - faire les lois. Le lĂ©gislateur tend Ă tout absorber dans l'Etat, comme s'il pouvait agir. Le forçat devait toujours penser Ă sa victime, et se venger alors que la justice ne songerait plus Ă l'un ni Ă l'autre. Prudence, qui comprit instinctivement, en gros si vous voulez, son danger, quitta Valenciennes, et vint Ă dix-sept ans Ă Paris pour s'y cacher. Elle y fit quatre mĂ©tiers, dont le meilleur fut celui de comparse Ă un petit thĂ©ĂÂątre. Elle fut rencontrĂ©e par Paccard, Ă qui elle raconta ses malheurs. Paccard, le bras droit, le SĂ©ide de Jacques Collin parla de Prudence Ă son maĂtre; et quand le maĂtre eut besoin d'une esclave, il dit Ă Prudence "Si tu veux me servir comme on doit servir le diable, je te dĂ©barrasserai de Durut." Durut Ă©tait le forçat, l'Ă©pĂ©e de DamoclĂšs suspendue au-dessus de la tĂÂȘte de Prudence Servien. Sans ces dĂ©tails, beaucoup de critiques auraient trouvĂ© l'attachement d'Europe un peu fantastique. Enfin personne n'aurait compris le coup de thĂ©ĂÂątre que Carlos allait produire. - Oui, ma fille, tu pourras retourner Ă Valenciennes... Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l'article suivant TOULON. - Hier a eu lieu l'exĂ©cution de Jean-François Durut... DĂšs le matin, lagarnison, etc. Prudence lĂÂącha le journal; ses jambes se dĂ©robĂšrent sous le poids de son corps; elle retrouvait la vie, car elle n'avait pas, disait-elle, trouvĂ© de goĂ»t au pain depuis la menace de Durut. - Tu le vois, j'ai tenu ma parole. il a fallu quatre ans pour faire tomber la tĂÂȘte de Durut en l'attirant dans un piĂšge... Eh! bien, achĂšve ici mon ouvrage, tu te trouveras Ă la tĂÂȘte d'un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, Ă qui je permets la vertu comme retraite. Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les dĂ©tails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l'exĂ©cution des forçats depuis vingt ans le spectacle imposant, l'aumĂÂŽnier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collĂšgues, l'artillerie braquĂ©e, les forçats agenouillĂ©s; puis les rĂ©flexions banales qui ne changent rien au rĂ©gime des bagnes, oĂÂč grouillent dix-huit mille crimes. - Il faut rĂ©intĂ©grer Asie au logis, dit Carlos. Asie s'avança, ne comprenant rien Ă la pantomime d'Europe. Pour la faire revenir cuisiniĂšre ici, vous commencerez par servir au baron un dĂner comme il n'en aura jamais mangĂ©, reprit-il; puis vous lui direz qu'Asie a perdu son argent au jeu et s'est remise en maison. Nous n'aurons pas besoin de chasseur Paccard sera cocher, les cochers ne quittent pas leur siĂšge oĂÂč ils ne sont guĂšre accessibles, l'espionnage l'atteindra moins lĂ . Madame lui fera porter une perruque poudrĂ©e, un tricorne en gros feutre galonnĂ©; ça le changera, je le grimerai d'ailleurs. - Nous allons avoir des domestiques avec nous? dit Asie en louchant. - Nous aurons d'honnĂÂȘtes gens, rĂ©pondit Carlos. - Tous tĂÂȘtes faibles! rĂ©pliqua la mulĂÂątresse. - Si le baron loue un hĂÂŽtel, Paccard a un ami capable d'ĂÂȘtre concierge, repris Carlos. Il ne nous faudra plus qu'un valet de pied et une fille de cuisine, vous pourrez bien surveiller deux Ă©trangers... Au moment oĂÂč Carlos allait sortir, Paccard se montra. - Restez, il y a du monde dans la rue, dit le chasseur. Ce mot si simple fut effrayant. Carlos monta dans la chambre d'Europe, et y resta jusqu'Ă ce que Paccard fĂ»t venu le chercher avec une voiture de louage qui entra dans la maison. Carlos baissa les stores et fut menĂ© d'un train Ă dĂ©concerter toute espĂšce de poursuite. ArrivĂ© au faubourg Saint-Antoine, il se fit descendre Ă quelques pas d'une place de fiacre oĂÂč il se rendit Ă pied, et rentra quai Malaquais, en Ă©chappant ainsi aux curieux. - Tiens, enfant, dit-il Ă Lucien en lui montrant quatre cents billets de mille francs, voici, j'espĂšre, un acompte sur le prix de la terre de RubemprĂ©. Nous allons en risquer cent mille. On vient de lancer les Omnibus, les Parisiens vont se prendre Ă cette nouveautĂ©-lĂ , dans trois mois nous triplerons nos fonds. Je connais l'affaire on donnera des dividendes superbes pris sur le capital, pour faire mousser les actions. Une idĂ©e renouvelĂ©e de Nucingen. En refaisant la terre de RubemprĂ©, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. Tu vas aller trouver des Lupeaulx, et tu le prieras de te recommander lui-mĂÂȘme Ă un avouĂ© nommĂ© Desroches, un drĂÂŽle fĂ»tĂ© que tu iras voir Ă son Etude; tu lui diras d'aller Ă RubemprĂ©, d'Ă©tudier le terrain, et tu lui promettras vingt mille francs d'honoraires s'il peut, en t'achetant pour huit cent mille francs de terre autour des ruines du chĂÂąteau, te constituer trente mille livres de rente. - Comme tu vas!... Tu vas! tu vas!... - Je vais toujours. Ne plaisantons point. Tu t'en iras mettre cent mille Ă©cus en bons du TrĂ©sor, afin de ne pas perdre d'intĂ©rĂÂȘts; tu peux les laisser Ă Desroches, il est aussi honnĂÂȘte homme que madrĂ©... Cela fait, cours Ă AngoulĂÂȘme, obtiens de ta soeur et de ton beau-frĂšre qu'ils prennent sur eux un petit mensonge officieux. Tes parents peuvent dire t'avoir donnĂ© six cent mille francs pour faciliter ton mariage avec Clotilde de Grandlieu, ça n'est pas dĂ©shonorant. - Nous sommes sauvĂ©s! s'Ă©cria Lucien Ă©bloui. - Toi, oui! reprit Carlos; mais encore ne le seras-tu qu'en sortant de Saint-Thomas-d'Aquin avec Clotilde pour femme... - Que crains-tu? dit Lucien en apparence plein d'intĂ©rĂÂȘt pour son conseiller. - Il y a des curieux Ă ma piste... Il faut que j'aie l'air d'un vrai prĂÂȘtre, et c'est bien ennuyeux! Le diable ne me protĂ©gera plus, me voyant un brĂ©viaire sous le bras. En ce moment le baron de Nucingen, qui s'en alla donnant le bras Ă son caissier, atteignait Ă la porte de son hĂÂŽtel. Profits et pertes - Chai pien beur, dit-il en rentrant, t'affoir vaid eine vichu gambagne... Pah! nus raddraberons ça... - Le malheir esd que mennesier le paron s'esd avvichĂ©, rĂ©pondit le bon Allemand en ne s'occupant que du dĂ©corum. - Ui, ma maĂdresse an didre toid ĂÂȘdre tans eine bosission tigne te moi, rĂ©pondit ce Louis XIV de comptoir. SĂ»r d'avoir tĂÂŽt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu'il Ă©tait. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, Ă six heures, dans son cabinet, vĂ©rifiant des valeurs, se frotta les mains. - TĂ©citĂ©ment, mennesier le paron a vaid eine Ă©gonomie la nuid terniĂšre, dit-il avec un sourire d'Allemand, moitiĂ© fin, moitiĂ© niais. Si les gens riches Ă la maniĂšre du baron de Nucingen ont plus d'occasions que les autres de perdre de l'argent, ils ont aussi plus d'occasions d'en gagner, alors mĂÂȘme qu'ils se livrent Ă leurs folies. Quoique la politique financiĂšre de la fameuse Maison Nucingen se trouve expliquĂ©e ailleurs, il n'est pas inutile de faire observer que de si considĂ©rables fortunes ne s'acquiĂšrent point, ne se constituent point, ne s'agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des rĂ©volutions commerciales, politiques et industrielles de notre Ă©poque, sans qu'il y ait d'immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappĂ©es sur les fortunes particuliĂšres. On verse trĂšs peu de nouvelles valeurs dans le trĂ©sor commun du globe. Tout accaparement nouveau reprĂ©sente une nouvelle inĂ©galitĂ© dans la rĂ©partition gĂ©nĂ©rale. Ce que l'Etat demande, il le rend; mais ce qu'une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac Ă©chappe aux lois, par la raison qui eĂ»t fait de FrĂ©dĂ©ric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d'opĂ©rer sur les provinces Ă coups de batailles, il eĂ»t travaillĂ© dans la contrebande ou sur les valeurs mobiliĂšres. Forcer les Etats europĂ©ens Ă emprunter Ă vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries en s'emparant des matiĂšres premiĂšre, tendre au fondateur d'une affaire une corde pour le soutenir hors de l'eau jusqu'Ă ce qu'on ait repĂÂȘchĂ© son entreprise asphyxiĂ©e, enfin toutes ces batailles d'Ă©cus gagnĂ©es constituent la haute politique de l'argent. Certes, il s'y rencontre pour le banquier, comme pour le conquĂ©rant, des risques; mais il y a si peu de gens en position de livrer de tels combats que les moutons n'ont rien Ă y voir. Ces grandes choses se passent entre bergers. Aussi, comme les exĂ©cutĂ©s le terme consacrĂ© dans l'argot de la Bourse sont coupables d'avoir voulu trop gagner, prend-on gĂ©nĂ©ralement trĂšs peu de part aux malheurs causĂ©s par les combinaisons des Nucingens. Qu'un spĂ©culateur se brĂ»le la cervelle, qu'un agent de change prenne la fuite, qu'un notaire emporte les fortunes de cent mĂ©nages, ce qui est pis que de tuer un homme; qu'un banquier liquide; toutes ces catastrophes, oubliĂ©es Ă Paris en quelques mois, sont bientĂÂŽt couvertes par l'agitation quasi marine de cette grande citĂ©. Les fortunes colossales des Jacques Coeur, des MĂ©dici, des Ango de Dieppe, des Auffredi de La Rochelle, des Fugger, des Tiepolo, des Corner, furent jadis loyalement conquises par des privilĂšges dus Ă l'ignorance oĂÂč l'on Ă©tait des provenances de toutes les denrĂ©es prĂ©cieuses; mais, aujourd'hui, les clartĂ©s gĂ©ographiques ont si bien pĂ©nĂ©trĂ© les masses, la concurrence a si bien limitĂ© les profits, que toute fortune rapidement faite est ou l'effet d'un hasard et d'une dĂ©couverte, ou le rĂ©sultat d'un vol lĂ©gal. Perverti par de scandaleux exemples, le bas commerce a rĂ©pondu, surtout depuis dix ans, Ă la perfidie des conceptions du haut commerce, par des attentats odieux sur les matiĂšres premiĂšres. Partout oĂÂč la chimie est pratiquĂ©e, on ne boit plus de vin; aussi l'industrie vinicole succombe-t-elle. On vend du sel falsifiĂ© pour Ă©chapper au Fisc. Les tribunaux sont effrayĂ©s de cette improbitĂ© gĂ©nĂ©rale. Enfin le commerce français est en suspicion devant le monde entier, et l'Angleterre se dĂ©moralise Ă©galement. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. La Charte a proclamĂ© le rĂšgne de l'argent, le succĂšs devient alors la raison suprĂÂȘme d'une Ă©poque athĂ©e. Aussi la corruption des sphĂšres Ă©levĂ©es, malgrĂ© des rĂ©sultats Ă©blouissants d'or et leurs raisons spĂ©cieuses, est-elle infiniment plus hideuse que les corruptions ignobles et quasi personnelles des sphĂšres infĂ©rieures, dont quelques dĂ©tails servent de comique, terrible si vous voulez, Ă cette ScĂšne. Le Gouvernement, que toute pensĂ©e neuve effraie, a banni du thĂ©ĂÂątre les Ă©lĂ©ments du comique actuel. La Bourgeoisie, moins libĂ©rale que Louis XIV, tremble de voir venir son Mariage de Figaro, dĂ©fend de jouer le Tartuffe politique, et, certes, ne laisserait pas jouer Turcaret aujourd'hui, car Turcaret est devenu le souverain. DĂšs lors, la comĂ©die se raconte et le Livre devient l'arme moins rapide, mais plus sĂ»re, des poĂštes. Durant cette matinĂ©e, au milieu des allĂ©es et venues des audiences, des ordres donnĂ©s, des confĂ©rences de quelques minutes, qui font du cabinet de Nucingen une espĂšce de Salle-des-Pas-Perdus financiĂšre, un de ses Agents de change lui annonça la disparition d'un membre de la Compagnie, un des plus habiles, un des plus riches, Jacques Falleix, frĂšre de Martin Falleix, et le successeur de jules Desmarets. Jacques Falleix Ă©tait l'Agent de change en titre de la maison Nucingen. De concert avec du Tillet et les Keller, le baron avait aussi froidement conjurĂ© la ruine de cet homme que s'il se fĂ»t agi de tuer un mouton pour la PĂÂąque. - Il ne bouffaid bas dennir, rĂ©pondit tranquillement le baron. Jacques Falleix avait rendu d'Ă©normes services Ă l'agiotage. Dans une crise, quelques mois auparavant, il avait sauvĂ© la place en manoeuvrant avec audace. Mais demander de la reconnaissance aux Loups-cerviers, n'est-ce pas vouloir attendrir, en hiver, les Loups de l'Ukraine? - Pauvre homme! rĂ©pondit l'Argent de change, il se doutait si peu de ce dĂ©nouement-lĂ qu'il avait meublĂ©, rue Saint-Georges, une petite maison pour sa maĂtresse; il y a dĂ©pensĂ© cent cinquante mille francs en peintures, en mobilier. Il aimait tant madame du Val-Noble!... VoilĂ une femme obligĂ©e de quitter tout cela... Tout y est dĂ». - Pon! pon! se dit Nugicien, foilĂ pien le gas de rĂ©barer mes berdes de cede nuid... - Il n'a rienne bayĂ©? demanda-t-il Ă l'Agent de change. - Eh! rĂ©pondit l'agent, quel est le fournisseur malappris qui n'eut pas fait crĂ©dit Ă Jacques Falleix? Il paraĂt qu'il y a une cave exquise. Par parenthĂšse, la maison est Ă vendre, il comptait l'acheter. Le bail est Ă son nom. Quelle sottise! Argenterie, mobilier, vins, voiture, chevaux, tout va devenir une valeur de la masse, et qu'est-ce que les crĂ©anciers en auront? - Fennez temain, dit Nucingen, c'haurai Ă©dĂ© foir dout cela, et zi l'on ne tĂ©clare boint te falite, qu'on arrancbe les avvaires Ă l'amiaple, cbe vous charcherai t'ovvrir eine brix rĂ©sonnaple te ce mopilier, en brenant le pail... - Ca pourra se faire trĂšs bien, dit l'Agent de change. l'un des associĂ©s de Falleix avec les fournisseurs qui voudraient se crĂ©er un privilĂšge , mais la Val-Noble a leurs factures au nom de Falleix. Le baron de Nucingen envoya sur-le-champ un de ses commis chez son notaire, Jacques Falleix lui avait parlĂ© de cette maison, qui valait tout au plus soixante mille francs, et il voulut ĂÂȘtre immĂ©diatement propriĂ©taire, afin d'en exercer le privilĂšge Ă raison des loyers. Le caissier honnĂÂȘte homme! vint savoir si son maĂtre perdait quelque chose Ă la faillite de Falleix. - Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans. - Hai! gommand? - HĂ©! ch'aurai la bedide maison gue ce bofre tiaple de Valeix brĂ©barait Ă sa maĂdresse tebuis un an. Ch'aurai le doute en ovvrand cinquande mile vrans aux grĂ©anciers, et maĂdre Gartot, mon nodaire, fa affoir mes ortres pir la mĂ©son, gar le brobriĂ©daire ed chĂÂȘnĂ©... Che le saffais, mais je n'affais blis la dĂ©de Ă moi. Tans beu ma tiffine Esder habidera ein bedid balai... Valeix m'y ha mennĂ© c'esde eine merfeille, et Ă teux bas d'ici... ĂâĄa gomme ein cant. La faillite de Falleix forçait le baron d'aller Ă la Bourse; mais il lui fut impossible de quitter la rue Saint-Lazare sans passer par la rue Taitbout; il souffrait dĂ©jĂ d'ĂÂȘtre restĂ© quelques heures sans Esther, il aurait voulu la garder Ă ses cĂÂŽtĂ©s. Le gain qu'il comptait faire avec les dĂ©pouilles de son Agent de change lui rendait la perte des quatre cent mille francs dĂ©jĂ dĂ©pensĂ©s excessivement lĂ©gĂšre Ă porter. EnchantĂ© d'annoncer Ă -on anche sa translation de la rue Taitbout Ă la rue Saint-Georges, oĂÂč elle serait dans eine bedid balai, oĂÂč des souvenirs ne s'opposeraient plus Ă leur bonheur, les pavĂ©s lui semblaient doux aux pieds, il marchait en jeune homme dans un rĂÂȘve de jeune homme. Au dĂ©tour de la rue des Trois-FrĂšres, au milieu de son rĂÂȘve et du pavĂ©, le baron vit venir Ă lui Europe, la figure renversĂ©e. - U fas-ti? dit-il. - HĂ©! monsieur, j'allais chez vous... Vous aviez bien raison hier! Je conçois maintenant que la pauvre madame devait se laisser mettre en prison pour quelques jours. Mais les femmes se connaissent-elles en finance?... Quand les crĂ©anciers de madame ont su qu'elle Ă©tait revenue chez elle, tous ont fondu sur nous comme sur une proie... Hier, Ă sept heures du soir, monsieur, on est venu apposer d'affreuses affiches pour vendre son mobilier samedi... Mais ceci n'est rien... Madame, qui est tout coeur, a voulu, dans le temps, obliger ce monstre d'homme, vous savez! - Quel monsdre? - Eh! bien, celui qu'elle aimait, ce d'Estourny, oh! il Ă©tait charmant. Il jouait, voilĂ tout. - afec tes gardes pissaudĂ©es... - Eh! bien! Et vous?... dit Europe, que faites-vous Ă la Bourse? Mais laissez-moi dire. Un jour, pour empĂÂȘcher Georges, soi-disant, de se brĂ»ler la cervelle, elle a mis au Mont-de-PiĂ©tĂ© toute son argenterie, ses bijoux qui n'Ă©taient pas payĂ©s. En apprenant qu'elle avait donnĂ© quelque chose Ă un crĂ©ancier, tous sont venus lui faire une scĂšne... On la menace de la Correctionnelle... Votre ange sur ce banc-lĂ !... n'est-ce pas Ă faire dresser une perruque de dessus la tĂÂȘte?... Elle fond en larmes, elle parle d'aller se jeter Ă la riviĂšre... Oh! elle ira. - Si che fais fous foir, attieu la Pirse! s'Ă©cria Nucingen. Ed ile ed imbossiple que che n'y ale bas, gar ch'y cagnerai queque chausse bir elle... Fa la galmer che bayerai ses teddes, ch'irai la foir Ă quadre heires. Mais, IchĂ©nie, tis-lui qu'elle m'aime ein heu... - Comment, un peu, mais beaucoup!... Tenez, monsieur, il n'y a que la gĂ©nĂ©rositĂ© pour gagner le coeur des femmes... Certainement, vous auriez Ă©conomisĂ© peut-ĂÂȘtre une centaine de mille francs en la laissant aller en prison. Eh! bien, vous n'auriez jamais eu son coeur... Comme elle me le disait "EugĂ©nie, il a Ă©tĂ© bien grand, bien large... C'est une belle ĂÂąme!" - Elle a tidde ça, IchĂ©nie? s'Ă©cria le baron. - Oui, monsieur, Ă moi-mĂÂȘme. - Diens, foissi tix luis... - Merci... Mais elle pleure en ce moment, elle pleure depuis hier autant que sainte Madeleine a pleurĂ© pendant un mois... Celle que vous aimez est au dĂ©sespoir, et pour des dettes qui ne sont pas les siennes, encore! Oh! les hommes! ils grugent autant les femmes que les femmes grugent les vieux... allez! - Elles sont tuttes gomme ça!... S'encacher!... Eh! l'on ne s'encache chamais... Qu'Ăšle ne zigne blus rien. Che baye, mais si elle tonne angore eine zignadire... Che... - Que feriez-vous? dit Europe en se posant. - Mon TiĂ©! che nĂ© augun bouffoir sur Ăšle... che fais me mĂÂȘdre Ă la dĂ©de de ses bedides affres... Fa, fa la gonzoler, et lĂ» tire que tans ein mois elle habidera ein bedid balai. - Vous avez fait, monsieur le baron, des placements Ă gros intĂ©rĂÂȘts dans le coeur d'une femme! Tenez... Je vous trouve rajeuni, moi qui ne suis que la femme de chambre, et j'ai souvent vu ce phĂ©nomĂšne... c'est le bonheur... le bonheur a un certain reflet... Si vous avez quelques dĂ©bours, ne les regrettez pas... vous verrez ce que ça rapporte. D'abord, je l'ai dit Ă madame elle serait la derniĂšre des derniĂšres, une traĂnĂ©e, si elle ne vous aimait pas, car vous la retirez d'un enfer... Une fois qu'elle n'aura plus de soucis, vous la connaĂtrez. Entre nous, je puis vous l'avouer, la nuit oĂÂč elle pleurait tant... Que voulez-vous?... on tient Ă l'estime d'un homme qui va nous entretenir... elle n'osait pas vous dire tout cela... elle voulait se sauver. - Se soffer! s'Ă©cria le baron effrayĂ© de cette idĂ©e. Mais la Pirse, la Pirse. Fa, fa, che n'andre boint... Mais que che la foye Ă la venĂÂȘdre... sa fue me donnera tu cuer... Esther sourit Ă monsieur de Nucingen quand il passa devant la maison, et il s'en alla pesamment en se disant "CĂšde ein anche!" Voici comment s'y Ă©tait pris Europe pour obtenir ce rĂ©sultat impossible. Explications nĂ©cessaires Vers deux heures et demie, Esther avait fini de s'habiller comme quand elle attendait Lucien, elle Ă©tait dĂ©licieuse; en la voyant ainsi, Prudence lui dit, en regardant Ă la fenĂÂȘtre "VoilĂ monsieur!" La pauvre fille se prĂ©cipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen. - Oh! quel mal tu me fais! dit-elle. - Il n'y avait que ce moyen-lĂ de vous donner l'air de faire attention Ă un pauvre vieillard qui va payer vos dettes, rĂ©pondit Europe, car enfin elles vont ĂÂȘtre toutes payĂ©es. - Quelles dettes? s'Ă©cria cette crĂ©ature qui ne pensait qu'Ă retenir son amour Ă qui des mains terribles donnaient la volĂ©e. - Celles que monsieur Carlos a faites Ă madame. - Comment! voici prĂšs de quatre cent cinquante mille francs! s'Ă©cria Esther. - Vous en avez encore pour cent cinquante mille francs; mais il a trĂšs bien pris tout cela le baron... il va vous tirer d'ici, vous mettre tans ein bedid balai... Ma foi! vous n'ĂÂȘtes pas malheureuse!... A votre place, puisque vous tenez cet homme-lĂ par le bon bout, quand vous aurez satisfait Carlos, je me ferais donner une maison et des rentes. Madame est certes la plus belle femme que j'aie vue, et la plus engageante, mais la laideur vient si vite! j'ai Ă©tĂ© fraĂche et belle et me voilĂ . J'ai vingt-trois ans, presque l'ĂÂąge de madame, et je parais dix ans de plus... Une maladie suffit... Eh! bien quand on a une maison Ă Paris et des rentes, on ne craint pas de finir dans la rue... Esther n'Ă©coutait plus Europe-EugĂ©nie-Prudence Servien. La volontĂ© d'un homme douĂ© du gĂ©nie de la corruption avait donc replongĂ© dans la boue Esther avec la mĂÂȘme force dont il avait usĂ© pour l'en retirer. Ceux qui connaissent l'amour dans son infini savent qu'on n'en Ă©prouve pas les plaisirs sans en accepter les vertus. Depuis la scĂšne dans son taudis rue de Langlade, Esther avait complĂštement oubliĂ© son ancienne vie. Elle avait jusqu'alors vĂ©cu trĂšs vertueusement, cloĂtrĂ©e dans sa passion. Aussi, pour ne pas rencontrer d'obstacle, le savant corrupteur avait-il le talent de tout prĂ©parer de maniĂšre que la pauvre fille, poussĂ©e par son dĂ©vouement, n'eĂ»t plus qu'Ă donner son consentement Ă des friponneries consommĂ©es ou sur le point de se consommer. En rĂ©vĂ©lant la supĂ©rioritĂ© de ce corrupteur, cette finesse indique le procĂ©dĂ© par lequel il avait soumis Lucien. CrĂ©er des nĂ©cessitĂ©s terribles, creuser la mine, la remplir de poudre, et, au moment critique, dire au complice "Fais un signe de tĂÂȘte, tout saute!" Autrefois Esther, imbue de la morale particuliĂšre aux courtisanes, trouvait toutes ces gentillesses si naturelles qu'elle n'estimait une de ses rivales que par ce qu'elle savait faire dĂ©penser Ă un homme. Les fortunes dĂ©truites sont les chevrons de ces crĂ©atures. Carlos, en comptant sur les souvenirs d'Esther, ne s'Ă©tait pas trompĂ©. Ces ruses de guerre, ces stratagĂšmes mille fois employĂ©s, non seulement par ces femmes, mais encore par les dissipateurs, ne troublaient pas l'esprit d'Esther. La pauvre fille ne sentait que sa dĂ©gradation. Elle aimait Lucien, elle devenait la maĂtresse en titre du baron de Nucingen tout Ă©tait lĂ pour elle. Que le faux Espagnol prit l'argent des arrhes, que Lucien Ă©levĂÂąt l'Ă©difice de sa fortune avec les pierres du tombeau d'Esther, qu'une seule nuit de plaisir coĂ»tĂÂąt plus ou moins de billets de mille francs au vieux banquier, qu'Europe en extirpĂÂąt quelques centaines de mille francs par des moyens plus ou moins ingĂ©nieux, rien de tout cela n'occupait cette fille amoureuse; mais voici le cancer qui lui rongeait le coeur. Elle s'Ă©tait vue pendant cinq ans blanche comme un ange! Elle aimait, elle Ă©tait heureuse, elle n'avait pas commis la moindre infidĂ©litĂ©. Ce bel amour pur allait ĂÂȘtre sali. Son esprit n'opposait pas ce contraste de sa belle vie inconnue Ă son immonde vie future. Ceci n'Ă©tait en elle ni calcul ni poĂ©sie, elle Ă©prouvait un sentiment indĂ©finissable et d'une puissance infinie de blanche, elle devenait noire; de pure impure; de noble, ignoble. Hermine par sa propre volontĂ© la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Aussi lorsque le baron l'avait menacĂ©e de son amour, l'idĂ©e de se jeter par la fenĂÂȘtre lui Ă©tait-elle venue Ă l'esprit. Lucien enfin Ă©tait aimĂ© absolument, et comme il est extrĂÂȘmement rare que les femmes aiment un homme. Les femmes qui disent aimer, qui souvent croient aimer le plus, dansent, valsent, coquĂštent avec d'autres hommes, se parent pour le monde, y vont chercher leur moisson de regards convoiteurs; mais Esther avait accompli, sans qu'il y eĂ»t sacrifice, les miracles du vĂ©ritable amour. Elle avait aimĂ© Lucien pendant six ans comme aiment les actrices et les courtisanes qui, roulĂ©es dans les fanges et les impuretĂ©s, ont soif des noblesses, des dĂ©vouements du vĂ©ritable amour, et qui en pratiquent alors l'exclusivitĂ© ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idĂ©e si peu mise en pratique?. Les nations disparues, la GrĂšce, Rome et l'Orient ont toujours sĂ©questrĂ© la femme, la femme qui aime devrait se sĂ©questrer d'elle-mĂÂȘme. On peut donc concevoir qu'en sortant du palais fantastique oĂÂč cette fĂÂȘte, ce poĂšme s'Ă©tait accompli pour entrer dans le bedid balai d'un froid vieillard, Esther fut saisie d'une sorte de maladie morale. PoussĂ©e par une main de fer, elle avait eu de l'infamie jusqu'Ă mi-corps avant d'avoir pu rĂ©flĂ©chir; mais depuis deux jours elle rĂ©flĂ©chissait et se sentait un froid mortel au coeur. A ces mots "finir dans la rue" elle se leva brusquement et dit "Finir dans la rue?... non, plutĂÂŽt finir dans la Seine..." - Dans la Seine?... Et monsieur Lucien?... dit Europe. Ce seul mot fit rasseoir Esther sur son fauteuil, oĂÂč elle resta les yeux attachĂ©s Ă une rosace du tapis, le foyer du crĂÂąne absorbant les pleurs. A quatre heures, Nucingen trouva son ange plongĂ© dans cet ocĂ©an de rĂ©flexions, de rĂ©solutions, sur lequel flottent les esprits femelles, et d'oĂÂč ils sortent par des mots incomprĂ©hensibles pour ceux qui n'y ont pas naviguĂ© de conserve. - TerittĂšs fĂÂŽdre vrond... ma pelle, lui dit le baron en s'asseyant auprĂšs d'elle. Fus n'aurez blis te teddes... che m'entendrai affec IchĂ©nie, et tans ein mois, fus guidderez cĂšde abbardement bir endrer tans ein bedid balai... Oh! la cholie mainne. Tonnez que che la pĂšse. Esther laissa prendre sa main comme un chien donne la patte. - Ah! fus tonnez la mainne, mais bas le cuer... et cĂšde le cuer que ch'aime... Ce fut dit avec un accent si vrai, que la pauvre Esther tourna ses yeux sur ce vieillard avec une expression de pitiĂ© qui le rendit quasi fou. Les amoureux, de mĂÂȘme que les martyrs, se sentent frĂšres de supplices! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables. - Pauvre homme! dit-elle, il aime. En entendant ce mot, sur lequel il se mĂ©prit, le baron pĂÂąlit, son sang pĂ©tilla dans ses veines, il respirait l'air du ciel. A son ĂÂąge, les millionnaires paient une semblable sensation d'autant d'or qu'une femme leur en demande. - Che fus ĂÂąme audant que ch'aime ma file... dit-il, et che sens lĂÂą; reprit-il en mettant la main sur son coeur, que che ne beux bas fus foir audrement que hireise. - Si vous vouliez n'ĂÂȘtre que mon pĂšre, je vous aimerais bien, je ne vous quitterais jamais, et vous vous apercevriez que je ne suis pas une femme mauvaise, ni vĂ©nale, ni intĂ©ressĂ©e, comme j'en ai l'air en ce moment... - Fus afez vaid tes bedides vollies, reprit le baron, gomme duttes les cholies phĂÂąmes, foilĂ tut. Ne barlons blis te cela. Nodre meddier, Ă nus, ed te cagner te Parchant pir fus... Soyez hireise che feux pien ĂÂȘdre fodre bĂšre bendant queques churs, gar ehe gombrends qu'il vaudfus aggoutimer Ă ma bofre gargasse. - Vrai!... s'Ă©cria-t-elle en se levant et sautant sur les genoux de Nucirigen, lui passant la main autour du cou et se tenant Ă lui. - Frai, rĂ©pondit-il en essayant de faire sourire sa figure. Elle l'embrassa sur le front, elle crut Ă une transaction impossible rester pure, et voir Lucien... Elle cĂÂąlina si bien le banquier que la Torpille reparut. Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester pĂšre pendant quarante jours. Ces quarante jours Ă©taient nĂ©cessaires Ă l'acquisition et Ă l'arrangement de la maison rue Saint-Georges. Une fois dans la rue, et en revenant chez lui, le baron se disait "Che sui ein chopard!" En effet, s'il devenait enfant en prĂ©sence d'Esther, loin d'elle il reprenait en sortant sa peau de Loup-cervier, absolument comme le Joueur redevient amoureux d'AngĂ©lique quand il n'a pas un liard. - Eine temi-million, et n'affoir bas eingore si ceu qu'Ăšde sa chambe, c'Ăšde ĂÂȘtre bar drob pĂšde; mĂšs bersonne hireisement n'an saura rien, disait-il vingt jours aprĂšs. Et il prenait de belles rĂ©solutions d'en finir avec une femme qu'il avait achetĂ©e si cher; puis, quand il se trouvait en prĂ©sence d'Esther, il passait Ă rĂ©parer la brutalitĂ© de son dĂ©but tout le temps qu'il avait Ă lui donner. - Che ne beux bas, lui disait-il au bout du mois ĂÂȘdre le BĂšre Edernel. Deux amours extrĂÂȘmes aux prises Vers la fin du mois de dĂ©cembre 1829, Ă la veille d'installer Esther dans le petit hĂÂŽtel de la rue Saint-Georges, le baron pria du Tillet d'y amener Florine afin de voir si tout Ă©tait en harmonie avec la fortune de Nucingen, si ces mots un bedid balai avaient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s par les artistes chargĂ©s de rendre cette voliĂšre digne de l'oiseau, Toutes les inventions trouvĂ©es par le luxe avant la rĂ©volution de 1830 faisaient de cette maison le type du bon goĂ»t. Grindot l'architecte y avait vu le chef-d'oeuvre de son talent de dĂ©corateur. L'escalier refait en marbre, les stucs, les Ă©toffes, les dorures sobrement appliquĂ©es, les moindres dĂ©tails comme les grands effets surpassaient tout ce que le siĂšcle de Louis XV a laissĂ© dans ce genre Ă Paris. - VoilĂ mon rĂÂȘve ça et la vertu! dit Florine en souriant. Et pour qui fais-tu ces dĂ©penses? demanda-t-elle Ă Nucingen. Est-ce une vierge qui s'est laissĂ©e tomber du ciel? - C'ed eine phĂÂąme qui y remonde, rĂ©pondit le baron. - Une maniĂšre de te poser en Jupiter, rĂ©pliqua l'actrice. Et quand la verra-t-on? - Oh! le jour oĂÂč l'on pendra la crĂ©maillĂšre, s'Ă©cria du Tillet. - Bas affant... dit le baron. - Il faudra joliment se brosser, se ficeler, se damasquiner reprit Florine. Oh! les femmes donneront-elles du mal Ă leurs couturiĂšres et Ă leurs coiffeurs pour cette soirĂ©e-lĂ !... Et quand?... - Che ne suis bas le maidre. - En voilĂ une de femme!... s'Ă©cria Florine. Oh! comme je voudrais la voir!... - Ed moi auzi, rĂ©pliqua naĂÂŻvement le baron. - Comment! la maison, la femme, les meubles, tout sera neuf? - MĂÂȘme le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune. - Mais il lui faudra, dit Florine, retrouver ses vingt ans, au moins pour un instant. Dans les premiers jours de 1830, tout le monde parlait Ă Paris de la passion de Nucingen et du luxe effrĂ©nĂ© de sa maison. Le pauvre baron, affichĂ©, moquĂ©, pris d'une rage facile Ă concevoir, mit alors dans sa tĂÂȘte un vouloir de financier d'accord avec la furieuse passion qu'il se sentait au coeur. Il dĂ©sirait, en pendant la crĂ©maillĂšre, pendre aussi l'habit du pĂšre noble et toucher le prix de tant de sacrifices. Toujours battu par la Torpille, il se rĂ©solut Ă traiter l'affaire de son mariage par correspondance, afin d'obtenir d'elle un engagement chirographaire. Les banquiers ne croient qu'aux lettres de change. Donc, le Loup-cervier se leva, dans un des premiers jours de cette annĂ©e, de bonne heure, s'enferma dans son cabinet et se mit Ă composer la lettre suivante, Ă©crite en bon français; car s'il le prononçait mal, il l'orthographiait trĂšs bien. "ChĂšre Esther, fleur de mes pensĂ©es et seul bonheur de ma vie, quand je vous ai dit que je vous aimais comme j'aime ma fille, je vous trompais et me trompais moi-mĂÂȘme. Je voulais seulement vous exprimer ainsi la saintetĂ© de mes sentiments, qui ne ressemblent Ă aucun de ceux que les hommes ont Ă©prouvĂ©s, d'abord parce que je suis un vieillard, puis parce que je n'avais jamais aimĂ©. Je vous aime tant que, si vous me coĂ»tiez ma fortune, je ne vous en aimerais pas moins. Soyez juste! La plupart des hommes n'auraient pas vu, comme moi, un ange en vous je n'ai jamais jetĂ© les yeux sur votre passĂ©. Je vous aime Ă la fois comme j'aime ma fille Augusta, qui est mon unique enfant, et comme j'aimerais ma femme si ma femme avait pu m'aimer. Si le bonheur est la seule absolution d'un vieillard amoureux, demandez-vous si je ne joue pas un rĂÂŽle ridicule. J'ai fait de vous la consolation, la joie de mes vieux jours. Vous savez bien que, jusqu'Ă ma mort, vous serez aussi heureuse qu'une femme peut l'ĂÂȘtre, et vous savez bien aussi qu'aprĂšs ma mort vous serez assez riche pour que votre sort fasse envie Ă bien des femmes. Dans toutes les affaires que je fais depuis que j'ai eu le bonheur de vous parler, votre part se prĂ©lĂšve, et vous avez un compte dans la Maison Nucingen. Dans quelques jours, vous entrerez dans une maison qui, tĂÂŽt ou tard, sera la vĂÂŽtre, si elle vous plaĂt. Voyons, y recevrez-vous encore votre pĂšre en m'y recevant, ou serai-je enfin heureux?... Pardonnez-moi de vous Ă©crire si nettement; mais quand je suis prĂšs de vous, je n'ai plus de courage, et je sens trop que vous ĂÂȘtes ma maĂtresse. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, je veux seulement vous dire combien je souffre et combien il est cruel Ă mon ĂÂąge d'attendre, quand chaque jour m'ĂÂŽte des espĂ©rances et des plaisirs. La dĂ©licatesse de ma conduite est d'ailleurs une garantie de la sincĂ©ritĂ© de mes intentions. Ai-je jamais agi comme un crĂ©ancier? Vous ĂÂȘtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. Vous rĂ©pondez Ă mes dolĂ©ances qu'il s'agit de votre vie, et vous me le faites croire quand je vous Ă©coute; mais ici je retombe en de noirs chagrins, en des doutes qui nous dĂ©shonorent l'un et l'autre. Vous m'avez semblĂ© aussi bonne, aussi candide que belle; mais vous vous plaisez Ă dĂ©truire mes convictions. Jugez-en! Vous me dites que vous avez une passion dans le coeur, une passion impitoyable, et vous refusez de me confier le nom de celui que vous aimez... Est-ce naturel? Vous avez fait d'un homme assez fort un homme d'une faiblesse inouĂÂŻe... Voyez oĂÂč j'en suis arrivĂ©! je suis obligĂ© de vous demander quel avenir vous rĂ©servez Ă ma passion aprĂšs cinq mois? Encore faut-il que je sache quel rĂÂŽle je jouerai Ă l'inauguration de votre hĂÂŽtel. L'argent n'est rien pour moi quand il s'agit de vous; je n'aurai pas la sottise de me faire Ă vos yeux un mĂ©rite de ce mĂ©pris; mais si mon amour est sans bornes, ma fortune est limitĂ©e, et je n'y tiens que pour vous. Eh! bien, si en vous donnant tout ce que je possĂšde, je pouvais, pauvre, obtenir votre affection, j'aimerais mieux ĂÂȘtre pauvre et aimĂ© de vous que riche et dĂ©daignĂ©. Vous m'avez si fort changĂ©, ma chĂšre Esther, que personne ne me reconnaĂt plus j'ai payĂ© dix mille francs un tableau de joseph Bridau, parce que vous m'avez dit qu'il Ă©tait homme de talent et mĂ©connu. Enfin je donne Ă tous les pauvres que je rencontre cinq francs en votre nom. Eh! bien, que demande le pauvre vieillard qui se regarde comme votre dĂ©biteur quand vous lui faites l'honneur d'accepter quoi que ce soit?... il ne veut qu'une espĂ©rance, et quelle espĂ©rance, grand Dieu! N'est-ce pas plutĂÂŽt la certitude de ne jamais avoir de vous que ce que ma passion en prendra? Mais le feu de mon coeur aidera vos cruelles tromperies. Vous me voyez prĂÂȘt Ă subir toutes les conditions que vous mettrez Ă mon bonheur, Ă mes rares plaisirs; mais, au moins, dites-moi que le jour oĂÂč vous prendrez possession de votre maison, vous accepterez le coeur et la servitude de celui qui se dit, pour le reste de ses jours, Votre esclave, "FREDERIC DE NUCINGEN." - Eh! il m'ennuie, ce pot Ă millions! s'Ă©cria Esther redevenue courtisane. Elle prit du papier Ă poulet et Ă©crivit, tant que le papier put la contenir, la cĂ©lĂšbre phrase, devenue proverbe Ă la gloire de Scribe Prenez mon ours. Un quart d'heure aprĂšs, saisie par le remords, Esther Ă©crivit la lettre suivante "MONSIEUR LE BARON, "Ne faites pas la moindre attention Ă la lettre que vous avez reçue de moi, j'Ă©tais revenue Ă la folle nature de ma jeunesse; pardonnez-la donc, monsieur, Ă une pauvre fille qui doit ĂÂȘtre une esclave. Je n'ai jamais mieux senti la bassesse de ma condition que depuis le jour oĂÂč je vous fus livrĂ©e. Vous avez payĂ©, je me dois. Il n'y a rien de plus sacrĂ© que les dettes de dĂ©shonneur. Je n'ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine. On peut toujours payer une dette en cette affreuse monnaie, qui n'est bonne que d'un cĂÂŽtĂ© vous me trouverez donc Ă vos ordres. Je veux payer dans une seule nuit toutes les sommes qui sont hypothĂ©quĂ©es sur ce fatal moment, et j'ai la certitude qu'une heure de moi vaut des millions, avec d'autant plus de raison que ce sera la seule, la derniĂšre. AprĂšs, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. Une honnĂÂȘte femme a des chances de se relever d'une chute; mais, nous autres, nous tombons trop bas. Aussi ma rĂ©solution est-elle si bien prise que je vous prie de garder cette lettre en tĂ©moignage de la cause de la mort de celle qui se dit pour un jour, Votre servante, ESTHER." Cette lettre partie, Esther eut un regret. Dix minutes aprĂšs, elle Ă©crivit la troisiĂšme lettre que voici "Pardon, cher baron, c'est encore moi. Je n'ai voulu ni me moquer de vous ni vous blesser; je veux seulement vous faire rĂ©flĂ©chir sur ce simple raisonnement si nous restons ensemble dans les relations de pĂšre Ă fille, vous aurez un plaisir faible, mais durable; si vous exigez l'exĂ©cution du contrat, vous me pleurerez. Je ne veux plus vous ennuyer le jour que vous aurez choisi le plaisir au lieu du bonheur sera sans lendemain pour moi. Votre fille, ESTHER." A la premiĂšre lettre, le baron entra dans une de ces colĂšres froides qui peuvent tuer les millionnaires, il se regarda dans la glace, il sonna. - Hein pain de biets!... cria-t-il Ă son nouveau valet de chambre. Pendant qu'il prenait le bain de pieds, la seconde lettre vint, il la lut, et tomba sans connaissance. On porta le millionnaire dans son lit. Quand le financier revint Ă lui, madame de Nucingen Ă©tait assise au pied du lit. - Cette fille a raison! lui dit-elle, pourquoi voulez-vous acheter l'amour?... cela se vend-il au marchĂ©? Voyons votre lettre? Le baron donna les divers brouillons qu'il avait faits, madame de Nucingen les lut en souriant. La troisiĂšme lettre arriva. - C'est une fille Ă©tonnante! s'Ă©cria la baronne aprĂšs avoir lu cette derniĂšre lettre. - Que vaire montame? demanda le baron Ă sa femme. - Attendre. - Addentre! reprit-il, la nadure est imbidoyaple... - Tenez, mon cher, dit la baronne, vous avez fini par ĂÂȘtre excellent pour moi, je vais vous donner un bon conseil. - Vus esde ein ponne phĂÂąme!... dit-il. Vaides des teddes, cheu les baye... - Ce qui vous est arrivĂ© Ă la rĂ©ception des lettres de cette fille touche plus une femme que des millions dĂ©pensĂ©s, ou que toutes les lettres, tant belles soient-elles; tĂÂąchez qu'elle l'apprenne indirectement, vous la possĂ©derez peut-ĂÂȘtre! et... n'ayez aucun scrupule, elle n'en mourra point, dit-elle en toisant son mari. Madame de Nucingen ignorait entiĂšrement la nature-fille. TraitĂ© de paix entre l'Asie et la maison Nucingen - Gomme montame ti Nichinguenne a te l'esbrit! se dit le baron, quand sa femme l'eut laissĂ© seul. Mais, plus le banquier admira la finesse du conseil que la baronne venait de lui donner, moins il devina la maniĂšre de s'en servir; et non seulement il se trouvait stupide, mais encore il se le disait Ă lui-mĂÂȘme. La stupiditĂ© de l'homme d'argent, quoique devenue quasi proverbiale, n'est cependant que relative. Il en est des facultĂ©s de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. Le danseur a sa force aux pieds, le forgeron a la sienne dans les bras; le fort de la halle s'exerce Ă porter des fardeaux, le chanteur travaille son larynx, et le pianiste se cĂ©mente le poignet. Un banquier s'habitue Ă combiner les affaires, Ă les Ă©tudier, Ă faire mouvoir les intĂ©rĂÂȘts, comme un vaudevilliste se dresse Ă combiner des situations, Ă Ă©tudier des sujets, Ă faire mouvoir des personnages. On ne doit pas plus demander au baron de Nucingen l'esprit de conversation qu'on ne doit exiger les images du poĂšte dans l'entendement du mathĂ©maticien. Combien se rencontre-t-il par Ă©poque de poĂštes qui soient ou prosateurs ou spirituels dans le commerce de la vie Ă la maniĂšre de madame Cornuel? Buffon Ă©tait lourd, Newton n'a pas aimĂ©, Lord Byron n'a guĂšre aimĂ© que lui-mĂÂȘme, Rousseau fut sombre et quasi fou, La Fontaine Ă©tait distrait. Egalement distribuĂ©e, la force humaine produit les sots, ou la mĂ©diocritĂ© partout; inĂ©gale, elle engendre ces disparates auxquelles on donne le nom de gĂ©nie, et qui, si elles Ă©taient visibles, paraĂtraient des difformitĂ©s. La mĂÂȘme loi rĂ©git le corps une beautĂ© parfaite est presque toujours accompagnĂ©e de froideur ou de sottise. Que Pascal soit Ă la fois un grand gĂ©omĂštre et un grand Ă©crivain, que Beaumarchais soit un grand homme d'affaires, que Zamet soit un profond courtisan a; ces rares exceptions confirment le principe de la spĂ©cialitĂ© des intelligences. Dans la sphĂšre des calculs spĂ©culatifs, le banquier dĂ©ploie donc autant d'esprit, d'adresse, de finesse, de qualitĂ©s qu'un habile diplomate dans celle des intĂ©rĂÂȘts nationaux. Sorti de son cabinet, s'il Ă©tait encore remarquable, un banquier serait alors un grand homme. Nucingen multipliĂ© par le prince de Ligne, par Mazarin ou par Diderot est une formule humaine presque impossible, et qui cependant s'est appelĂ©e PĂ©riclĂšs, Aristote, Voltaire, et NapolĂ©on. Le rayonnement du soleil impĂ©rial ne doit pas faire tort Ă l'homme privĂ©, l'Empereur avait du charme, il Ă©tait instruit et spirituel. Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention hors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu'aux valeurs certaines. En fait d'art, il avait le bon sens de recourir, l'or Ă la main, aux experts en toute chose, prenant le meilleur architecte, le meilleur chirurgien, le plus fort connaisseur en tableaux, en statues, le plus habile avouĂ©, dĂšs qu'il s'agissait de bĂÂątir une maison, de surveiller sa santĂ©, d'une acquisition de curiositĂ©s ou d'une terre. Mais, comme il n'existe pas d'expert-jurĂ© pour les intrigues ni de connaisseurs en passion, un banquier est trĂšs mal menĂ© quand il aime, et trĂšs embarrassĂ© dans le manĂšge de la femme. Nucingen n'inventa donc rien de mieux que ce qu'il avait dĂ©jĂ fait donner de l'argent Ă un Frontin quelconque, mĂÂąle ou femelle, pour agir ou pour penser Ă sa place. Madame Saint-EstĂšve pouvait seule exploiter le moyen trouvĂ© par la baronne. Le banquier regretta bien amĂšrement de s'ĂÂȘtre brouillĂ© avec l'odieuse marchande Ă la toilette. NĂ©anmoins, confiant dans le magnĂ©tisme de sa caisse et dans les calmants signĂ©s Garat, il sonna son valet de chambre et lui dit de s'enquĂ©rir, rue Neuve-Saint-Marc, de cette horrible veuve, en la priant de venir. A Paris, les extrĂÂȘmes se rencontrent par les passions. Le vice y soude perpĂ©tuellement le riche au pauvre, le grand au petit. L'impĂ©ratrice y consulte mademoiselle Lenormand. Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siĂšcle en siĂšcle. Le nouveau valet de chambre revint deux heures aprĂšs, - Monsieur le baron, dit-il, madame Saint-EstĂšve est ruinĂ©e. - Ah! dant mie! dit le baron joyeusement, che la diens! - La brave femme est, Ă ce qu'il paraĂt, un peu joueuse, reprit le valet. De plus, elle se trouve sous la domination d'un petit comĂ©dien des thĂ©ĂÂątres de la banlieue, que, par dĂ©cence, elle fait passer pour son filleul. Il paraĂt qu'elle est excellente cuisiniĂšre, elle cherche une place. - Zes tiaples te chĂ©nies sipaldernes ont dous tisse maniĂšres te cagner te l'archant, ed tousse maniĂšres te le tĂ©benser, se dit le baron sans se douter qu'il se rencontrait avec Panurge. Il renvoya son domestique Ă la recherche de madame Saint-EstĂšve qui ne vint que le lendemain. QuestionnĂ© par Asie, le nouveau valet de chambre apprit Ă cet espion femelle les terribles rĂ©sultats des lettres Ă©crites par la maĂtresse de monsieur le baron. - Monsieur doit bien aimer cette femme-lĂ , dit en terminant le valet de chambre, car il a failli mourir. Moi, je lui donnais le conseil de n'y pas retourner, il se verrait bientĂÂŽt cajolĂ©. Une femme qui coĂ»te Ă monsieur le baron dĂ©jĂ cinq cent mille francs, dit-on, sans compter ce qu'il vient de dĂ©penser dans le petit hĂÂŽtel de la rue Saint-Georges!... Mais cette femme-lĂ veut de l'argent, et rien que de l'argent. En sortant de chez monsieur, madame la baronne disait en riant "Si cela continue, cette fille-lĂ me rendra veuve." - Diable! rĂ©pondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux oeufs d'or! - Monsieur le baron n'espĂšre plus qu'en vous, dit le valet de chambre. - Ah! c'est que je me connais Ă faire marcher les femmes!... - Allons, entrez, dit le valet de chambre en s'humiliant devant cette puissance occulte. - Eh! bien, dit la fausse Saint-EstĂšve en entrant d'un air humble chez le malade, monsieur le baron Ă©prouve donc de petites contrariĂ©tĂ©s?... Que voulez-vous! tout le monde est atteint par son faible. Moi aussi, j'ai Ă©vu des malheurs. En deux mois la roue de fortune a drĂÂŽlement tournĂ© pour moi! me voilĂ cherchant une place... Nous n'avons Ă©tĂ© raisonnables ni l'un ni l'autre. Si monsieur le baron voulait me placer en qualitĂ© de cuisiniĂšre chez madame Esther, il aurait en moi la plus dĂ©vouĂ©e des dĂ©vouĂ©es, et je lui serais bien utile pour surveiller EugĂ©nie et madame. - Il ne s'achit boint te cela, dit le baron. Che ne buis barfenir Ă ĂÂȘdre le maĂdre, et che suis menĂ© gomme... - Une toupie, reprit Asie. Vous avez fait aller les autres, papa, la petite vous tient et vous polissonne... Le ciel est juste! - Chiste? reprit le baron. Che ne d'ai bas vait fenir bir endentre te la morale... - Bah! mon fils, un peu de morale ne gĂÂąte rien. C'est le sel de la vie pour nous autres, comme le vice pour les dĂ©vots. Voyons, avez-vous Ă©tĂ© gĂ©nĂ©reux? Vous avez payĂ© ses dettes... - Ui! dit piteusement le baron. - C'est bien. Vous avez dĂ©gagĂ© ses effets, c'est mieux; mais convenez-en!... ce n'est pas assez ça ne lui donne encore rien Ă frire, et ces crĂ©atures aiment Ă flamber... - Che lui brebare eine sirbrise, rie Sainte-Chorche... Elle le said... dit le baron. Mais che ne feux bas Ăšdre ein chopart. - Eh! bien, quittez-la... - Chai beur qu'elle ne me laisse hĂ ler, s'Ă©cria le baron. - Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, rĂ©pondit Asie. Ecoutez. Nous en avons carottĂ© de ces millions au public, mon petit! On dit que vous en possĂ©dez vingt-cinq. Le baron ne put s'empĂÂȘcher de sourire. Eh! bien, il faut en lĂÂącher un... - Che le lĂÂągerais pien, rĂ©pondit le baron, mais che ne l'aurais bas plitĂÂŽt lĂÂągĂ© qu'on en temantera un second. - Oui, je comprends, rĂ©pondit Asie, vous ne voulez pas dire B, de peur d'aller jusqu'au Z. Esther est honnĂÂȘte fille cependant... - DrĂšs honĂšde file! s'Ă©cria le banquier; ele feud pien s'eczĂ©guder, mais gomme on s'aguide t'eine tedde. - Enfin, elle ne veut pas ĂÂȘtre votre maĂtresse, elle a de la rĂ©pugnance. Et je le conçois, l'enfant a toujours obĂ©i Ă ses fantaisies. Quand on n'a connu que de charmants jeunes gens, on se soucie peu d'un vieillard... Vous n'ĂÂȘtes pas beau, vous ĂÂȘtes gros comme Louis XVIII, et un peu bĂÂȘta, comme tous ceux qui cajolent la fortune au lieu de s'occuper des femmes. Eh! bien, si vous ne regardez pas Ă six cent mille francs, dit Asie, je me charge de la faire devenir pour vous tout ce que vous voudrez qu'elle soit. - Ziz sante mile vrancs!... s'Ă©cria le baron en faisant un lĂ©ger sursaut. Esder me goĂ»de eine milion tĂ©chĂÂą!... - Le bonheur vaut bien seize cent mille francs, mon gros corrompu. Vous connaissez des hommes, dans ce temps-ci, qui certainement ont mangĂ© plus d'un et de deux millions avec leurs maĂtresses. Je connais mĂÂȘme des femmes qui ont coĂ»tĂ© la vie, et pour qui l'on a crachĂ© sa tĂÂȘte dans un panier... Vous savez ce mĂ©decin qui a empoisonnĂ© son ami?... il voulait la fortune pour faire le bonheur d'une femme. - Ui, che le zais, mais si che suis amĂ»reusse, che ne suis pas pĂÂȘde, izi, ti moins, gar quand che la fois, che lui tonnerais mon bordefeille... - Ecoutez, monsieur le baron, dit Asie en prenant une pose de SĂ©miramis, vous avez Ă©tĂ© assez rincĂ© comme ça. Aussi vrai que je me nomme Saint-EstĂšve, dans le commerce s'entend, je prends votre parti. - Pien!... che te rĂ©gombenserai. - Je le crois, car je vous ai montrĂ© que je savais me venger. D'ailleurs, sachez-le, papa, dit-elle en lui jetant un regard effroyable, j'ai les moyens de vous souffler madame Esther comme on mouche une chandelle. Et je connais ma femme! Quand la petite gueuse vous aura donnĂ© le bonheur, elle vous sera plus nĂ©cessaire encore qu'elle ne vous l'est en ce moment. Vous m'avez bien payĂ©e, vous vous ĂÂȘtes fait tirer l'oreille, mais enfin vous avez financĂ©! Moi, j'ai rempli mes engagements, pas vrai? Eh! bien, tenez, je vais vous proposer un marchĂ©. - Foyons. - Vous me placez cuisiniĂšre chez madame, vous me prenez pour dix ans, j'ai mille francs de gages, vous payez les cinq derniĂšre annĂ©es d'avance un denier-Ă -Dieu, quoi!. Une fois chez madame, je saurai la dĂ©terminer aux concessions suivantes. Par exemple, vous lui ferez arriver une toilette dĂ©licieuse de chez madame Auguste, qui connaĂt les goĂ»ts et les façons de madame, et vous donnez des ordres pour que le nouvel Ă©quipage soit Ă la porte Ă quatre heures. AprĂšs la Bourse, vous montez chez elle, et vous allez faire une petite promenade au bois de Boulogne. Eh! bien, cette femme dit ainsi qu'elle est votre maĂtresse, elle s'engage au vu et au su de tout Paris... - Cent mille francs... - Vous dĂnerez avec elle je sais faire de ces dĂners-lĂ ; vous la menez au spectacle, aux VariĂ©tĂ©s, Ă l'avant-scĂšne, et tout Paris dit alors "VoilĂ ce vieux filou de Nucingen avec sa maĂtresse..." - C'est flatteur de faire croire ça? - Tous ces avantages-lĂ , je suis bonne femme, sont compris dans les premiers cent mille francs... En huit jours, en vous conduisant ainsi, vous aurez fait bien du chemin. - Ch'aurai bayĂ© sant mile vrancs... - Dans la seconde semaine, reprit Asie qui n'eut pas l'air d'avoir entendu cette piteuse phrase, madame se dĂ©cidera, poussĂ©e par ces prĂ©liminaires, Ă quitter son petit appartement et Ă s'installer dans l'hĂÂŽtel que vous lui offrez. Votre Esther a revu le monde, elle a retrouvĂ© ses anciennes amies, elle voudra briller, elle fera les honneurs de son palais! C'est dans l'ordre... - Encore cent mille francs! - Dam... vous ĂÂȘtes chez vous, Esther est compromise... elle est Ă vous. Reste une bagatelle dont vous faites le principal, vieux Ă©lĂ©phant! Ouvre-t-il des yeux, ce gros monstre-lĂ ! Eh! bien, je m'en charge. - Quatre cent mille... - Ah! pour ça, mon gros, tu ne les lĂÂąches que le lendemain... Est-ce de la probitĂ©?... J'ai plus de confiance en toi que tu n'en as en moi. Si je dĂ©cide madame Ă se montrer comme votre maĂtresse, Ă se compromettre, Ă prendre tout ce que vous lui offrirez, et peut-ĂÂȘtre aujourd'hui, vous me croirez bien capable de l'amener Ă vous livrer le passage du Grand Saint-Bernard. Et c'est difficile, allez!... Il y a lĂ , pour faire passer votre artillerie, autant de tirage que pour le Premier Consul dans les Alpes. - Et birquoi?... - Elle a le coeur plein d'amour, razibus, comme vous dites, vous autres qui savez le latin, reprit Asie, Elle se croit une reine de Saba parce qu'elle s'est lavĂ©e dans les sacrifices qu'elle a faits Ă son amant... une idĂ©e que ces femmes-lĂ se fourrent dans la tĂÂȘte! Ah! mon petit, il faut ĂÂȘtre juste, c'est beau! Cette farceuse-lĂ mourrait de chagrin de vous appartenir, je n'en serais pas Ă©tonnĂ©e; mais ce qui me rassure, moi, je vous le dis pour vous donner du coeur, il y a chez elle un bon fond de fille. - Ti bas, dit le baron qui Ă©coutait Asie dans un profond silence et avec admiration, le chĂ©nie te la gorrhibtion, gomme chai le chique te la Panque. - Est-ce dit, mon bichon? reprit Asie. - Fa bir cinquande mile vrancs au lier de sante mile!... Et che tonnerai cint cent mile le lendemain te mon driomphe. - Eh! bien, je vais aller travailler, rĂ©pondit Asie... Ah! vous pouvez venir! reprit Asie avec respect. Monsieur trouvera Madame dĂ©jĂ douce comme un dos de chatte, et peut-ĂÂȘtre disposĂ©e Ă lui ĂÂȘtre agrĂ©able. - Fa, fa, ma ponne, dit le banquier en se frottant les mains. Et, aprĂšs avoir souri Ă cette affreuse mulĂÂątresse, il se dit Gomme on a rĂ©son t'afoir paugoup t'archant! Et il sauta hors de son lit, alla dans ses bureaux et reprit le maniement de ses immenses affaires, le coeur gai. Une abdication Rien ne pouvait ĂÂȘtre plus funeste Ă Esther que le parti pris par Nucingen. La pauvre courtisane dĂ©fendait sa vie en se dĂ©fendant contre l'infidĂ©litĂ©. Carlos appelait bĂ©gueulisme cette dĂ©fense si naturelle. Or Asie alla, non sans employer les prĂ©cautions usitĂ©es en pareil cas, apprendre Ă Carlos la confĂ©rence qu'elle venait d'avoir avec le baron, et tout le parti qu'elle en avait tirĂ©. La colĂšre de cet homme fut comme lui, terrible; il vint aussitĂÂŽt en voiture, les stores baissĂ©s, chez Esther, en faisant entrer la voiture sous la porte. Encore presque blanc quand il monta, ce double faussaire se prĂ©senta devant la pauvre fille; elle le regarda, elle se trouvait debout, elle tomba sur un fauteuil, les jambes comme cassĂ©es. - Qu'avez-vous, monsieur? lui dit-elle en tressaillant de tous ses membres. - Laisse-nous, Europe, dit-il Ă la femme de chambre. Esther regarda cette fille comme un enfant aurait regardĂ© sa mĂšre, de qui quelque assassin le sĂ©parerait pour pouvoir le tuer. - Savez-vous oĂÂč vous enverrez Lucien? reprit Carlos quand il se trouva seul avec Esther. - OĂÂč?... dernanda-t-elle d'une voix faible en se hasardant Ă regarder son bourreau. - LĂ d'oĂÂč je viens, mon bijou. Esther vit tout rouge en regardant l'homme. - Aux galĂšres, ajouta-t-il Ă voix basse. Esther ferma les yeux, ses jambes s'allongĂšrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. L'homme sonna, Prudence vint. - Fais-lui reprendre connaissance, dit-il froidement, je n'ai pas fini. Il se promena dans le salon en attendant. Prudence-Europe fut obligĂ©e de venir prier monsieur de porter Esther sur le lit; il la prit avec une facilitĂ© qui dĂ©notait une force athlĂ©tique. Il fallut aller chercher ce que la Pharmacie a de plus violent pour rendre Esther au sentiment de ses maux. Une heure aprĂšs, la pauvre fille Ă©tait en Ă©tat d'Ă©couter ce cauchemar vivant, assis au pied du lit, le regard fixe et Ă©blouissant comme deux jets de plomb fondu. - Mon petit coeur, reprit-il, Lucien se trouve entre une vie splendide, honorĂ©e, heureuse, digne, et le trou plein d'eau, de vase et de cailloux oĂÂč il allait se jeter quand je l'ai rencontrĂ©. La maison de Grandlieu demande Ă ce cher enfant une terre d'un million avant de lui obtenir le titre de marquis et de lui tendre cette grande perche, appelĂ©e Clotilde, Ă l'aide de laquelle il montera au pouvoir. GrĂÂące Ă nous deux, Lucien vient d'acquĂ©rir le manoir maternel, le vieux chĂÂąteau de RubemprĂ© qui n'a pas coĂ»tĂ© grand'chose, trente mille francs; mais son avouĂ©, par d'heureuses nĂ©gociations, a fini par y joindre pour un million de propriĂ©tĂ©s, sur lesquelles on a payĂ© trois cent mille francs. Le chĂÂąteau, les frais, les primes Ă ceux qu'on a mis en avant pour dĂ©guiser l'opĂ©ration aux gens du pays, ont absorbĂ© le reste. Nous avons bien, il est vrai, cent mille francs dans les affaires qui, d'ici Ă quelques mois, vaudront deux Ă trois cent mille francs; mais il restera toujours quatre cent mille francs Ă payer... Dans trois jours, Lucien revient d'AngoulĂÂȘme oĂÂč il est allĂ©, car il ne doit pas ĂÂȘtre soupçonnĂ© d'avoir trouvĂ© sa fortune en cardant vos matelas... - Oh! non, dit-elle en levant les yeux par un mouvement sublime. - Je vous le demande, est-ce le moment d'effrayer le baron? dit-il tranquillement, et vous avez failli le tuer avant-hier! il s'est Ă©vanoui comme une femme en lisant votre seconde lettre. Vous avez un fier style, je vous en fais mes compliments. Si le baron Ă©tait mort, que devenions-nous? Quand Lucien sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, gendre du duc de Grandlieu, si vous voulez entrer dans la Seine... eh! bien, mon amour, je vous offre la main pour faire le plongeon ensemble. C'est une maniĂšre d'en finir. Mais rĂ©flĂ©chissez donc un peu! Ne vaudrait-il pas mieux vivre en se disant Ă toute heure "Cette brillante fortune, cette heureuse famille... car il aura des enfants" - des enfants!... avez-vous pensĂ© jamais au plaisir de passer vos mains dans la chevelure de ses enfants? Esther ferma les yeux et frissonna doucement. - Eh! bien, en voyant l'Ă©difice de ce bonheur on se dit "VoilĂ mon oeuvre!" Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux ĂÂȘtres se regardĂšrent. - VoilĂ ce que j'ai tentĂ© de faire d'un dĂ©sespoir qui se jetait Ă l'eau, reprit Carlos. Suis-je un Ă©goĂÂŻste, moi? VoilĂ comme l'on aime! On ne se dĂ©voue ainsi que pour les rois; mais je l'ai sacrĂ© roi, mon Lucien! On me riverait pour le reste de mes jours Ă mon ancienne chaĂne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant "Il est au bal, il est Ă la cour." Mon ĂÂąme et ma pensĂ©e triompheraient pendant que ma guenille serait livrĂ©e aux argousins! Vous ĂÂȘtes une misĂ©rable femelle, vous aimez en femelle! Mais l'amour, chez une courtisane, devrait ĂÂȘtre, comme chez toutes les crĂ©atures dĂ©gradĂ©es, un moyen de devenir mĂšre, en dĂ©pit de la nature qui vous frappe d'infĂ©conditĂ©! Si jamais on retrouvait, sous la peau de l'abbĂ© Carlos Herrera, le condamnĂ© que j'Ă©tais auparavant, savez-vous ce que je ferais pour ne pas compromettre Lucien? Esther attendit la rĂ©ponse dans une sorte d'anxiĂ©tĂ©. - Eh! bien, reprit-il aprĂšs une lĂ©gĂšre pause, je mourrais comme les nĂšgres, en avalant ma langue. Et vous, avec vos simagrĂ©es, vous indiquez ma trace. Que vous avais-je demandĂ©?... de reprendre la jupe de la Torpille pour six mois, pour six semaines, et de vous en servir pour pincer un million... Lucien ne vous oubliera jamais! Les hommes n'oublient pas l'ĂÂȘtre qui se rappelle Ă leur souvenir par le bonheur dont on jouit tous les matins en se rĂ©veillant toujours riche. Lucien vaut mieux que vous... il a commencĂ© par aimer Coralie, elle meurt, bon; mais il n'avait pas de quoi la faire enterrer, il n'a pas fait comme vous tout Ă l'heure, il ne s'est pas Ă©vanoui, quoique poĂšte; il a Ă©crit six chansons gaillardes, et il en a eu trois cents francs avec lesquels il a pu payer le convoi de Coralie. J'ai ces chansons-lĂ , je les sais par coeur. Eh! bien, composez vos chansons soyez gaie, soyez folle! soyez irrĂ©sistible... et insatiable! Vous m'avez entendu? ne m'obligez plus Ă parler... Baisez papa. Adieu... Quand, une demi-heure aprĂšs, Europe entra chez sa maĂtresse, elle la trouva devant un crucifix agenouillĂ©e dans la pose que le plus religieux des peintres a donnĂ©e Ă MoĂÂŻse devant le buisson d'Oreb, pour en peindre la profonde et entiĂšre adoration devant Jehova. AprĂšs avoir dit ses derniĂšres priĂšres, Esther renonçait Ă sa belle vie, Ă l'honneur qu'elle s'Ă©tait fait, Ă sa gloire, Ă ses vertus, Ă son amour. Elle se leva. - Oh! madame, vous ne serez plus jamais ainsi! s'Ă©cria Prudence Servien stupĂ©faite de la sublime beautĂ© de sa maĂtresse. Elle tourna promptement la psychĂ© pour que la pauvre fille pĂ»t se voir. Les yeux retenaient encore un peu de l'ĂÂąme qui s'envolait au ciel. Le teint de la Juive Ă©tincelait. TrempĂ©s de larmes absorbĂ©es par le feu de la priĂšre, ses cils ressemblaient Ă un feuillage aprĂšs une pluie d'Ă©tĂ©, le soleil de l'amour pur les brillantait pour la derniĂšre fois. Les lĂšvres gardaient comme une expression des derniĂšres invocations aux anges, Ă qui sans doute elle avait empruntĂ© la palme du martyre en leur confiant sa vie sans souillure. Enfin, elle avait la majestĂ© qui dut briller chez Marie Stuart au moment oĂÂč elle dit adieu Ă sa couronne, Ă la terre et Ă l'amour. - J'aurais voulu que Lucien me vĂt ainsi, dit-elle en laissant Ă©chapper un soupir Ă©touffĂ©. Maintenant, reprit-elle d'une voix vibrante, blaguons. En entendant ce mot, Europe resta tout hĂ©bĂ©tĂ©e, comme elle eĂ»t pu l'ĂÂȘtre en entendant blasphĂ©mer un ange. - Eh! bien, qu'as-tu donc Ă regarder si j'ai dans la bouche des clous de girofle au lieu de dents? Je ne suis plus maintenant qu'une infĂÂąme et immonde crĂ©ature, une voleuse, une fille, et j'attends milord. Ainsi, fais chauffer un bain et apprĂÂȘte-moi ma toilette. Il est midi, le baron viendra sans doute aprĂšs la Bourse, je vais lui dire que je l'attends, et j'entends qu'Asie lui apprĂÂȘte un dĂner un peu chouette, je veux le rendre fou cet homme... Allons, va, va, ma fille... Nous allons rire, c'est-Ă -dire nous allons travailler. Elle se mit Ă sa table, et Ă©crivit la lettre suivante "Mon ami, si la cuisiniĂšre que vous m'avez envoyĂ©e n'avait jamais Ă©tĂ© Ă mon service, j'aurais pu croire que votre intention Ă©tait de me faire savoir combien de fois vous vous ĂÂȘtes Ă©vanoui avant-hier en recevant mes trois poulets. Que voulez-vous? j'Ă©tais trĂšs nerveuse ce jour-lĂ , je repassais les souvenirs de ma dĂ©plorable existence. Mais je connais la sincĂ©ritĂ© d'Asie. Je ne me repens donc plus de vous avoir fait quelque chagrin, puisqu'il a servi Ă me prouver combien je vous suis chĂšre. Nous sommes ainsi, nous autres pauvres crĂ©atures mĂ©prisĂ©es une affection vraie nous touche bien plus que de nous voir l'objet de dĂ©penses folles. Pour moi, j'ai toujours eu peur d'ĂÂȘtre comme le portemanteau oĂÂč vous accrochiez vos vanitĂ©s. ĂâĄa m'ennuyait de ne pas ĂÂȘtre autre chose pour vous. Oui, malgrĂ© vos belles protestations, je croyais que vous me preniez pour une femme achetĂ©e. Eh! bien, maintenant vous me trouverez bonne fille, mais Ă condition de toujours m'obĂ©ir un petit peu. Si cette lettre peut remplacer pour vous les ordonnances du mĂ©decin, vous me le prouverez en venant me voir aprĂšs la Bourse. Vous trouverez sous les armes, et parĂ©e de vos dons, celle qui se dit, pour la vie, votre machine Ă plaisir, ESTHER." A la Bourse, le baron de Nucingen fut si gaillard, si content, si facile en apparence, et se permit tant de plaisanteries, que du Tillet et les Keller, qui s'y trouvaient, ne purent s'empĂÂȘcher de lui demander raison de son hilaritĂ©. - Che suis amĂ©... Nous bentons piendĂÂŽd la gremaillĂšre, dit-il Ă du Tillet. - A combien cela vous revient-il? lui repartit brusquement François Keller Ă qui madame Colleville avait coĂ»tĂ©, disait-on, vingt-cinq mille francs par an. - Chamais cedde phĂÂąme, qui ed ein anche, ne m'a temantĂ© feux liarts. - Cela ne se fait jamais, lui rĂ©pondit du Tillet. C'est pour ne jamais rien avoir Ă demander qu'elles se donnent des tantes ou des mĂšres. Esther reparaĂt Ă fleur de Paris De la Bourse Ă la rue Taitbout, le baron dit sept fois Ă son domestique "Fus n'alez bas, voueddĂ©s tonc le gefal!..." Il grimpa lestement, et trouva pour la premiĂšre fois sa maĂtresse belle comme le sont ces filles dont l'unique occupation est le soin de leur toilette et de leur beautĂ©. Sortie du bain, la fleur Ă©tait fraĂche, parfumĂ©e Ă inspirer des dĂ©sirs Ă Robert d'Arbrissel. Esther avait fait une demi-toilette dĂ©licieuse. Une redingote de reps noir, garnie en passementerie de soie rose, s'ouvrait sur une jupe de satin gris, le costume que se fit plus tard la belle Amigo dans I Puritani. Un fichu de point d'Angleterre retombait sur les Ă©paules en badinant. Les manches de la robe Ă©taient pincĂ©es par des lisĂ©rĂ©s pour diviser les bouffants que, depuis quelque temps, les femmes comme il faut avaient substituĂ©s aux manches Ă gigot devenues par trop monstrueuses. Esther avait fixĂ© par une Ă©pingle, sur ses magnifiques cheveux, un bonnet de malines, dit Ă la folle, prĂšs de tomber et qui ne tombait pas, mais lui donnait l'air d'ĂÂȘtre en dĂ©sordre et mal peignĂ©e, quoique l'on vĂt parfaitement les raies blanches de sa petite tĂÂȘte entre les sillons des cheveux. - N'est-ce pas une horreur de voir madame si belle dans un salon passĂ© comme celui-lĂ ? dit Europe au baron en lui ouvrant la porte du salon. - HĂ© bien, fennez rie Sainte-Chorche, dit le baron en restant en arrĂÂȘt comme un chien devant une perdrix. Le demps ed manivique, nus nus bromenerons aux Jamps-ElusĂ©es, et matame Saint-EstĂšfe afec IchĂ©nie dransborderont dutte fodre doiledde, fodre linche et nodre tinner Ă la rie Sainte-Chorche. - Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Esther, si vous voulez me faire le plaisir d'appeler ma cuisiniĂšre Asie, et EugĂ©nie, Europe. J'ai surnommĂ© ainsi toutes les femmes qui m'ont servie, depuis les deux premiĂšres que j'ai eues. Je n'aime pas le changement... - Acie... Irobe... rĂ©pĂ©ta le baron en se mettant Ă rire. Gomme fus edes trĂÂŽle... fus affez tes imachinassions... Ch'aurais manchĂ© pien tes tinners afant te nommer eine guisiniĂšre Acie. - C'est notre Ă©tat d'ĂÂȘtre drĂÂŽles, dit Esther. Voyons, une pauvre fille ne peut donc pas se faire nourrir par l'Asie et habiller par l'Europe, quand vous, vous vivez de tout le monde? C'est un mythe, quoi! Il y a des femmes qui mangeraient la terre, il ne m'en faut que la moitiĂ©. VoilĂ ! - Quelle phĂÂąme que montame Saind-EsdĂšfe! se dit le baron en admirant le changement des façons d'Esther. - Europe, ma fille, il me faut un chapeau, dit Esther. Je dois avoir une capote de satin noir doublĂ©e de rose, garnie en dentelles. - Madame Thomas ne l'a pas envoyĂ©e... Allons, baron, vite! haut la patte! commencez votre service d'homme de peine, c'est-Ă -dire d'homme heureux! Le bonheur est lourd!... Vous avez votre cabriolet, allez chez madame Thomas, dit Europe au baron. Vous ferez demander par votre domestique la capote de madame Van Bogseck... Et surtout, lui dit-elle Ă l'oreille, rapportez-lui le plus beau bouquet qu'il y ait Ă Paris. Nous sommes en hiver, tĂÂąchez d'avoir des fleurs des Tropiques. Le baron descendit et dit Ă ses domestiques "Ghez montame Domas." Le domestique mena son maĂtre chez une fameuse pĂÂątissiĂšre. - C'edde ein margeante de motes, vichi pedĂÂąte, ed non te cateaux, dit le baron qui courut au Palais-Royal chez madame PrĂ©vĂÂŽt, oĂÂč il fit composer un bouquet de cinq louis, pendant que son domestique allait chez la fameuse marchande de modes. En se promenant dans Paris, l'observateur superficiel se demande quels sont les fous qui viennent acheter les fleurs fabuleuses qui parent la boutique de l'illustre bouquetiĂšre et les primeurs de l'europĂ©en Chevet, le seul, avec le Rocher-de-Cancale, qui offre une vĂ©ritable et dĂ©licieuse Revue des Deux Mondes... Il s'Ă©lĂšve tous les jours, Ă Paris, cent et quelques passions Ă la Nucingen, qui se prouvent par des raretĂ©s que les reines n'osent pas se donner, et qu'on offre, et Ă genoux, Ă des filles qui, selon le mot d'Asie, aiment Ă flamber. Sans ce petit dĂ©tail, une honnĂÂȘte bourgeoise ne comprendrait pas comment une fortune se fond entre les mains de ces crĂ©atures dont la fonction sociale, dans le systĂšme fouriĂ©riste, est peut-ĂÂȘtre de rĂ©parer les malheurs de l'Avarice et de la CupiditĂ©. Ces dissipations sont sans doute au Corps Social ce qu'un coup de lancette est pour un corps plĂ©thorique. En deux mois Nucingen venait d'arroser le commerce de plus de deux cent mille francs. Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet Ă©tait inutile. L'heure d'aller aux Champs-ElysĂ©es, en hiver, est de deux heures Ă quatre. NĂ©anmoins la voiture servit Ă Esther pour se rendre de la rue Taitbout Ă la rue Saint-Georges, oĂÂč elle prit possession du bedid balai. Jamais, disons-le, Esther n'avait encore Ă©tĂ© l'objet d'un pareil culte ni de profusions pareilles, elle en fut surprise; mais elle se garda bien, comme toutes ces royales ingrates, de montrer le moindre Ă©tonnement. Quand vous entrez dans Saint-Pierre de Rome, pour vous faire apprĂ©cier l'Ă©tendue et la hauteur de la reine des cathĂ©drales, on vous montre le petit doigt d'une statue qui a je ne sais quelle longueur, et qui vous semble un petit doigt naturel. Or, on a tant critiquĂ© les descriptions, nĂ©anmoins si nĂ©cessaires Ă l'histoire de nos moeurs, qu'il faut imiter ici le cicĂ©rone romain. Donc, en entrant dans la salle Ă manger, le baron ne put s'empĂÂȘcher de faire manier Ă Esther l'Ă©toffe des rideaux de croisĂ©e, drapĂ©e avec une abondance royale, doublĂ©e en moire blanche et garnie d'une passementerie digne du corsage d'une princesse portugaise. Cette Ă©toffe Ă©tait une soierie achetĂ©e Ă Canton oĂÂč la patience chinoise avait su peindre les oiseaux d'Asie avec une perfection dont le modĂšle n'existe que sur les vĂ©lins du Moyen-Age, ou dans le missel de Charles-Quint, l'orgueil de la bibliothĂšque impĂ©riale de Vienne. - Elle a goĂ»dĂ© teux mile vrancs l'aune Ă eine milort qui l'a rabbordĂ©e tes Intes... - TrĂšs bien. Charmant! Quel plaisir ce sera de boire ici du vin de Champagne! dit Esther. La mousse n'y salira pas sur du carreau! - Oh! madame, dit Europe, mais voyez donc le tapis!... - Gomme on affait tessinĂ© la dabis bir la tuc Dorionia, mon bĂÂąmi, qui le droufe drop cher, che l'ai bris pir vus, qui ĂÂȘdes eine reine! dit Nucingen. Par un effet du hasard, ce tapis, dĂ» Ă l'un de nos plus ingĂ©nieux dessinateurs, se trouvait assorti aux caprices de la draperie chinoise. Les murs peints par Schinner et LĂ©on de Lora reprĂ©sentaient de voluptueuses scĂšnes, mises en relief par des Ă©bĂšnes sculptĂ©s, acquis Ă prix d'or chez du Sommerard, et formant des panneaux oĂÂč de simples filets d'or attiraient sobrement la lumiĂšre. Maintenant vous pouvez juger du reste. - Vous avez bien fait de m'amener ici, dit Esther, il me faudra bien huit jours pour m'habituer Ă ma maison, et ne pas avoir l'air d'une parvenue... - Ma mĂšson! rĂ©pĂ©tait joyeusement le baron. Fus accebdez tonc?... - Mais oui, mille fois oui, animal-bĂÂȘte, dit-elle en souriant. - HĂÂąnimĂÂąle Ă©dait azez... - BĂÂȘte est pour la caresse, reprit-elle en le regardant. Le pauvre Loup-cervier prit la main d'Esther et la mit sur son coeur il Ă©tait assez animal pour sentir, mais trop bĂÂȘte pour trouver un mot. - Foyez gomme il pat... bir un bedid mote te dentresse!...reprit-il. Et il emmena sa dĂ©esse tĂ©esse dans la chambre Ă coucher. - Oh! madame, dit EugĂ©nie, je ne peux pas rester lĂ , moi! L'on a trop envie de se mettre au lit. - Eh! bien, dit Esther, je veux te payer tout ça d'un seul coup... Tiens, mon gros Ă©lĂ©phant, aprĂšs le dĂner nous irons au spectacle. J'ai une fringale de spectacle. Il y avait prĂ©cisĂ©ment cinq ans qu'Esther n'Ă©tait allĂ©e Ă un thĂ©ĂÂątre. Tout Paris se portait alors Ă la Porte-Saint-Martin, pour y voir une de ces piĂšces auxquelles la puissance des acteurs communique une expression de rĂ©alitĂ© terrible, Richard d'Arlington. Comme toutes les natures ingĂ©nues, Esther aimait autant Ă ressentir les tressaillements de la frayeur qu'Ă se laisser aller aux larmes de la tendresse. - Nous irons voir FrĂ©dĂ©rick-LemaĂtre, dit-elle, j'adore cet acteur-lĂ ! - C'edde ein trame sĂÂŽfache, dit Nucingen qui se vit contraint en un moment de s'afficher. Le baron envoya son domestique chercher une des deux loges d'Avant-scĂšne aux premiĂšres. Autre originalitĂ© parisienne! Quand le SuccĂšs, aux pieds d'argile, emplit une salle, il y a toujours une loge d'Avant-scĂšne Ă louer dix minutes avant le lever du rideau; les directeurs la gardent pour eux quand il ne s'est pas prĂ©sentĂ©, pour la prendre, une passion Ă la Nucingen. Cette loge est, comme la primeur de Chevet, l'impĂÂŽt prĂ©levĂ© sur les fantaisies de l'Olympe parisien. Il est inutile de parler du service. Nucingen avait entassĂ© trois services le petit service, le moyen service, le grand service. Le dessert du grand service Ă©tait, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculptĂ©. Le banquier, pour ne pas paraĂtre Ă©craser la table de valeurs d'or et d'argent, avait joint Ă tous ces services une porcelaine de la plus charmante fragilitĂ©, genre Saxe, et qui coĂ»tait plus qu'un service d'argenterie. Quant au nappage, le linge de Saxe, le linge d'Angleterre, de Flandre et de France rivalisaient de perfection avec leurs fleurs damassĂ©es. Au dĂner, ce fut au tour du baron d'ĂÂȘtre surpris en goĂ»tant la cuisine d'Asie. - Che gomprents, dit-il, birquoi fus la nommez Acie c'ed eine guizine aciadique. - Ah! je commence Ă croire qu'il m'aime, dit Esther Ă Europe, il a dit quelque chose qui ressemble Ă un mot. - Il y en a blisieurs, dit-il. - Eh! bien, il est encore plus Turcaret qu'on le dit, s'Ă©cria la rieuse courtisane Ă cette rĂ©ponse digne des naĂÂŻvetĂ©s cĂ©lĂšbres Ă©chappĂ©es au banquier. La cuisine Ă©tait Ă©picĂ©e de maniĂšre Ă donner une indigestion au baron, pour qu'il s'en allĂÂąt chez lui de bonne heure; aussi fut-ce tout ce qu'il rapporta de sa premiĂšre entrevue avec Esther en fait de plaisir. Au spectacle, il fut obligĂ© de boire un nombre infini de verres d'eau sucrĂ©e, en laissant Esther seule pendant les entractes. Par une rencontre si prĂ©visible qu'on ne saurait la nommer un hasard, Tullia, Mariette et madame du Val-Noble se trouvaient au spectacle ce jour-lĂ . Richard d'Arlington fut un de ces succĂšs fous, et mĂ©ritĂ©s d'ailleurs, comme il ne s'en voit qu'Ă Paris. En voyant ce drame, tous les hommes concevaient qu'on pĂ»t jeter sa femme lĂ©gitime par la fenĂÂȘtre, et toutes les femmes aimaient Ă se voir injustement opprimĂ©es. Les femmes se disaient "C'est trop fort, nous ne sommes que poussĂ©es... mais ça nous arrive souvent!..." Or une crĂ©ature de la beautĂ© d'Esther, mise comme Esther, ne pouvait pas flamber impunĂ©ment Ă l'Avant-scĂšne de la Porte-Saint-Martin. Aussi, dĂšs le second acte, y eut-il dans la loge des deux danseuses une sorte de rĂ©volution causĂ©e par la constatation de l'identitĂ© de la belle inconnue avec la Torpille. - Ah! çà , d'oĂÂč sort-elle? dit Mariette Ă madame du Val-Noble, je la croyais noyĂ©e... - Est-ce elle? elle me paraĂt trente-sept fois plus jeune et plus belle qu'il y a six ans. - Elle s'est peut-ĂÂȘtre conservĂ©e comme madame d'Espard et madame Zayonscheck, dans la glace, dit le comte de Brambourg, qui avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussĂ©e. - N'est-ce pas le rat que vous vouliez m'envoyer pour empaumer mon oncle? dit-il Ă Tullia. - PrĂ©cisĂ©ment, rĂ©pondit Tullia Ă la danseuse. Du Bruel, allez donc Ă l'orchestre, voir si c'est bien elle. - Fait-elle sa tĂÂȘte! s'Ă©cria madame du Val-Noble en se servant d'une admirable expression du vocabulaire des filles. - Oh! s'Ă©cria le comte de Brambourg, elle en a le droit, car elle est avec mon ami, le baron de Nucirigen. J'y vais. - Est-ce que ce serait cette prĂ©tendue Jeanne d'Arc qui a conquis Nucingen, et avec lequel on nous embĂÂȘte depuis trois mois?... dit Mariette. - Bonsoir, mon cher baron, dit Philippe Bridau en entrant dans la loge de Nucingen. Vous voilĂ donc mariĂ© avec mademoiselle Esther?... Mademoiselle, je suis un pauvre officier que vous deviez jadis tirer d'un mauvais pas, Ă Issoudun... Philippe Bridau... - Connais pas, dit Esther en braquant ses jumelles sur la salle. - Montemiselle, rĂ©pondit le baron, ne s'abbelle blis Esder, digourt; elle ha nom matame te Jamby Champy, eine bedid pien que che lui ai agedĂ©... - Si vous faites bien les choses, dit le comte, ces dames disent que madame de Champy fait trop sa tĂÂȘte... Si vous ne voulez pas vous souvenir de moi, daignerez-vous reconnaĂtre Mariette, Tullia, madame du Val-Noble, dit ce parvenu que le duc de Maufrigneuse avait mis en faveur auprĂšs du Dauphin. - Si ces dames sont bonnes pour moi, je suis disposĂ©e Ă leur ĂÂȘtre trĂšs agrĂ©able, rĂ©pondit sĂšchement madame de Champy. - Bonnes! dit Philippe, elles sont excellentes, elles vous surnomment Jeanne d'Arc. - Eh! pien, si ces tames feulent fus dennir gombagnie, dit Nucingen, che fus laiserai sĂšle, gar chai drob mancbĂ©. Vodre foidire fientra vus brentre afec vos chens... Tiaple t'Acie!... - Pour la premiĂšre fois, vous me laisseriez seule! dit Esther. Allons donc! il faut savoir mourir sur votre bord. J'ai besoin de mon homme pour sortir, Si j'Ă©tais insultĂ©e, je crierais donc pour rien?... L'Ă©goĂÂŻsme du vieux millionnaire dut cĂ©der devant les obligations de l'amoureux. Le baron souffrit et resta. Esther avait ses raisons pour garder son homme. Si elle recevait ses anciennes connaissances, elle ne devait pas ĂÂȘtre questionnĂ©e aussi sĂ©rieusement en compagnie qu'elle l'aurait Ă©tĂ© seule. Philippe Bridau se hĂÂąta de revenir dans la loge des danseuses auxquelles il apprit l'Ă©tat des choses. - Ah! c'est elle qui hĂ©rite de ma maison de la rue Saint-Georges! dit avec amertume madame du Val-Noble qui, dans le langage de ces sortes de femmes, se trouvait Ă pied. - Probablement, rĂ©pondit le colonel. Du Tillet m'a dit que le baron y avait dĂ©pensĂ© trois fois autant que votre pauvre Falleix. - Allons donc la voir? dit Tullia. - Ma foi! non, rĂ©pliqua Mariette, elle est trop belle, j'irai la voir chez elle. - Je me trouve assez bien pour me risquer, rĂ©pondit Tullia. Le hardi Premier Sujet vint donc pendant l'entracte, et renouvela connaissance avec Esther qui se tint dans les gĂ©nĂ©ralitĂ©s. - Et d'oĂÂč reviens-tu, ma chĂšre enfant? demanda la danseuse qui n'en pouvait mais de curiositĂ©. - Oh! je suis restĂ©e pendant cinq ans dans un chĂÂąteau des Alpes avec un Anglais jaloux comme un tigre, un nabab; je l'appelais un nabot, car il n'Ă©tait pas si grand que le bailli de Ferrette. Et je suis retombĂ©e Ă un banquier, de caraĂÂŻbe en syllabe, comme dit Florine. Aussi, maintenant que me voilĂ revenue Ă Paris, ai-je des envies de m'amuser qui vont me rendre un vrai Carnaval. J'aurai maison ouverte. Ah! il faut me refaire de cinq ans de solitude, et je commence Ă me rattraper. Cinq ans d'Anglais, c'est trop; d'aprĂšs les affiches, on doit n'y ĂÂȘtre que six semaines. - Est-ce le baron qui t'a donnĂ© cette dentelle? - Non, c'est un reste de nabab... Ai-je du malheur, ma chĂšre! il Ă©tait jaune comme un rire d'ami devant un succĂšs, j'ai cru qu'il mourrait en dix mois. Bah! il Ă©tait fort comme une Alpe. Il faut se dĂ©fier de tous ceux qui se disent malades du foie... Je ne veux plus entendre parler de foie. J'ai eu trop de foi... aux proverbes... Ce nabab m'a volĂ©e, il est mort sans faire de testament, et la famille m'a mise Ă la porte comme si j'avais eu la peste. Aussi ai-je dit Ă ce gros-lĂ "Paie pour deux! Vous avez bien raison de m'appeler une Jeanne d'Arc, j'ai perdu l'Angleterre! et je mourrai peut-ĂÂȘtre brĂ»lĂ©e. - D'amour! dit Tullia. - Et vive! rĂ©pondit Esther que ce mot rendit songeuse. Le baron riait de toutes ces niaiseries au gros sel, mais il ne les comprenait pas toujours sur-le-champ, en sorte que son rire ressemblait Ă ces fusĂ©es oubliĂ©es qui partent aprĂšs un feu d'artifice. Nous vivons tous dans une sphĂšre quelconque, et les habitants de toutes les sphĂšres sont douĂ©s d'une dose Ă©gale de curiositĂ©. Le lendemain, Ă l'OpĂ©ra, l'aventure du retour d'Esther fut la nouvelle des coulisses. Le matin, de deux heures Ă quatre heures, tout le Paris des Champs-ElysĂ©es avait reconnu la Torpille, et savait enfin quel Ă©tait l'objet de la passion du baron de Nucingen. - Savez-vous, disait Blondet Ă de Marsay dans le foyer de l'OpĂ©ra, que la Torpille a disparu le lendemain du jour oĂÂč nous l'avons reconnue ici pour ĂÂȘtre la maĂtresse du petit RubemprĂ©? A Paris, comme en province, tout se sait. La police de la rue de JĂ©rusalem n'est pas si bien faite que celle du monde, oĂÂč chacun s'espionne sans le savoir. Aussi Carlos avait-il bien devinĂ© quel Ă©tait le danger de la position de Lucien pendant et aprĂšs la rue Taitbout. Une femme Ă pied Il n'existe pas de situation plus horrible que celle oĂÂč se trouvait madame du Val-Noble, et le mot ĂÂȘtre Ă pied la rend Ă merveille. L'insouciance et la prodigalitĂ© de ces femmes les empĂÂȘchent de songer Ă l'avenir. Dans ce monde exceptionnel, beaucoup plus comique et spirituel qu'on ne le pense, les femmes qui ne sont pas belles de cette beautĂ© positive, presque inaltĂ©rable et facile Ă reconnaĂtre, les femmes qui ne peuvent ĂÂȘtre aimĂ©es enfin que par caprice, pensent seules Ă leur vieillesse et se font une fortune plus elles sont belles, plus imprĂ©voyantes elles sont. - Tu as donc peur de devenir laide, que tu te fais des rentes...? est un mot de Florine Ă Mariette qui peut faire comprendre une des causes de cette prodigalitĂ©. Dans le cas d'un spĂ©culateur qui se tue, d'un prodigue Ă bout de ses sacs, ces femmes tombent donc avec une effroyable rapiditĂ© d'une opulence effrontĂ©e Ă une profonde misĂšre. Elles se jettent alors dans les bras de la marchande Ă la toilette, elles vendent Ă vil prix des bijoux exquis, elles font des dettes, surtout pour rester dans un luxe apparent qui leur permette de retrouver ce qu'elles viennent de perdre une caisse oĂÂč puiser. Ces hauts et bas de leur vie expliquent assez bien la chertĂ© d'une liaison presque toujours mĂ©nagĂ©e, en rĂ©alitĂ©, comme Asie avait agrafĂ© autre mot du Vocabulaire Nucingen avec Esther. Aussi ceux qui connaissent bien leur Paris savent-ils parfaitement Ă quoi s'en tenir en retrouvant aux Champs-ElysĂ©es, ce bazar mouvant et tumultueux, telle femme en voiture de louage, aprĂšs l'avoir vue, un an, six mois auparavant, dans un Ă©quipage Ă©tourdissant de luxe et de la plus belle tenue. - Quand on tombe Ă Sainte-PĂ©lagie, il faut savoir rebondir au bois de Boulogne, disait Florine en riant avec Blondet du petit vicomte de PortenduĂšre. Quelques femmes habiles ne risquent jamais ce contraste. Elles restent ensevelies en d'affreux hĂÂŽtels garnis, oĂÂč elles expient leurs profusions par des privations comme en souffrent les voyageurs Ă©garĂ©s dans un Sahara quelconque; mais elles n'en conçoivent pas la moindre vellĂ©itĂ© d'Ă©conomie. Elles se hasardent aux bals masquĂ©s, elles entreprennent un voyage en province, elles se montrent bien mises sur les boulevards par les belles journĂ©es. Elles trouvent d'ailleurs entre elles le dĂ©vouement que se tĂ©moignent les classes proscrites. Les secours Ă donner coĂ»tent peu de chose Ă la femme heureuse, qui se dit en elle-mĂÂȘme "Je serai comme ça dimanche." La protection la plus efficace est nĂ©anmoins celle de la marchande Ă la toilette. Quand cette usuriĂšre se trouve crĂ©anciĂšre, elle remue et fouille tous les coeurs de vieillards en faveur de son hypothĂšque Ă brodequins et Ă chapeaux. Incapable de prĂ©voir le dĂ©sastre d'un des plus riches et des plus habiles Agents de change, madame du Val-Noble fut donc prise en plein dĂ©sordre. Elle employait l'argent de Falleix Ă ses caprices, et s'en remettait sur lui pour les choses utiles et pour son avenir. - Comment, disait-elle Ă Mariette, s'attendre Ă cela de la part d'un homme qui paraissait si bon enfant? Dans presque toutes les classes de la sociĂ©tĂ©, le bon enfant est un homme qui a de la largeur, qui prĂÂȘte quelques Ă©cus par-ci par-lĂ sans les redemander, qui se conduit toujours d'aprĂšs les rĂšgles d'une certaine dĂ©licatesse, en dehors de la moralitĂ© vulgaire, obligĂ©e, courante. Certaines gens dits vertueux et probes, semblablement Ă Nucingen, ont ruinĂ© leurs bienfaiteurs, et certaines gens sortis de la Police Correctionnelle sont d'une ingĂ©nieuse probitĂ© pour une femme. La vertu complĂšte, le rĂÂȘve de MoliĂšre, Alceste, est excessivement rare; elle se rencontre nĂ©anmoins partout, mĂÂȘme Ă Paris. Le bon enfant est le produit d'une certaine grĂÂące dans le caractĂšre qui ne prouve rien. Un homme est ainsi comme le chat est soyeux, comme une pantoufle est faite pour ĂÂȘtre prĂÂȘte au pied. Donc, dans l'acception du mot bon enfant par les femmes entretenues, Falleix devait avertir sa maĂtresse de la faillite et lui laisser de quoi vivre. D'Estourny, le galant escroc, Ă©tait bon enfant; il trichait au jeu, mais il avait mis de cĂÂŽtĂ© trente mille francs pour sa maĂtresse. Aussi, dans les soupers de carnaval, les femmes rĂ©pondaient-elles Ă ses accusateurs "c'est Ă©gal!... vous aurez beau dire, Georges Ă©tait un bon enfant, il avait de belles maniĂšres, il mĂ©ritait un meilleur sort!" Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine dĂ©licatesse; elles savent se vendre, comme Esther, pour un beau idĂ©al secret, leur religion Ă elles. AprĂšs avoir Ă grand-peine sauvĂ© quelques bijoux du naufrage, madame du Val-Noble succombait sous le poids terrible de cette accusation "Elle a ruinĂ© Falleix!" Elle atteignait l'ĂÂąge de trente ans, et quoiqu'elle fĂ»t dans tout le dĂ©veloppement de sa beautĂ©, nĂ©anmoins elle pouvait d'autant mieux passer pour une vieille femme que, dans ces crises, une femme a contre soi toutes ses rivales. Mariette, Florine et Tullia recevaient bien leur amie Ă dĂner, lui donnaient bien quelques secours; mais, ne connaissant pas le chiffre de ses dettes, elles n'osaient sonder la profondeur de ce gouffre. Six ans d'intervalle constituaient un point d'aiguille un peu trop long dans les fluctuations de la mer parisienne, entre la Torpille et madame du Val-Noble, pour que la femme Ă pied s'adressĂÂąt Ă la femme en voiture; mais la Val-Noble savait Esther trop gĂ©nĂ©reuse pour ne pas songer parfois qu'elle avait, selon son mot, hĂ©ritĂ© d'elle, et venir Ă elle dans une rencontre qui semblerait fortuite, quoique cherchĂ©e. Pour faire arriver ce hasard madame du Val-Noble, mise en femme comme il faut, se promenait aux Champs-ElysĂ©es tous les jours, ayant au bras ThĂ©odore Gaillard, qui a fini par l'Ă©pouser et qui, dans cette dĂ©tresse, se conduisait trĂšs bien avec son ancienne maĂtresse, il lui donnait des loges et la faisait inviter Ă toutes les parties. Elle se flattait que, par un beau temps, Esther se promĂšnerait, et qu'elles se trouveraient face Ă face. Esther avait Paccard pour cocher, car sa maison fut, en cinq jours, organisĂ©e par Asie, par Europe et Paccard, d'aprĂšs les instructions de Carlos, de maniĂšre Ă faire de la maison de la rue Saint-Georges une forteresse imprenable. De son cĂÂŽtĂ©, Peyrade, mĂ» par sa haine profonde, par son dĂ©sir de vengeance, et surtout dans le dessein d'Ă©tablir sa chĂšre Lydie, prit pour but de promenade les Champs-ElysĂ©es, dĂšs que Contenson lui dit que la maĂtresse de monsieur de Nucingen y Ă©tait visible. Peyrade se mettait si parfaitement en Anglais, et parlait si bien en français avec les gazouillements que les Anglais introduisent dans notre langage; il savait si purement l'anglais, il connaissait si complĂštement les affaires de ce pays, oĂÂč par trois fois, la police de Paris l'avait envoyĂ©, en 1779 et 1786, qu'il soutint son rĂÂŽle d'Anglais chez des ambassadeurs et Ă Londres, sans Ă©veiller de soupçons. Peyrade, qui tenait beaucoup de Musson, le fameux mystificateur, savait se dĂ©guiser avec tant d'art que Contenson, un jour ne le reconnut pas. AccompagnĂ© de Contenson dĂ©guisĂ© en mulĂÂątre, Peyrade examinait, de cet oeil qui semble inattentif, mais qui voit tout, Esther et ses gens. Il se trouva donc naturellement dans la contre-allĂ©e oĂÂč les gens Ă Ă©quipage se promĂšnent quand il fait sec et beau, le jour oĂÂč Esther y rencontra madame du Val-Noble. Peyrade, suivi de son mulĂÂątre en livrĂ©e, marcha sans affectation, et en vrai nabab qui ne pense qu'Ă lui-mĂÂȘme, sur la ligne des deux femmes, de maniĂšre Ă saisir Ă la volĂ©e quelques mots de leur conversation. - Eh! bien, ma chĂšre enfant, disait Esther Ă madame du Val-Noble, venez me voir. Nucingen se doit Ă lui-mĂÂȘme de ne pas laisser sans un liard la maĂtresse de son Agent de change... - D'autant plus qu'on dit qu'il l'a ruinĂ©, dit ThĂ©odore Gaillard, et que nous pourrions bien le faire chanter... - Il dĂne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. Puis elle lui dit Ă l'oreille "J'en fais ce que je veux, il n'a pas encore ça!" Elle mit un de ses ongles tout gantĂ© sous la plus jolie de ses dents, et fit ce geste assez connu dont la signification Ă©nergique veut dire rien du tout! - Tu le tiens... - Ma chĂšre, il n'a encore que payĂ© mes dettes... - Est-elle petite-poche! s'Ă©cria Suzanne du Val-Noble. - Oh! reprit Esther, j'en avais Ă faire reculer un ministre des finances. Maintenant, je veux trente mille francs de rente avant le premier coup de minuit!... Oh! il est charmant, je n'ai pas Ă me plaindre... Il va bien. Dans huit jours, nous pendons la crĂ©maillĂšre, tu en seras... Le matin, il doit m'offrir le contrat de la maison de la rue Saint-Georges. DĂ©cemment, on ne peut pas habiter une pareille maison sans trente mille francs de rente Ă soi, pour les retrouver en cas de malheur. J'ai connu la misĂšre, et je n'en veux plus. Il y a de certaines connaissances dont on a trop tout de suite. - Toi qui disais "La fortune, c'est moi!" comme tu as changĂ©! s'Ă©cria Suzanne. - C'est l'air de la Suisse, on y devient Ă©conome... Tiens, vas-y ma chĂšre! fais-y un Suisse, et tu en feras peut-ĂÂȘtre un mari! car ils ne savent pas encore ce que sont des femmes comme nous... Dans tous les cas, tu en reviendras avec l'amour des rentes sur le Grand-Livre, un amour honnĂÂȘte et dĂ©licat! Adieu. Esther remonta dans sa belle voiture attelĂ©e des plus magnifiques chevaux gris-pommelĂ©s qui fussent alors Ă Paris. - La femme qui monte en voiture, dit alors Peyrade en anglais Ă Contenson, est bien, mais j'aime encore mieux celle qui se promĂšne, tu vas la suivre et savoir qui elle est. - Voici ce que cet Anglais vient de dire en anglais, dit ThĂ©odore Gaillard en rĂ©pĂ©tant Ă madame du Val-Noble la phrase de Peyrade. Avant de se risquer Ă parler anglais, Peyrade avait lĂÂąchĂ© dans cette langue un mot qui fit faire Ă ThĂ©odore Gaillard un mouvement de physionomie par lequel il s'Ă©tait assurĂ© que le journaliste savait l'anglais. Madame du Val-Noble alla dĂšs lors trĂšs lentement chez elle, rue Louis-le-Grand, dans un hĂÂŽtel garni dĂ©cent, en regardant de cĂÂŽtĂ© pour voir si le mulĂÂątre la suivait. Cet Ă©tablissement appartenait Ă une madame GĂ©rard que, dans ses jours de splendeur, madame du Val-Noble avait obligĂ©e, et qui lui tĂ©moignait de la reconnaissance en la logeant d'une façon convenable. Cette bonne femme, bourgeoise honnĂÂȘte et pleine de vertus, pieuse mĂÂȘme, acceptait la courtisane comme une femme d'un ordre supĂ©rieur; elle la voyait toujours au milieu de son luxe, elle la prenait pour une reine dĂ©chue; elle lui confiait ses filles; et, chose plus naturelle qu'on ne le pense, la courtisane Ă©tait aussi scrupuleuse en les menant au spectacle que le serait une mĂšre; elle Ă©tait aimĂ©e des deux demoiselles GĂ©rard. Cette brave et digne hĂÂŽtesse ressemblait Ă ces sublimes prĂÂȘtres qui voient encore une crĂ©ature Ă sauver, Ă aimer, dans ces femmes mises hors la loi. Madame du Val-Noble respectait cette honnĂÂȘtetĂ©, souvent elle l'enviait en causant le soir, et en dĂ©plorant ses malheurs. - "Vous ĂÂȘtes encore belle, vous pouvez faire une bonne fin", disait madame GĂ©rard. Madame du Val-Noble n'Ă©tait d'ailleurs tombĂ©e que relativement. La toilette de cette femme, si gaspilleuse et si Ă©lĂ©gante, Ă©tait encore assez bien fournie pour lui permettre de paraĂtre, Ă l'occasion, comme le jour de Richard d'Arlington Ă la Porte-Saint-Martin, dans tout son Ă©clat. Madame GĂ©rard payait encore assez gracieusement les voitures dont la femme Ă pied avait besoin pour aller dĂner en ville, pour se rendre au spectacle et en revenir. - Eh! bien, ma chĂšre madame GĂ©rard, dit-elle Ă cette honnĂÂȘte mĂšre de famille, mon sort va changer, je crois... - Allons, madame, tant mieux; mais soyez sage, pensez Ă l'avenir... Ne faites plus de dettes. J'ai tant de mal Ă renvoyer ceux qui vous cherchent!... - Eh! ne vous inquiĂ©tez pas de ces chiens-lĂ , qui tous ont gagnĂ© des sommes Ă©normes avec moi. Tenez, voici des billets des VariĂ©tĂ©s pour vos filles, une bonne loge aux deuxiĂšmes. Si quelqu'un me demandait ce soir et que je ne fusse pas rentrĂ©e, on laisserait monter tout de mĂÂȘme. AdĂšle, mon ancienne femme de chambre, y sera; je vais vous l'envoyer. Madame du Val-Noble, qui n'avait ni tante ni mĂšre, se trouvait forcĂ©e de recourir Ă sa femme de chambre aussi Ă pied! pour faire jouer le rĂÂŽle d'une Saint-EstĂšve auprĂšs de l'inconnu dont la conquĂÂȘte allait lui permettre de remonter Ă son rang. Elle alla dĂner avec ThĂ©odore Gaillard, qui, pour ce jour-lĂ , se trouvait avoir une partie, c'est-Ă -dire un dĂner offert par Nathan, qui payait un pari perdu, une de ces dĂ©bauches dont on dit aux invitĂ©s "Il y aura des femmes" Peyrade en nabab Peyrade ne s'Ă©tait pas dĂ©cidĂ© sans de puissantes raisons Ă donner de sa personne dans le champ de cette intrigue. Sa curiositĂ©, comme celle de Corentin, Ă©tait d'ailleurs si vivement excitĂ©e que, sans raison, il se fĂ»t encore mĂÂȘlĂ© volontiers Ă ce drame. En ce moment la politique de Charles X avait achevĂ© sa derniĂšre Ă©volution. AprĂšs avoir confiĂ© le timon des affaires Ă des ministres de son choix, le Roi prĂ©parait la conquĂÂȘte d'Alger, pour faire servir cette gloire de passeport Ă ce qu'on a nommĂ© son coup d'Etat. Au-dedans, personne ne conspirait plus, Charles X croyait n'avoir aucun adversaire. En politique comme en mer, il y a des calmes trompeurs. Corentin Ă©tait donc tombĂ© dans une inaction absolue. Dans cette situation, un vrai chasseur, pour s'entretenir la main, faute de grives, tue des merles. Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrĂ©tiens. TĂ©moin de l'arrestation d'Esther, Contenson avait, avec le sens exquis de l'espion, trĂšs bien jugĂ© cette opĂ©ration. Ainsi qu'on l'a vu, le drĂÂŽle n'avait pas pris la peine de gazer son opinion au baron de Nucingen. "Au profit de qui rançonne-t-on la passion du banquier?" fut la premiĂšre question que se posĂšrent les deux amis. AprĂšs avoir reconnu dans Asie un personnage de la piĂšce, Contenson avait espĂ©rĂ©, par elle, arriver Ă l'auteur; mais elle lui coula des mains pendant quelque temps en se cachant comme une anguille dans la vase parisienne, et, lorsqu'il la retrouva cuisiniĂšre chez Esther, la coopĂ©ration de cette mulĂÂątresse lui parut inexplicable. Pour la premiĂšre fois, les deux artistes en espionnage rencontraient donc un texte indĂ©chiffrable, tout en soupçonnant une tĂ©nĂ©breuse histoire. AprĂšs trois attaques successives et hardies sur la maison rue Tait-bout, Contenson trouva le mutisme le plus obstinĂ©. Tant qu'Esther y demeura, le portier sembla dominĂ© par une profonde terreur. Peut-ĂÂȘtre Asie avait-elle promis des boulettes empoisonnĂ©es Ă toute la famille en cas d'indiscrĂ©tion. Le lendemain du jour oĂÂč Esther quitta son appartement, Contenson trouva ce portier un peu plus raisonnable, il regrettait beaucoup cette petite dame qui, disait-il, le nourrissait des restes de sa table. Contenson, dĂ©guisĂ© en courtier de commerce, marchandait l'appartement, et il Ă©coutait les dolĂ©ances du portier en se moquant de lui, mettant en doute tout ce qu'il disait par des - Est-ce possible?... - Oui, monsieur, cette petite dame a demeurĂ© cinq ans ici sans en ĂÂȘtre jamais sortie, Ă preuve que son amant, jaloux quoiqu'elle fĂ»t sans reproche, prenait les plus grandes prĂ©cautions pour venir, pour entrer, pour sortir. C'Ă©tait d'ailleurs un trĂšs beau jeune homme. Lucien se trouvait encore Ă Marsac, chez sa soeur, madame SĂ©chard; mais, dĂšs qu'il fut revenu, Contenson envoya le portier quai Malaquais, demander Ă monsieur de RubemprĂ© s'il consentait Ă vendre les meubles de l'appartement quittĂ© par madame Van Bogseck. Le portier reconnut alors dans Lucien l'amant mystĂ©rieux de la jeune veuve, et Contenson n'en voulut pas savoir davantage. On doit juger de l'Ă©tonnement profond, quoique contenu, dont furent saisis Lucien et Carlos, qui parurent croire le portier fou; ils essayĂšrent de le lui persuader. En vingt-quatre heures, une contre-police fut organisĂ©e par Carlos, qui fit surprendre Contenson en flagrant dĂ©lit d'espionnage. Contenson, dĂ©guisĂ© en porteur de la Halle, avait dĂ©jĂ deux fois apportĂ© les provisions achetĂ©es le matin par Asie, et deux fois il Ă©tait entrĂ© dans le petit hĂÂŽtel de la rue Saint-Georges. Corentin, de son cĂÂŽtĂ©, se remuait; mais la rĂ©alitĂ© du personnage de Carlos Herrera l'arrĂ©ta net, car il sut promptement que cet abbĂ©, l'envoyĂ© secret de Ferdinand VII, Ă©tait venu vers la fin de l'annĂ©e 1823 Ă Paris. NĂ©anmoins, Corentin dut Ă©tudier les raisons qui portaient cet Espagnol Ă protĂ©ger Lucien de RubemprĂ©. Il fut dĂ©montrĂ© bientĂÂŽt Ă Corentin que Lucien avait eu pendant cinq ans Esther pour maĂtresse. Ainsi la substitution de l'Anglaise Ă Esther avait eu lieu dans les intĂ©rĂÂȘts du dandy. Or Lucien n'avait aucun moyen d'existence, on lui refusait mademoiselle de Grandlieu pour femme, et il venait d'acheter un million la terre de RubemprĂ©. Corentin fit mouvoir adroitement le Directeur-gĂ©nĂ©ral de la Police du royaume, Ă qui le PrĂ©fet de police apprit, Ă propos de Peyrade, qu'en cette affaire les plaignants n'Ă©taient rien moins que le comte de SĂ©risy et Lucien de RubemprĂ©. - Nous y sommes! s'Ă©taient Ă©criĂ©s Peyrade et Corentin. Le plan des deux amis fut dessinĂ© dans un moment. - Cette fille, avait dit Corentin, a eu des liaisons, elle a des amies. Parmi ces amies, il est impossible qu'il ne s'en trouve pas une dans le malheur; un de nous doit jouer le rĂÂŽle d'un riche Ă©tranger qui l'entretiendra; nous les ferons camarader. Elles ont toujours besoin les unes des autres pour le tric-trac des amants, et nous serons alors au coeur de la place. Peyrade pensa tout naturellement Ă prendre son rĂÂŽle d'Anglais. La vie de dĂ©bauche Ă mener, pendant le temps nĂ©cessaire Ă la dĂ©couverte du complot dont il avait Ă©tĂ© la victime, lui souriait, tandis que Corentin, vieilli par ses travaux et assez malingre, s'en souciait peu. En mulĂÂątre, Contenson Ă©chappa sur-le-champ Ă la contre-police de Carlos. Trois jours avant la rencontre de Peyrade et de madame du Val-Noble aux Champs-ElysĂ©es, le dernier des agents de messieurs de Sartine et Lenoir, muni d'un passeport parfaitement en rĂšgle, avait dĂ©barquĂ© rue de la Paix, Ă l'hĂÂŽtel Mirabeau, venant des colonies par Le Havre dans une petite calĂšche aussi crottĂ©e que si elle arrivait du Havre, quoiqu'elle n'eĂ»t fait que le chemin de Saint-Denis Ă Paris. Carlos Herrera, de son cĂÂŽtĂ©, fit viser son passeport Ă l'ambassade espagnole, et disposa tout quai Malaquais pour un voyage Ă Madrid. Voici pourquoi. Sous quelques jours Esther allait ĂÂȘtre propriĂ©taire du petit hĂÂŽtel de la rue Saint-Georges, elle devait obtenir une inscription de trente mille francs de rente; Europe et Asie Ă©taient assez rusĂ©es pour la lui faire vendre et en remettre secrĂštement le prix Ă Lucien. Lucien, soi-disant riche par la libĂ©ralitĂ© de sa soeur, achĂšverait ainsi de. payer le prix de la terre de RubemprĂ©. Personne n'avait rien Ă reprendre dans cette conduite. Esther seule pouvait ĂÂȘtre indiscrĂšte; mais elle serait morte plutĂÂŽt que de laisser Ă©chapper un mouvement de sourcils. Clotilde venait d'arborer un petit mouchoir rose Ă son cou de cigogne, la partie Ă©tait donc gagnĂ©e Ă l'hĂÂŽtel de Grandlieu. Les actions des Omnibus donnaient dĂ©jĂ trois capitaux pour un. Carlos, en disparaissant pour quelques jours, dĂ©jouait toute malveillance. La prudence humaine avait tout prĂ©vu, pas une faute n'Ă©tait possible. Le faux Espagnol devait partir le lendemain du jour oĂÂč Peyrade avait rencontrĂ© madame du Val-Noble aux Champs-ElysĂ©es. Or, dans la nuit mĂÂȘme, Ă deux heures du matin, Asie arriva quai Malaquais en fiacre, et trouva le chauffeur de cette machine fumant dans sa chambre, et se livrant au rĂ©sumĂ© qui vient d'ĂÂȘtre traduit en quelques mots, comme un auteur Ă©pluchant une feuille de son livre pour y dĂ©couvrir des fautes Ă corriger. Un pareil homme ne voulait pas commettre deux fois un oubli comme celui du portier de la rue Taitbout. - Paccard, dit Asie Ă l'oreille de son maĂtre, a reconnu ce matin, Ă deux heures et demie, aux Champs-ElysĂ©es, Contenson dĂ©guisĂ© en mulĂÂątre et servant de domestique Ă un Anglais qui, depuis trois jours, se promĂšneaux Champs-ElysĂ©es pour observer Esther. Paccard a reconnu ce mĂÂątin-lĂ , comme moi quand il Ă©tait porteur de la Halle, aux yeux. Paccard a ramenĂ© la petite de maniĂšre Ă ne pas perdre de vue notre drĂÂŽle. Il est Ă l'hĂÂŽtel Mirabeau; mais il a Ă©changĂ© de tels signes d'intelligence avec l'Anglais, qu'il est impos-sible, dit Paccard, que l'Anglais soit un Anglais. - Nous avons un taon sur le dos, dit Carlos. Je ne pars qu'aprĂšs-demain. Ce Contenson est bien celui qui nous a lancĂ© jusqu'ici le portier de la rue Taitbout; il faut savoir si le faux Anglais est notre ennemi. A midi, le mulĂÂątre de monsieur Samuel Johnson servait gravement son maĂtre, qui dĂ©jeunait toujours trop bien, par calcul. Peyrade voulait se faire passer pour un Anglais du genre Buveur; il ne sortait jamais qu'entre deux vins. Il avait des guĂÂȘtres en drap noir qui lui montaient jusqu'aux genoux et rembourrĂ©es de maniĂšre Ă lui grossir les jambes; son pantalon Ă©tait doublĂ© d'une fĂ»taine Ă©norme; il avait un gilet boutonnĂ© jusqu'au menton; sa cravate bleue lui entourait le cou jusqu'Ă fleur des joues; il portait une petite perruque rousse qui lui cachait la moitiĂ© du front; il s'Ă©tait donnĂ© trois pouces de plus environ; en sorte que le plus ancien habituĂ© du cafĂ© David n'aurait pu le reconnaĂtre. A son habit carrĂ©, noir, ample et propre comme un habit anglais, un passant devait le prendre pour un Anglais millionnaire. Contenson avait manifestĂ© l'insolence froide du valet de confiance d'un nabab, il Ă©tait muet, rogue, mĂ©prisant, peu communicatif, et se permettait des gestes Ă©trangers et des cris fĂ©roces. Peyrade achevait sa seconde bouteille quand un garçon de l'hĂÂŽtel introduisit sans cĂ©rĂ©monie dans l'appartement un homme en qui Peyrade, aussi bien que Contenson, reconnut un gendarme en bourgeois. - Monsieur Peyrade, dit le gendarme en s'adressant au nabab et en lui parlant Ă l'oreille, j'ai l'ordre de vous amener Ă la PrĂ©fecture. Peyrade se leva sans faire la moindre observation et chercha son chapeau. - Vous trouverez un fiacre Ă la porte, lui dit le gendarme dans l'escalier. Le PrĂ©fet voulait vous faire arrĂÂȘter, mais il s'est contentĂ© de vous envoyer demander des explications sur votre conduite par l'officier de paix que vous trouverez dans la voiture. - Dois-je rester avec vous? demanda le gendarme Ă l'officier de paix quand Peyrade fut montĂ©. - Non, rĂ©pondit l'officier de paix. Dites tout bas au cocher d'aller Ă la PrĂ©fecture. Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le mĂÂȘme fiacre. Carlos tenait Ă portĂ©e un stylet. Le fiacre Ă©tait menĂ© par un cocher de confiance, capable d'en laisser sortir Carlos sans s'en apercevoir et de s'Ă©tonner, en arrivant sur place, de trouver un cadavre dans sa voiture. On ne rĂ©clame jamais un espion. La justice laisse presque toujours ces meurtres impunis, tant il est difficile d'y voir clair. Un duel dans un fiacre Peyrade jeta son coup d'oeil d'espion sur le magistrat que lui dĂ©tachait le PrĂ©fet de police, Carlos lui prĂ©senta des lignes satisfaisantes un crĂÂąne pelĂ©, sillonnĂ© de rides Ă l'arriĂšre; des cheveux poudrĂ©s; puis, sur des yeux tendres bordĂ©s de rouge et qui voulaient des soins, une paire de lunettes d'or trĂšs lĂ©gĂšres, trĂšs bureaucratiques, Ă verres verts et doubles. Ces yeux offraient des certificats de maladies ignobles. Une chemise en percale Ă jabot plissĂ© dormant, un gilet de satin noir usĂ©, un pantalon d'homme de justice, des bas de filoselle noire et des souliers nouĂ©s par des rubans, une longue redingote noire, des gants Ă quarante sous, noirs et portĂ©s depuis dix jours, une chaĂne de montre en or. C'Ă©tait, ni plus, ni moins, le magistrat infĂ©rieur appelĂ© trĂšs antinomiquement officier de paix. - Mon cher monsieur Peyrade, je regrette qu'un homme comme vous soit l'objet d'une surveillance, et que vous preniez Ă tĂÂąche de la justifier. Votre dĂ©guisement n'est pas du goĂ»t de monsieur le PrĂ©fet. Si vous croyez ainsi Ă©chapper Ă notre vigilance, vous ĂÂȘtes dans l'erreur. Vous avez sans doute pris la route d'Angleterre Ă Beaumont-sur-Oise?... - A Beaumont-sur-Oise, rĂ©pondit Peyrade. - Ou Ă Saint-Denis? reprit le faux magistrat. Peyrade se troubla. Cette nouvelle demande exigeait une rĂ©ponse. Or toute rĂ©ponse Ă©tait dangereuse. Une affirmation devenait une moquerie; une nĂ©gation, si l'homme savait la vĂ©ritĂ©, perdait Peyrade. - Il est fin, pensa-t-il. Il essaya de regarder l'officier de paix en souriant, et lui donna son sourire pour une rĂ©ponse. Le sourire fut acceptĂ© sans protĂÂȘt. - Dans quel but vous ĂÂȘtes-vous dĂ©guisĂ©, avez-vous pris un appartement Ă l'hĂÂŽtel Mirabeau, et mis Contenson en mulĂÂątre? demanda l'officier de paix. - Monsieur le PrĂ©fet fera de moi ce qu'il voudra, je ne dois de compte de mes actions qu'Ă mes chefs, dit Peyrade avec dignitĂ©. - Si vous voulez me donner Ă entendre que vous agissez pour le compte de la Police GĂ©nĂ©rale du Royaume, dit sĂšchement le faux agent, nous allons changer de direction, et aller rue de Grenelle au lieu d'aller rue de JĂ©rusalem. J'ai les ordres les plus positifs Ă votre Ă©gard. Mais prenez bien garde? on ne vous en veut pas Ă©normĂ©ment, et, en un moment, vous brouilleriez vos cartes. Quant Ă moi, je ne vous veux pas de mal... Mais, marchons!... Dites-moi la vĂ©ritĂ©... - La vĂ©ritĂ©? la voici, dit Peyrade en jetant un regard fin sur les yeux rouges de son cerbĂšre. La figure du prĂ©tendu magistrat resta muette, impassible, il faisait son mĂ©tier, toute vĂ©ritĂ© lui paraissait indiffĂ©rente, il avait l'air de taxer le PrĂ©fet de quelque caprice. Les PrĂ©fets ont des lubies. - Je suis devenu amoureux comme un fou d'une femme, la maĂtresse de cet Agent de change qui voyage pour son plaisir et pour le dĂ©plaisir de ses crĂ©anciers, Falleix. - Madame du Val-Noble, dit l'officier de paix. - Oui, reprit Peyrade. Pour pouvoir l'entretenir pendant un mois, ce qui ne me coĂ»tera guĂšre plus de mille Ă©cus, je me suis mis en nabab et j'ai pris Contenson pour domestique. Cela, monsieur, est si vrai que, si vous voulez me laisser dans le fiacre, oĂÂč je vous attendrai, foi d'ancien Commissaire-gĂ©nĂ©ral de police, montez Ă l'hĂÂŽtel, vous y questionnerez Contenson. Non seulement Contenson vous confirmera ce que j'ai l'honneur de vous dire, mais vous verrez venir la femme de chambre de madame du Val-Noble, qui doit nous apporter ce matin le consentement Ă mes propositions, ou les conditions de sa maĂtresse. Un vieux singe se connaĂt en grimaces j'ai offert mille francs par mois, une voiture; cela fait quinze cents; cinq cents francs de cadeaux, puis autant en quelques parties, des dĂners, des spectacles; vous voyez que je ne me trompe pas d'un centime en vous disant mille Ă©cus. Un homme de mon ĂÂąge peut bien mettre mille Ă©cus Ă sa derniĂšre fantaisie. - Ah! papa Peyrade, vous aimez encore assez les femmes pour?... Mais vous m'attrapez; moi, j'ai soixante ans, et je m'en prive trĂšs bien.. Si cependant les choses sont comme vous les dites, je conçois que, pour vous passer cette fantaisie, il vous a fallu vous donner la tournure d'un Ă©tranger. - Vous comprenez que Peyrade ou le pĂšre CanquoĂlle de la rue des Moineaux... - Oui, ni l'un ni l'autre n'eĂ»t convenu Ă madame du Val-Noble, reprit Carlos enchantĂ© d'apprendre l'adresse du pĂšre CanquoĂlle. Avant la RĂ©volution j'ai eu pour maĂtresse une femme, dit-il, qui avait Ă©tĂ© entretenue par l'exĂ©cuteur des hautes-oeuvres qu'on appelait alors le Bourreau. Un jour, au spectacle, elle se pique avec une Ă©pingle, et, comme cela se disait alors, elle s'Ă©cria "Ah! bourreau! - Est-ce une rĂ©miniscence?" lui dit son voisin. Eh bien! mon cher Peyrade, elle a quittĂ© son homme Ă cause de ce mot. Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer Ă une semblable avanie... Madame du Val-Noble est femme Ă gens comme il faut, je l'ai vue un jour Ă l'OpĂ©ra, je l'ai trouvĂ©e bien belle... Faites revenir le cocher rue de la Paix, mon cher Peyrade, je vais monter avec vous dans votre appartement et voir les choses par moi-mĂÂȘme. Un rapport verbal suffira sans doute Ă monsieur le PrĂ©fet. Carlos sortit de sa poche de cĂÂŽtĂ© une tabatiĂšre en carton noir doublĂ©e de vermeil, il l'ouvrit, et offrit du tabac Ă Peyrade par un geste d'une bonhomie adorable. Peyrade se dit en lui-mĂÂȘme "Et voilĂ leurs agents!... mon Dieu! si monsieur Lenoir ou monsieur de Sartine revenaient au monde, que diraient-ils?" - C'est lĂ sans doute une partie de la vĂ©ritĂ©, mais ce n'est pas tout, mon cher ami, dit le faux officier de paix en achevant de humer sa prise par le nez. Vous vous ĂÂȘtes mĂÂȘlĂ© des affaires de coeur du baron de Nucingen, et vous voulez sans doute l'entortiller dans quelque noeud coulant; vous l'avez manquĂ© au pistolet, vous voulez le viser avec du gros canon. Madame du Val-Noble est une amie de madame de Champy... - Ah! diable! ne nous enferrons pas! se dit Peyrade. Il est plus fort que je ne le croyais. Il me joue. il parle de me faire relĂÂącher, et il continue de me faire causer. - Eh! bien, dit Carlos d'un air d'autoritĂ© magistrale. - Monsieur, il est vrai que j'ai eu le tort de chercher pour le compte de monsieur de Nucingen une femme de laquelle il Ă©tait amoureux Ă en perdre la tĂÂȘte. C'est la cause de la disgrĂÂące dans laquelle je suis; car il paraĂt que j'ai touchĂ©, sans le savoir, Ă des intĂ©rĂÂȘts trĂšs graves. Le magistrat subalterne fut impassible. Mais je connais assez la Police aprĂšs cinquante-deux ans d'exercice, reprit Peyrade, pour m'ĂÂȘtre abstenu depuis la mercuriale que m'a donnĂ©e monsieur le PrĂ©fet, qui certainement avait raison... - Vous renonceriez alors Ă votre caprice si monsieur le PrĂ©fet vous le demandait? Ce serait, je crois, la meilleure preuve Ă donner de la sincĂ©ritĂ© de ce que vous me dites. - Comme il va! comme il va! se disait Peyrade. Ah! sacrebleu! les agents d'aujourd'hui valent ceux de monsieur Lenoir. - Y renoncer? dit Peyrade... J'attendrai les ordres de monsieur le PrĂ©fet... Mais si vous voulez monter, nous voici Ă l'hĂÂŽtel. - OĂÂč trouvez-vous donc des fonds? lui demanda Carlos d'un air sagace et Ă brĂ»le-pourpoint. - Monsieur, j'ai un ami.. dit Peyrade... - Allez donc dire cela, reprit Carlos, Ă un juge d'instruction? Cette audacieuse scĂšne Ă©tait chez Carlos le rĂ©sultat d'une de ces combinaisons dont la simplicitĂ© ne pouvait sortir que de la tĂÂȘte d'un homme de sa trempe. Il avait envoyĂ© Lucien, de trĂšs bonne heure, chez la comtesse de SĂ©risy. Lucien pria le secrĂ©taire particulier du comte d'aller, de la part du comte, demander au PrĂ©fet des renseignements sur l'agent employĂ© par le baron de Nucingen. Le secrĂ©taire Ă©tait revenu muni d'une note sur Peyrade, la copie du sommaire Ă©crit sur le dossier Dans la police depuis 1778, et venu d'Avignon Ă Paris, deux ans auparavant. Sans fortune et sans moralitĂ©, dĂ©positaire de secrets d'Etat. DomiciliĂ© rue des Moineaux, sous le nom de CanquoĂlle, nom du petit bien sur lequel vit sa famille, dans le dĂ©partement de Vaucluse, famille honorable d'ailleurs. A Ă©tĂ© demandĂ© rĂ©cemment par un de ses petits-neveux, nommĂ© ThĂ©odose de la Peyrade. Voir le rapport d'un agent, nð 37 des piĂšces - C'est lui qui doit ĂÂȘtre l'Anglais Ă qui Contenson sert de mulĂÂątre, s'Ă©tait Ă©criĂ© Carlos quand Lucien lui rapporta les renseignements donnĂ©s de vive voix, outre la note. En trois heures de temps, cet homme, d'une activitĂ© de gĂ©nĂ©ral en chef, avait trouvĂ© par Paccard un innocent complice capable de jouer le rĂÂŽle d'un gendarme en bourgeois, et s'Ă©tait dĂ©guisĂ© en officier de paix. Il avait hĂ©sitĂ© trois fois Ă tuer Peyrade dans le fiacre; mais il s'Ă©tait interdit de jamais commettre un assassinat par lui-mĂÂȘme, il se promit de se dĂ©faire Ă temps de Peyrade en le faisant signaler comme un millionnaire Ă quelques forçats libĂ©rĂ©s. Peyrade et son Mentor entendirent la voix de Contenson qui causait avec la femme de chambre de madame du Val-Noble. Peyrade fit alors signe Ă Carlos de rester dans la premiĂšre piĂšce, en ayant l'air de lui dire ainsi "Vous allez juger de ma sincĂ©ritĂ©". - Madame consent Ă tout, disait AdĂšle. Madame est en ce moment chez une de ses amies, madame de Champy, qui a pour un an encore un appartement tout meublĂ© rue Taitbout, et qui le lui donnera sans doute. Madame sera mieux lĂ pour recevoir monsieur Johnson, car les meubles sont encore trĂšs bien, et Monsieur pourra les acheter Ă madame en s'entendant avec madame de Champy. - Bon, mon enfant. Si ce n'est pas une carotte, c'en est le feuillage, dit le mulĂÂątre Ă la fille stupĂ©faite; mais nous partagerons... - Eh! bien, en voilĂ un homme de couleur! s'Ă©cria mademoiselle AdĂšle. Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles Ă madame. Le bail finit en avril 1830, votre nabab pourra le renouveler, s'il se trouve bien. - Moa trĂ©e contente! rĂ©pondit Peyrade qui fit son entrĂ©e en frappant sur l'Ă©paule de la femme de chambre. Et il fit un geste d'intelligence Ă Carlos qui rĂ©pondit par un geste d'assentiment en comprenant que le nabab devait rester dans son rĂÂŽle. Mais la scĂšne changea subitement par l'entrĂ©e d'un personnage sur qui Carlos ni le PrĂ©fet de police ne pouvaient rien. Corentin se montra soudain. Il avait trouvĂ© la porte ouverte, il venait voir en passant comment son vieux Peyrade jouait son rĂÂŽle de nabab. Corentin gagne la seconde manche - Le PrĂ©fet m'otolondre toujours! dit Peyrade Ă l'oreille de Corentin, il m'a dĂ©couvert en nabab - Nous ferons tomber le PrĂ©fet, rĂ©pondit Corentin Ă l'oreille de son ami. Puis, aprĂšs avoir saluĂ© froidement, il se mit Ă examiner sournoisement le magistrat. - Restez ici jusqu'Ă mon retour; je vais Ă la PrĂ©fecture, dit Carlos. Si vous ne me voyez pas, vous pourrez vous passer votre fantaisie. AprĂšs avoir dit ces mots Ă l'oreille de Peyrade afin de ne pas en dĂ©molir le personnage aux yeux de la femme de chambre, Carlos sortit, ne se souciant pas de rester sous le regard du nouveau venu, dans lequel il reconnut une de ces natures blondes, Ă oeil bleu, terribles Ă froid. - C'est l'officier de paix que m'a envoyĂ© le PrĂ©fet, dit Peyrade Ă Corentin. - ĂâĄa! rĂ©pondit Corentin, tu t'es laissĂ© mettre dedans. Cet homme a trois jeux de cartes dans ses souliers, cela se voit Ă la position du pied dans le soulier; et d'ailleurs un officier de paix n'a pas besoin de se dĂ©guiser! Corentin descendit avec rapiditĂ© pour Ă©claircir ses soupçons; Carlos montait en fiacre. - Eh! monsieur l'abbĂ©?... cria Corentin. Carlos tourna la tĂÂȘte, vit Corentin et monta dans son fiacre. NĂ©anmoins Corentin eut le temps de dire par la portiĂšre "VoilĂ tout ce que je voulais savoir" - Quai Malaquaisi cria Corentin au cocher en mettant d'infernales railleries dans son accent et dans son regard. - Allons, se dit Jacques Collin, je suis cuit, ils y sont, il faut les gagner de vitesse, et surtout savoir ce qu'ils nous veulent. Corentin avait vu cinq ou six fois l'abbĂ© Carlos Herrera, et le regard de cet homme ne pouvait pas s'oublier. Corentin avait reconnu d'abord la carrure des Ă©paules, puis les boursouflures du visage, et la tricherie des trois pouces obtenus par un talon intĂ©rieur. - Ah! mon vieux, l'on t'a fait poser! dit Corentin en voyant qu'il n'y avait plus dans la chambre Ă coucher que Peyrade et Contenson. - Qui? s'Ă©cria Peyrade dont l'accent eut une vibration mĂ©tallique, j'emploie mes derniers jours Ă le mettre sur un gril et Ă l'y retourner. - C'est l'abbĂ© Carlos Herrera, probablement le Corentin de l'Espagne. Tout s'explique. L'Espagnol est un vicieux de haut bord qui a voulu faire la fortune de ce petit jeune homme en battant monnaie avec le traversin d'une jolie fille... C'est Ă toi de savoir si tu veux jouter avec un diplomate qui me paraĂt diablement rouĂ©. - Oh! cria Contenson, il a reçu les trois cent mille francs le jour de l'arrestation d'Esther, il Ă©tait dans le fiacre! je me souviens de ces yeux-lĂ , de ce front, de ces marques de petite vĂ©role. - Ah! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie! s'Ă©cria Peyrade. - Tu peux rester en nabab, dit Corentin. Pour avoir un oeil chez Esther, il faut la lier avec la Val-Noble, elle Ă©tait la vraie maĂtresse de Lucien de RubemprĂ©. - On a dĂ©jĂ chippĂ© plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson. - Il leur en faut encore autant, reprit Corentin, la terre de RubemprĂ© coĂ»te un million. Papa, dit-il en frappant sur l'Ă©paule de Peyrade, tu pourras avoir plus de cent mille francs pour marier Lydie. - Ne me dis pas cela, Corentin. Si ton plan manquait, je ne sais pas de quoi je serais capable... - Tu les auras peut-ĂÂȘtre demain! L'abbĂ©, mon cher, est bien fin, nous devons baiser son ergot, c'est un diable supĂ©rieur; mais je le tiens, il est homme d'esprit, il capitulera. TĂÂąche d'ĂÂȘtre aussi bĂÂȘte qu'un nabab, et ne crains plus rien. Le soir de cette journĂ©e oĂÂč les vĂ©ritables adversaires s'Ă©taient rencontrĂ©s face Ă face et sur un terrain aplani, Lucien alla passer la soirĂ©e Ă l'hĂÂŽtel de Grandlieu. La compagnie y Ă©tait nombreuse. A la face de tout son salon, la duchesse garda pendant quelque temps Lucien auprĂšs d'elle, en se montrant excellente pour lui. - Vous ĂÂȘtes allĂ© faire un petit voyage? lui dit-elle. - Oui, madame la duchesse. Ma soeur, dans le dĂ©sir de faciliter mon mariage, a fait de grands sacrifices, et j'ai pu acquĂ©rir la terre de RubemprĂ©, la recomposer en entier. Mais j'ai trouvĂ© dans mon avouĂ© de Paris un homme habile, il a su m'Ă©viter les prĂ©tentions que les dĂ©tenteurs des biens auraient Ă©levĂ©es en sachant le nom de l'acquĂ©reur. - Y a-t-il un chĂÂąteau? dit Clotilde en souriant trop. - Il y a quelque chose qui ressemble Ă un chĂÂąteau; mais le plus sage sera de s'en servir comme de matĂ©riaux pour bĂÂątir une maison moderne. Les yeux de Clotilde jetaient des flammes de bonheur Ă travers ses sourires de contentement. - Vous ferez ce soir un rubber avec mon pĂšre, lui dit-elle tout bas. Dans quinze jours, j'espĂšre que vous serez invitĂ© Ă dĂner. - Eh! bien, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu, vous avez achetĂ©, dit-on, la terre de RubemprĂ©; je vous en fais mon compliment. C'est une rĂ©ponse Ă ceux qui vous donnaient des dettes. Nous autres, nous pouvons, comme la France ou l'Angleterre, avoir une Dette Publique; mais, voyez-vous, les gens sans fortune, les commençants ne peuvent pas se donner ce ton-lĂ ... - Eh! monsieur le duc, je dois encore cinq cent mille francs sur ma terre. - Eh! bien, il faut Ă©pouser une fille qui vous les apporte; mais vous trouverez difficilement, pour vous, un parti de cette fortune dans notre faubourg, oĂÂč l'on donne peu de dot aux filles. - Mais elles ont assez de leur nom, rĂ©pondit Lucien. - Nous ne sommes que trois joueurs de wisk, Maufrigneuse, d'Espard et moi, dit le duc; voulez-vous ĂÂȘtre Il notre quatriĂšme? dit-il Ă Lucien en lui montrant la table Ă jouer. Clotilde vint Ă la table de jeu pour voir jouer son pĂšre. - Elle veut que je prenne ça pour moi, dit le duc en tapotant les mains de sa fille et regardant de cĂÂŽtĂ© Lucien qui resta sĂ©rieux. Lucien, le partenaire de monsieur d'Espard, perdit vingt louis. - Ma chĂšre mĂšre, vint dire Clotilde Ă la duchesse, il a eu l'esprit de perdre. A onze heures, aprĂšs quelques paroles d'amour Ă©changĂ©es avec mademoiselle de Grandlieu, Lucien revint, se mit au lit en pensant au triomphe complet qu'il devait obtenir dans un mois, car il ne doutait pas d'ĂÂȘtre acceptĂ© comme prĂ©tendu de Clotilde, et mariĂ© avant le carĂÂȘme de 1830. Le lendemain, Ă l'heure oĂÂč Lucien fumait quelques cigarettes aprĂšs dĂ©jeuner, en compagnie de Carlos devenu trĂšs soucieux, on leur annonça monsieur de Saint-EstĂšve quelle Ă©pigramme! qui dĂ©sirait parler, soit Ă l'abbĂ© Carlos Herrera, soit Ă monsieur Lucien de RubemprĂ©. - A-t-on dit, en bas, que je suis parti? s'Ă©cria l'abbĂ©. - Oui, monsieur, rĂ©pondit le groom. - Eh! bien, reçois cet homme, dit-il Ă Lucien; mais ne dis pas un seul mot compromettant, ne laisse pas Ă©chapper un geste d'Ă©tonnement, c'est l'ennemi. - Tu m'entendras, dit Lucien. Carlos se cacha dans une piĂšce contiguĂ, et par la fente de la porte il vit entrer Corentin, qu'il ne reconnut qu'Ă la voix, tant ce grand homme inconnu possĂ©dait le don de transformation! En ce moment, Corentin ressemblait Ă un vieux Chef de Division aux Finances. - Je n'ai pas l'honneur d'ĂÂȘtre connu de vous, monsieur, dit Corentin; mais... - Excusez-moi de vous interrompre, monsieur, dit Lucien; mais... - Mais, il s'agit de votre mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu, qui ne se fera pas, dit alors vivement Corentin. Lucien s'assit et ne rĂ©pondit rien. - Vous ĂÂȘtes entre les mains d'un homme qui a le pouvoir, la volontĂ©, la facilitĂ© de prouver au duc de Grandlieu que la terre de RubemprĂ© sera payĂ©e avec le prix qu'un sot vous a donnĂ© de votre rnaĂĆœttesse, mademoiselle Esther, dit Corentin en continuant, On trouvera facilement les minutes des jugements en vertu desquels mademoiselle Esther a Ă©tĂ© poursuivie, et l'on a les moyens de faire parler d'Estourny. Les manoeuvres extrĂÂȘmement habiles employĂ©es contre le baron de Nucingen seront mises Ă jour... En ce moment tout peut s'arranger, Donnez une somme de cent mille francs et vous aurez la paix.. Ceci ne me regarde en rien. Je suis le chargĂ© d'affaires de ceux qui se livrent Ă ce chantage, voila tout. Corentin aurait pu parler une heure, Lucien fumait sa cigarette d'un air parfaitement insouciant. - Monsieur, rĂ©pondit-il, je ne veux pas savoir qui vous ĂÂȘtes, car les gens qui se chargent de commissions semblables ne se nomment d'aucune maniĂšre, pour moi, du moins. Je vous ai laissĂ© parler tranquillement je suis chez moi. Vous ne me paraissez pas dĂ©nuĂ© de sens, Ă©coutez bien mon dilemme. Une pause se fit, pendant laquelle Lucien opposa aux yeux de chat que Corentin dirigeait sur lui un regard couvert de glace. - Ou vous vous appuyez sur des faits entiĂšrement faux, et je ne dois en prendre aucun souci, reprit Lucien; ou vous avez raison, et alors, en vous donnant cent mille francs, je vous laisse le droit de me demander autant de cent mille francs que votre mandataire pourra trouver de Saint-EstĂšves Ă m'envoyer... Enfin, pour terminer d'un coup votre estimable nĂ©gociation, sachez que moi, Lucien de RubemprĂ©, je ne crains personne. Je ne suis pour rien dans les tripotages dont vous me parlez. Si la maison de Grandlieu fait la difficile, il y a d'autres jeunes personnes trĂšs nobles Ă Ă©pouser. Enfin il n'y a pas d'affront pour moi Ă rester garçon, surtout en faisant, comme vous le croyez, la traite des blanches avec de pareils bĂ©nĂ©fices. - Si monsieur l'abbĂ© Carlos Herrera... - Monsieur, dit Lucien en interrompant Corentin, Carlos Herrera se trouve en ce moment sur la route d'Espagne; il n'a rien Ă faire Ă mon mariage, ni rien Ă voir dans mes intĂ©rĂÂȘts. Cet homme d'Etat a bien voulu m'aider pendant longtemps de ses conseils, mais il a des comptes Ă rendre Ă Sa MajestĂ© le roi d'Espagne; si vous avez Ă causer avec lui, je vous engage Ă prendre le chemin de Madrid. - Monsieur, dit nettement Corentin, vous ne serez jamais le mari de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. - Tant pis pour elle, rĂ©pondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impaticnce. - Avez-vous bien rĂ©flĂ©chi? dit froidement Corentin. - Monsieur, je ne vous reconnais ni le droit de vous mĂÂȘler de mes affaires ni celui de me faire perdre une cigarette, dit Lucien en jetant sa cigarette Ă©teinte. - Adieu, monsieur, dit Corentin. Nous ne nous reverrons plus... mais il y aura certes un moment de votre vie oĂÂč vous donnerez la moitiĂ© de votre fortune pour avoir eu l'idĂ©e de me rappeler sur l'escalier. En rĂ©ponse Ă cette menace, Carlos fit le geste de couper une tĂÂȘte. Une musique que les vieillards entendent quelquefois aux Italiens - A l'ouvrage, maintenant! s'Ă©cria-t-il en regardant Lucien devenu blĂÂȘme aprĂšs cette terrible confĂ©rence. Si, dans le nombre, assez restreint, des lecteurs qui s'occupent de la partie morale et philosophique d'un livre il s'en trouvait un seul capable de croire Ă la satisfaction du baron de Nucingen, celui-lĂ prouverait combien il est difficile de soumettre le coeur d'une fille Ă des maximes physiologiques quelconques. Esther avait rĂ©solu de faire payer cher au pauvre millionnaire ce que le millionnaire appelait son chour te driomphe. Aussi, dans les premiers jours de fĂ©vrier 1830, la crĂ©maillĂšre n'avait-elle pas encore Ă©tĂ© pendue dans le bedid balai. - Mais, dit Esther confidentiellement Ă ses amies qui le redirent au baron, au Carnaval, j'ouvre mon Ă©tablissement, et je veux rendre mon homme heureux comme un coq en plĂÂątre. Ce mot devint proverbial dans le monde-Fille. Le baron se livrait donc Ă beaucoup de lamentations. Comme les gens mariĂ©s, il devenait assez ridicule, il commençait Ă se plaindre devant ses intimes, et son mĂ©contentement transpirait. Cependant Esther continuait consciencieusement son rĂÂŽle de Pompadour du prince de la SpĂ©culation. Elle avait dĂ©jĂ donnĂ© deux ou trois petites soirĂ©es uniquement pour introduire Lucien au logis. Lousteau, Rastignac, du Tillet, Bixiou, Nathan, le comte de Brambourg, la fleur des rouĂ©s c, devinrent les habituĂ©s de la maison. Enfin Esther accepta, pour actrices dans la piĂšce qu'elle jouait, Tullia, Florentine, Fanny-BeauprĂ©, Florine, deux actrices et deux danseuses, puis madame du Val-Noble. Rien n'est plus triste qu'une maison de Courtisane sans le sel de la rivalitĂ©, le jeu des toilettes et la diversitĂ© des physionomies. En six semaines, Esther devint la femme la plus spirituelle, la plus amusante, la plus belle et la plus Ă©lĂ©gante des Pariahs femelles qui composent la classe des femmes entretenues. PlacĂ©e sur son vrai piĂ©destal, elle savourait toutes les jouissances de vanitĂ© qui sĂ©duisent les femmes ordinaires' mais en femme qu'une pensĂ©e secrĂšte mettait au-dessus dl sa caste. Elle gardait en son coeur une image d'elle-mĂÂȘme qui tout Ă la fois la faisait rougir et dont elle se glorifiait, l'heure de son abdication Ă©tait toujours prĂ©sente Ă sa conscience; aussi vivait-elle comme double, en prenant son personnage en pitiĂ©. Ses sarcasmes se ressentaient de la disposition intĂ©rieure, oĂÂč la maintenait le profond mĂ©pris que l'ange d'amour, contenu dans la courtisane, portait Ă ce rĂÂŽle infĂÂąme et odieux jouĂ© par le corps en prĂ©sence de l'ĂÂąme. A la fois le spectateur et l'acteur, le juge et le patient, elle rĂ©alisait l'admirable fiction des Contes Arabes, oĂÂč se trouve presque toujours un ĂÂȘtre sublime cachĂ© sous une enveloppe dĂ©gradĂ©e, et dont le type est, sous le nom de Nabuchodonosor, dans le livre des livres, la Bible. AprĂšs s'ĂÂȘtre accordĂ© la vie jusqu'au lendemain de l'infidĂ©litĂ©, la victime pouvait bien s'amuser un peu du bourreau. D'ailleurs, les lumiĂšres acquises par Esther sur les moyens secrĂštement honteux. auxquels le baron devait sa fortune colossale lui ĂÂŽtĂšrent tout scrupule, elle se plut Ă jouer le rĂÂŽle de la dĂ©esse AtĂ©, la Vengeance, selon le mot de Carlos. Aussi se faisait-elle tour Ă tour charmante et dĂ©testable pour ce millionnaire qui ne vivait que par elle. Quand le baron en arrivait Ă un degrĂ© de souffrance auquel il dĂ©sirait quitter Esther, elle le ramenait Ă elle par une scĂšne de tendresse. Herrera, trĂšs ostensiblement parti pour l'Espagne, Ă©tait allĂ© jusqu'Ă Tours. Il avait fait continuer le chemin Ă sa voiture jusqu'Ă Bordeaux, en y laissant un domestique de place chargĂ© de jouer le rĂÂŽle du maĂtre, et de l'attendre dans un hĂÂŽtel de Bordeaux. Puis, revenu par la diligence sous le costume d'un commis voyageur, il s'Ă©tait secrĂštement installĂ© chez Esther, d'oĂÂč, par Asie, par Europe et par Paccard, il dirigeait avec soin ses machinations, en surveillant tout, particuliĂšrement Peyrade. Une quinzaine environ avant le jour choisi pour donner sa fĂÂȘte, et qui devait ĂÂȘtre le lendemain du premier bal de l'OpĂ©ra, la courtisane, que ses bons mots commençaient Ă rendre redoutable, se trouvait aux Italiens, dans le fond de la loge que le baron, forcĂ© de lui donner une loge, lui avait obtenue au rez-de-chaussĂ©e, afin d'y cacher sa maĂtresse et ne pas se montrer en public avec elle, Ă quelques pas de madame de Nucingen. Esther avait choisi sa loge de maniĂšre Ă pouvoir contempler celle de madame de SĂ©risy, que Lucien accompagnait presque toujours. La pauvre courtisane mettait son bonheur Ă regarder Lucien les mardis, les jeudis et les samedis, auprĂšs de madame de SĂ©risy. Esther vit alors, vers les neuf heures et demie, Lucien entrant dans la loge de la comtesse le front soucieux, pĂÂąle, et la figure presque dĂ©composĂ©e. Ces signes de dĂ©solation intĂ©rieure n'Ă©taient visibles que pour Esther. La connaissance du visage d'un homme est, chez la femme qui l'aime, comme celle de la pleine mer pour un marin. - Mon Dieu! que peut-il avoir?... qu'est-il arrivĂ©? Aurait-il besoin de parler Ă cet ange infernal, qui est un ange gardien pour lui, et qui vit cachĂ© dans une mansarde entre celle d'Europe et celle d'Asie; ~ OccupĂ©e de pensĂ©es si cruelles, Esther entendait Ă peine la musique. Aussi peut-on facilement croire qu'elle n'Ă©coutait pas du tout le baron, qui tenait entre ses deux mains une main de son anche, en lui parlant dans son patois de juif polonais, dont les singuliĂšres dĂ©sinences ne doivent pas donner moins de mal Ă ceux qui les lisent qu'Ă ceux qui les entendent. - Esder, dit-il en lui lĂÂąchant la main, et la repoussant avec un lĂ©ger mouvement d'humeur, fus ne m'Ă©goudez bas - Baron, tenez, vous baragouinez l'amour comme vous baragouinez le français. - Terteifle! - Je ne suis pas ici dans mon boudoir, je suis aux Italiens. Si vous n'Ă©tiez pas une de ces caisses fabriquĂ©es par Huret ou par Fichet, qui s'est mĂ©tamorphosĂ©e en homme par un tour de force de la Nature, vous ne feriez pas tant de tapage dans la loge d'une femme qui aime la musique. Je crois bien que je ne vous Ă©coute pas! Vous ĂÂȘtes lĂ , tracassant dans ma robe comme un hanneton dans du papier, et vous me faites rire de pitiĂ©. Vous me dites"Fus ĂÂȘdes cholie, fis ĂÂȘdes Ă groguer..." Vieux fat! si je vous rĂ©pondais "Vous me dĂ©plaisez moins ce soir qu'hier, rentrons chez nous." Eh! bien, Ă la maniĂšre dont je vous vois soupirer car si je ne vous Ă©coute pas, je vous sens, je vois que vous avez Ă©normĂ©ment dĂnĂ©, votre digestion commence. Apprenez de moi je vous coĂ»te assez cher pour que je vous donne de temps en temps un conseil pour votre argent! apprenez, mon cher, que quand on a des digestions embarrassĂ©es comme le sont les vĂÂŽtres, il ne vous est pas permis de dire indiffĂ©remment, et Ă des heures indues, Ă votre maĂtresse "Fus ĂÂȘdes cholie..." Un vieux soldat est mort de cette fatuitĂ©-lĂ dans les bras de la Religion, a dit Blondet... Il est dix heures, vous avez fini de dĂner Ă neuf heures chez du Tillet avec votre pigeon, le comte de Brambourg, vous avez des millions et des truffes Ă digĂ©rer, repassez demain Ă dix heures. - Gomme fus Ă©des grielle!... s'Ă©cria le baron qui reconnut la profonde justesse de cet argument mĂ©dical. - Cruelle?... fit Esther en regardant toujours Lucien. N'avez-vous pas consultĂ© Bianchon, Desplein, le vieil Haudry... Depuis que vous entrevoyez l'aurore de votre bonheur, savez-vous de quoi vous me faites l'effet?... - Te guoi? - D'un petit bonhomme enveloppĂ© de flanelle, qui, d'heure en heure, se promĂšne de son fauteuil Ă sa croisĂ©e pour savoir si le thermomĂštre est Ă l'article vers Ă soie, la tempĂ©rature que son mĂ©decin lui ordonne... - Dennez, fus Ăšdes eine incrade! s'Ă©cria le baron au dĂ©sespoir d'entendre une musique que les vieillards amoureux entendent cependant assez souvent aux Italiens. - Ingrate! dit Esther. Et que m'avez-vous donnĂ© jusqu'Ă prĂ©sent?... beaucoup de dĂ©sagrĂ©ment. Voyons, papa! Puis-je ĂÂȘtre fiĂšre de vous? Vous, vous ĂÂȘtes fier de moi, je porte trĂšs bien vos galons et votre livrĂ©e. Vous avez payĂ© mes dettes!... soit. Mais vous avez chippĂ© assez de millions... Ah! Ah! ne faites pas la moue, vous en ĂÂȘtes convenu avec moi... pour n'y pas regarder. Et c'est lĂ votre plus beau titre de gloire... Fille et voleur, rien ne s'accorde mieux. Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaĂt... Allez demander Ă un ara du BrĂ©sil s'il doit de la reconnaissance Ă celui qui l'a mis dans une cage dorĂ©e... - Ne me regardez pas ainsi, vous avez l'air d'un bonze... - Vous montrez votre ara rouge et blanc Ă tout Paris. Vous dites "Y a-t-il quelqu'un Ă Paris qui possĂšde un pareil perroquet?... et comme il jacasse! comme il rencontre bien dans ses mots!..." Du Tillet entre et il lui dit "Bonjour, petit fripon..." Mais vous ĂÂȘtes heureux comme un Hollandais qui possĂšde une tulipe unique, comme un ancien nabab, pensionnĂ© en Asie par l'Angleterre, Ă qui un commis voyageur a vendu la premiĂšre tabatiĂšre suisse qui a jouĂ© trois ouvertures. Vous voulez mon coeur! Eh! bien, tenez, je vais vous donner les moyens de le gagner. - Tiddes, tiddes!...che verai dut bir fus... C'haime Ă Ăšdre plaguĂ© bar fus! - Soyez, jeune, soyez beau, soyez comme Lucien de RubemprĂ©, que voilĂ chez votre femme, et vous obtiendrez gratis ce que vous ne pourrez jamais acheter avec tous vos millions!... - Che fus guiddes, gar,fraimante! fus ĂÂȘdes ecgsegraple ce soir dit le Loup-cervier dont la figure s'allongea. - Eh! bien bonsoir, rĂ©pondit Esther. Recommandez Ă Chorche de tenir la tĂÂȘte de votre lit trĂšs haut, de mettre les pieds bien en pente, vous avez ce soir le teint Ă l'apoplexie...Cher, vous ne direz pas que je ne m'intĂ©resse point Ă votre santĂ©. Le baron Ă©tait debout et tenait le bouton de la porte. - Ici, Nucingen!... fit Esther en le rappelant par un geste hautain. Le baron se pencha vers elle avec une servilitĂ© canine. - Voulez-vous me voir gentille pour vous et vous donner ce soir chez moi des verres d'eau sucrĂ©e en vous choĂ»choĂ»tant, gros monstre?... - Fus me prissez le cueir... - Briser le cuir, ça se dit en un seul mot tanner...reprit-elle en se moquant de la prononciation du baron. Voyons, amenez-moi Lucien, que je l'invite Ă notre festin de Balthazar, et que je sois sĂ»re qu'il n'y manquera pas. Si vous rĂ©ussissez Ă cette petite nĂ©gociation, je te dirai si bien que je t'aime, mon gros FrĂ©dĂ©ric, que tu le croiras... - Fus ĂÂȘdes une engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d'Esther. Che gonzentirais Ă andandre eine hire t'inchures, s'il y afait tuchurs eine garesse au poud... - Allons, si je ne suis pas obĂ©ie, je... dit-elle en menaçant le baron du doigt comme on fait avec les enfants. Le baron hocha la tĂÂȘte en oiseau pris dans un traquenard et qui implore le chasseur. - Mon Dieu! qu'a donc Lucien? se dit-elle quand elle fut seule en ne retenant plus ses larmes qui tombĂšrent, il n'a jamais Ă©tĂ© si triste! Voici ce qui le soir mĂÂȘme Ă©tait arrivĂ© Ă Lucien. Tout ce qu'on peut souffrir au seuil d'une porte A neuf heures, Lucien Ă©tait sorti, comme tous les soirs, dans son coupĂ©, pour aller Ă l'hĂÂŽtel de Grandlieu. RĂ©servant son cheval de selle et son cheval de cabriolet pour ses matinĂ©es, comme font tous les jeunes gens, il avait pris un coupĂ© pour ses soirĂ©es d'hiver, et avait choisi chez le premier loueur de carosses un des plus magnifiques avec de magnifiques chevaux. Tout lui souriait depuis un mois il avait dĂnĂ© trois fois Ă l'hĂÂŽtel Grandlieu, le duc Ă©tait charmant pour lui; ses actions dans l'entreprise des Omnibus vendues trois cent mille francs lui avaient permis de payer encore un tiers du prix de sa terre; Clotilde de Grandlieu, qui faisait de dĂ©licieuses toilettes, avait dix pots de fard sur la figure quand il entrait dans le salon, et avouait hautement d'ailleurs sa passion pour lui. Quelques personnes assez haut placĂ©es parlait du mariage de Lucien et de mademoiselle de Grandlieu comme d'une chose probable. Le duc de Chaulieu, l'ancien ambassadeur en Espagne et ministre des Affaires EtrangĂšre pendant un moment, avait promis Ă la duchesse de Grandlieu de demander au Roi le titre de marquis pour Lucien. AprĂšs avoir dĂnĂ© chez madame de SĂ©risy, Lucien Ă©tait donc allĂ©, ce soir-lĂ , de la rue de la ChaussĂ©e-d'Antin au faubourg Saint-Germain y faire sa visite de tous les jours. Il arrive, son cocher demande la porte, elle s'ouvre, il arrĂÂȘte au perron. Lucien, en descendant de voiture, voit dans la cour quatre Ă©quipages. En apercevant monsieur de RubemprĂ©, l'un des valets de pied, qui ouvrait et fermait la porte du pĂ©ristyle, s'avance, sort sur le perron et se met devant la porte, comme un soldat qui reprend sa faction. - Sa Seigneurie n'y est pas! dit-il. - Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet. - Madame la duchesse est sortie, rĂ©pond gravement le valet. - Mademoiselle Clotilde... - Je ne pense pas que mademoiselle Clotilde reçoive monsieur en l'absence de madame la duchesse... - Mais il y a du monde, rĂ©plique Lucien foudroyĂ©, - Je ne sais pas, rĂ©pond le valet de pied en tĂÂąchant d'ĂÂȘtre Ă la fois bĂÂȘte et respectueux. Il n'y a rien de plus terrible que l'Etiquette pour ceux qui l'admettent comme la loi la plus formidable de la sociĂ©tĂ©. Lucien devina facilement le sens de cette scĂšne atroce pour lui, le duc et la duchesse ne voulaient pas le recevoir; il sentit sa moelle Ă©piniĂšre se gelant dans les anneaux de sa colonne vertĂ©brale, et une petite sueur froide lui mit quelques perles au front. Ce colloque avait lieu devant son valet de chambre Ă lui, qui tenait la poignĂ©e de la portiĂšre et qui hĂ©sitait Ă la fermer; Lucien lui fit signe qu'il allait repartir; mais, en remontant, il entendit le bruit que font des gens en descendant un escalier, et le valet de pied vint crier successivement "Les gens de monsieur le duc de Chaulieu! - Les gens de madame la vicomtesse de Grandlieu!" Lucien ne dit qu'un mot Ă son domestique "Vite aux Italiens!..." MalgrĂ© sa prestesse, l'infortunĂ© dandy ne put Ă©viter le duc de Chaulieu et son fils le duc de RhĂ©torĂ©, avec lesquels il fut forcĂ© d'Ă©changer des saluts, car ils ne lui dirent pas un mot. Une grande catastrophe Ă la cour, la chute d'un favori redoutable est souvent consommĂ©e au seuil d'un cabinet par le mot d'un huissier Ă visage de plĂÂątre. - Comment faire savoir ce dĂ©sastre Ă l'instant Ă mon conseiller? s'Ă©tait dit Lucien en allant aux Italiens. Que se passe-il?... Il se perdait en conjectures. Voici ce qui venait d'avoir lieu. Le matin mĂÂȘme, Ă onze heures, le duc de Grandlieu avait dit, en entrant dans le petit salon oĂÂč l'on dĂ©jeunait en famille, Ă Clotilde aprĂšs l'avoir embrassĂ©e "Mon enfant, jusqu'Ă nouvel ordre, ne t'occupe plus du sire de RubemprĂ©." Puis il avait pris la duchesse par la main et l'emmena dans une embrasure de croisĂ©e, pour lui dire quelques mots Ă voix basse qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde. Mademoiselle de Grandlieu observait sa mĂšre Ă©coutant le duc, et elle lui vit sur la figure une vive surprise. - Jean, avait dit le duc Ă l'un des domestiques, tenez, portez ce petit mot Ă monsieur le duc de Chaulieu, priez-le de vous donner rĂ©ponse par oui ou non. - Je l'invite Ă venir dĂner avec nous aujourd'hui, dit-il Ă sa femme. Le dĂ©jeuner avait Ă©tĂ© profondĂ©ment triste. La duchesse parut pensive, le duc sembla fĂÂąchĂ© contre lui-mĂÂȘme, et Clotilde eut beaucoup de peine Ă retenir ses larmes. - Mon enfant, votre pĂšre araison, obĂ©issez-lui, avait dit d'une voix attendrie la mĂšre Ă sa fille. Je ne puis vous dire comme lui "Ne pensez pas Ă Lucien!" Non, je comprends ta douleur. Clotilde baisa la main de sa mĂšre. - Mais je te dirai, mon ange "Attends sans faire une seule dĂ©marche, souffre en silence, puisque tu l'aimes, et sois confiante en la sollicitude de tes parents!" Les grandes dames, mon enfant, sont grandes parce qu'elles savent toujours faire leur devoir dans toutes les occasions, et avec noblesse. - De quoi s'agit-il?... avait demandĂ© Clotilde pĂÂąle comme un lis. - De choses trop graves pour qu'on puisse t'en parler, mon coeur, avait rĂ©pondu la duchesse; car si elles sont fausses, ta pensĂ©e, en serait inutilement salie; et si elles sont vraies, tu dois les ignorer. A six heures, le duc de Chaulieu Ă©tait venu trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l'attendait. - Dis donc, Henri... Ces deux ducs se tutoyaient et s'appelaient par leurs prĂ©noms. C'est une de ces nuances inventĂ©es pour marquer les degrĂ©s de l'intimitĂ©, repousser les envahissements de la familiaritĂ© française et humilier les amours-propres. Dis donc, Henri, je suis dans un embarras si grand, que je ne peux prendre conseil que d'un vieil ami qui connaisse bien les affaires et tu en as la triture. Ma fille Clotilde aime, comme tu le sais, ce petit RubemprĂ© qu'on m'a quasi contraint de lui promettre pour mari. J'ai toujours Ă©tĂ© contre ce mariage; mais, enfin, madame de Grandlieu n'a pas su se dĂ©fendre de l'amour de Clotilde. Quand ce garçon a eu achetĂ© la terre, quand il l'a eu payĂ©e aux trois quarts, il n'y a plus eu d'objections de ma part. Voici que j'ai reçu hier au soir une lettre anonyme tu sais le cas qu'on en doit faire oĂÂč l'on m'affirme que la fortune de ce garçon provient d'une source impure, et qu'il nous ment en nous disant que sa soeur lui donne les fonds nĂ©cessaires Ă ses acquisitions. On me somme, au nom du bonheur de ma fille et de la considĂ©ration de notre famille, de prendre des renseignements, en m'indiquant les moyens de m'Ă©clairer. Tiens, lis, d'abord. - Je partage ton opinion sur les lettres anonymes, mon cher Ferdinand, avait rĂ©pondu le duc de Chaulieu aprĂšs avoir lu la lettre; mais, tout en les mĂ©prisant, on doit s'en servir. Il en est de ces lettres, absolument comme des espions. Ferme ta porte Ă ce garçon, et voyons Ă prendre des renseignements... Eh! bien, j'ai ton affaire. Tu as pour avouĂ© Derville, un homme en qui nous avons toute confiance; il a les secrets de bien des familles, il peut bien porter celui-lĂ . C'est un homme probe, un homme de poids, un homme d'honneur; il est fin, rusĂ©; mais il n'a que la finesse des affaires, tu ne dois l'employer que pour obtenir un tĂ©moignage auquel tu puisses avoir Ă©gard. Nous avons au MinistĂšre des Affaires EtrangĂšres, par la Police du Royaume, un homme unique pour dĂ©couvrir les secrets d'Etat, nous l'envoyons souvent en mission. PrĂ©viens Derville qu'il aura, pour cette affaire, un lieutenant. Notre espion est un monsieur qui se prĂ©sentera dĂ©corĂ© de la croix de la LĂ©gion d'Honneur, il aura l'air d'un diplomate. Ce drĂÂŽle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement Ă la chasse. Ton avouĂ© te dira si la montagne accouche d'une souris, ou si tu dois rompre avec ce petit RubemprĂ©. En huit jours, tu sauras Ă quoi t'en tenir. - Le jeune homme n'est pas encore assez marquis pour se formaliser de ne pas me trouver chez moi pendant huit jours, avait dit le duc de Grandlieu. - Surtout si tu lui donnes ta fille, avait rĂ©pondu l'ancien ministre. Si la lettre anonyme araison, quĂ© que ça te fait! Tu feras voyager Clotilde avec ma belle-fille Madeleine, qui veut aller en Italie... - Tu me tires de peine! et je ne sais encore si je dois te remercier... - Attendons l'Ă©vĂ©nement. - Ah! s'Ă©tait Ă©criĂ© le duc de Grandlieu, quel est le nom de ce monsieur? il faut l'annoncer Ă Derville... Envoie-le-moi demain, sur les quatre heures, j'aurai Derville, je les mettrai tous deux en rapport. - Le nom vrai, dit l'ancien ministre, est, je crois, Corentin... un nom que tu ne dois pas avoir entendu, mais ce monsieur viendra chez toi bardĂ© de son nom ministĂ©riel. Il se fait appeler monsieur de Saint-quelque chose... - Ah! Saint-Yves! Sainte-ValĂšre, l'un ou l'autre, - tu peux te fier Ă lui, Louis XVIII s'y fiait entiĂšrement. AprĂšs cette confĂ©rence, le majordome reçut l'ordre de fermer la porte Ă monsieur de RubemprĂ©, ce qui venait d'ĂÂȘtre fait. La scĂšne est dans les loges Lucien se promenait dans le foyer des Italiens comme un homme ivre. Il se voyait la fable de tout Paris. Il avait dans le duc de RhĂ©torĂ© l'un de ces ennemis impitoyables et auxquels il faut sourire sans pouvoir s'en venger, car leurs atteintes sont conformes aux lois du monde. Le duc de RhĂ©torĂ© savait la scĂšne qui venait de se passer sur le perron de l'hĂÂŽtel de Grandlieu. Lucien, qui sentait la nĂ©cessitĂ© d'instruire de ce dĂ©sastre subit son conseiller-privĂ©-intime-actuel, craignit de se compromettre en se rendant chez Esther, oĂÂč peut-ĂÂȘtre il trouverait du monde. Il oubliait qu'Esther Ă©tait lĂ , tant ses idĂ©es se confondaient; et, au milieu de tant de perplexitĂ©s, il lui fallut causer avec Rastignac, qui, ne sachant pas encore la nouvelle, le fĂ©licitait sur son prochain mariage. En ce moment, Nucingen se montra souriant Ă Lucien, et lui dit FulĂ©s-fus me vaire le blĂ©sir te fennir foir montame te Jamby qui fieut fus einfider elle-mĂÂȘme Ă la bentaison te nodre gremailliĂšre... - Volontiers, baron, rĂ©pondit Lucien Ă qui le financier apparut comme un ange sauveur. - Laissez-nous, dit Esther Ă monsieur de Nucingen quand elle le vit entrant avec Lucien, allez voir madame du Val-Noble que j'aperçois dans une loge des troisiĂšmes avec son Nabab... Il pousse bien des Nabab dans les Indes, ajouta-t-elle en regardant Lucien d'un air d'intelligence. - Et. celui-lĂ , dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vĂÂŽtre. - Et, dit Esther en rĂ©pondant Ă Lucien par un autre signe d'intelligence tout en continuant de parler au baron, amenez-la-moi avec son Nabab, il a grande envie de faire votre connaissance, on le dit puissamment riche. La pauvre femme m'a dĂ©jĂ chantĂ© je ne sais combien d'Ă©lĂ©gies, elle se plaint que ce Nabab ne va pas; et si vous le dĂ©barrassiez de son lest, il serait peut-ĂÂȘtre plus leste. - Fus nus brenez tonc bir tes follĂšres, dit le baron. - Qu'as-tu, mon Lucien?... dit-elle dans l'oreille de son ami en la lui effleurant avec ses lĂšvres dĂšs que la porte de la loge fut fermĂ©e. - Je suis perdu! On vient de me refuser l'entrĂ©e de l'hĂÂŽtel de Grandlieu, sous prĂ©texte qu'il n'y avait personne, le duc et la duchesse y Ă©taient et cinq Ă©quipages piaffaient dans la cour... - Comment, le mariage manquerait! dit Esther d'une voix Ă©mue, car elle entrevoyait le paradis. - Je ne sais pas encore ce qui se trame contre moi... - Mon Lucien, lui rĂ©pondit-elle d'une voix adorablement cĂÂąline, pourquoi te chagriner? tu feras un plus beau mariage plus tard... Je te gagnerai deux terres... - Donne Ă souper, ce soir, afin que je puisse parler secrĂštement Ă Carlos, et surtout invite le faux Anglais et la Val-Noble. Ce Nabab a causĂ© ma ruine, il est notre ennemi, nous le tiendrons, et nous... Mais Lucien s'arrĂÂȘta en faisant un geste de dĂ©sespoir. - Eh! bien, qu'y a-t-il? demanda la pauvre fille qui sentait comme dans un brasier. - Oh! madame de SĂ©risy me voit! s'Ă©cria Lucien, et pour comble de malheur, le duc de RhĂ©torĂ©, l'un des tĂ©moins de ma dĂ©convenue, est avec elle. En effet, en ce moment mĂÂȘme, le duc de RhĂ©torĂ© jouait avec la douleur de la comtesse de SĂ©risy. - Vous laissez Lucien se montrer dans la loge de mademoiselle Esther, disait le jeune duc en montrant et la loge et Lucien. Vous qui vous intĂ©ressez Ă lui, vous devriez l'avertir que cela ne se fait pas. On peut souper chez elle, on peut mĂÂȘme y... mais, en vĂ©ritĂ©, je ne m'Ă©tonne plus du refroidissement des Grandlieu pour ce garçon, je viens de le voir refusĂ© Ă la porte, sur le perron... - Ces filles-lĂ sont bien dangereuses, dit madame de SĂ©risy qui tenait la lorgnette braquĂ©e sur la loge d'Esther. - Oui, dit le duc, autant pour ce qu'elles peuvent que pour ce qu'elles veulent... - Elles le ruineront! dit madame de SĂ©risy, car elles sont, m'a-t-on dit, aussi coĂ»teuses quand on ne les paie pas que quand on les paie. - Pas pour lui!... rĂ©pondit le jeune duc en faisant l'Ă©tonnĂ©. Elles sont loin de lui coĂ»ter de l'argent, elles lui en donneraient au besoin, elles courent toutes aprĂšs lui. La comtesse eut autour de la bouche un petit mouvement nerveux qui ne pouvait pas ĂÂȘtre compris dans la catĂ©gorie de ses sourires. - Eh! bien, dit Esther, viens souper Ă minuit. AmĂšne Blondet et Rastignac. Ayons au moins deux personnes amusantes, et ne soyons pas plus de neuf. - Il faudrait trouver un moyen d'envoyer chercher Europe par le baron, sous prĂ©texte de prĂ©venir Asie, et tu lui dirais ce qui vient de m'arriver, afin que Carlos en soit instruit avant d'avoir le Nabab sous sa coupe. - Ce sera fait, dit Esther. Ainsi Peyrade allait probablement se trouver, sans le savoir, sous le mĂÂȘme toit avec son adversaire. Le tigre venait dans l'antre du lion et d'un lion accompagnĂ© de ses gardes. Quand Lucien rentra dans la loge de madame de SĂ©risy, au lieu de tourner la tĂÂȘte vers lui, de lui sourire et de ranger sa robe pour lui faire place Ă cĂÂŽtĂ© d'elle, elle affecta de ne pas faire la moindre attention Ă celui qui entrait, elle continua de lorgner dans la salle; mais Lucien s'aperçut au tremblement des jumelles que la comtesse Ă©tait en proie Ă l'une de ces agitations formidables par lesquelles s'expient les bonheurs illicites. Il n'en descendit pas moins sur le devant de la loge, Ă cĂÂŽtĂ© d'elle, et se campa dans l'angle opposĂ©, laissant entre la comtesse et lui un petit espace vide; il s'appuya sur le bord de la loge, y mit son coude droit, et le menton sur sa main gantĂ©e; puis, il posa de trois quarts, attendant un mot. Au milieu de l'acte, la comtesse ne lui avait encore rien dit, et ne l'avait pas encore regardĂ©. - Je ne sais pas, lui dit-elle, pourquoi vous ĂÂȘtes ici; votre place est dans la loge de mademoiselle Esther... - J'y vais, dit Lucien qui sortit sans regarder la comtesse. - Ah! ma chĂšre, dit madame du Val-Noble en entrant dans la loge d'Esther avec Peyrade que le baron de Nucingen ne reconnut pas, je suis enchantĂ©e de te prĂ©senter monsieur Samuel Johnson; il est admirateur des talents de monsieur de Nucingen. - Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant Ă Peyrade. - O, yes, bocop, dit Peyrade. - Eh! bien, baron, voilĂ un français qui ressemble au vĂÂŽtre, Ă peu prĂšs comme le bas-breton ressemble au bourguignon. ĂâĄa va bien m'amuser de vous entendre causer finances... Savez-vous ce que j'exige de vous, monsieur Nabab, pour faire connaissance avec mon baron? dit-elle en souriant. - O!... jĂ©. vĂÂŽs mercie, vĂÂŽs mĂ© prĂ©senterz, au sir berronet. - Oui, reprit-elle. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi.. Il n'y a pas de poix plus forte que la cire du vin de Champagne pour lier les hommes, elle scelle toutes les affaires, et surtout celles oĂÂč l'on s'enfonce. Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons! Et quant Ă toi, mon petit FrĂ©dĂ©ric, dit-elle Ă l'oreille du baron, vous avez votre voiture, courez rue Saint-Georges et ramenez-moi Europe, j'ai deux mots Ă lui dire pour mon souper... J'ai retenu Lucien, il nous amĂšnera deux gens d'esprit...- Nous ferons poser l'Anglais, dit-elle Ă l'oreille de madame du Val-Noble. Peyrade et le baron laissĂšrent les deux femmes seules. Les dĂ©sagrements du plaisir - Ah! ma chĂšre, si tu fais jamais poser ce gros infĂÂąme-lĂ , tu auras de l'esprit, dit la Val-Noble. - Si c'Ă©tait impossible, tu me le prĂÂȘterais huit jours, rĂ©pondit Esther en riant. - Non, tu ne le garderais pas une demi-journĂ©e, rĂ©pliqua madame du Val-Noble, je mange un pain trop dur, mes dents s'y cassent. Je ne veux plus, de ma vie vivante, me charger de faire le bonheur d'aucun Anglais... C'est tous Ă©goĂÂŻstes froids, des pourceaux habillĂ©s... - Comment, pas d'Ă©gards? dit Esther en souriant. - Au contraire, ma chĂšre, ce monstre-lĂ ne m'a pas encore dit toi. - Dans aucune situation? dit Esther. - Le misĂ©rable m'appelle toujours madame, et garde le plus beau sang-froid du monde au moment oĂÂč tous les hommes sont plus ou moins gentils. L'amour, tiens, ma foi, c'est pour lui, comme de se faire la barbe. Il essuie ses rasoirs, il les remet dans l'Ă©tui, se regarde dans la glace, et a l'air de se dire "je ne me suis pas coupĂ©." Puis il me traite avec un respect Ă rendre une femme folle. Cet infĂÂąme milord Pot-au-Feu ne s'amuse-t-il pas Ă faire cacher ce pauvre ThĂ©odore, et Ă le laisser debout dans mon cabinet de toilette pendant des demi-journĂ©es. Enfin il s'Ă©tudie Ă me contrarier en tout. Et avare... comme Gobseck et Gigonnet ensemble. il me mĂšne dĂner, il ne me paie pas la voiture qui me ramĂšne, si par hasard je n'ai pas demandĂ© la mienne. - HĂ©! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-lĂ ? - Mais, ma chĂšre, absolument rien. Cinq cents francs tout sec, par mois, et il me paie la remise. Mais, ma chĂšre, qu'est-ce que c'est?... une voiture comme celles qu'on loue aux Ă©piciers le jour de leur mariage pour aller Ă la Mairie, Ă l'Eglise et au Cadran-Bleu... Il me taonne avec le respect. Si j'essaie d'avoir mal aux nerfs et d'ĂÂȘtre mal disposĂ©e, il ne se fĂÂąche pas, il me dit - Ie veuie quĂ© milĂ©dy fesse sa petite voloir, por que rienne n'est pius dĂ©testabel, - - quĂ© dĂ© dire Ă ioune genti phĂÂąme "Vos Ă©tĂ© ioune bellĂÂŽt dĂ© cottĂÂŽne, iune merchendise!... HĂ©! hĂ©! vos Ă©tez Ă ein member of society de temprence, and anti-Slavery." Et mon drĂÂŽle reste pĂÂąle, sec, froid, en me faisant ainsi comprendre qu'il a du respect pour moi comme il en aurait pour un nĂšgre, et que cela ne tient pas Ă son coeur, mais Ă ses opinions d'abolitionniste. - Il est impossible d'ĂÂȘtre plus infĂÂąme, dit Esther, mais je le ruinerais, ce chinois-lĂ ! Le ruiner? dit madame du Val-Noble, il faudrait qu'il m'aimĂÂąt!... Mais toi-mĂÂȘme, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. Il t'Ă©couterait gravement, et te dirait, avec ces formes britanniques qui font trouver les gifles aimables, qu'il te paie assez cher, por le petit chose qu'Ă©tĂ© lĂ© amor dans son paour existence. - Dire que, dans notre Ă©tat, on peut rencontrer des hommes comme celui-lĂ , s'Ă©cria Esther. Ah! ma chĂšre, tu as eu de la chance, toi!... soigne bien ton Nucingen. - Mais il a une idĂ©e, ton Nabab? - C'est ce que me dit AdĂšle, rĂ©pondit madame du Val-Noble. - Tiens, cet homme-lĂ , ma chĂšre, aura pris le parti de se faire haĂÂŻr par une femme, et de se faire renvoyer en tant de temps, dit Esther. - Ou bien, il veut faire des affaires avec Nucingen, et il m'aura prise en sachant que nous Ă©tions liĂ©es, c'est ce que croit AdĂšle, rĂ©pondit madame du Val-Noble. VoilĂ pourquoi je te le prĂ©sente ce soir. Ah! si je pouvais ĂÂȘtre certaine de ses projets, comme je m'entendrais joliment avec toi et Nucingeni - Tu ne t'emportes pas, dit Esther, tu ne lui dis pas son fait de temps en temps? - Tu l'essayerais, tu es bien fine... eh! bien, malgrĂ© ta gentillesse, il te tuerait avec ses sourires glacĂ©s. Il te rĂ©pondrait "Yeu souis anti-slavery. et vos Ă©tĂ©s libre..." Tu lui dirais les choses les plus drĂÂŽles, il te regarderait et dirait "VĂ©ry good!" et tu t'apercevrais que tu n'es pas autre chose, Ă ses yeux, qu'un polichinelle. - Et la colĂšre? - MĂÂȘme chose! Ce serait un spectacle pour lui. On peut l'opĂ©rer Ă gauche, sous le sein, on ne lui fera pas le moindre mal; ses viscĂšres doivent ĂÂȘtre en fer-blanc. Je le lui ai dit. Il m'a rĂ©pondu "Yeu souis trei contente de cette dispeusitionne physicale..." Et toujours poli. Ma chĂšre, il a l'ĂÂąme gantĂ©e.. Je continue encore quelques jours d'endurer ce martyre pour satisfaire ma curiositĂ©. Sans cela, j'aurais fait dĂ©jĂ souffleter milord par Philippe, qui n'a pas son pareil Ă l'Ă©pĂ©e, il n'y a plus que cela... - J'allais te le dire! s'Ă©cria Esther; mais tu devrais auparavant savoir s'il sait boxer, car ces vieux Anglais, ma chĂšre, ça garde un fond de malice. - Celui-lĂ n'a pas son double!... Non, si tu le voyais me demandant mes ordres, et Ă quelle heure il peut se prĂ©senter, pour venir me surprendre bien entendu et dĂ©ployant les formules de respect, soi-disant des gentlemen, tu dirais "VoilĂ une femme adorĂ©e", et il n'y a pas une femme qui n'en dirait autant... - Et l'on nous envie, ma chĂšre, fit Esther. - Ah! bien!... s'Ă©cria madame du Val-Noble. Tiens, nous avons toutes plus ou moins, dans notre vie, appris le peu de cas qu'on fait de nous; mais, ma chĂšre, je n'ai jamais Ă©tĂ© si cruellement, si profondĂ©ment, si complĂštement mĂ©prisĂ©e par la brutalitĂ©, que je le suis par le respect de cette grosse outre pleine de Porto. Quand il est gris, il s'en va, por ne pas Ă©tĂ© displaisante, dit-il Ă AdĂšle, et ne pas ĂÂȘtre Ă deux pouissances Ă la fois la femme et le vin. Il abuse de mon fiacre, il s'en sert plus que moi... Oh! si nous pouvions le faire rouler ce soir sous la table... mais il boit dix bouteilles, et il n'est que gris il a l'oeil trouble et il y voit clair. - C'est comme ces gens dont les fenĂÂȘtres sont sales Ă l'extĂ©rieur, dit Esther, et qui du dedans voient ce qui se passe dehors... Je connais cette propriĂ©tĂ© de l'homme du Tillet a cette qualitĂ©-lĂ , superlativement. - TĂÂąche d'avoir du Tillet, et Ă eux deux Nucingen, s'ils pouvaient le fourrer dans quelques-unes de leurs combinaisons, je serais au moins vengĂ©e!... ils le rĂ©duiraient Ă la mendicitĂ©! Ah! ma chĂšre, tomber Ă un hypocrite de protestant, aprĂšs ce pauvre Falleix, qui Ă©tait si drĂÂŽle, si bon enfant, si gouailleur!... Avons-nous ri!... On dit les Agents de change tous bĂÂȘtes... Eh! bien, celui-lĂ n'a manquĂ© d'esprit qu'une fois... - Quand il t'a laissĂ©e sans le sou, c'est ce qui t'a fait connaĂtre les dĂ©sagrĂ©ments du plaisir. Europe, amenĂ©e par monsieur de Nucingen, passa sa tĂÂȘte vipĂ©rine par la porte; et, aprĂšs avoir entendu quelques phrases que lui dit sa maĂtresse Ă l'oreille, elle disparut. Les serpents s'entrelacent A onze heures et demie du soir, cinq Ă©quipages Ă©taient arrĂÂȘtĂ©s rue Saint-Georges, Ă la porte de l'illustre courtisane c'Ă©tait celui de Lucien qui vint avec Rastignac, Blondet et Bixiou, celui de du Tillet, celui du baron de Nucingen, celui du Nabab et celui de Florine que du Tillet racola. La triple clĂÂŽture des fenĂÂȘtres Ă©tait dĂ©guisĂ©e par les plis des magnifiques rideaux de la Chine. Le souper devait ĂÂȘtre servi Ă une heure, les bougies flambaient, le petit salon et la salle Ă manger dĂ©ployaient leurs somptuositĂ©s. On se promit une de ces nuits de dĂ©bauche auxquelles ces trois femmes et ces hommes pouvaient seuls rĂ©sister. On joua d'abord, car il fallait attendre environ deux heures. - Jouez-vous, mylord?... dit du Tillet Ă Peyrade. - Ie aye joutĂ© avec O'Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort... - Dites tout de suite une infinitĂ© de lords, lui dit Bixiou. - Lort Fitz- William, lort Ellenborough lort Herfort, lort... Bixiou regarda les souliers de Peyrade et se baissa. - Que cherches-tu... lui dit Blondet. - Parbleu, le ressort qu'il faut pousser pour arrĂÂȘter la machine, dit Florine. - Jouez-vous vingt francs la fiche?... dit Lucien. - Ie ioue tot ce que vos vodrez peirdre... - Est-il fort?... dit Esther Ă Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais!... Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent Ă une table de wisk. Florine, madame du Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restĂšrent autour du feu Ă causer. Lucien passa le temps Ă feuilleter un magnifique ouvrage Ă gravures. - Madame est servie, dit Paccard dans une magnifique tenue. Peyrade fut mis Ă gauche de Florine et flanquĂ© de Bixiou Ă qui Esther avait recommandĂ© de faire boire outre mesure le Nabab en le dĂ©fiant. Bixiou possĂ©dait la propriĂ©tĂ© de boire indĂ©finiment. Jamais, dans toute sa vie, Peyrade n'avait vu pareille splendeur, ni goĂ»tĂ© pareille cuisine, ni vu de si jolies femmes. - J'en ai ce soir pour les mille Ă©cus que me coĂ»te dĂ©jĂ la Val-Noble, pensa-t-il, et d'ailleurs je viens de leur gagner mille francs. - VoilĂ un exemple Ă suivre, lui cria madame du Val-Noble qui se trouvait Ă cĂÂŽtĂ© de Lucien et qui montra par un geste les magnificences de la salle Ă manger. Esther avait mis Lucien Ă cĂÂŽtĂ© d'elle et lui tenait le pied entre les siens sous la table. - Entendez-vous? dit la Val-Noble en regardant Peyrade qui faisait l'aveugle, voilĂ comment vous devriez m'arranger une maison! Quand on revient des Indes avec des millions et qu'on veut faire des affaires avec des Nucingen, on se met Ă leur niveau. - Ie souis of society de temprence... - Alors vous allez boire joliment, dit Bixiou, car c'est bien chaud les Indes, mon oncle?... La plaisanterie de Bixiou pendant le souper fut de traiter Peyrade comme un de ses oncles revenus des Indes. - Montame ti Fal-Nople m'a tidde que fus afiez tes itĂ©es... demanda Nucingen en examinant Peyrade. - VoilĂ ce que je voulais entendre, dit du Tillet Ă Rastignac, les deux baragouins ensemble. - Vous verrez qu'ils finiront par se comprendre, dit Bixiou qui devina ce que du Tillet venait de dire Ă Rastignac. - Sir Beronette, ie aye conciu eine litle spĂ©coulĂ©chienne, ĂÂŽ! very comfortable... bocob treiz profitable, ant ritche de bĂ©nĂ©fices... - Vous allez voir, dit Blondet Ă du Tillet, qu'il ne parlera pas une minute sans faire arriver le parlement et le gouvernement anglais. - Ce ĂÂȘdre dans lĂ© China... por le opiume... - Ui, che gonnais, dit aussitĂÂŽt Nucingen en homme qui possĂ©dait son Globe commercial, mais le Coufernement EnclĂšs avait un moyen t'agtion te l'obium pir s'oufrir la Chine, et ne nus bermeddrait point... - Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet Ă Blondet. - Ah! vous avez fait le commerce de l'opium, s'Ă©cria madame du Val-Noble, je comprends maintenant pourquoi vous ĂÂȘtes si stupĂ©fiant, il vous en est restĂ© dans le coeur... - Foyez! cria le baron au soi-disant marchand d'opium et lui montrant madame du Val-Noble, fus ĂÂȘdes gomme moi chamais les milionaires ne beufent se vaire amer tes phĂÂąmes. - Ie aimĂ© bocop et sĂÂŽvent, milĂ©di, rĂ©pondit Peyrade. - Toujours Ă cause de la tempĂ©rance, dit Bixiou qui venait d'entonner Ă Peyrade sa troisiĂšme bouteille de vin de Bordeaux, et qui lui fit entamer une bouteille de vin de Porto. - O! s'Ă©cria Peyrade, it is very vine de PĂÂŽrtiugal of Engleterre. Blondet, du Tillet et Bixiou Ă©changĂšrent un sourire. Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, mĂÂȘme l'esprit. Il y a peu d'Anglais qui ne vous soutiennent que l'or et l'argent sont meilleurs en Angleterre que partout ailleurs. Les poulets et les oeufs venant de Normandie et envoyĂ©s au marchĂ© de Londres autorisent les Anglais Ă soutenir que les poulets et les oeufs de Londres sont supĂ©rieurs very fines Ă ceux de Paris qui viennent des mĂÂȘmes pays. Esther et Lucien restĂšrent stupĂ©faits devant cette perfection de costume, de langage et d'audace. On buvait, on mangeait, tant et si bien en causant et en riant, qu'on atteignit Ă quatre heures du matin. Bixiou crut avoir remportĂ© l'une de ces victoires si plaisamment racontĂ©es par Brillat-Savarin. Mais, au moment oĂÂč il se disait en offrant Ă boire Ă son oncle "J'ai vaincu l'Angleterre!..." Peyrade rĂ©pondit Ă ce fĂ©roce railleur un "Toujours mon garçon!" qui ne fut entendu que de Bixiou. - Eh! les autres, il est Anglais comme moi!... Mon oncle est un Gascon! je ne pouvais pas en avoir d'autre! Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n'entendit cette rĂ©vĂ©lation. Peyrade tomba de sa chaise Ă terre. AussitĂÂŽt Paccard s'empara de Peyrade et le monta dans une mansarde oĂÂč il s'endormit d'un profond sommeil. A six heures du soir, le Nabab se sentit rĂ©veiller par l'application d'un linge mouillĂ© avec lequel on le dĂ©barbouillait, et il se trouva sur un mauvais lit de sangle, face Ă face, avec Asie masquĂ©e et en domino noir. - Ah! çà , papa Peyrade, comptons nous deux? dit-elle. - OĂÂč suis-je?... dit-il en regardant autour de lui. - Ecoutez-moi, ça vous dĂ©grisera, rĂ©pondit Asie. Si vous n'aimez pas madame du Val-Noble, vous aimez votre fille, n'est-ce pas? - Ma fille? s'Ă©cria Peyrade en rugissant. - Oui, mademoiselle Lydie... - Eh! bien. - Eh! bien, elle n'est plus rue des Moineaux, elle est enlevĂ©e. Peyrade laissa Ă©chapper un soupir semblable Ă celui des soldats qui meurent d'une vive blessure sur le champ de bataille. - Pendant que vous contrefaisiez l'Anglais, on contrefaisait Peyrade. Votre petite Lydie a cru suivre son pĂšre, elle est en lieu sĂ»r.. oh! vous ne la trouverez jamais! Ă moins que vous ne rĂ©pariez le mal que vous avez fait. - Quel mal? - On a refusĂ© hier, chez le duc de Grandlieu, la porte Ă monsieur Lucien de RubemprĂ©. Ce rĂ©sultat est dĂ» Ă tes intrigues et Ă l'homme que tu nous as dĂ©tachĂ©. Pas un mot. Ecoute! dit Asie en voyant Peyrade ouvrant la bouche. - Tu n'auras ta fille, pure et sans tache, reprit Asie en appuyant sur les idĂ©es par l'accent qu'elle mit Ă chaque mot, que le lendemain du jour oĂÂč monsieur Lucien de RubemprĂ© sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, mariĂ© Ă mademoiselle Clotilde. Si dans dix jours Lucien de RubemprĂ© n'est pas reçu, comme par le passĂ©, dans la maison de Grandlieu, tu mourras d'abord de mort violente, sans que rien puisse te prĂ©server du coup qui te menace... Puis, quand tu te sentiras atteint, on te laissera le temps avant de mourir, de songer Ă cette pensĂ©e "Ma fille est une prostituĂ©e pour le reste de ses jours!..." Quoique tu aies Ă©tĂ© assez bĂÂȘte pour laisser cette prise Ă nos griffes, il te reste encore assez d'esprit pour mĂ©diter sur cette communication de notre gouvernement. N'aboie pas, ne dis pas un mot, va changer de costume chez Contenson, retourne chez toi, et Katt te dira que, sur un mot de toi, ta petite Lydie est descendue et n'a plus Ă©tĂ© revue. Si tu te plains, si tu fais une dĂ©marche, on commencera par oĂÂč je t'ai dit qu'on finirait avec ta fille, elle est promise Ă de Marsay. Avec le pĂšre CanquoĂlle, il ne faut pas faire de phrases, ni prendre de mitaines, n'est-ce pas?... Descends et songe bien Ă ne plus tripoter nos affaires. Asie laissa Peyrade dans un Ă©tat Ă faire pitiĂ©, chaque mot fut un coup de massue. L'espion avait deux larmes dans les yeux et deux larmes au bas de ses joues rĂ©unies par deux traĂnĂ©es humides. - On attend monsieur Johnson pour dĂner, dit Europe en montrant sa tĂÂȘte un instant aprĂšs. Peyrade ne rĂ©pondit pas, il descendit, alla par les rues jusqu'Ă une place de fiacre, il courut se dĂ©shabiller chez Contenson Ă qui il ne dit pas une parole, il se remit en pĂšre CanquoĂlle, et fut Ă huit heures chez lui. Il monta les escaliers le coeur palpitant. Quand la Flamande entendit son maĂtre, elle lui dit si naĂÂŻvement. "Eh! bien, mademoiselle, oĂÂč est-elle?" que le vieil espion fut obligĂ© de s'appuyer. Le coup dĂ©passa ses forces. Il entra chez sa fille, finit par s'y Ă©vanouir de douleur en trouvant l'appartement vide, et en Ă©coutant le rĂ©cit de Katt qui lui raconta les circonstances d'un enlĂšvement aussi habilement combinĂ© que s'il l'eĂ»t inventĂ© lui-mĂÂȘme. - Allons, se dit-il, il faut plier, je me vengerai plus tard, allons chez Corentin... VoilĂ la premiĂšre fois que nous trouvons des adversaires. Corentin laissera ce beau garçon libre de se marier avec des impĂ©ratrices, s'il veut!... Ah! je comprends que ma fille l'ait aimĂ© Ă la premiĂšre vue... Oh! le prĂÂȘtre espagnol s'y connaĂt... Du courage, papa Peyrade, dĂ©gorge ta proie! Le pauvre pĂšre ne se doutait pas du coup affreux qui l'attendait. ArrivĂ© chez Corentin, Bruno, le domestique de confiance qui connaissait Peyrade, lui dit "Monsieur est parti..." - Pour longtemps? - Pour dix jours!... - OĂÂč? - Je ne sais pas!... - Oh! mon Dieu, je deviens stupide! je demande oĂÂč?... comme si nous le leur disions, pensa-t-il. A la belle-Ă©toile Quelques heures avant le moment oĂÂč Peyrade allait ĂÂȘtre rĂ©veillĂ© dans sa mansarde de la rue Saint-Georges, Corentin, venu de sa campagne de Passy , se prĂ©sentait chez le duc de Grandlieu, sous le costume d'un valet de chambre de bonne maison. A une boutonniĂšre de son habit noir. se voyait le ruban de la LĂ©gion d'Honneur. Il s'Ă©tait fait une petite figure de vieillard, Ă cheveux poudrĂ©s, trĂšs ridĂ©e, blafarde. Ses yeux Ă©taient voilĂ©s par des lunettes en Ă©caille. Enfin il avait l'air d'un vieux Chef de Bureau. Quand il eut dit son nom monsieur de Saint-Denis il fut conduit dans le cabinet du duc de Grandlieu, oĂÂč il trouva Derville, lisant la lettre qu'il avait dictĂ©e lui-mĂÂȘme Ă l'un de ses agents, le NumĂ©ro chargĂ© des Ecritures. Le duc prit Ă part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. Monsieur de Saint-Denis Ă©couta froidement, respectueusement, en s'amusant Ă Ă©tudier ce grand seigneur, Ă pĂ©nĂ©trer jusqu'au tuf vĂÂȘtu de velours, Ă mettre Ă jour cette vie, alors et pour toujours, occupĂ©e de wisk et de la considĂ©ration de la maison de Grandlieu. Les grands seigneurs sont si naĂÂŻfs avec leurs infĂ©rieurs, que Corentin n'eut pas beaucoup de questions Ă soumettre humblement Ă monsieur de Grandlieu pour en faire jaillir des impertinences. - Si vous m'en croyez, monsieur, dit Corentin Ă Derville aprĂšs avoir Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© convenablement Ă l'avouĂ©, nous partirons ce soir mĂÂȘme pour AngoulĂÂȘme par la diligence de Bordeaux, qui va tout aussi vite que la malle, nous n'aurons pas Ă sĂ©journer plus de six heures pour y obtenir les renseignements que veut monsieur le duc. Ne suffit-il pas, si j'ai bien compris Votre Seigneurie, de savoir si la soeur et le beau-frĂšre de monsieur de RubemprĂ© ont pu lui donner douze cent mille francs?... dit-il en regardant le duc. - Parfaitement compris, rĂ©pondit le pair de France. - Nous pourrons ĂÂȘtre ici dans quatre jours, reprit Corentin en regardant Derville, et nous n'aurons, ni l'un ni l'autre, laissĂ© nos affaires pour un laps de temps pendant lequel elles pourraient souffrir. - C'Ă©tait la seule objection que j'avais Ă faire Ă Sa Seigneurie, dit Derville. Il est quatre heures, je rentre dire un mot Ă mon premier clerc, faire mon paquet de voyage; et aprĂšs avoir dĂnĂ©, je serai Ă huit heures... Mais aurons-nous des places? dit-il Ă monsieur de Saint-Denis en s'interrompant. - J'en rĂ©ponds, dit Corentin, soyez Ă huit heures dans la cour des Messageries du Grand-Bureau. S'il n'y a pas de places, j'en aurai fait faire, car voilĂ comme il faut servir monseigneur le duc de Grandlieu... - Messieurs, dit le duc avec une grĂÂące infinie, je ne vous remercie pas encore... Corentin et l'avouĂ©, qui prirent ce mot pour une phrase de congĂ©, saluĂšrent et sortirent. Au moment oĂÂč Peyrade interrogeait le domestique de Corentin, monsieur de Saint-Denis et Derville, placĂ©s dans le coupĂ© de la diligence de Bordeaux, s'observaient en silence Ă la sortie de Paris. Le lendemain matin, d'OrlĂ©ans Ă Tours, Derville, ennuyĂ©, devint causeur, et Corentin daigna l'amuser, mais en gardant sa distance; il lui laissa croire qu'il appartenait Ă la diplomatie, et s'attendait Ă devenir consul-gĂ©nĂ©ral par la protection du duc de Grandlieu. Deux jours aprĂšs leur dĂ©part de Paris, Corentin et Derville arrĂÂȘtaient Ă Mansle, au grand Ă©tonnement de l'avouĂ© qui croyait aller Ă AngoulĂÂȘme. - Nous aurons dans cette petite ville, dit Corentin Ă Derville, des renseignements positifs sur madame SĂ©chard. - Vous la connaissez donc? demanda Derville surpris de trouver Corentin si bien instruit. - J'ai fait causer le conducteur en m'apercevant qu'il est d'AngoulĂÂȘme, il m'a dit que madame SĂ©chard demeure Ă Marsac, et Marsac n'est qu'Ă une lieue de Mansle. J'ai pensĂ© que nous serions mieux placĂ©s ici qu'Ă AngoulĂÂȘme pour dĂ©mĂÂȘler la vĂ©ritĂ©. - Au surplus, pensa Derville, je ne suis, comme me l'a dit monsieur le duc, que le tĂ©moin des perquisitions Ă faire par cet homme de confiance... L'auberge de Mansle, appelĂ©e La Belle-Etoile, avait pour maĂtre un de ces gras et gros hommes qu'on a peur de ne pas retrouver au retour, et qui sont encore, dix ans aprĂšs, sur le seuil de leur porte, avec la mĂÂȘme quantitĂ© de chair, le mĂÂȘme bonnet de coton, le mĂÂȘme tablier, le mĂÂȘme couteau, les mĂÂȘmes cheveux gras, le mĂÂȘme triple menton, et qui sont stĂ©rĂ©otypĂ©s chez tous les romanciers, depuis l'immortel CervantĂšs jusqu'Ă l'immortel Walter Scott. Ne sont-ils pas tous pleins de prĂ©tentions en cuisine, n'ont-ils pas tous tout Ă vous servir et ne finissent-ils pas tous par vous donner un poulet Ă©tique et des lĂ©gumes accommodĂ©s avec du beurre fort? Tous vous vantent leurs vins fins, et vous forcent Ă consommer les vins du pays. Mais depuis son jeune ĂÂąge, Corentin avait appris Ă tirer d'un aubergiste des choses plus essentielles que des plats douteux et des vins apocryphes. Aussi se donna-t-il pour un homme trĂšs facile Ă contenter et qui s'en remettait absolument Ă la discrĂ©tion du meilleur cuisinier de Mansle, dit-il Ă ce gros homme. - Je n'ai pas de peine Ă ĂÂȘtre le meilleur, je suis le seul, rĂ©pondit l'hĂÂŽte. - Servez-nous dans la salle Ă cĂÂŽtĂ©, dit Corentin en faisant an clignement d'yeux Ă Derville, et surtout ne craignez pas de mettre le feu Ă la cheminĂ©e, il s'agit de nous dĂ©barrasser de l'onglĂ©e. - Il ne faisait pas chaud dans le coupĂ©, dit Derville. - Y a-t-il loin d'ici Ă Marsac? demanda Corentin Ă la femme de l'aubergiste qui descendit des rĂ©gions supĂ©rieures en apprenant que la diligence avait dĂ©barquĂ© chez elle des voyageurs Ă coucher. - Monsieur, vous allez Ă Marsac? demanda l'hĂÂŽtesse. - Je ne sais pas, rĂ©pondit-il d'un petit ton sec. - La distance d'ici Ă Marsac est-elle considĂ©rable? redemanda Corentin aprĂšs avoir laissĂ© le temps Ă la maĂtresse de voir son ruban rouge. - En cabriolet, c'est l'affaire d'une petite demi-heure, dit la femme de l'aubergiste. - Croyez-vous que monsieur et madame SĂ©chard y soient en hiver?... - Sans aucun doute, ils y passent toute l'annĂ©e... - Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout Ă neuf heures. - Oh! jusqu'Ă dix heures, ils ont du monde tous les soirs, le curĂ©, monsieur Marron, le mĂ©decin. - C'est de braves gens! dit Derville. - Oh! monsieur, la crĂšme, rĂ©pondit la femme de l'aubergiste, des gens droits, probes... et pas ambitieux, allez! Monsieur SĂ©chard, quoique Ă son aise, aurait eu des millions, Ă ce qu'on dit, s'il ne s'Ă©tait pas laissĂ© dĂ©pouiller d'une invention qu'il a trouvĂ©e dans la papeterie, et dont profitent les frĂšres Cointet... - Ah! oui, les frĂšres Cointet! dit Corentin. - Tais-toi donc, dit l'aubergiste. Qu'est-ce que cela fait Ă ces messieurs que monsieur SĂ©chard ait droit ou non Ă un brevet d'invention pour faire du papier? ces messieurs ne sont pas des marchands de papier... Si vous comptez passer la nuit chez moi - Ă la Belle-Etoile - dit l'aubergiste en s'adressant Ă ses deux voyageurs, voici le livre, je vous prierai de vous inscrire. Nous avons un brigadier qui n'a rien Ă faire et qui passe son temps Ă nous tracasser... - Diable, diable, je croyais les SĂ©chard trĂšs riches, dit Corentin pendant que Derville Ă©crivait ses noms et sa qualitĂ© d'avouĂ© prĂšs le Tribunal de PremiĂšre instance de la Seine. - Il y en a, rĂ©pondit l'aubergiste, qui les disent millionnaires; mais vouloir empĂÂȘcher les langues d'aller, c'est entreprendre d'empĂÂȘcher la riviĂšre de couler. Le pĂšre SĂ©chard a laissĂ© deux cent mille francs de biens au soleil, comme on dit, et c'est assez beau dĂ©jĂ pour un homme qui a commencĂ© par ĂÂȘtre ouvrier. Eh! bien, il avait peut-ĂÂȘtre autant d'Ă©conomies... - car il a fini par tirer dix Ă douze mille francs de ses biens. Donc, une supposition, qu'il ait Ă©tĂ© assez bĂÂȘte pour ne pas placer son argent pendant dix ans, c'est le compte! Mais mettez trois cent mille francs, s'il a fait l'usure, comme on le soupçonne, voilĂ toute l'affaire. Cinq cent mille francs, c'est bien loin d'un million. Je ne demanderais pour fortune que la diffĂ©rence, je ne serais pas Ă la Belle-Etoile. - Comment, dit Corentin, monsieur David SĂ©chard et sa femme n'ont pas deux ou trois millions de fortune... - Mais, s'Ă©cria la femme de l'aubergiste, c'est ce qu'on donne Ă messieurs Cointet, qui l'ont dĂ©pouillĂ© de son invention, et il n'a pas eu d'eux plus de vingt mille francs... OĂÂč donc voulez-vous que ces honnĂÂȘtes gens aient pris des millions? ils Ă©taient bien gĂÂȘnĂ©s pendant la vie de leur pĂšre. Sans Kolb, leur rĂ©gisseur, et madame Kolb, qui leur est tout aussi dĂ©vouĂ©e que son mari, ils auraient eu bien de la peine Ă vivre. Qu'avaient-ils donc, avec la Verberie?... mille Ă©cus de rente!... Corentin prit Ă part Derville et lui dit - In vino veritas! la vĂ©ritĂ© se trouve dans les bouchons. Pour mon compte, je regarde une auberge comme le vĂ©ritable Etat-Civil d'un pays, le notaire n'est pas plus instruit que l'aubergiste de tout ce qui se passe dans un petit endroit... Voyez! nous sommes censĂ©s connaĂtre les Cointet, Kolb, etc... Un aubergiste est le rĂ©pertoire vivant de toutes les aventures, il fait la police sans s'en douter. Un gouvernement doit entretenir tout au plus deux cents espions; car, dans un pays comme la France, il y a dix millions d'honnĂÂȘtes mouchards. Mais nous ne sommes pas obligĂ©s de nous fier Ă ce rapport, quoique dĂ©jĂ l'on saurait dans cette petite ville quelque chose des douze cent mille francs disparus pour payer la terre de RubemprĂ©. Nous ne resterons pas ici longtemps... - Je l'espĂšre, dit Derville. - VoilĂ pourquoi, reprit Corentin, j'ai trouvĂ© le moyen le plus naturel pour faire sortir la vĂ©ritĂ© de la bouche des Ă©poux SĂ©chard. Je compte sur vous pour appuyer, de votre autoritĂ© d'avouĂ©, la petite ruse dont je me servirai pour vous faire entendre un compte clair et net de leur fortune. - AprĂšs le dĂner, nous partirons pour aller chez monsieur SĂ©chard, dit Corentin Ă la femme de l'aubergiste, vous aurez soin de nous prĂ©parer des lits, nous voulons chacun notre chambre. A la Belle-Etoile, il doit y avoir de la place. - Oh! monsieur, dit la femme, nous avons trouvĂ© l'enseigne. - Oh! le calembour existe dans tous les dĂ©partements, dit Corentin, vous n'en avez pas le monopole. - Vous ĂÂȘtes servis, messieurs, dit l'aubergiste. - Et, oĂÂč diable ce jeune homme aurait-il pris son argent?... L'anonyme aurait-il raison? serait-ce la monnaie d'une belle fille? dit Derville Ă Corentin en s'attablant pour dĂner. - Ah! ce serait le sujet d'une autre enquĂÂȘte, dit Corentin. Lucien de RubemprĂ© vit, m'a dit monsieur le duc de Chaulieu, avec une juive convertie, qui se faisait passer pour Hollandaise, et nommĂ©e Esther Van Bogseck. - Quelle singuliĂšre coĂÂŻncidence! dit l'avouĂ©, je cherche l'hĂ©ritiĂšre d'un Hollandais appelĂ© Gobseck, c'est le mĂÂȘme nom avec un changement de consonnes... - Eh! bien, dit Corentin, Ă Paris, je vous aurai des renseignements sur la filiation Ă mon retour Ă Paris. Une heure aprĂšs, les deux chargĂ©s d'affaires de la maison de Grandlieu partaient pour la Verberie, maison de monsieur et madame SĂ©chard. Une des mille souriciĂšres de Corentin Jamais Lucien n'avait Ă©prouvĂ© des Ă©motions aussi profondes que celles dont il fut saisi Ă la Verberie par la comparaison de sa destinĂ©e avec celle de son beau-frĂšre. Les deux Parisiens allaient y trouver le mĂÂȘme spectacle qui, quelques jours auparavant, avait frappĂ© Lucien. LĂ tout respirait le calme et l'abondance. A l'heure oĂÂč les deux Ă©trangers devaient arriver, le salon de la Verberie Ă©tait occupĂ© par une sociĂ©tĂ© de cinq personnes Le curĂ© de Marsac, jeune prĂÂȘtre de vingt-cinq ans qui s'Ă©tait fait, Ă la priĂšre de madame SĂ©chard, le prĂ©cepteur de son fils Lucien; le mĂ©decin du pays, nommĂ© monsieur Marron; le maire de la commune, et un vieux colonel retirĂ© du service qui cultivait les roses dans une petite propriĂ©tĂ©, situĂ©e en face de la Verberie, de l'autre cĂÂŽtĂ© de la route. Tous les soirs d'hiver, ces personnes venaient faire un innocent boston Ă un centime la fiche, prendre les journaux ou rapporter ceux qu'ils avaient lus. Quand monsieur et madame SĂ©chard achetĂšrent la Verberie, belle maison bĂÂątie en tufau et couverte en ardoises, ses dĂ©pendances d'agrĂ©ment consistaient en un petit jardin de deux arpents. Avec le temps, en y consacrant ses Ă©conomies, la belle madame SĂ©chard avait Ă©tendu son jardin jusqu'Ă un petit cours d'eau, en sacrifiant les vignes qu'elle achetait et les convertissant en gazons et en massifs. En ce moment, la Verberie, entourĂ©e d'un petit parc d'environ vingt arpents, clos de murs, passait pour la propriĂ©tĂ© la plus importante du pays. La maison de feu SĂ©chard et ses dĂ©pendances ne servaient plus qu'Ă l'exploitation de vingt et quelques arpents le vignes laissĂ©s par lui, outre cinq mĂ©tairies d'un produit d'environ six mille francs, et dix arpents de prĂ©s, situĂ©s le l'autre cĂÂŽtĂ© du cours d'eau, prĂ©cisĂ©ment en face du parc le la Verberie; aussi madame SĂ©chard comptait-elle bien les y comprendre l'annĂ©e prochaine. DĂ©jĂ , dans le pays, on donnait Ă la Verberie le nom de chĂÂąteau, et l'on appelait Eve SĂ©chard la dame de Marsac. En satisfaisant sa vanitĂ©, Lucien n'avait fait qu'imiter les paysans et les vignerons. Courtois, propriĂ©taire d'un moulin assis pittoresquement Ă quelques portĂ©es de fusil des prĂ©s de la Verberie, Ă©tait, dit-on, en marchĂ© pour ce moulin avec madame SĂ©chard. Cette acquisition probable allait finir de donner Ă la Verberie la tournure d'une terre de premier ordre dans le dĂ©partement. Madame SĂ©chard, qui faisait beaucoup de bien et avec autant de discernement que de grandeur, Ă©tait aussi estimĂ©e qu'aimĂ©e. Sa beautĂ©, devenue magnifique, atteignait alors Ă son plus grand dĂ©veloppement. Quoique ĂÂągĂ©e d'environ vingt-six ans, elle avait gardĂ© la fraĂcheur de la jeunesse en jouissant du repos et de l'abondance que donne la vie de campagne. Toujours amoureuse de son mari, elle respectait en lui l'homme de talent assez modeste pour renoncer au tapage de la gloire; enfin, pour la peindre, il suffit peut-ĂÂȘtre de dire que, dans toute sa vie, elle n'avait pas Ă compter un seul battement de coeur qui ne fĂ»t inspirĂ© par ses enfants ou par son mari. L'impĂÂŽt que ce mĂ©nage payait au malheur, on le devine, c'Ă©tait le chagrin profond que causait la vie de Lucien, dans laquelle Eve SĂ©chard pressentait des mystĂšres et les redoutait d'autant plus que, pendant sa derniĂšre visite, Lucien brisa sĂšchement Ă chaque interrogation de sa soeur en lui disant que les ambitieux ne devaient compte de leurs moyens qu'Ă eux-mĂÂȘmes. En six ans, Lucien avait vu sa soeur trois fois, et il ne lui avait pas Ă©crit plus de six lettres. Sa premiĂšre visite Ă la Verberie eut lieu lors de la mort de sa mĂšre, et la derniĂšre avait eu pour objet de demander le service de ce mensonge si nĂ©cessaire Ă sa politique. Ce fut entre monsieur, madame SĂ©chard et leur frĂšre, le sujet d'une scĂšne assez grave qui laissa des doutes affreux au coeur de cette douce et noble existence. L'intĂ©rieur de la maison, transformĂ© tout aussi bien que l'extĂ©rieur, sans prĂ©senter de luxe, Ă©tait confortable. On en jugera par un coup d'oeil rapide jetĂ© sur le salon oĂÂč se tenait en ce moment la compagnie. Un joli tapis d'Aubusson, des tentures en croisĂ© de coton gris ornĂ©es de galons en soie verte, des peintures imitant le bois de Spa, un meuble en acajou sculptĂ©, garni de casimir gris Ă passementeries vertes, des jardiniĂšres pleines de fleurs, malgrĂ© la saison, offraient un ensemble doux Ă l'oeil. Les rideaux des fenĂÂȘtres en soie verte, la garniture de la cheminĂ©e, l'encadrement des glaces Ă©taient exempts de ce faux goĂ»t qui gĂÂąte tout en province. Enfin les moindres dĂ©tails Ă©lĂ©gants et propres, tout reposait l'ĂÂąme et les regards par l'espĂšce de poĂ©sie qu'une femme aimante et spirituelle peut et doit introduire dans son mĂ©nage. Madame SĂ©chard, encore en deuil de son pĂšre, travaillait au coin du feu Ă un ouvrage en tapisserie, aidĂ©e par madame Kolb, la femme de charge, sur qui elle se reposait de tous les dĂ©tails de la maison. Au moment oĂÂč le cabriolet atteignit aux premiĂšres habitations de Marsac, la compagnie habituelle de la Verberie s'augmenta de Courtois, le meunier, veuf de sa femme, qui voulait se retirer des affaires, et qui espĂ©rait bien vendre sa propriĂ©tĂ© Ă laquelle madame Eve paraissait tenir, et Courtois savait le pourquoi. - VoilĂ un cabriolet qui arrĂÂȘte ici! dit Courtois en entendant Ă la porte un bruit de la voiture; et, Ă la ferraille, on peut prĂ©sumer qu'il est du pays - Ce sera sans doute Postel et sa femme qui viennent me voir, dit le mĂ©decin. - Non, dit Courtois, le cabriolet vient du cĂÂŽtĂ© de Mansle. - Matame, dit Kolb un grand et gros Alsacien foissi in afouĂ© tĂ© Baris qui tĂ©mente Ă barler Ă monciĂšre. - Un avouĂ©! .. s'Ă©cria SĂ©chard, ce mot-lĂ me donne la colique. - Merci, dit le maire de Marsac, nommĂ© Cachan, avouĂ© pendant vingt ans Ă AngoulĂÂȘme, et qui jadis avait Ă©tĂ© chargĂ© de poursuivre SĂ©chard. - Mon pauvre David ne changera pas, il sera toujours distrait! dit Eve en souriant. - Un avouĂ© de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires Ă Paris? - Non, dit Eve. - Vous y avez un frĂšre, dit Courtois en souriant. - Gare que ce ne soit Ă cause de la succession du pĂšre SĂ©chard, dit Cachan. Il a fait des affaires vĂ©reuses, le bonhomme!... En entrant, Corentin et Derville, aprĂšs avoir saluĂ© la compagnie et dĂ©clinĂ© leurs noms, demandĂšrent Ă parler en particulier Ă madame SĂ©chard et Ă son mari. - Volontiers, dit SĂ©chard. Mais, est-ce pour affaires? - Uniquement pour la succession de monsieur votre pĂšre, rĂ©pondit Corentin. - Permettez alors que monsieur le maire, qui est un ancien avouĂ© d'AngoulĂÂȘme, assiste Ă la confĂ©rence. - Vous ĂÂȘtes monsieur Derville?... dit Cachan en regardant Corentin. - Non, monsieur, c'est monsieur, rĂ©pondit Corentin en montrant l'avouĂ© qui salua. - Mais, dit SĂ©chard, nous sommes en famille, nous n'avons rien de cachĂ© pour nos voisins, nous n'avons pas besoin d'aller dans mon cabinet oĂÂč il n'y a pas de feu... Notre vie est au grand jour... - Celle de monsieur votre pĂšre, dit Corentin, a eu quelques mystĂšres que, peut-ĂÂȘtre, vous ne seriez pas bien aise de publier. - Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougit?... dit Eve effrayĂ©e. - Oh! non, c'est une peccadille de jeunesse, dit Corentin en tendant avec le plus grand sang-froid une de ses mille souriciĂšres a. Monsieur votre pĂšre vous a donnĂ© un frĂšre aĂnĂ©... - Ah! le vieil ours! cria Courtois, il ne vous aimait guĂšre monsieur SĂ©chard, et il vous a gardĂ© cela, le sournois... Ah! je comprends maintenant ce qu'il voulait dire, quand il me disait "Vous en verrez de belles lorsque je serai enterrĂ©!" - Oh! rassurez-vous, monsieur, dit Corentin Ă SĂ©chard en Ă©tudiant Eve par un regard de cĂÂŽtĂ©. - Un frĂšre! s'Ă©cria le mĂ©decin, mais voilĂ votre succession partagĂ©e en deux!... Derville affectait de regarder les belles gravures avant la lettre qui se trouvaient exposĂ©es sur les panneaux du salon. - Oh! rassurez-vous, madame, dit Corentin en voyant la surprise qui parut sur la belle figure de madame SĂ©chard, il ne s'agit que d'un enfant naturel. Les droits d'un enfant naturel ne sont pas ceux d'un enfant lĂ©gitime. Cet enfant est dans la plus profonde misĂšre, il a droit Ă une somme basĂ©e sur l'importance de la succession... Les millions laissĂ©s par monsieur votre pĂšre... A ce mot, millions, il y eut un cri de l'unanimitĂ© la plus complĂšte dans le salon. En ce moment, Derville n'examinait plus les gravures. - Le pĂšre SĂ©chard, des millions?... dit le gros Courtois. Qui vous a dit cela? quelque paysan. - Monsieur, dit Cachan, vous n'appartenez pas au Fisc, ainsi l'on peut vous dire ce qui en est... - Soyez tranquille, dit Corentin, je vous donne ma parole d'honneur de ne pas ĂÂȘtre un employĂ© des Domaines. Cachan, qui venait de faire signe Ă tout le monde de se taire, laissa Ă©chapper un mouvement de satisfaction. - Monsieur, reprit Corentin, n'y eĂ»t-il qu'un million, la part de l'enfant naturel serait encore assez belle. Nous ne venons pas faire un procĂšs, nous venons au contraire vous proposer de nous donner cent mille francs, et nous nous en retournons... - Cent mille francs!...s'Ă©cria Cachan en interrompant Corentin. Mais, monsieur, le pĂšre SĂ©chard a laissĂ© vingt arpents de vignes, cinq petites mĂ©tairies, dix arpents de prĂ©s Ă Marsac et pas un liard avec... .- Pour rien au monde, s'Ă©cria David SĂšchard en intervenant, je ne voudrais faire un mensonge, monsieur Cachan et moins encore en matiĂšre d'intĂ©rĂÂȘt qu'en toute autre... Monsieur, dit-il Ă Corentin et Ă Derville, mon pĂšre nous a laissĂ© outre ces biens... Courtois et Cachan eurent beau faire des signes Ă SĂ©chard, il ajouta Trois cent mille francs, ce qui porte l'importance de sa succession Ă cinq cent mille francs environ. - Monsieur Cachan, dit Eve SĂ©chard, quelle est la part que la loi donne Ă l'enfant naturel?... - Madame, dit Corentin, nous ne sommes pas des Turcs, nous vous demandons seulement de nous jurer devant ces messieurs que vous n'avez pas recueilli plus de cent mille Ă©cus en argent de la succession de votre beau-pĂšre, et nous nous entendrons bien... - Donnez auparavant votre parole d'honneur, dit l'ancien avouĂ© d'AngoulĂÂȘme Ă Derville, que vous ĂÂȘtes avouĂ©. - Voici mon passeport, dit Derville Ă Cachan en lui tendant un papier pliĂ© en quatre, et monsieur n'est pas, comme vous pourriez le croire, un inspecteur gĂ©nĂ©ral des domaines, rassurez-vous, ajouta Derville. Nous avions seulement un intĂ©rĂÂȘt puissant Ă savoir la vĂ©ritĂ© sur la succession SĂ©chard, et nous la savons... Derville prit madame Eve par la main, et l'emmena trĂšs courtoisement au bout du salon. - Madame, lui dit-il Ă voix basse, si l'honneur et l'avenir de la maison de Grandlieu n'Ă©taient intĂ©ressĂ©s dans cette question, je ne me serais pas prĂÂȘtĂ© Ă ce stratagĂšme inventĂ© par ce monsieur dĂ©corĂ©; mais vous l'excuserez, il s'agissait de dĂ©couvrir le mensonge Ă l'aide duquel monsieur votre frĂšre a surpris la religion de cette noble famille. Gardez-vous bien maintenant de laisser croire que vous avez donnĂ© douze cent mille francs Ă monsieur votre frĂšre pour acheter la terre de RubemprĂ©... - Douze cent mille francs! s'Ă©cria madame SĂ©chard en pĂÂąlissant. Et oĂÂč les a-t-il pris, lui, le malheureux?... - Ah! voilĂ , dit Derville, j'ai peur que la source de cette fortune ne soit bien impure. Eve eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent. - Nous vous avons rendu peut-ĂÂȘtre un grand service, lui dit Derville, en vous empĂÂȘchant de tremper dans un mensonge dont les suites peuvent ĂÂȘtre trĂšs dangereuses. Derville laissa madame SĂ©chard assise, pĂÂąle, des larmes sur les joues, et salua la compagnie. - A Mansle! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet. La diligence allant de Bordeaux Ă Paris, qui passa dans la nuit, eut une place; Derville pria Corentin de le laisser en profiter, en objectant ses affaires; mais, au fond, il se dĂ©fiait de son compagnon de voyage, dont la dextĂ©ritĂ© diplomatique et le sang-froid lui parurent ĂÂȘtre de l'habitude. Corentin resta trois jours Ă Mansle sans trouver d'occasion pour partir; il fut obligĂ© d'Ă©crire Ă Bordeaux et d'y retenir une place pour Paris, oĂÂč il ne put revenir que neuf jours aprĂšs son dĂ©part. Pendant ce temps-lĂ , Peyrade allait tous les matins, soit Ă Passy, soit Ă Paris, chez Corentin, savoir s'il Ă©tait revenu. Le huitiĂšme jour, il laissa, dans l'un et l'autre domicile, une lettre Ă©crite en chiffres Ă eux, pour expliquer Ă son ami le genre de mort dont il Ă©tait menacĂ©, l'enlĂšvement de Lydie et l'affreuse destinĂ©e Ă laquelle ses ennemis le vouaient. ManĂ©, ThĂ©cel, PharĂšs AttaquĂ© comme jusqu'alors il avait attaquĂ© les autres Peyrade, privĂ© de Corentin, mais aidĂ© par Contenson, n'en resta pas moins sous son costume de Nabab. Encore que ses invisibles ennemis l'eussent dĂ©couvert, il pensait assez sagement saisir quelques lueurs en demeurant sur le terrain mĂÂȘme de la lutte. Contenson avait mis en campagne toutes ses connaissances Ă la piste de Lydie, il espĂ©rait dĂ©couvrir la maison dans laquelle elle Ă©tait cachĂ©e; mais, de jour en jour, l'impossibilitĂ©, de plus en plus dĂ©montrĂ©e, de savoir la moindre chose, ajouta d'heure en heure au dĂ©sespoir de Peyrade. Le vieil espion se fit entourer d'une garde de douze ou quinze agents les plus habiles. On surveillait les alentours de la rue des Moineaux et la rue Taitbout oĂÂč il vivait en Nabab chez madame du Val-Noble. Pendant le trois derniers jours du dĂ©lai fatal accordĂ© par Asie pour rĂ©tablir Lucien sur l'ancien pied Ă l'hĂÂŽtel de Grandlieu, Contenson ne quitta pas le vĂ©tĂ©ran de l'ancienne Lieutenance-gĂ©nĂ©rale de police. Ainsi, la poĂ©sie de terreur que les stratagĂšmes des tribus ennemies en guerre rĂ©pandent au sein des forĂÂȘts de l'AmĂ©rique, et dont a tant profitĂ© Cooper, s'attachait aux plus petits dĂ©tails de la vie parisienne. Les passants, les boutiques, les fiacres, une personne debout Ă une croisĂ©e, tout offrait aux Hommes-NumĂ©ros Ă qui la dĂ©fense de la vie du vieux Peyrade Ă©tait confiĂ©e, l'intĂ©rĂÂȘt Ă©norme que prĂ©sentent dans les romans de Cooper un tronc d'arbre, une habitation de castors, un rocher, la peau d'un bison, un canot immobile, un feuillage Ă fleur d'eau. - Si l'Espagnol est parti, vous n'avez rien Ă craindre, disait Contenson Ă Peyrade en lui faisant remarquer la profonde tranquillitĂ© dont ils jouissaient. - Et s'il n'est pas parti? rĂ©pondait Peyrade. - Il a emmenĂ© un de mes hommes derriĂšre sa calĂšche; mais, Ă Blois, mon homme, forcĂ© de descendre, n'a pu rattraper la voiture. Cinq jours aprĂšs le retour de Derville, un matin, Lucien reçut la visite de Rastignac. - Je suis, mon cher, au dĂ©sespoir d'avoir Ă m'acquitter d'une nĂ©gociation qu'on m'a confiĂ©e Ă cause de notre connaissance intime. Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espĂ©rer de le renouer. Ne remets plus les pieds Ă l'hĂÂŽtel de Grandlieu. Pour Ă©pouser Clotilde, il faut attendre la mort de son pĂšre, et il est devenu trop Ă©goĂÂŻste pour mourir de sitĂÂŽt. Les vieux joueurs de wisk tiennent longtemps... sur leur bord... de table. Clotilde va partir pour l'Italie avec Madeleine de Lenoncourt-Chaulieu. La pauvre fille t'aime tant, mon cher, qu'il a fallu la surveiller; elle voulait venir te voir, elle avait fait son petit projet d'Ă©vasion... C'est une consolation dans ton malheur. Lucien ne rĂ©pondait pas, il regardait Rastignac. - AprĂšs tout, est-ce un malheur!... lui dit son compatriote, tu trouveras bien facilement une autre fille aussi noble et plus belle que Clotilde!... Madame de SĂ©risy te mariera par vengeance, elle ne peut pas souffrir les Grandlieu, qui n'ont jamais voulu la recevoir; elle a une niĂšce, la petite ClĂ©mence du Rouvre... - Mon cher, depuis notre dernier souper je ne suis pas bien avec madame de SĂ©risy, elle m'a vu dans la loge d'Esther, elle m'a fait une scĂšne, et je l'ai laissĂ©e faire. - Une femme de plus de quarante ans ne se brouille pas pour longtemps avec un jeune homme aussi beau que toi, dit Rastignac. Je connais un peu ces couchers de soleil... ça dure dix minutes Ă l'horizon, et dix ans dans le coeur d'une femme. - Voici huit jours que j'attends une lettre d'elle. - Vas-y! - Maintenant, il le faudra bien. - Viens-tu, du moins, chez la Val-Noble? son Nabab rend Ă Nucingen le souper qu'il en a reçu. - J'en suis et j'irai, dit Lucien d'un air grave. Le lendemain de la confirmation de son malheur, dont l'avis fut aussitĂÂŽt donnĂ© par Asie Ă Carlos, Lucien vint avec Rastignac et Nucingen chez le faux Nabab. A minuit, l'ancienne salle Ă manger d'Esther rĂ©unissait presque tous les personnages de ce drame dont l'intĂ©rĂÂȘt, cachĂ© sous le lit mĂÂȘme de ces existences torrentielles, n'Ă©tait connu que d'Esther, de Lucien, de Peyrade, du mulĂÂątre Contenson et de Paccard, qui vint servir sa maĂtresse. Asie avait Ă©tĂ© priĂ©e par madame du Val-Noble, Ă l'insu de Peyrade et de Contenson, de venir aider sa cuisiniĂšre. En se mettant Ă table, Peyrade, qui donna cinq cents francs Ă madame du Val-Noble pour bien faire les choses, trouva dans sa serviette un petit papier sur lequel il lut ces mots Ă©crits au crayon Les dix jours expirent au moment oĂÂč vous vous mettez Ă table. Peyrade passa le papier Ă Contenson, qui se trouvait derriĂšre lui, en lui disant en anglais "Est-ce toi qui as fourrĂ© lĂ mon nom?" Contenson lut Ă la lueur des bougies ce Mane, Tecel, PharĂšs, et mit le papier dans sa poche, mais il savait combien il est difficile de vĂ©rifier une Ă©criture au crayon et surtout une phrase tracĂ©e en lettres majuscules, c'est-Ă -dire avec des lignes pour ainsi dire mathĂ©matiques, puisque les lettres capitales se composent uniquement de courbes et de droites, dans lesquelles il est impossible de reconnaĂtre les habitudes de la main, comme dans l'Ă©criture dit cursive. Ce souper fut sans aucune gaietĂ©. Peyrade Ă©tait en proie Ă une prĂ©occupation visible. Des jeunes viveurs qui savaient Ă©gayer un souper, il ne se trouvait lĂ que Lucien et Rastignac. Lucien Ă©tait fort triste et songeur. Rastignac, qui venait de perdre, avant le souper, deux mille francs, buvait et mangeait avec l'idĂ©e de se rattraper aprĂšs le souper. Les trois femmes, frappĂ©es de ce froid, se regardĂšrent. L'ennui dĂ©pouilla les mets de leur saveur. Il en est des soupers comme des piĂšces de thĂ©ĂÂątre et des livres, ils ont leurs hasards. A la fin du souper on servit des glaces, dites plombiĂšres. Tout le monde sait que ces sortes de glaces contiennent de petits fruits confits trĂšs dĂ©licats placĂ©s Ă la surface de la glace qui se sert dans un petit verre, sans y affecter la forme pyramidale. Ces glaces avaient Ă©tĂ© commandĂ©es par madame du Val-Noble chez Tortoni, dont le cĂ©lĂšbre Ă©tablissement se trouve au coin de la rue Taitbout et du boulevard. La cuisiniĂšre fit appeler le mulĂÂątre pour payer la note du glacier. Contenson, Ă qui l'exigence du garçon ne parut pas naturelle, descendit et l'aplatit par ce mot "Vous n'ĂÂȘtes donc pas de chez Tortoni?..." et il remonta sur-le-champ. Mais Paccard avait dĂ©jĂ profitĂ© de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. A peine le mulĂÂątre atteignait-il la porte de l'appartement qu'un des agents qui surveillaient la rue des Moineaux cria dans l'escalier "NumĂ©ro vingt-sept." - Qu'y a-t-il? rĂ©pondit Contenson en redescendant avec rapiditĂ© jusqu'au bas de la rampe. - Dites au papa que sa fille est rentrĂ©e, et dans quel Ă©tat! bon Dieu! qu'il vienne, elle se meurt. Au moment oĂÂč Contenson rentra dans la salle Ă manger, le vieux Peyrade, qui d'ailleurs avait notablement bu, gobait la petite cerise de sa plombiĂšre. On portait la santĂ© de madame du Val-Noble, le Nabab remplit son verre d'un vin dit de Constance, et le vida. Quelque troublĂ© que fĂ»t Contenson par la nouvelle qu'il allait apprendre Ă Peyrade, il fut, en rentrant, frappĂ© de la profonde attention avec laquelle Paccard regardait le Nabab. Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient Ă deux flammes fixes. Cette observation, malgrĂ© son importance, ne devait cependant pas retarder le mulĂÂątre, et il se pencha vers son maĂtre au moment oĂÂč Peyrade replaçait son verre vide sur la table. - Lydie est Ă la maison, dit Contenson, et dans un bien triste Ă©tat. Peyrade lĂÂącha le plus français des jurons français avec un accent mĂ©ridional si prononcĂ© que le plus profond Ă©tonnement parut sur la figure de tous les convives. En s'apercevant de sa faute, Peyrade avoua son dĂ©guisement en disant Ă Contenson en bon français - Trouve un fiacre!... je fiche le camp. Tout le monde se leva de table. - Qui donc ĂÂȘtes-vous? s'Ă©cria Lucien. - Ui!... dit le baron. - Bixiou m'avait soutenu que vous saviez faire l'Anglais mieux que lui, et je ne voulais pas le croire, dit Rastignac. - C'est quelque banqueroutier dĂ©couvert, dit du Tillet Ă haute voix, je m'en doutais!... - Quel singulier pays que Paris!... dit madame du Val-Noble. AprĂšs avoir fait faillite dans son quartier, un marchand y reparaĂt en nabab ou en dandy aux Champs-ElysĂ©es impunĂ©ment!... Oh! j'ai du malheur, la faillite est mon insecte. - On dit que toutes les fleurs ont le leur, dit tranquillement Esther, le mien ressemble Ă celui de ClĂ©opĂÂątre, un aspic. - Ce que je suis!... dit Peyrade Ă la porte. Ah! vous le saurez, car, si je meurs, je sortirai de mon tombeau pour vous venir tirer par les pieds pendant toutes les nuits!... En disant ces derniers mots, il regardait Esther et Lucien; puis il profita de l'Ă©tonnement gĂ©nĂ©ral pour disparaĂtre avec une excessive agilitĂ©, car il voulut courir chez lui sans attendre le fiacre. Dans la rue, Asie, enveloppĂ©e d'une coiffe noire comme en portaient alors les femmes pour sortir du bal, arrĂÂȘta l'espion par le bras, au seuil de la porte cochĂšre. - Envoie chercher les sacrements, papa Peyrade, lui dit-elle de cette voix qui dĂ©jĂ lui avait prophĂ©tisĂ© le malheur. Une voiture Ă©tait lĂ , Asie y monta, la voiture disparut comme emportĂ©e par le vent. Il y avait cinq voitures, les hommes de Peyrade ne purent rien savoir. Terrible serment de Corentin En arrivant Ă sa maison de campagne dans une des places les plus retirĂ©es et les plus riantes de la petite ville de Passy, rue des Vignes, Corentin, qui passait pour un nĂ©gociant dĂ©vorĂ© par la passion du jardinage, trouva les chiffres de son ami Peyrade. Au lieu de se reposer, il remonta dans le fiacre qui l'avait amenĂ©, se fit conduire rue des Moineaux et n'y trouva que Katt. Il apprit de la Flamande la disparition de Lydie et demeura surpris du dĂ©faut de prĂ©voyance que Peyrade et lui avaient eu. - Ils ne me connaissent pas encore, se dit-il. Ces gens-lĂ sont capables de tout, il faut savoir s'ils tueront Peyrade, car alors je ne me montrerai plus... Plus sa vie est infĂÂąme, plus l'homme y tient; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. Corentin descendit, s'en alla chez lui se dĂ©guiser en petit vieillard souffreteux, Ă petite redingote verdĂÂątre, Ă petite perruque en chiendent, et revint Ă pied, ramenĂ© par son amitiĂ© pour Peyrade. Il voulait donner des ordres Ă ses NumĂ©ros les plus dĂ©vouĂ©s et les plus habiles. En longeant la rue Saint-HonorĂ© pour venir de la place VendĂÂŽme Ă la rue Saint-Roch, il marcha derriĂšre une fille en pantoufles, et habillĂ©e comme l'est une femme pour la nuit. Cette fille, qui portait une camisole blanche, et sur la tĂÂȘte un bonnet de nuit, laissait Ă©chapper de temps en temps des sanglots mĂÂȘlĂ©s Ă des plaintes involontaires; Corentin la devança de quelques pas et reconnut Lydie. - Je suis l'ami de votre pĂšre, monsieur CanquoĂlle, dit-il de sa voix naturelle. - Ah! voici donc quelqu'un Ă qui je puis me fier!... dit-elle. - N'ayez pas l'air de me connaĂtre, reprit Corentin, car nous sommes poursuivis par de cruels ennemis, et forcĂ©s de nous dĂ©guiser. Mais racontez-moi ce qui vous est arrivĂ©... - Oh! monsieur, dit la pauvre fille, cela se dit et ne se raconte pas... Je suis dĂ©shonorĂ©e, perdue, sans pouvoir m'expliquer comment!... - D'oĂÂč venez-vous?... - Je ne sais pas, monsieur! je me suis sauvĂ©e avec tant de prĂ©cipitation, j'ai fait tant de rues, tant de dĂ©tours, en me croyant suivie... Et quand je rencontrais quelqu'un d'honnĂÂȘte, je demandais le chemin pour aller sur les boulevards, afin de gagner la rue de la Paix! Enfin, aprĂšs avoir marchĂ© pendant... Quelle heure est-il? - Onze heures et demie! dit Corentin. - Je me suis sauvĂ©e Ă la tombĂ©e de la nuit, voici donc cinq heures que je marche!... s'Ă©cria Lydie. - Allons, vous allez vous reposer, vous trouverez votre bonne Katt... - Oh! monsieur, il n'y a plus de repos pour moi! Je ne veux pas d'autre repos que celui de la tombe; et j'irai l'attendre dans un couvent, si l'on me juge digne d'y entrer... - Pauvre petite! vous avez bien rĂ©sistĂ©? - Oui, monsieur. Ah! si vous saviez au milieu de quelles crĂ©atures abjectes on m'a mise... - On vous a sans doute endormie? - Ah! c'est cela? dit la pauvre Lydie. Encore un peu de force, et j'atteindrai la maison. Je me sens dĂ©faillir, et mes idĂ©es ne sont pas trĂšs nettes... Tout Ă l'heure je me croyais dans un jardin... Corentin porta Lydie dans ses bras, oĂÂč elle perdit connaissance, et il la monta par les escaliers. - Katt! cria-t-il. Katt parut et jeta des cris de joie. - Ne vous hĂÂątez pas de vous rĂ©jouir! dit sentencieusement Corentin, cette jeune fille est bien malade. Quand Lydie eut Ă©tĂ© posĂ©e sur son lit, lorsque Ă la lueur de deux bougies allumĂ©es par Katt, elle reconnut sa chambre, elle eut le dĂ©lire. Elle chanta des ritournelles d'airs gracieux, et tour Ă tour vocifĂ©ra certaines phrases horribles qu'elle avait entendues! Sa belle figure Ă©tait marbrĂ©e de teintes violettes. Elle mĂÂȘlait les souvenirs de sa vie si pure Ă ceux de ces dix jours d'infamie. Katt pleurait. Corentin se promenait dans la chambre en s'arrĂÂȘtant par moments pour examiner Lydie. - Elle paie pour son pĂšre! dit-il. Y aurait-il une Providence? - Oh! ai-je eu raison de ne pas avoir de famille... Un enfant! c'est, ma parole d'honneur, comme le dit je ne sais quel philosophe, un otage qu'on donne au malheur!... - Oh! dit la pauvre enfant en se mettant sur son sĂ©ant et laissant ses beaux cheveux dĂ©roulĂ©s, au lieu d'ĂÂȘtre couchĂ©e ici, Katt, je devrais ĂÂȘtre couchĂ©e sur le sable au fond de la Seine... - Katt, au lieu de pleurer et de regarder votre enfant, ce qui ne la guĂ©rira pas, vous devriez aller chercher un mĂ©decin, celui de la Mairie d'abord, puis messieurs Desplein et Bianchon... Il faut sauver cette innocente crĂ©ature... Et Corentin Ă©crivit les adresses des deux cĂ©lĂšbres docteurs. En ce moment, l'escalier fut grimpĂ© par un homme Ă qui les marches en Ă©taient familiĂšres, la porte s'ouvrit. Peyrade, en sueur, la figure violacĂ©e, les yeux presque ensanglantĂ©s, soufflant comme un dauphin, bondit de la porte de l'appartement Ă la chambre de Lydie en criant "OĂÂč est ma fille?..." Il vit un triste geste de Corentin, le regard de Peyrade suivit le geste. On ne peut comparer l'Ă©tat de Lydie qu'Ă celui d'une fleur, amoureusement cultivĂ©e par un botaniste, tombĂ©e de sa tige, Ă©crasĂ©e par les souliers ferrĂ©s d'un paysan. Transportez cette image dans le coeur mĂÂȘme de la PaternitĂ©, vous comprendrez le coup que reçut Peyrade, Ă qui de grosses larmes vinrent aux yeux. - On pleure, c'est mon pĂšre, dit l'enfant. Lydie put encore reconnaĂtre son pĂšre; elle se souleva, vint se mettre aux genoux du vieillard au moment oĂÂč il tomba sur un fauteuil. - Pardon, papa!... dit-elle d'une voix qui perça le coeur de Peyrade au moment oĂÂč il sentit comme un coup de massue appliquĂ© sur son crĂÂąne. - Je meurs... ah! les gredins! fut son dernier mot. Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir. - Mort empoisonnĂ©!... se dit Corentin. - Bon, voici le mĂ©decin, s'Ă©cria-t-il en entendant le bruit d'une voiture. Contenson, qui se montra dĂ©barbouillĂ© de sa mulĂÂątrerie, resta comme changĂ© en statue de bronze en entendant dire Ă Lydie "Tu ne me pardonnes donc pas, mon pĂšre?... Ce n'est pas ma faute! Elle ne s'apercevait pas que son pĂšre Ă©tait mort. - Oh! quels yeux il me fait!..." dit la pauvre folle... - Il faut les lui fermer, dit Contenson, qui plaça feu Peyrade sur le lit. - Nous faisons une sottise, dit Corentin, emportons-le chez lui; sa fille est Ă moitiĂ© folle, elle le deviendrait tout Ă fait en s'apercevant de sa mort, elle croirait l'avoir tuĂ©. En voyant emporter son pĂšre, Lydie resta comme hĂ©bĂ©tĂ©e. - VoilĂ mon seul ami!... dit Corentin en paraissant Ă©mu quand Peyrade fut exposĂ© sur son lit dans sa chambre. Il n'a eu dans toute sa vie qu'une seule pensĂ©e cupide! et ce fut pour sa fille!... Que cela te serve de leçon, Contenson. Chaque Ă©tat a son honneur. Peyrade a eu tort de se mĂÂȘler des affaires particuliĂšres, nous n'avons qu'Ă nous occuper des affaires publiques. Mais, quoi qu'il puisse arriver, je jure, dit-il avec un accent, un regard et un geste qui frappĂšrent Contenson d'Ă©pouvante, de venger mon pauvre Peyrade! je dĂ©couvrirai les auteurs de sa mort et ceux de la honte de sa fille!... Et, par mon propre Ă©goĂÂŻsme, par le peu de jours qui me restent, et que je risque dans cette vengeance, tous ces gens-lĂ finiront leurs jours Ă quatre heures, en pleine santĂ©, rasĂ©s, net, en place de GrĂšve!... - Et je vous y aiderai! dit Contenson Ă©mu. Rien n'est en effet plus Ă©mouvant que le spectacle de la passion chez un homme froid, compassĂ©, mĂ©thodique, en qui, depuis vingt ans, personne n'avait aperçu le moindre mouvement de sensibilitĂ©. C'est la barre de fer en fusion, qui fond tout ce qu'elle rencontre. Aussi Contenson eut-il une rĂ©volution d'entrailles. - Pauvre pĂšre CanquoĂlle, reprit-il en regardant Corentin, il m'a souvent rĂ©galĂ©... Et tenez... - il n'y a que les gens vicieux qui sachent faire de ces choses-lĂ , - souvent il m'a donnĂ© dix francs pour aller au jeu... AprĂšs cette oraison funĂšbre, les deux vengeurs de Peyrade allĂšrent chez Lydie en entendant Kart et le mĂ©decin de la Mairie dans les escaliers. - Va chez le commissaire de police, dit Corentin, le Procureur du Roi ne trouverait pas en ceci les Ă©lĂ©ments d'une poursuite; mais nous allons faire un rapport Ă la PrĂ©fecture, ça pourra servir peut-ĂÂȘtre Ă quelque chose. - Monsieur, dit Corentin au mĂ©decin de la Mairie, vous allez trouver dans cette chambre un homme mort; je ne crois pas sa mort naturelle, vous ferez l'autopsie en prĂ©sence de monsieur le commissaire de police, qui, sur mon invitation, va venir. TĂÂąchez de dĂ©couvrir les traces du poison; vous serez d'ailleurs assistĂ© dans quelques instants de messieurs Desplein et Bianchon, que j'ai mandĂ©s pour examiner la fille de mon meilleur ami dont l'Ă©tat est pire que celui du pĂšre, quoiqu'il soit mort.. - Je n'ai pas besoin, dit le mĂ©decin de la Mairie, de ces messieurs pour faire mon mĂ©tier... - Ah! bon, pensa Corentin. - Ne nous heurtons pas, monsieur, reprit Corentin. En deux mots, voici mon opinion. Ceux qui viennent de tuer le pĂšre ont aussi dĂ©shonorĂ© la fille. Au jour, Lydie avait fini par succomber Ă sa fatigue; elle dormait quand l'illustre chirurgien et le jeune mĂ©decin arrivĂšrent. Le mĂ©decin chargĂ© de constater le dĂ©cĂšs avait alors ouvert Peyrade et cherchait les causes de la mort. - En attendant que l'on Ă©veille la malade, dit Corentin aux deux cĂ©lĂšbres docteurs, voudriez-vous aider un de vos confrĂšres dans une constatation qui certainement aura de l'intĂ©rĂÂȘt pour vous, et votre avis ne sera pas de trop au procĂšs-verbal. - Votre parent est mort d'apoplexie, dit le mĂ©decin, il y a les preuves d'une congestion cĂ©rĂ©brale effrayante... - Examinez, messieurs, dit Corentin, et cherchez s'il n'y a pas dans la Toxicologie des poisons qui produisent le mĂÂȘme effet. - L'estomac, dit le mĂ©decin, Ă©tait absolument plein de matiĂšres; mais, Ă moins de les analyser avec des appareils chimiques, je ne vois aucune trace de poison. - Si les caractĂšres de la congestion cĂ©rĂ©brale sont bien reconnus, il y a lĂ , vu l'ĂÂąge du sujet, une cause suffisante de mort, dit Desplein en montrant l'Ă©norme quantitĂ© d'aliments... - Est-ce ici qu'il a mangĂ©? demanda Bianchon. - Non, dit Corentin, il est venu du boulevard ici rapidement, et il a trouvĂ© sa fille violĂ©e... - VoilĂ le vrai poison, s'il aimait sa fille, dit Bianchon. - Quel serait le poison qui pourrait produire cet effet-lĂ ? demanda Corentin sans abandonner son idĂ©e. - Il n'y en a qu'un, dit Desplein aprĂšs avoir examinĂ© tout avec soin. C'est un poison de l'archipel de java, pris Ă des arbustes assez peu connus encore, de la nature des Strychnos, et qui servent Ă empoisonner ces armes si dangereuses... les Kris malais... On le dit, du moins... Le commissaire de police arriva, Corentin lui fit part de ses soupçons, le pria de rĂ©diger un rapport en lui disant dans quelle maison et avec quels gens Peyrade avait soupĂ©; puis il l'instruisit du complot formĂ© contre les jours de Peyrade et des causes de l'Ă©tat oĂÂč se trouvait Lydie. AprĂšs, Corentin passa dans l'appartement de la pauvre fille, oĂÂč Desplein et Bianchon examinaient la malade; mais il les rencontra sur le pas de la porte. - Eh! bien, messieurs! demanda Corentin. - Placez cette fille-lĂ dans une maison de santĂ©, si elle ne recouvre pas la raison en accouchant, si toutefois elle devient grosse, elle finira ses jours folle-mĂ©lancolique. Il -n'y a pas, pour la guĂ©rison, d'autre ressource que dans le sentiment maternel s'il se rĂ©veille... Corentin donna quarante francs en or Ă chaque docteur, et se tourna vers le commissaire de police, qui le tirait par la manche. - Le mĂ©decin prĂ©tend que la mort est naturelle, dit le fonctionnaire, et je puis d'autant moins faire un rapport qu'il s'agit du pĂšre CanquoĂlle, il se mĂÂȘlait de bien des affaires, et nous ne saurions pas trop Ă qui nous nous attaquerions... Ces gens-lĂ meurent souvent par ordre... - Je me nomme Corentin, dit Corentin Ă l'oreille du commissaire de police. Le commissaire laissa Ă©chapper un mouvement de surprise. - Donc, faites une note, reprit Corentin, elle sera trĂšs utile plus tard, et ne l'envoyez qu'Ă titre de renseignements confidentiels. Le crime est improuvable, et je sais que l'instruction serait arrĂÂȘtĂ©e au premier pas... Mais je livrerai quelque jour les coupables, je vais les surveiller et les prendre en flagrant dĂ©lit. Le commissaire de police salua Corentin et partit. - Monsieur, dit Katt, mademoiselle ne fait que chanter et danser, que faire?... - Mais il est donc survenu quelque chose?... - Elle a su que son pĂšre venait de mourir... - Mettez-la dans un fiacre et conduisez-la tout bonnement Ă Charenton; Je vais Ă©crire un mot au Directeur-GĂ©nĂ©ral de la Police du Royaume afin qu'elle y soit placĂ©e convenablement. La fille Ă Charenton, le pĂšre dans la fosse commune, dit Corentin. Contenson, va commander le char des pauvres... Maintenant, Ă nous deux, don Carlos Herrera... - Carlos! dit Contenson, il est en Espagne. - Il est Ă Paris! dit pĂ©remptoirement Corentin. Il y a lĂ du gĂ©nie espagnol du temps de Philippe II, mais j'ai des traquenards pour tout le monde, mĂÂȘme pour les rois. Une souriciĂšre oĂÂč se prend le rat Cinq jours aprĂšs la disparition du Nabab, madame du Val-Noble Ă©tait, Ă neuf heures du matin, assise au chevet du lit d'Esther et y pleurait, car elle se sentait sur un des versants de la misĂšre. - Si, du moins, j'avais cent louis de rente! Avec cela, ma chĂšre, on se retire dans une petite ville quelconque, et on y trouve Ă se marier... - Je puis te les faire avoir, dit Esther. - Et comment? s'Ă©cria madame du Val-Noble. - Oh! bien naturellement. Ecoute. Tu vas vouloir te tuer, joue bien cette comĂ©die-lĂ ; tu feras venir Asie, et tu lui proposeras dix mille francs contre deux perles noires en verre trĂšs mince oĂÂč se trouve un poison qui tue en une seconde; tu me les apporteras, je t'en donne cinquante mille francs... - Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-mĂÂȘme? dit madame du Val-Noble. Asie ne me les vendrait pas. - Ce n'est pas pour toi?... dit madame du Val-Noble. Peut-ĂÂȘtre. - Toi! qui vis au milieu de la joie, du luxe, dans une maison Ă toi! la veille d'une fĂÂȘte dont on parlera pendant dix ans! qui coĂ»te Ă Nucingen vingt mille francs. On mangera, dit-on, des fraises au mois de fĂ©vrier, des asperges, des raisins.. des melons... Il y aura pour mille Ă©cus de fleurs dans les appartements. - Que dis-tu donc? il y a pour mille Ă©cus de roses dans l'escalier seulement. - On dit que ta toilette coĂ»te dix mille francs? - Oui, ma robe est en point de Bruxelles, et Delphine, sa femme, est furieuse. Mais j'ai voulu avoir un dĂ©guisement de mariĂ©e. - OĂÂč sont les dix mille francs? dit madame du Val-Noble. - C'est toute ma monnaie, dit Esther en souriant. Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier Ă papillotes... - Quand on parle de mourir, on ne se tue guĂšre, dit madame du Val-Noble. Si c'Ă©tait pour commettre... - Un crime, va donc! dit Esther en achevant la pensĂ©e de son amie qui hĂ©sitait. Tu peux ĂÂȘtre tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. J'avais une amie, une femme bien heureuse, elle est morte, je la suivrai voilĂ tout. - Es-tu bĂÂȘte!... - Que veux-tu, nous nous l'Ă©tions promis. - Laisse-toi protester ce billet-lĂ , dit l'amie en souriant. Fais ce que je te dis, et va-t'en. J'entends une voiture qui arrive, et c'est Nucingen, un homme qui deviendra fou de bonheur! Il m'aime, celui-lĂ ... Pourquoi n'aime-t-on pas ceux qui nous aiment, car enfin ils font tout pour nous plaire... - Ah! voilĂ , dit madame du Val-Noble, c'est l'histoire du hareng qui est le plus intrigant des poissons. - Pourquoi?... - Eh! bien, on n'a jamais pu le savoir. - Mais, va-t'en donc, ma biche! Il faut que je demande tes cinquante mille francs. - Eh! bien, adieu... Depuis trois jours, les maniĂšres d'Esther avec le baron de Nucingen avaient entiĂšrement changĂ©. Le singe Ă©tait devenu chatte, et la chatte devenait femme. Esther versait sur ce vieillard des trĂ©sors d'affection, elle se faisait charmante. Ses discours, dĂ©nuĂ©s de malice et d'ĂÂącretĂ©, pleins d'insinuations tendres, avaient portĂ© la conviction dans l'esprit du lourd banquier, elle l'appelait Fritz, il se croyait aimĂ©. - Mon pauvre Fritz, je t'ai bien Ă©prouvĂ©, dit-elle, je t'ai bien tourmentĂ©, tu as Ă©tĂ© sublime de patience, tu m'aimes, je le vois, et je t'en rĂ©compenserai. Tu me plais maintenant, et je ne sais pas comment cela s'est fait, mais je te prĂ©fĂ©rerais Ă un jeune homme. C'est peut-ĂÂȘtre l'effet de l'expĂ©rience. A la longue on finit par s'apercevoir que le plaisir est la fortune de l'ĂÂąme, et ce n'est pas plus flatteur d'ĂÂȘtre aimĂ© pour le plaisir que d'ĂÂȘtre aimĂ© pour son argent... Et puis, les jeunes gens sont trop Ă©goĂÂŻstes, ils pensent plus Ă eux qu'Ă nous; tandis que toi tu ne penses qu'Ă moi. Je suis toute ta vie. Aussi ne veux-je plus rien de toi, je veux te prouver Ă quel point je suis dĂ©sintĂ©ressĂ©e. - Che ne vus ai rien tonnĂ©, rĂ©pondit le baron charmĂ©, che gomde fus abborder temain drande mil vrancs te rendes... c'ede mon gĂÂąteau te noces... Esther embrassa si gentiment Nucingen qu'elle le fit pĂÂąlir, sans pilules. - Oh! dit-elle, n'allez pas croire que ce soit pour vos trente mille francs de rente que je suis ainsi, c'est parce que maintenant... Je t'aime, mon gros FrĂ©dĂ©ric... - Oh! mon tiĂ©! birguoi m'afoir Ă©broufĂ©... ch'eusse Ă©dĂ© si bireux tĂ©buis drois mois... - Est-ce en trois pour cent ou en cinq? ma bichette, dit Esther en passant les mains dans les cheveux de Nucingen et les lui arrangeant Ă sa fantaisie. - En drois... ch'en affais tes masses. Le baron apportait donc ce matin l'inscription sur le Grand-Livre; il venait dĂ©jeuner avec sa chĂšre petite fille, prendre ses ordres pour le lendemain, le fameux samedi, le grand jour! - Dennez, ma bedide phĂÂąme, ma seile phĂÂąme, dit joyeusement le banquier dont la figure rayonnait de bonheur, foissi te guoi bayer fos tĂ©benses te guisine bir le resdant te fos churs... Esther prit le papier sans la moindre Ă©motion, elle le plia, le mit dans sa toilette. - Vous voilĂ bien content, monstre d'iniquitĂ©, dit-elle en donnant une petite tape sur la joue de Nucingen, de me voir acceptant enfin quelque chose de vous. Je ne puis plus vous dire vos vĂ©ritĂ©s, car je partage le fruit de ce que vous appelez vos travaux... Ce n'est pas un cadeau, ça mon pauvre garçon, c'est une restitution... Allons, ne prenez pas votre figure de Bourse. Tu sais bien que je t'aime. - Ma pelle Esder, mon anche t'amur, dit le banquier, ne me barlez blis ainsi... dennez... ça me seraid Ă©cal que la derre endiĂšre me brĂt bir ein folleire, si j'Ă©dais ein bonnĂÂȘde ĂÂŽme Ă fos yex... Je vus ĂÂąme tuchurs te blis en blis. - C'est mon plan, dit Esther. Aussi ne te dirai-je plus jamais rien qui te chagrine, mon bichon d'Ă©lĂ©phant, car tu es devenu candide comme un enfant... Parbleu, gros scĂ©lĂ©rat, tu n'as jamais eu d'innocence, il fallait bien que ce que tu en as reçu en venant au monde reparĂ»t Ă la surface; mais elle Ă©tait enfoncĂ©e si avant qu'elle n'est revenue qu'Ă soixante-six ans passĂ©s... et amenĂ©e par le croc de l'amour. Ce phĂ©nomĂšne a lieu chez les trĂšs vieillards... Et voilĂ pourquoi j'ai fini par t'aimer, tu es jeune, trĂšs jeune... Il n'y a que moi qui aurai connu ce FrĂ©dĂ©ric lĂ ... moi seule!... car tu Ă©tais banquier Ă quinze ans... Au collĂšge, tu devais prĂÂȘter Ă tes camarades une bille Ă la condition d'en rendre deux... Elle sauta sur ses genoux en le voyant rire. - Eh! bien, tu feras ce que tu voudras! HĂ©! mon Dieu, pille les hommes... va, je t'y aiderai. Les hommes ne valent pas la peine d'ĂÂȘtre aimĂ©s, NapolĂ©on les tuait comme des mouches. Que ce soit Ă toi ou au Budget que les Français paient des contributions, quĂ© que ça leur fait!... On ne fait pas l'amour avec le Budget, et ma foi... - va, j'y ai bien rĂ©flĂ©chi, tu as raison... - tonds les moutons, c'est dans l'Evangile selon BĂ©ranger... Embrassez votre Esder... Ah! dis donc, tu donneras Ă cette pauvre Val-Noble tous les meubles de l'appartement de la rue Taitbout! Et puis, demain, tu lui offriras cinquante mille francs... ça te posera bien, vois-tu, mon chat. Tu as tuĂ© Falleix, on commence Ă crier aprĂšs toi... Cette gĂ©nĂ©rositĂ©-lĂ paraĂtra babylonienne... et toutes les femmes parleront de toi. Oh!... il n'y aura que toi de grand, de noble dans Paris, et le monde est ainsi fait que l'on oubliera Falleix. Ainsi c'est, aprĂšs tout, de l'argent placĂ© en considĂ©ration!... - Ti has raison, mon anche, ti gonnais le monte, rĂ©pondit-il, ti seras mon gonzeil. - HĂ©! bien, reprit-elle, tu vois comme je pense aux affaires de mon homme, Ă sa considĂ©ration, Ă son honneur... Va, va me chercher les cinquante mille francs... Elle voulait se dĂ©barrasser de monsieur Nucingen pour faire venir un Agent de change et vendre le soir mĂÂȘme Ă la Bourse l'inscription. - Et birquoi doud te zuite?... demanda-t-il. - Dame, mon chat, il faut les offrir dans une petite boĂte en satin, et en envelopper un Ă©ventail. Tu lui diras "Voici, madame, un Ă©ventail qui, j'espĂšre, vous fera plaisir..." On croit que tu n'es qu'un Turcaret, tu passeras Contenson. Beaujon! - Jarmand! jarmand! s'Ă©cria le baron, ch'aurai tonc te l'esbrit maindenant!... Ui, che rebĂšde fos mods... Au moment oĂÂč la pauvre Esther s'asseyait, fatiguĂ©e de l'effort qu'elle faisait pour jouer son rĂÂŽle, Europe entra. - Madame, dit-elle, voici un commissionnaire envoyĂ© du quai Malaquais par CĂ©lestin, le valet de chambre de monsieur Lucien... - Qu'il entre!... mais non, je vais dans l'antichambre. - Il a une lettre de CĂ©lestin pour madame. Esther se prĂ©cipita dans son antichambre, elle regarda le commissionnaire, et vit en lui le commissionnaire pur-sang. Dis-lui de descendre!... dit Esther d'une voix faible en se laissant aller sur une chaise aprĂšs avoir lu la lettre. Lucien veut se tuer ajouta-t-elle Ă l'oreille d'Europe. Monte-lui la lettre d'ailleurs. Carlos Herrera, qui conservait son costume de commis voyageur, descendit aussitĂÂŽt, et son regard se porta sur-le-champ sur le commissionnaire en trouvant dans l'anti-chambre un Ă©tranger. - Tu m'avais dit qu'il n'y avait personne, dit-il dans l'oreille d'Europe. Et par un excĂšs de prudence il passa sur-le-champ dans le salon aprĂšs avoir examinĂ© le commissionnaire. Trompe-la-Mort ne savait pas que depuis quelque temps le fameux chef du service de sĂ»retĂ© qui l'avait arrĂÂȘtĂ© dans la Maison Vauquer avait un rival que l'on dĂ©signait comme devant le remplacer. Ce rival Ă©tait le commissionnaire. On a raison, dit le faux commissionnaire Ă Contenson qui l'attendait dans la rue. Celui que vous m'avez dĂ©peint est dans la maison; mais ce n'est pas un Espagnol, et je mettrais ma main au feu qu'il y a de notre gibier sous cette soutane. - Il n'est pas plus prĂÂȘtre qu'il n'est Espagnol, dit Contenson. - J'en suis sĂ»r, dit l'agent de la Brigade de sĂ»retĂ©. Oh! si nous avions raison!... dit Contenson. Lucien Ă©tait en effet restĂ© deux jours absent, et l'on avait profitĂ© de cette absence pour tendre ce piĂšge; mais il revint le soir mĂÂȘme, et les inquiĂ©tudes d'Esther se calmĂšrent. Un adieu Le lendemain matin, Ă l'heure oĂÂč la courtisane sortit du bain et se remit dans son lit, son amie arriva. - J'ai les deux perles! dit la Val-Noble. - Voyons? dit Esther en se soulevant et enfonçant son joli coude sur un oreiller garni de dentelles. Madame du Val-Noble tendit Ă son amie deux espĂšces de groseilles noires. Le baron avait donnĂ© Ă Esther deux de ces levrettes, d'une race cĂ©lĂšbre, et qui finira par porter le nom du grand poĂšte contemporain qui les a mises Ă la mode; aussi la courtisane, trĂšs fiĂšre de les avoir obtenues, leur avait-elle conservĂ© les noms de leurs aĂÂŻeux, RomĂ©o et Juliette. Il est inutile de parler de la gentillesse, de la blancheur, de la grĂÂące de ces animaux, faits pour l'appartement et dont les moeurs avaient quelque chose de la discrĂ©tion anglaise. Esther appela RomĂ©o, RomĂ©o accourut sur ses pattes si flexibles et minces, si fermes et si nervues que vous eussiez dit des tiges d'acier, et il regarda sa maĂtresse. Esther fit le geste de lui jeter une des deux perles pour Ă©veiller son attention. - Son nom le destine Ă mourir ainsi! dit Esther en jetant la perle que RomĂ©o brisa entre ses dents. Le chien ne jeta pas un cri, il tourna sur lui-mĂÂȘme pour tomber roide mort. Ce fut fait pendant qu'Esther disait la phrase d'oraison funĂšbre. - Ah! mon Dieu! cria madame du Val-Noble. - Tu as un fiacre, emporte feu RomĂ©o, dit Esther, sa mort ferait un esclandre ici, je te l'aurai donnĂ©, tu l'auras perdu, fais une affiche. DĂ©pĂÂȘche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs. Ce fut dit si tranquillement et avec une si parfaite insensibilitĂ© de courtisane, que madame du Val-Noble s'Ă©cria "Tu es bien notre reine" - Viens de bonne heure, et sois belle... A cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariĂ©e. Elle mit sa robe de dentelle sur une jupe de satin blanc, elle eut une ceinture blanche, des souliers de satin blanc, et sur ses belles Ă©paules une Ă©charpe en point d'Angleterre. Elle se coiffa en camĂ©lias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. Elle montrait sur sa poitrine un collier de perles de trente mille francs donnĂ© par Nucingen. Quoique sa toilette fĂ»t finie Ă six heures, elle ferma sa porte Ă tout le monde, mĂÂȘme Ă Nucingen. Europe savait que Lucien devait ĂÂȘtre introduit dans la chambre Ă coucher. Lucien arriva sur les sept heures, Europe trouva moyen de le faire entrer chez madame sans que personne s'aperçût de son arrivĂ©e. Lucien, Ă l'aspect d'Esther, se dit "Pourquoi ne pas aller vivre avec elle Ă RubemprĂ©, loin du monde, sans jamais revenir Ă Paris!... J'ai cinq ans d'arrhes sur cette vie, et la chĂšre crĂ©ature est de caractĂšre Ă ne jamais se dĂ©mentir!... Et oĂÂč trouver un pareil chef-d'oeuvre?" - Mon ami, vous de qui j'ai fait mon dieu, dit Esther en pliant un genou sur un coussin devant Lucien, bĂ©nissez-moi... Lucien voulut relever Esther et l'embrasser en lui disant "Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie, mon cher amour?" Et il essaya de prendre Esther par la taille; mais elle se dĂ©gagea par un mouvement qui peignait autant de respect que d'horreur. - Je ne suis plus digne de toi, Lucien, dit-elle en laissant rouler des larmes dans ses yeux, je t'en supplie, bĂ©nis-moi, et jure-moi d'Ă©tablir Ă l'HĂÂŽtel-Dieu une fondation de deux lits... Car, pour des priĂšres Ă l'Ă©glise, Dieu ne me pardonnera jamais qu'Ă moi-mĂÂȘme... Je t'ai trop aimĂ©, mon ami. Enfin, dis-moi que je t'ai rendu heureux, et que tu penseras quelquefois Ă moi... dis? Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu'il resta pensif. - Tu veux te tuer! dit-il enfin d'un son de voix qui dĂ©notait une profonde mĂ©ditation. - Non, mon ami, mais aujourd'hui, vois-tu, c'est la mort de la femme pure, chaste, aimante que tu as eue... Et j'ai bien peur que le chagrin ne me tue. - Pauvre enfant, attends! dit Lucien, j'ai fait depuis deux jours bien des efforts, j'ai pu parvenir jusqu'Ă Clotilde. - Toujours Clotilde!... dit Esther avec un de rage concentrĂ©e. - Oui, reprit-il, nous nous sommes Ă©crit... Mardi matin, elle part, mais j'aurai sur la route d'Italie une entrevue avec elle, Ă Fontainebleau... - Ah! çà , que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes?... des planches!... cria la pauvre Esther. Voyons, si j'avais sept ou huit millions, ne m'Ă©pouserais-tu pas? - Enfant! J'allais te dire que si tout est fini pour moi je ne veux pas d'autre femme que toi... Esther baissa la tĂÂȘte pour ne pas montrer sa soudaine pĂÂąleur et les larmes qu'elle essuya. - Tu m'aimes?... dit-elle en regardant Lucien avec une douleur profonde. Eh! bien, voilĂ ma bĂ©nĂ©diction. Ne te compromets pas, va par la porte dĂ©robĂ©e et fais comme si tu venais de l'antichambre au salon. Baise-moi au front, dit-elle. Elle prit Lucien, le serra sur son coeur avec rage et lui dit "Sors!... Sors... ou je vis." Quand la mourante parut dans le salon, il se fit un cri d'admiration. Les yeux d'Esther renvoyaient l'infini dans lequel l'ĂÂąme se perdait en les voyant. Le noir bleu de sa chevelure fine faisait valoir les camĂ©lias. Enfin tous les effets que cette fille sublime avait cherchĂ©s furent obtenus. Elle n'eut pas de rivales. Elle parut comme l'expression du luxe effrĂ©nĂ© dont les crĂ©ations l'entouraient. Elle fut d'ailleurs Ă©tincelante d'esprit. Elle commanda l'orgie avec la puissance froide et calme que dĂ©ploie Habeneck au Conservatoire dans ces concerts oĂÂč les premiers musiciens de l'Europe atteignent au sublime de l'exĂ©cution en interprĂ©tant Mozart et Beethoven. Elle observait cependant avec effroi que Nucingen mangeait peu, ne buvait pas, et faisait le maĂtre de la maison. A minuit, personne n'avait sa raison. On cassa les verres pour qu'ils ne servissent plus jamais. Deux rideaux de pĂ©kin peint furent dĂ©chirĂ©s. Bixiou se grisa pour la seule fois de sa vie. Personne ne pouvant se tenir debout, les femmes Ă©tant endormies sur les divans, les convives ne purent rĂ©aliser la plaisanterie arrĂÂȘtĂ©e, Ă l'avance entre eux, de conduire Esther et Nucingen Ă la chambre Ă coucher, rangĂ©s sur deux lignes, ayant tous des candĂ©labres Ă la main, et chantant le Buona Sera du Barbier de SĂ©ville. Nucingen donna seul la main Ă Esther; quoique gris, Bixiou, qui les aperçut, eut encore la force de dire, comme Rivarol Ă propos du dernier mariage du duc de Richelieu "Il faudrait prĂ©venir le PrĂ©fet de police... il va se faire un mauvais coup ici...". Le railleur croyait railler, il Ă©tait prophĂšte. Les lamentations de Nucingen Monsieur de Nucingen ne se montra chez lui que lundi vers midi; mais Ă une heure, son Agent de change lui apprit que mademoiselle Esther Van Gobseck avait fait vendre l'inscription de trente mille francs de rente dĂšs vendredi et qu'elle venait d'en toucher le prix. - Mais, monsieur le baron, dit-il, le premier clerc de MaĂtre Derville est venu chez moi au moment oĂÂč je parlais de ce transfert; et, aprĂšs avoir vu les vĂ©ritables noms de mademoiselle Esther, il m'a dit qu'elle hĂ©ritait d'une fortune de sept millions. - Pah! - Oui, elle serait l'unique hĂ©ritiĂšre du vieil escompteur Gobseck... Derville va vĂ©rifier les faits. Si la mĂšre de votre maĂtresse est la belle Hollandaise, elle hĂ©rite... - ChĂš le sais, dit le banquier, ele m'a ragondĂ© sa fie... Che fais Ă©grire ein mod Ă Terfile!... Le baron se mit Ă son bureau, fit un petit billet Ă Derville, et l'envoya par un de ses domestiques. Puis, aprĂšs la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther. - Madame a dĂ©fendu de l'Ă©veiller sous quelque prĂ©texte que ce soit, elle s'est couchĂ©e elle dort... - Ah! tiaple, s'Ă©cria le baron. Irobe, Ăšle ne se vacherait bas t'abbrentre qu'ele tefient rigissime... Elle hĂ©ride le sedde milions. Le fieux copseck ed mord et laisse ces sedde milions, el da maĂtresse ed son inique hĂ©ridiĂšre, sa mĂšre Ă©dant la brobre niaise te Cobseck qui taillers a vaid ein desdament. Che ne boufais bas subssonner qu'ein milionaire, gomme lui, laissĂÂąd Esder tans le missĂšrre... - Ah! bien, votre rĂšgne est bien fini, vieux saltimbanque! lui dit Europe en regardant le baron avec une effronterie digne d'une servante de MoliĂšre. Hue! vieux corbeau d'Alsace!... Elle vous aime Ă peu prĂšs comme on aime la peste!... Dieu de Dieu! des millions!... mais elle peut Ă©pouser son amant! Oh! sera-t-elle contente! Et Prudence Servien laissa le baron de Nucingen exactement foudroyĂ© pour aller annoncer, elle la premiĂšre! ce coup du sort Ă sa maĂtresse. Le vieillard, ivre de voluptĂ©s surhumaines, et qui croyait au bonheur, venait de recevoir une douche d'eau froide sur son amour au moment oĂÂč atteignait au plus haut degrĂ© d'incandescence. - Ele me drombait... s'Ă©cria-t-il les larmes aux yeux. Ele me drombait!... ĂÂŽ Esder... Ăâ ma fie.. Bedde que che suis! Te bareilles fleirs groissent-ĂÂȘles chamais pir tes fieillards... Che buis doute ageder, egcebdĂ© te la chĂÂȘnesse!... 0 mon tiĂ©!... que vaire? que tefenir? Ele a rĂ©son, cedde grielle Irobe. Esder rige m'Ă©chappe. vaud-ile hĂÂąler se bantre? Qu'ed la fie sans la flĂÂąme tifine ti blĂ©zir que c'hai goudĂ©?... Mon tiĂ©... Et le Loup-cervier s'arracha le faux toupet qu'il mettait Ă ses cheveux gris depuis trois mois. Un cri perçant jetĂ© par Europe fit tressaillir Nucingen jusque dans ses entrailles. Le pauvre banquier se leva, marcha les jambes avinĂ©es par la coupe du DĂ©senchantement qu'il venait de vider, car rien ne grise comme le vin du malheur. DĂšs la porte de la chambre, il aperçut Esther roide sur son lit, bleuie par le poison, morte!... Il alla jusqu'au lit, et tomba sur ses genoux. - Ti has rĂ©son, elle l'avait tid!... Ele ed morde te moi... Paccard, Asie, toute la maison accourut. Ce fut un spectacle, une surprise et non une dĂ©solation. Il y eut chez les gens un peu d'incertitude. Le baron redevint banquier, il eut un soupçon, et il commit l'imprudence de demander oĂÂč Ă©taient les sept cent cinquante mille francs de la rente. Paccard, Asie et Europe, se regardĂšrent alors d'une si singuliĂšre maniĂšre que monsieur de Nucingen sortit aussitĂÂŽt, en croyant Ă un vol et Ă un assassinat. Europe, qui aperçut un paquet enveloppĂ© dont la mollesse lui rĂ©vĂ©la des billets de banque sous l'oreiller de sa maĂtresse, se mit Ă l'arranger en morte, dit-elle. - Va prĂ©venir monsieur, Asie!... Mourir avant d'avoir su qu'elle avait sept millions! Gobseck Ă©tait l'oncle de feu madame!... s'Ă©cria-t-elle. La manoeuvre d'Europe fut saisie par Paccard. DĂšs qu'Asie eut tournĂ© le dos, Europe dĂ©cacheta le paquet, sur lequel la pauvre courtisane avait Ă©crit A remettre Ă monsieur Lucien de RubemprĂ©! Sept cent cinquante billets de mille francs reluisirent aux yeux de Prudence Servien, qui s'Ă©cria "Ne serait-on pas heureux et honnĂÂȘte pour le restant de ces jours!..." Paccard ne rĂ©pondit rien, sa nature de voleur fut plus forte que son attachement Ă Trompe-la-Mort. - Durut est mort, rĂ©pondit-il en prenant la somme, mon Ă©paule est encore avant la lettre, dĂ©campons ensemble, partageons la somme afin de ne pas mettre tous les oeufs dans un panier, et marions-nous. - Mais oĂÂč se cacher? dit Prudence. - Dans Paris, rĂ©pondit Paccard. Prudence et Paccard descendirent aussitĂÂŽt avec la rapiditĂ© de deux honnĂÂȘtes gens, changĂ©s en voleurs. - Mon enfant, dit Trompe-la-Mort Ă la Malaise dĂšs qu'elle lui eut dit les premiers mots trouve une lettre d'Esther pendant que je vais Ă©crire un testament en bonne forme, et tu porteras Ă Girard le modĂšle de testament et la lettre; mais qu'il se dĂ©pĂÂȘche, il faut glisser le testament sous l'oreiller d'Esther avant qu'on ne mette les scellĂ©s ici. Et il minuta le testament suivant "N'ayant jamais aimĂ© dans le monde d'autre personne que monsieur Lucien Chardon de RubemprĂ©, et ayant rĂ©solu de mettre fin Ă mes jours plutĂÂŽt que de retomber dans le vice et dans la vie infĂÂąme d'oĂÂč sa charitĂ© m'a tirĂ©e, je donne et lĂšgue audit Lucien, Chardon de RubemprĂ© tout ce que je possĂšde au jour de mon dĂ©cĂšs, Ă condition de fonder une messe Ă la paroisse de Saint-Roch Ă perpĂ©tuitĂ© pour le repos de celle qui lui a tout donnĂ©, mĂÂȘme sa derniĂšre pensĂ©e. "ESTHER GOBSECK." - C'est assez son style, se dit Trompe-la-Mort, A sept heures du soir le testament, Ă©crit et cachetĂ©, fut mis par Asie sous le chevet d'Esther. - Jacques, dit-elle en remontant avec prĂ©cipitation, au moment oĂÂč je sortais de la chambre, la justice arrivait... - Tu veux dire, le Juge de paix... - Non, fillot; il y avait bien le Juge de paix, mais il se trouve accompagnĂ© de gendarmes. Le procureur du Roi et le Juge d'Instruction y sont, les portes sont gardĂ©es. - Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin. - Tiens, Europe et Paccard n'ont point reparu, j'ai peur qu'ils n'aient effarouchĂ© les sept cent cinquante mille francs, lui dit Asie. - Ah! les canailles!... dit Trompe-la-Mort. Avec leur carottage ils nous perdent!... La vengeance de Corentin commence La justice humaine, et la justice de Paris c'est-Ă -dire la plus dĂ©fiante, la plus spirituelle, la plus habile, la plus instruite de toutes les justices, trop spirituelle mĂÂȘme, car elle interprĂšte Ă chaque instant la loi, mettait enfin la main sur les conducteurs de cette horrible intrigue. Le baron de Nucingen, en reconnaissant les effets du poison, et ne trouvant pas ses sept cent cinquante mille francs, pensa que l'un des personnages odieux qui lui dĂ©plaisaient beaucoup, Paccard ou Europe, Ă©tait coupable du crime. Dans son premier moment de fureur, il courut Ă la PrĂ©fecture de police. Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les NumĂ©ros de Corentin. La PrĂ©fecture, le Parquet, le Commissaire de police, le juge de paix, le juge d'Instruction, tout fut sur pied. A neuf heures du soir, trois mĂ©decins mandĂ©s assistaient Ă une autopsie de la pauvre Esther, et les perquisitions commençaient! Trompe-la-Mort, averti par Asie, s'Ă©cria "L'on ne me sait pas ici, je puis me dissimuler!" Il s'Ă©leva par le chĂÂąssis Ă tabatiĂšre de sa mansarde, et fut, avec une agilitĂ© sans pareille, debout sur le toit, oĂÂč il se mit Ă Ă©tudier les alentours avec le sang-froid d'un couvreur. - Bon, se dit-il en apercevant Ă cinq maisons de lĂ , rue de Provence, un jardin, j'ai mon affaire!... - Tu es servi, Trompe-la-Mort! lui rĂ©pondit Contenson qui sortit de derriĂšre un tuyau de cheminĂ©e. Tu expliqueras Ă monsieur Camusot quelle messe tu vas dire sur les toits, monsieur l'abbĂ©, mais surtout pourquoi tu te sauvais... - J'ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera. - Allons-y par ta mansarde, en Espagne, lui dit Contenson. Le faux Espagnol eut l'air de cĂ©der, mais, aprĂšs s'ĂÂȘtre arcboutĂ© sur l'appui du chĂÂąssis Ă tabatiĂšre, il prit et lança Contenson avec tant de violence que l'espion alla tomber au milieu du ruisseau de la rue Saint-Georges. Contenson mourut sur son champ d'honneur. Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, oĂÂč il se mit au lit. - Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il Ă Asie, car il faut que je sois Ă l'agonie pour pouvoir ne rien rĂ©pondre aux curieux. Ne crains rien, je suis prĂÂȘtre et je resterai prĂÂȘtre. Je viens de me dĂ©faire, et naturellement, d'un de ceux qui peuvent me dĂ©masquer. A sept heures du soir, la veille, Lucien Ă©tait parti dans son cabriolet en poste avec un passeport pris le matin pour Fontainebleau, oĂÂč il coucha dans la derniĂšre auberge du cĂÂŽtĂ© de Nemours. Vers six heures du matin, le lendemain, il alla seul, Ă pied, dans la forĂÂȘt oĂÂč il marcha jusqu'Ă Bouron. - C'est lĂ , se dit-il, en s'asseyant sur une des roches d'oĂÂč se dĂ©couvre le beau paysage de Bouron, l'endroit fatal oĂÂč NapolĂ©on espĂ©ra faire un effort gigantesque, l'avant-veille de son abdication. Au jour, il entendit le bruit d'une voiture de poste et vit passer un briska oĂÂč se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu. - Les voilĂ , se dit Lucien, allons, jouons bien cette comĂ©die, et je suis sauvĂ©, je serai le gendre du duc malgrĂ© lui. Une heure aprĂšs, la berline oĂÂč Ă©taient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile Ă reconnaĂtre d'une voiture de voyage Ă©lĂ©gante. Les deux dames avaient demandĂ© qu'on enrayĂÂąt Ă la descente de Bouron, et le valet de chambre qui se trouvait derriĂšre fit arrĂÂȘter la berline. En ce moment, Lucien s'avança. - Clotilde! cria-t-il en frappant Ă la glace. - Non, dit la jeune duchesse Ă son amie, il ne montera pas dans la voiture, et nous ne serons pas seules avec lui, ma chĂšre. Ayez un dernier entretien avec lui, j'y consens mais ce sera sur la route oĂÂč nous irons Ă pied, suivies de Baptiste... La journĂ©e est belle, nous sommes bien vĂÂȘtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra... Et les deux femmes descendirent. - Baptiste, dit la jeune duchesse, le postillon ira tout doucement, nous voulons faire un peu de chemin Ă pied et vous nous accompagnerez. Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. Ils allĂšrent ensemble ainsi jusqu'au petit village de Grez. Il Ă©tait alors huit heures, et lĂ , Clotilde congĂ©dia Lucien. - Eh! bien, mon ami, dit-elle en terminant avec noblesse ce long entretien je ne me marierai jamais qu'avec vous. J'aime mieux croire en vous qu'aux hommes, Ă mon pĂšre et Ă ma mĂšre... On n'a jamais donnĂ© de si forte preuve d'attachement, n'est-ce pas?... Maintenant tĂÂąchez de dissiper les prĂ©ventions fatales qui pĂšsent sur vous... On entendit alors le galop de plusieurs chevaux, et la gendarmerie, au grand Ă©tonnement des deux dames, entoura le petit groupe. - Que voulez-vous?... dit Lucien avec l'arrogance du dandy. - Vous ĂÂȘtes monsieur Lucien Chardon de RubemprĂ©? dit le Procureur du Roi de Fontainebleau. - Oui, monsieur. - Vous irez coucher, ce soir, Ă la Force, rĂ©pondit-il, j'ai un mandat d'amener dĂ©cernĂ© contre vous. - Qui sont ces dames?... s'Ă©cria le brigadier. - Ah! oui, pardon, mesdames, vos passeports? car monsieur Lucien a, selon mes instructions, des accointances avec des femmes qui sont capables de... - Vous prenez la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu pour une fille? dit Madeleine en jetant un regard de duchesse au Procureur du Roi. - Vous ĂÂȘtes assez belle pour cela, rĂ©pliqua finement le magistrat. - Baptiste, montrez nos passeports, rĂ©pondit la jeune duchesse en souriant. - Et de quel crime est accusĂ© monsieur? dit Clotilde que la duchesse voulait faire remonter en voiture. - De complicitĂ© dans un vol et dans un assassinat rĂ©pondit le brigadier de la gendarmerie. Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complĂštement Ă©vanouie dans la berline. A minuit, Lucien entrait Ă la Force, prison situĂ©e rue Payenne et rue des Ballets, oĂÂč il fut mis au secret; l'abbĂ© Carlos Herrera s'y trouvait depuis son arrestation. TroisiĂšme partie. OĂÂč mĂšnent les mauvais chemins Le panier Ă salade Le lendemain, Ă six heures, deux voitures menĂ©es en poste et appelĂ©es par le peuple dans sa langue Ă©nergique des paniers Ă salade sortirent de la Force, pour se diriger sur la Conciergerie au Palais de Justice. Il est peu de flĂÂąneurs qui n'aient rencontrĂ© cette geĂÂŽle roulante; mais quoique la plupart des livres soient Ă©crits uniquement pour les Parisiens, les Etrangers seront sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formidable appareil de notre justice criminelle. Qui sait? les polices russe, allemande ou autrichienne, les magistratures des pays privĂ©s de paniers Ă salade en profiteront peut-ĂÂȘtre; et, dans plusieurs contrĂ©es Ă©trangĂšres, l'imitation de ce mode de transport sera certainement un bienfait pour les prisonniers. Cette ignoble voiture Ă caisse jaune, montĂ©e sur deux roues et doublĂ©e de tĂÂŽle, est divisĂ©e en deux compartiments. Par devant, il se trouve une banquette garnie de cuir sur laquelle se relĂšve un tablier. C'est la partie libre du panier Ă salade, elle est destinĂ©e Ă un huissier et Ă un gendarme. Une forte grille en fer treillissĂ© sĂ©pare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espĂšce de cabriolet du second compartiment oĂÂč sont deux bancs de bois placĂ©s, comme dans les omnibus, de chaque cĂÂŽtĂ© de la caisse et sur lesquels s'asseyent les prisonniers; ils y sont introduits au moyen d'un marchepied et par une portiĂšre sans jour qui s'ouvre au fond de la voiture. Ce surnom de panier Ă salade vient de ce que primitivement, la voiture Ă©tant Ă claire-voie de tous cĂÂŽtĂ©s, les prisonniers devaient y ĂÂȘtre secouĂ©s absolument comme des salades. Pour plus de sĂ©curitĂ©, dans la prĂ©vision d'un accident, cette voiture est suivie d'un gendarme Ă cheval, surtout quand elle emmĂšne des condamnĂ©s Ă mort pour subir leur supplice. Ainsi l'Ă©vasion est impossible. La voiture, doublĂ©e de tĂÂŽle, ne se laisse mordre par aucun outil. Les prisonniers, scrupuleusement fouillĂ©s au moment de leur arrestation ou de leur Ă©crou, peuvent tout au plus possĂ©der des ressorts de montre propres Ă scier des barreaux, mais impuissants sur des surfaces planes. Aussi le panier Ă salade, perfectionnĂ© par le gĂ©nie de la police de Paris, a-t-il fini par servir de modĂšle pour la voiture cellulaire qui transporte les forçats au bagne et par laquelle on a remplacĂ© l'effroyable charrette, la honte des civilisations prĂ©cĂ©dentes, quoique Manon Lescaut l'ait illustrĂ©e. On expĂ©die d'abord par le panier Ă salade les prĂ©venus des diffĂ©rentes prisons de la capitale au Palais pour y ĂÂȘtre interrogĂ©s par le magistrat instructeur. En argot de prison, cela s'appelle aller Ă l'instruction. On amĂšne ensuite les accusĂ©s de ces mĂÂȘmes prisons au Palais pour y ĂÂȘtre jugĂ©s, quand il ne s'agit que de la justice correctionnelle; puis, quand il est question, en termes de palais, du Grand Criminel, on les transvase des Maisons d'ArrĂÂȘt Ă la Conciergerie, qui est la Maison de justice du DĂ©partement de la Seine. Enfin les condamnĂ©s Ă mort sont menĂ©s dans un panier Ă salade de BicĂÂȘtre Ă la barriĂšre Saint-Jacques, place destinĂ©e aux exĂ©cutions capitales, depuis la RĂ©volution de Juillet. GrĂÂące Ă la philanthropie, ces malheureux ne subissent plus le supplice de l'ancien trajet qui se faisait auparavant de la Conciergerie Ă la place de GrĂšve dans une charrette absolument semblable Ă celle dont se servent les marchands de bois. Cette charrette n'est plus affectĂ©e aujourd'hui qu'au transport de l'Ă©chafaud. Sans cette explication, le mot d'un illustre condamnĂ© Ă son complice "C'est maintenant l'affaire des chevaux!" en montant dans le panier Ă salade, ne se comprendrait pas. Il est impossible d'aller au dernier supplice plus commodĂ©ment qu'on y va maintenant Ă Paris. Les deux patients En ce moment, les deux paniers Ă salade sortis de si grand matin servaient exceptionnellement Ă transfĂ©rer deux prĂ©venus de la Maison d'ArrĂÂȘt de la Force Ă la Conciergerie, et chacun de ces prĂ©venus occupait Ă lui seul un panier Ă salade. Les neuf dixiĂšmes des lecteurs et les neuf dixiĂšmes du dernier dixiĂšme ignorent certainement les diffĂ©rences considĂ©rables qui sĂ©parent ces mots InculpĂ©, PrĂ©venu, AccusĂ©, DĂ©tenu, Maison d'ArrĂÂȘt, Maison de Justice ou Maison de DĂ©tention; aussi tous seront-ils vraisemblablement Ă©tonnĂ©s d'apprendre ici qu'il s'agit de tout notre Droit criminel, dont l'explication succincte et claire leur sera donnĂ©e tout Ă l'heure autant pour leur instruction que pour la clartĂ© du dĂ©nouement de cette histoire. D'ailleurs, quand on saura que le premier panier Ă salade contenait Jacques Collin et le second Lucien, qui venait en quelques heures de passer du faĂte des grandeurs sociales au fond d'un cachot, la curiositĂ© sera suffisamment excitĂ©e dĂ©jĂ . L'attitude des deux complices Ă©tait caractĂ©ristique. Lucien de RubemprĂ© se cachait pour Ă©viter les regards que les passants jetaient sur le grillage de la sinistre et fatale voiture dans le trajet qu'elle faisait par la rue Saint-Antoine pour gagner les quais par la rue du Martroi, et par l'arcade Saint-Jean sous laquelle on passait alors pour traverser la place de l'HĂÂŽtel-de-Ville. Aujourd'hui cette arcade forme la porte d'entrĂ©e de l'hĂÂŽtel du prĂ©fet de la Seine dans le vaste palais municipal. L'audacieux forçat collait sa face sur la grille de sa voiture, entre l'huissier et le gendarme qui, sĂ»rs de leur panier Ă salade, causaient ensemble. Les journĂ©es de juillet 1830 et leur formidable tempĂÂȘte ont tellement couvert de leur bruit les Ă©vĂ©nements antĂ©rieurs, l'intĂ©rĂÂȘt politique absorba tellement la France pendant les six derniers mois de cette annĂ©e, que personne aujourd'hui ne se souvient plus ou se souvient Ă peine, quelque Ă©tranges qu'elles aient Ă©tĂ©, de ces catastrophes privĂ©es, judiciaires, financiĂšres qui forment la consommation annuelle de la curiositĂ© parisienne et qui ne manquĂšrent pas dans les six premiers mois de cette annĂ©e. Il est donc nĂ©cessaire de faire observer combien Paris fut alors momentanĂ©ment agitĂ© par la nouvelle de l'arrestation d'un prĂÂȘtre espagnol trouvĂ© chez une courtisane et par celle de l'Ă©lĂ©gant Lucien de RubemprĂ©, le futur de mademoiselle de Grandlieu, pris sur la grand route d'Italie, au petit village de Grez, inculpĂ©s tous les deux d'un assassinat dont le fruit allait Ă sept millions; car le scandale de ce procĂšs surmonta cependant quelques jours l'intĂ©rĂÂȘt prodigieux des derniĂšres Ă©lections faites sous Charles X. D'abord ce procĂšs criminel Ă©tait en partie dĂ» Ă une plainte du baron de Nucingen. Puis Lucien, Ă la veille de devenir le secrĂ©taire intime du premier ministre, remuait la sociĂ©tĂ© parisienne la plus Ă©levĂ©e. Dans tous les salons de Paris, plus d'un jeune homme se souvint d'avoir enviĂ© Lucien quand il avait Ă©tĂ© distinguĂ© par la belle duchesse de Maufrigneuse, et toutes les femmes savaient qu'il intĂ©ressait alors madame de SĂ©risy, femme d'un des premiers personnages de l'Etat. Enfin la beautĂ© de la victime jouissait d'une cĂ©lĂ©britĂ© singuliĂšre dans les diffĂ©rents mondes qui composent Paris dans le grand monde, dans le monde financier, dans le monde des courtisanes, dans le monde des jeunes gens, dans le monde littĂ©raire. Depuis deux jours, tout Paris parlait donc de ces deux arrestations. Le juge d'instruction Ă qui l'affaire Ă©tait dĂ©volue, monsieur Camusot, y vit un titre Ă son avancement; et, pour procĂ©der avec toute la vivacitĂ© possible, il avait ordonnĂ© de transfĂ©rer les deux inculpĂ©s de la Force Ă la Conciergerie dĂšs que Lucien de RubemprĂ© serait arrivĂ© de Fontainebleau. L'abbĂ© Carlos et Lucien n'ayant passĂ©, le premier que douze heures et le second qu'une demi-nuit Ă la Force, il est inutile de dĂ©peindre cette prison qu'on a depuis entiĂšrement modifiĂ©e; et, quant aux particularitĂ©s de l'Ă©crou, ce serait une rĂ©pĂ©tition de ce qui devait se passer Ă la Conciergerie. Du Droit criminel mis Ă la portĂ©e des gens du monde Mais avant d'entrer dans le drame terrible d'une instruction criminelle, il est indispensable, comme il vient d'ĂÂȘtre dit, d'expliquer la marche normale d'un procĂšs de ce genre; d'abord ses diverses phases en seront mieux comprises et en France et Ă l'Etranger; puis ceux qui l'ignorent aprrĂ©cieront l'Ă©conomie du Droit criminel, tel que l'ont conçu les lĂ©gislateurs sous NapolĂ©on. C'est d'autant plus important que cette grande et belle oeuvre est, en ce moment, menacĂ©e de destruction par le systĂšme dit pĂ©nitentiaire. Un crime se commet s'il y a flagrance, les inculpĂ©s sont emmenĂ©s au corps de garde voisin et mis dans ce cabanon nommĂ© par le peuple violon, sans doute parce qu'on y fait de la musique on y crie ou l'on y pleure. De lĂ , les inculpĂ©s sont traduits par-devant le commissaire de police, qui procĂšde Ă un commencement d'instruction et qui peut les relaxer, s'il y a erreur; enfin les inculpĂ©s sont transportĂ©s au dĂ©pĂÂŽt de la PrĂ©fecture, oĂÂč la police les tient Ă la disposition du Procureur du Roi et du Juge d'Instruction, qui, selon la gravitĂ© des cas, avertis plus ou moins proptement, arrivent et interrogent les gens en Ă©tat d'arrestation provisoire. Selon la nature des prĂ©somptions, le juge d'instruction lance un mandat de dĂ©pĂÂŽt et fait Ă©crouer les inculpĂ©s Ă la Maison d'ArrĂÂȘt. Paris a trois Maisons d'ArrĂÂȘt Saite-PĂ©lagie, la Force et les Madelonnettes. Remarquez cette expression d'inculpĂ©s. Notre Code a créé trois distinctions essentielles dans la criminalitĂ© l'inculpation, la prĂ©vention, l'accusation. Tant que le mandat d'arrĂÂȘt n'est pas signĂ©, les auteurs prĂ©sumĂ©s d'un crime ou d'un dĂ©lit grave sont des inculpĂ©s; sous le poids du mandat d'arrĂÂȘt, ils deviennent des prĂ©venus, ils restent purement et simplement prĂ©venus tant que l'instruction se poursuit. L'instruction terminĂ©e, une fois que le tribunal a jugĂ© que les prĂ©venus devaient ĂÂȘtre dĂ©fĂ©rĂ©s Ă la Cour, ils passent Ă l'Ă©tat d'accusĂ©s, lorsque la Cour royale a jugĂ©, sur la requĂÂȘte du Procureur- gĂ©nĂ©ral, qu'il y a charges suffisantes pour les traduire en Cour d'assises. Ainsi, les gens soupçonnĂ©s d'un crime passent par trois Ă©tats diffĂ©rents, par trois cribles avant de comparaĂtre devant ce qu'on appelle la Justice du pays. Dans le premier Ă©tat, les innocents possĂšdent une foule de moyens de justification le public, la garde, la police. Dans le second Ă©tat, ils sont devant un magistrat, confrontĂ©s aux tĂ©moins, jugĂ©s par une chambre de tribunal Ă Paris, ou par tout un tribunal dans les dĂ©partements. Dans le troisiĂšme, ils comparaissent devant douze conseillers, et l'arrĂšt de renvoi par-devant la Cour d'assises peut, en cas d'erreur ou pour dĂ©faut de forme, ĂÂȘtre dĂ©fĂ©rĂ© par les accusĂ©s Ă la Cour de Cassation. Le jury ne sait pas tout ce qu'il soufflette d'autoritĂ©s populaires, administratives et judiciaires quand il acquitte des accusĂ©s. Aussi, selon nous, Ă Paris nous ne parlons pas des autres Ressorts, nous paraĂt-il bien difficile qu'un innocent s'asseye jamais sur les bancs de la Cour d'assises. Le dĂ©tenu, c'est le condamnĂ©. Notre Droit criminel a créé des Maisons d'ArrĂÂȘt, des Maisons de Justice et des Maisons de dĂ©tention, diffĂ©rences juridiques qui correspondent Ă celles de prĂ©venu, d'accusĂ©, de condamnĂ©. La prison comporte une peine lĂ©gĂšre, c'est la punition d'un dĂ©lit minime; mais la dĂ©tention est une peine afflictive, et, dans certains cas, infamante. Ceux qui proposent aujourd'hui le systĂšme pĂ©nitentiaire bouleversent donc un admirable Droit criminel oĂÂč les peines Ă©taient supĂ©rieurement graduĂ©es, et ils arriveront Ă punir les peccadilles presque aussi sĂ©vĂšrement que les plus grands crimes. On pourra d'ailleurs comparer dans les SCENES DE LA VIE POLITIQUE Voir Une TĂ©nĂ©breuse Affaire les diffĂ©rences curieuses qui existĂšrent entre le Droit criminel du code de Brumaire an IV et celui du code NapolĂ©on qui l'a remplacĂ©. Dans la plupart des grands procĂšs, comme dans celui-ci, les inculpĂ©s deviennent aussitĂÂŽt des prĂ©venus. La justice lance immĂ©diatement le mandat de dĂ©pĂÂŽt ou d'arrestation. En effet, dans le plus grand nombre des cas, les inculpĂ©s ou sont en fuite, ou doivent ĂÂȘtre surpris instantanĂ©ment. Aussi, comme on l'a vu, la Police, qui n'est lĂ que le moyen d'exĂ©cution, et la Justice Ă©taient-elles venues avec la rapiditĂ© de la foudre au domicile d'Esther. Quand mĂÂȘme il n'y aurait pas eu des motifs de vengeance soufflĂ©s par Corentin Ă l'oreille de la Police judiciaire, il y avait dĂ©nonciation d'un vol de sept cent cinquante mille francs par le baron de Nucingen. Le Machiavel du Bagne Au moment oĂÂč la premiĂšre voiture qui contenait Jacques Collin atteignit Ă l'arcade Saint-Jean, passage Ă©troit et sombre, un embarras força le postillon d'arrĂÂȘter sous l'arcade. Les yeux du prĂ©venu brillaient Ă travers la grille comme deux escarboucles, malgrĂ© le masque de moribond qui la veille avait fait croire au directeur de la Force Ă la nĂ©cessitĂ© d'appeler le mĂ©decin. Libres en ce moment, car ni le gendarme ni l'huissier ne se retournaient pour voir leur pratique, ces yeux flamboyants parlaient en langage si clair qu'un juge d'instruction habile, comme monsieur Popinot par exemple, aurait reconnu le forçat dans le sacrilĂšge. En effet Jacques Collin, depuis que le panier Ă salade avait franchi la porte de la Force, examinait tout sur son passage. MalgrĂ© la rapiditĂ© de la course, il embrassait d'un regard avide et complet les maisons depuis leur dernier Ă©tage jusqu'au rez-de-chaussĂ©e. Il voyait tous les passants et il les analysait. Dieu ne saisit pas mieux sa crĂ©ation dans ses moyens et dans sa fin que cet homme ne saisissait les moindres diffĂ©rences dans la masse des choses et des passants. ArmĂ© d'une espĂ©rance, comme le dernier des Horaces le fut de son glaive, il attendait du secours. A tout autre qu'Ă ce Machiavel du bagne, cet espoir eĂ»t paru tellement impossible Ă rĂ©aliser qu'il se serait laissĂ© machinalement aller, ce que font tous les coupables. Aucun d'eux ne songe Ă rĂ©sister dans la situation oĂÂč la Justice et la Police de Paris plongent les prĂ©venus, surtout ceux mis au secret, comme l'Ă©taient Lucien et Jacques Collin. On ne se figure pas l'isolement soudain oĂÂč se trouve un prĂ©venu les gendarmes qui l'arrĂÂȘtent, le commissaire qui l'interroge, ceux qui le mĂšnent en prison, les gardiens qui le conduisent dans ce qu'on appelle littĂ©rairement un cachot, ceux qui le prennent sous les bras pour le faire monter dans un panier Ă salade, tous les ĂÂȘtres qui dĂšs son arrestation l'entourent, sont muets ou tiennent registre de ses paroles pour les rĂ©pĂ©ter soit Ă la police, soit au juge. Cette absolue sĂ©paration, si simplement obtenue entre le monde entier et le prĂ©venu, cause un renversement complet dans ses facultĂ©s, une prodigieuse prostration de l'esprit, surtout quand ce n'est pas un homme familiarisĂ© par ses antĂ©cĂ©dents avec l'action de la Justice. Le duel entre le coupable et le juge est donc d'autant plus terrible que la Justice a pour auxiliaires le silence des murailles et l'incorruptible indiffĂ©rence de ses agents. NĂ©anmoins, Jacques Collin ou Carlos Herrera il est nĂ©cessaire de lui donner l'un ou l'autre de ces noms selon les nĂ©cessitĂ©s de la situation connaissait de longue main les façons de la Police, de la geĂÂŽle et de la justice. Aussi, ce colosse de ruse et de corruption avait-il employĂ© les forces de son esprit et les ressources de sa mimique Ă bien jouer la surprise, la niaiserie d'un innocent, tout en donnant aux magistrats la comĂ©die de son agonie. Comme on l'a vu, Asie, cette savante Locuste, lui avait fait prendre un poison mitigĂ© de maniĂšre Ă produire le semblant d'une maladie mortelle. L'action de monsieur Camusot, celle du commissaire de police, l'interrogante activitĂ© du Procureur du Roi avaient donc Ă©tĂ© annulĂ©es par l'action, par l'activitĂ© d'une apoplexie foudroyante. - Il s'est empoisonnĂ©, s'Ă©tait Ă©criĂ© monsieur Camusot Ă©pouvantĂ© par les souffrances du soi-disant prĂÂȘtre quand on l'avait descendu de la mansarde en proie Ă d'horribles convulsions. Quatre agents avaient eu beaucoup de peine Ă convoyer l'abbĂ© Carlos par les escaliers jusqu'Ă la chambre d'Esther oĂÂč tous les magistrats et les gendarmes Ă©taient rĂ©unis. - C'est ce qu'il avait de mieux Ă faire s'il est coupable, avait rĂ©pondu le Procureur du Roi. - Le croyez-vous donc malade?... avait demandĂ© le commissaire de police. La Police doute toujours de tout. Ces trois magistrats s'Ă©taient alors parlĂ©, comme on le suppose, Ă l'oreille, mais Jacques Collin avait devinĂ© sur leurs physionomies le sujet de leurs confidences, et il en avait profitĂ© pour rendre impossible ou tout Ă fait insignifiant l'interrogatoire sommaire qui se fait au moment d'une arrestation; il avait balbutiĂ© des phrases oĂÂč l'espagnol et le français se combinaient de maniĂšre Ă prĂ©senter des non-sens. A la Force, cette comĂ©die avait obtenu d'abord un succĂšs d'autant plus complet que le chef de la SĂ»retĂ© abrĂ©viation de ces mots chef de la brigade de police de sĂ»retĂ©, Bibi-Lupin, qui jadis avait arrĂÂȘtĂ© Jacques Collin dans la pension bourgeoise de madame Vauquer, Ă©tait en mission dans les dĂ©partements, et suppléé par un agent dĂ©signĂ© comme le successeur de Bibi-Lupin et Ă qui le forçat Ă©tait inconnu. Bibi-Lupin, ancien forçat, compagnon de Jacques Collin au bagne, Ă©tait son ennemi personnel. Cette inimitiĂ© prenait sa source dans les querelles oĂÂč Jacques Collin avait toujours eu le dessus, et dans la suprĂ©matie exercĂ©e par Trompe-la-Mort sur ses compagnons. Enfin, Jacques Collin avait Ă©tĂ© pendant dix ans la Providence des forçats libĂ©rĂ©s, leur chef, leur conseil Ă Paris, leur dĂ©positaire et par consĂ©quent l'antagoniste de Bibi-Lupin. Une Victoire obtenu sur la mise au secret Donc, quoique mis au secret, il comptait sur le dĂ©vouement intelligent et absolu d'Asie, son bras droit, et peut-ĂÂȘtre sur Paccard, son bras gauche, qu'il se flattait de retrouver Ă ses ordres une fois que le soigneux lieutenant aurait mis Ă l'abri les sept cent cinquante mille francs volĂ©s. Telle Ă©tait la raison de l'attention surhumaine avec laquelle il embrassait tout sur sa route. Chose Ă©trange! cet espoir allait ĂÂȘtre pleinement satisfait. Les deux puissantes murailles de l'arcade Saint-Jean Ă©taient revĂÂȘtues Ă six pieds de hauteur d'un manteau de boue permanent produit par les Ă©claboussures du ruisseau; car les passants n'avaient alors, pour se garantir du passage incessant des voitures et de ce qu'on appelait les coups de pied de charrette, que des bornes depuis longtemps Ă©ventrĂ©es par les moyeux des roues. Plus d'une fois la charrette d'un carrier avait broyĂ© lĂ des gens inattentifs. Tel fut Paris pendant longtemps et dans beaucoup de quartiers. Ce dĂ©tail peut faire comprendre l'Ă©troitesse de l'arcade Saint-Jean et combien il Ă©tait facile de l'encombrer. Qu'un fiacre vĂnt Ă y entrer par la place de GrĂšve, pendant qu'une marchande dite des quatre-saisons y poussait sa petite voiture Ă bras pleine de pommes par la rue du Martroi, la troisiĂšme voiture qui survenait occasionnait alors un embarras. Les passants se sauvaient effrayĂ©s en cherchant une borne qui pĂ»t les prĂ©server de l'atteinte des anciens moyeux, dont la longueur Ă©tait si dĂ©mesurĂ©e qu'il a fallu des lois pour les rogner. Quand le panier Ă salade arriva, l'arcade Ă©tait barrĂ©e par une de ces marchandes des quatre saisons dont le type est d'autant plus curieux qu'il en existe encore des exemplaires dans Paris, malgrĂ© le nombre croissant des boutiques de fruitiĂšres. C'Ă©tait si bien la marchande des rues, qu'un sergent de ville, si l'institution en avait Ă©tĂ© créée alors, l'eĂ»t laissĂ©e circuler sans lui faire exhiber son permis, malgrĂ© sa physionomie sinistre qui suait le crime. La tĂÂȘte, couverte d'un mĂ©chant mouchoir de coton Ă carreaux en loques, Ă©tait hĂ©rissĂ©e de mĂšches rebelles qui montraient des cheveux semblables Ă des poils de sanglier. Le cou rouge et ridĂ© faisait horreur, et le fichu ne dĂ©guisait pas entiĂšrement une peau tannĂ©e par le soleil, par la poussiĂšre et par la boue. La robe Ă©tait comme une tapisserie. Les souliers grimaçaient Ă faire croire qu'ils se moquaient de la figure aussi trouĂ©e que la robe. Et quelle piĂšce d'estomac!... un emplĂÂątre eĂ»t Ă©tĂ© moins sale. A dix pas, cette guenille ambulante et fĂ©tide devait affecter l'odorat des gens dĂ©licats. Les mains avaient fait cent moissons! Ou cette femme revenait d'un sabbat allemand, ou elle sortait d'un dĂ©pĂÂŽt de mendicitĂ©. Mais quels regards!... quelle audacieuse intelligence, quelle vie contenue quand les rayons magnĂ©tiques de ses yeux et ceux de Jacques Collin se rejoignirent pour Ă©changer une idĂ©e. - Range-toi donc, vieil hospice Ă vermine!... cria le postillon d'une voix rauque. - Ne vas-tu pas m'Ă©craser, hussard de la guillotine, rĂ©pondit-elle, ta marchandise ne vaut pas la mienne. Et en essayant de se serrer entre deux bornes pour livrer passage, la marchande embarrassa la voie pendant le temps nĂ©cessaire Ă l'accomplissement de son projet. - O Asie! se dit Jacques Collin qui reconnut sur-le-champ sa complice, tout va bien. Le postillon Ă©changeait toujours des amĂ©nitĂ©s avec Asie et les voitures s'accumulaient dans la rue du Martroi. - AhĂ©!... pecairĂ© fermati. Souni lĂ . Vedrem!... s'Ă©cria la vieille Asie avec ces intonations illinoises particuliĂšres aux marchandes des rues qui dĂ©naturent si bien leurs paroles qu'elles deviennent des onomatopĂ©es comprĂ©hensibles seulement pour les Parisiens. Dans le brouhaha de la rue et au milieu des cris de tous les cochers survenus, personne ne pouvait faire attention Ă ce cri sauvage qui semblait ĂÂȘtre celui de la marchande. Mais cette clameur distincte pour Jacques Collin, lui jetait Ă l'oreille dans un patois de convention mĂÂȘlĂ© d'italien et de provençal corrompus, cette phrase terrible - Ton pauvre petit est pris; mais je suis lĂ pour veiller sur vous. Tu vas me revoir... Au milieu de la joie infinie que lui causait son triomphe sur la Justice, car il espĂ©rait pouvoir entretenir des communications au dehors, Jacques Collin fut atteint par une rĂ©action qui eĂ»t tuĂ© tout autre que lui. - Lucien arrĂÂȘtĂ©!... se dit-il. Et il faillit s'Ă©vanouir. Cette nouvelle Ă©tait plus affreuse pour lui que le rejet de son pourvoi s'il eĂ»t Ă©tĂ© condamnĂ© Ă mort. Histoire historique, archĂ©ologique, biographique, anecdotique et physiologique du Palais de Justice Maintenant que les deux paniers Ă salade roulent sur les quais, l'intĂ©rĂÂȘt de cette histoire exige quelques mots sur la Conciergerie pendant le temps qu'ils mettront Ă y venir. La Conciergerie, nom historique, mot terrible, chose plus terrible encore, est mĂÂȘlĂ©e aux rĂ©volutions de la France, et Ă celles de Paris surtout. Elle a vu la plupart des grands criminels. Si de tous les monuments de Paris c'est le plus intĂ©ressant, c'en est aussi le moins connu.. des gens qui appartiennent aux classes supĂ©rieures de la sociĂ©tĂ©; mais malgrĂ© l'immense intĂ©rĂÂȘt de cette digression historique, elle sera tout aussi rapide que la course des paniers Ă salade. Quel est le Parisien, l'Ă©tranger ou le provincial, pour peu qu'ils soient restĂ©s deux jours Ă Paris, qui n'ait remarquĂ© les murailles noires flanquĂ©es de trois grosses tours Ă poivriĂšres, dont deux sont presque accouplĂ©es, ornement sombre et mystĂ©rieux du quai dit des Lunettes? Ce quai commence au bas du pont au Change et s'Ă©tend jusqu'au Pont-Neuf Une tour carrĂ©e, dite la tour de l'Horloge, oĂÂč fut donnĂ© le signal de la Saint-BarthĂ©lemy, tour presque aussi Ă©levĂ©e que celle de Saint-Jacques-la-Boucherie, indique le Palais et forme le coin de ce quai. Ces quatre tours, ces murailles sont revĂÂȘtues de ce suaire noirĂÂątre que prennent Ă Paris toutes les façades Ă l'exposition du Nord. Vers le milieu du quai, Ă une arcade dĂ©serte, commencent les constructions privĂ©es que l'Ă©tablissement du Pont-Neuf dĂ©termina sous le rĂšgne de Henri IV. La place Royale fut la rĂ©plique de la place Dauphine. C'est le mĂÂȘme systĂšme d'architecture, de la brique encadrĂ©e par des chaĂnes en pierre de taille. Cette arcade et la rue de Harlay indiquent les limites du Palais Ă l'ouest. Autrefois la PrĂ©fecture de police, hĂÂŽtel des premiers prĂ©sidents au Parlement, dĂ©pendait du Palais. La cour des Comptes et la cour des Aides y complĂ©taient la justice suprĂÂȘme, celle du souverain. On voit qu'avant la RĂ©volution, le Palais jouissait de cet isolement qu'on cherche Ă crĂ©er aujourd'hui. Ce carrĂ©, cette Ăle de maisons et de monuments, oĂÂč se trouve la Sainte-Chapelle, le plus magnifique joyau de l'Ă©crin de saint Louis, cet espace est le sanctuaire de Paris; c'en est la place sacrĂ©e, l'arche sainte. Et d'abord, cet espace fut la premiĂšre citĂ© tout entiĂšre, car l'emplacement de la place Dauphine Ă©tait une prairie dĂ©pendante du domaine royal oĂÂč se trouvait un moulin Ă frapper les monnaies. De lĂ le nom de rue de la Monnaie, donnĂ© Ă celle qui mĂšne au Pont-Neuf. De lĂ aussi le nom d'une des trois tours rondes, la seconde, qui s'appelle la tour d'Argent, et qui semblerait prouver qu'on y a primitivement battu monnaie. Le fameux moulin, qui se voit dans les anciens plans de Paris, serait vraisemblablement postĂ©rieur au temps oĂÂč l'on frappait la monnaie dans le palais mĂÂȘme, et dĂ» sans doute Ă un perfectionnement dans l'art monĂ©taire. La premiĂšre tour, presque accolĂ©e Ă la tour d'Argent, se nomme la tour de Montgommery. La troisiĂšme, la plus petite, mais la mieux conservĂ©e des trois, car elle a gardĂ© ses crĂ©neaux, a nom la tour Bonbec. La Sainte-Chapelle et ces quatre tours en comprenant la tour de l'Horloge dĂ©terminent parfaitement l'enceinte, le pĂ©rimĂštre, dirait un employĂ© du Cadastre, du Palais, depuis les MĂ©rovingiens jusqu'Ă la premiĂšre maison de Valois; mais pour nous, et par suite de ses transformations, ce palais reprĂ©sente plus spĂ©cialement l'Ă©poque de saint Louis. Charles V, le premier, abandonna le Palais au Parlement, institution nouvellement créée, et alla, sous la protection de la Bastille, habiter le fameux hĂÂŽtel Saint-Pol, auquel on adossa plus tard le palais des Tournelles. Puis, sous les derniers Valois, la royautĂ© revint de la Bastille au Louvre, qui avait Ă©tĂ© sa premiĂšre bastille. La premiĂšre demeure des rois de France, le palais de saint Louis, qui a gardĂ© ce nom de Palais tout court, pour signifier le palais par excellence, est tout entier enfoui sous le Palais-de-Justice, il en forme les caves, car il Ă©tait bĂÂąti dans la Seine, comme la cathĂ©drale, et bĂÂąti si soigneusement que les plus hautes eaux de la riviĂšre en couvrent Ă peine les premiĂšres marches. Le quai de l'Horloge enterre d'environ vingt pieds ces constructions dix fois sĂ©culaires. Les voitures roulent Ă la hauteur du chapiteau des fortes colonnes de ces trois tours, dont jadis l'Ă©lĂ©vation devait ĂÂȘtre en harmonie avec l'Ă©lĂ©gance du palais, et d'un effet pittoresque sur l'eau, puisque aujourd'hui ces tours le disputent encore en hauteur aux monuments les plus Ă©levĂ©s de Paris. Quand on contemple cette vaste capitale du haut de la lanterne du PanthĂ©on, le Palais avec la Sainte-Chapelle est encore ce qui paraĂt le plus monumental parmi tant de monuments. Ce palais de nos rois, sur lequel vous marchez quand vous arpentez l'immense salle des Pas-Perdus Ă©tait une merveille d'architecture, il l'est encore aux yeux intelligents du poĂšte qui vient l'Ă©tudier en examinant la Conciergerie. HĂ©las! la Conciergerie a envahi le Palais des rois. Le coeur saigne Ă voir comment on a taillĂ© des geĂÂŽles, des rĂ©duits, des corridors, des logements, des salles sans jour ni air dans cette magnifique composition oĂÂč le byzantin, le roman, le gothique, ces trois faces de l'art ancien, ont Ă©tĂ© raccordĂ©s par l'architecture du XIIe siĂšcle. Ce palais est Ă l'histoire monumentale de la France des premiers temps ce que le chĂÂąteau de Blois est Ă l'histoire monumentale des seconds temps. De mĂÂȘme qu'Ă Blois Voir Etude sur Catherine de MĂ©dicis, ETUDES PHILOSOPHIQUES, dans une cour vous pouvez admirer le chĂÂąteau des comtes de Blois, celui de Louis XII, celui de François Ier, celui de Gaston; de mĂÂȘme Ă la Conciergerie vous retrouvez, dans la mĂÂȘme enceinte, le caractĂšre des premiĂšres races, et dans la Sainte-Chapelle, l'architecture de saint Louis. Conseil municipal, si vous donnez des millions, mettez aux cĂÂŽtĂ©s des architectes un ou deux poĂštes, si vous voulez sauver le berceau de Paris, le berceau des rois, en vous occupant de doter Paris et la cour souveraine d'un palais digne de la France! C'est une question Ă Ă©tudier pendant quelques annĂ©es avant de rien commencer. Encore une ou deux prisons de bĂÂąties, comme celle de la Roquette, et le Palais de saint Louis sera sauvĂ©. Continuation du mĂÂȘme sujet Aujourd'hui bien des plaies affectent ce gigantesque monument, enfoui sous le Palais et sous le quai, comme un de ces animaux antĂ©diluviens dans les plĂÂątres de Montmartre; mais la plus grande, c'est d'ĂÂȘtre la Conciergerie! Ce mot, on le comprend. Dans les premiers temps de la monarchie, les grands coupables, car les villains il faut tenir Ă cette orthographe qui laisse au mot sa signification de paysan et les bourgeois appartenant Ă des juridictions urbaines ou seigneuriales, les possesseurs des grands ou petits fiefs Ă©taient amenĂ©s au Roi et gardĂ©s Ă la Conciergerie. Comme on saisissait peu de ces grands coupables, la Conciergerie suffisait Ă la justice du Roi. Il est difficile de savoir prĂ©cisĂ©ment l'emplacement de la primitive Conciergerie. NĂ©anmoins, comme les cuisines de saint Louis existent encore, et forment aujourd'hui ce qu'on nomme la SouriciĂšre, il est Ă prĂ©sumer que la Conciergerie primitive devait ĂÂȘtre situĂ©e lĂ oĂÂč se trouvait, avant 1825, la Conciergerie judiciaire du Parlement, sous l'arcade Ă droite du grand escalier extĂ©rieur qui mĂšne Ă la cour Royale. De lĂ , jusqu'en 1825, partirent les condamnĂ©s pour aller subir leurs supplices. De lĂ sortirent tous les grands criminels, toutes les victimes de la politique, la marĂ©chale d'Ancre comme la reine de France, Semblançay comme Malesherbes, Damien comme Danton, Desrues comme Castaing. Le cabinet de Fouquier-Tinville, le mĂÂȘme que celui actuel du Procureur du Roi, se trouvait placĂ© de maniĂšre Ă ce que l'accusateur public pĂ»t voir dĂ©filer dans leurs charrettes les gens que le tribunal rĂ©volutionnaire venait de condamner. Cet homme fait glaive pouvait ainsi donner un dernier coup d'oeil Ă ses fournĂ©es. Depuis 1825, sous le ministĂšre de monsieur de Peyronnet, un grand changement eut lieu dans le Palais. Le vieux guichet de la Conciergerie, oĂÂč se passaient les cĂ©rĂ©monies de l'Ă©crou et de la toilette, fut fermĂ© et transportĂ© oĂÂč il se trouve aujourd'hui, entre la tour de l'Horloge et la tour Montgommery, dans une cour intĂ©rieure indiquĂ©e par une arcade. A gauche se trouve la SouriciĂšre, Ă droite le guichet. Les paniers Ă salade entrent dans cette cour assez irrĂ©guliĂšre, et peuvent y rester, y tourner avec facilitĂ©, s'y trouver, en cas d'Ă©meute, protĂ©gĂ©s contre une tentative par la forte grille de l'arcade; tandis qu'autrefois ils n'avaient pas la moindre facilitĂ© pour manoeuvrer dans l'Ă©troit espace qui sĂ©pare le grand escalier extĂ©rieur de l'aile droite du Palais. Aujourd'hui la Conciergerie, Ă peine suffisante pour les accusĂ©s il y faudrait de la place pour trois cents personnes, hommes et femmes, ne reçoit plus ni prĂ©venus ni dĂ©tenus, exceptĂ© dans de rares occasions, comme celle qui y faisait amener Jacques Collin et Lucien. Tous ceux qui y sont prisonniers doivent comparaĂtre en Cour d'assises. Par exception, la magistrature y souffre les coupables de la haute sociĂ©tĂ© qui, dĂ©jĂ suffisamment dĂ©shonorĂ©s par un arrĂÂȘt de Cour d'assises, seraient punis au-delĂ des bornes, s'ils subissaient leur peine Ă Melun ou Ă Poissy. Ouvrard prĂ©fĂ©ra le sĂ©jour de la Conciergerie Ă celui de Sainte-PĂ©lagie. En ce moment, le notaire Lehon, le prince de Bergues y font leur temps de dĂ©tention par une tolĂ©rance arbitraire, mais pleine d'humanitĂ©. ManiĂšre de se servir de tout cela GĂ©nĂ©ralement les prĂ©venus, soit pour aller, en argot de palais, Ă l'instruction, soit pour comparaĂtre en police correctionnelle, sont versĂ©s par les paniers Ă salade directement Ă la SouriciĂšre. La SouriciĂšre, qui fait face au guichet, se compose d'une certaine quantitĂ© de cellules pratiquĂ©es dans les cuisines de saint Louis, et oĂÂč les prĂ©venus extraits de leurs prisons attendent l'heure de la sĂ©ance du tribunal ou l'arrivĂ©e de leur juge d'instruction. La SouriciĂšre est bornĂ©e au nord par le quai, Ă l'est par le corps de garde de la garde municipale, Ă l'ouest par la cour de la Conciergerie, et au midi par une immense salle voĂ»tĂ©e sans doute l'ancienne salle des festins, encore sans destination. Au-dessus de la SouriciĂšre s'Ă©tend un corps de garde intĂ©rieur, ayant vue par une croisĂ©e sur la cour de la Conciergerie, il est occupĂ© par la gendarmerie dĂ©partementale et l'escalier y aboutit. Quand l'heure du jugement sonne, les huissiers viennent faire l'appel des prĂ©venus, les gendarmes descendent en nombre Ă©gal Ă celui des prĂ©venus, chaque gendarme prend un prĂ©venu sous le bras; et, ainsi accouplĂ©s, ils gravissent l'escalier, traversent le corps de garde et arrivent par des couloirs dans une piĂšce contiguĂ Ă la salle oĂÂč siĂšge la fameuse SixiĂšme Chambre du Tribunal, Ă laquelle est dĂ©volue l'audience de la police correctionnelle. Ce chemin est celui que prennent aussi les accusĂ©s pour aller de la Conciergerie Ă la Cour d'assises, et pour en revenir. Dans la salle des Pas-Perdus, entre la porte de la PremiĂšre Chambre du Tribunal de premiĂšre instance et le perron qui mĂšne Ă la SixiĂšme, on remarque immĂ©diatement, en s'y promenant pour la premiĂšre fois, une entrĂ©e sans porte, sans aucune dĂ©coration d'architecture, un trou carrĂ© vraiment ignoble. C'est par lĂ que les juges, les avocats, pĂ©nĂštrent dans ces couloirs, dans le corps de garde, descendent Ă la SouriciĂšre et au guichet de la Conciergerie. Tous les cabinets des juges d'instruction sont situĂ©s Ă diffĂ©rents Ă©tages dans cette partie du Palais. On y parvient par d'affreux escaliers, un dĂ©dale oĂÂč se perdent presque toujours ceux Ă qui le Palais est inconnu. Les fenĂÂȘtres de ces cabinets donnent les unes sur le quai, les autres sur la cour de la Conciergerie. En 1830, quelques cabinets de juges d'instruction avaient vue sur la rue de la Barillerie. Ainsi quand un panier Ă salade tourne Ă gauche dans la cour de la Conciergerie, il amĂšne des prĂ©venus Ă la SouriciĂšre; quand il tourne Ă droite, il importe des accusĂ©s Ă la Conciergerie. Ce fut donc de ce cĂÂŽtĂ© que le panier Ă salade oĂÂč se trouvait Jacques Collin fut dirigĂ© pour le dĂ©poser au Guichet. Rien de plus formidable. Criminels ou visiteurs aperçoivent deux grilles de fer forgĂ©, sĂ©parĂ©es par un espace d'environ six pieds, qui s'ouvrent toujours l'une aprĂšs l'autre, et Ă travers lesquelles tout est observĂ© si scrupuleusement que les gens Ă qui le permis de visiter est accordĂ© passent cette piĂšce Ă travers la grille, avant que la clef ne grince dans la serrure. Les magistrats instructeurs, ceux du Parquet eux-mĂÂȘmes, n'entrent pas sans avoir Ă©tĂ© reconnus. Aussi, parlez de la possibilitĂ© de communiquer ou de s'Ă©vader?... le directeur de la Conciergerie aura sur les lĂšvres un sourire qui glacera le doute chez le romancier le plus tĂ©mĂ©raire dans ses entreprises contre la vraisemblance. On ne connaĂt, dans les annales de la Conciergerie, que l'Ă©vasion de Lavalette; mais la certitude d'une auguste connivence, aujourd'hui prouvĂ©e, a diminuĂ© sinon le dĂ©vouement de l'Ă©pouse, du moins le danger d'un insuccĂšs. En jugeant sur les lieux de la nature des obstacles, les gens les plus amis du merveilleux reconnaĂtront qu'en tout temps ces obstacles Ă©taient ce qu'ils sont encore, invincibles. Aucune expression ne peut dĂ©peindre la force des murailles et des voĂ»tes, il faut les voir. Quoique le pavĂ© de la cour soit en contre-bas de celui du quai, lorsque vous franchissez le Guichet, il faut encore descendre plusieurs marches pour arriver dans une immense salle voĂ»tĂ©e dont les puissantes murailles sont ornĂ©es de colonnes magnifiques et sont flanquĂ©es de la tour Montgommery, qui fait partie aujourd'hui du logement du directeur de la Conciergerie, et de la tour d'Argent qui sert de dortoir aux surveillants, guichetiers ou porte-clefs, comme il vous plaira de les appeler. Le nombre de ces employĂ©s n'est pas aussi considĂ©rable qu'on peut l'imaginer ils sont vingt; leur dortoir, de mĂÂȘme que leur coucher, ne diffĂšre pas de celui dit de la pistole. Ce nom vient sans doute de ce que jadis les prisonniers donnaient une pistole par semaine pour ce logement, dont la nuditĂ© rappelle les froides mansardes que les grands hommes sans fortune commencent par habiter Ă Paris. A gauche, dans cette vaste salle d'entrĂ©e, se trouve le greffe de la Conciergerie, espĂšce de bureau formĂ© par des vitrages oĂÂč siĂšgent le directeur et son greffier, oĂÂč sont les registres d'Ă©crou. LĂ , le prĂ©venu, l'accusĂ© sont inscrits, dĂ©crits et fouillĂ©s. LĂ se dĂ©cide la question du logement dont la solution dĂ©pend de la bourse du patient. En face du guichet de cette salle, on aperçoit une porte vitrĂ©e, celle d'un parloir oĂÂč les parents et les avocats communiquent avec les accusĂ©s par un guichet Ă double grille en bois. Ce parloir tire son jour du prĂ©au, le lieu de promenade intĂ©rieure oĂÂč les accusĂ©s respirent au grand air et font de l'exercice Ă des heures dĂ©terminĂ©es. Cette grande salle Ă©clairĂ©e par le jour douteux de ces deux guichets, car l'unique croisĂ©e donnant sur la cour d'arrivĂ©e est entiĂšrement prise par le greffe qui l'encadre, prĂ©sente aux regards une atmosphĂšre et une lumiĂšre parfaitement en harmonie avec les images prĂ©conçues par l'imagination. C'est d'autant plus effrayant que parallĂšlement aux tours d'Argent et de Montgommery, vous apercevez ces cryptes mystĂ©rieuses, voĂ»tĂ©es, formidables, sans lumiĂšre, qui tournent autour du parloir, qui mĂšnent aux cachots de la reine, de madame Elisabeth, et aux cellules appelĂ©es les secrets. Ce dĂ©dale de pierre de taille est devenu le souterrain du Palais-de-Justice, aprĂšs avoir vu les fĂÂȘtes de la royautĂ©. De 1875 Ă 1832, ce fut dans cette immense salle, entre un gros poĂÂȘle qui la chauffe et la premiĂšre des deux grilles, que se faisait l'opĂ©ration de la toilette. On ne passe pas encore sans frĂ©mir sur ces dalles qui ont reçu le choc et les confidences de tant de derniers regards. Comment on Ă©croue Pour sortir de son affreuse voiture le moribond eut besoin de l'assistance de deux gendarmes qui le prirent chacun sous un bras, le soutinrent et le portĂšrent comme Ă©vanoui dans le greffe. Ainsi traĂnĂ©, le mourant levait les yeux au ciel de maniĂšre Ă ressembler au Sauveur descendu de la croix. Certes dans aucun tableau JĂ©sus n'offre une face plus cadavĂ©rique, plus dĂ©composĂ©e que ne l'Ă©tait celle du faux Espagnol, il semblait prĂšs de rendre le dernier soupir. Quand il fut assis dans le greffe, il rĂ©pĂ©ta d'une voix dĂ©faillante les paroles qu'il adressait Ă tout le monde depuis son arrestation "je me rĂ©clame de Son Excellence l'ambassadeur d'Espagne.." - Vous direz cela, rĂ©pondit le directeur, Ă monsieur le juge d'instruction... - Ah! JĂ©sus! rĂ©pliqua Jacques Collin en soupirant. Ne puis-je avoir un brĂ©viaire?... Me refusera-t-on toujours un mĂ©decin?... Je n'ai pas deux heures Ă vivre. Carlos Herrera devant ĂÂȘtre mis au secret, il fut inutile de lui demander s'il rĂ©clamait les bĂ©nĂ©fices de la pistole, c'est-Ă -dire le droit d'habiter une de ces chambres oĂÂč l'on jouit du seul confort permis par la Justice. Ces chambres sont situĂ©es au bout du prĂ©au dont il sera question plus tard. L'huissier et le greffier remplirent de concert et flegmatiquement les formalitĂ©s de l'Ă©crou. - Monsieur le directeur, dit Jacques Collin en baragouinant le français, je suis mourant, vous le voyez. Dites, si vous le pouvez, dites surtout le plus tĂÂŽt possible, Ă ce monsieur juge, que je sollicite comme une faveur ce qu'un criminel devrait le plus redouter, de paraĂtre devant lui dĂšs qu'il sera venu; car mes souffrances sont vraiment intolĂ©rables, et dĂšs que je le verrai, toute erreur cessera... RĂšgle gĂ©nĂ©rale, les criminels parlent tous d'erreur. Allez dans les bagnes, questionnez-y les condamnĂ©s, ils sont presque tous victimes d'une erreur de la Justice. Aussi ce mot fait-il sourire imperceptiblement tous ceux qui sont en contact avec des prĂ©venus, des accusĂ©s, ou des condamnĂ©s. - Je puis parler de votre rĂ©clamation au juge d'instruction, rĂ©pondit le directeur. - Je vous bĂ©nirai donc, monsieur!... rĂ©pliqua l'Espagnol en levant les yeux au ciel. AussitĂÂŽt Ă©crouĂ©, Carlos Herrera, pris sous chaque bras par deux gardes municipaux accompagnĂ©s d'un surveillant, Ă qui le directeur dĂ©signa celui des secrets oĂÂč devait ĂÂȘtre renfermĂ© le prĂ©venu, fut conduit par le dĂ©dale souterrain de la Conciergerie dans une chambre trĂšs saine, quoi qu'en aient dit certains philanthropes, mais sans communications possibles. Quand il eut disparu, les surveillants, le directeur de la prison, son greffier, l'huissier lui-mĂÂȘme, les gendarmes se regardĂšrent en gens qui se demandent les uns aux autres leur opinion, et sur toutes les figures se peignit le doute; mais Ă l'aspect de l'autre prĂ©venu, tous les spectateurs revinrent Ă leur incertitude habituelle, cachĂ©e sous un air d'indiffĂ©rence. A moins de circonstances extraordinaires, les employĂ©s de la Conciergerie sont peu curieux, les criminels Ă©tant pour eux ce que les pratiques sont pour les coiffeurs. Aussi toutes les formalitĂ©s dont l'imagination s'Ă©pouvante s'accomplis sent-elles plus simplement que des affaires d'argent chez un banquier, et souvent avec plus de politesse. Lucien prĂ©senta le masque du coupable abattu, car il se laissait faire, il s'abandonnait en machine. Depuis Fontainebleau, le poĂšte contemplait sa ruine, et il se disait que l'heure des expiations avait sonnĂ©. PĂÂąle, dĂ©fait, ignorant tout ce qui s'Ă©tait passĂ© pendant son absence chez Esther, il se savait le compagnon intime d'un forçat Ă©vadĂ©; situation qui suffisait Ă lui faire apercevoir des catastrophes pires que la mort. Quand sa pensĂ©e enfantait un projet, c'Ă©tait le suicide. Il voulait Ă©chapper Ă tout prix aux ignominies qu'il entrevoyait comme les fantaisies d'un rĂÂȘve pĂ©nible. Jacques Collin fut placĂ©, comme le plus dangereux des deux prĂ©venus, dans un cabanon tout de pierre de taille, qui tire son jour d'une de ces petites cours intĂ©rieures, comme il s'en trouve dans l'enceinte du Palais, et situĂ©e dans l'aile oĂÂč le Procureur-gĂ©nĂ©ral a son cabinet. Cette petite cour sert de prĂ©au au quartier des femmes. Lucien fut menĂ© par le mĂÂȘme chemin, car, selon les ordres donnĂ©s par le juge d'instruction, le directeur eut des Ă©gards pour lui, dans un cabanon contigu aux pistoles. Comment les deux prĂ©venus prennent leur mal GĂ©nĂ©ralement, les personnes qui n'auront jamais de dĂ©mĂÂȘlĂ©s avec la Justice conçoivent les idĂ©es les plus noires sur la mise au secret. L'idĂ©e de justice criminelle ne se sĂ©pare point des vieilles idĂ©es sur la torture ancienne, sur l'insalubritĂ© des prisons, sur la froideur des murailles de pierre d'oĂÂč suintent des larmes, sur la grossiĂšretĂ© des geĂÂŽliers et de la nourriture, accessoires obligĂ©s des drames; mais il n'est pas inutile de dire ici que ces exagĂ©rations n'existent qu'au thĂ©ĂÂątre, et font sourire les magistrats, les avocats, et ceux qui, par curiositĂ©, visitent les prisons ou qui viennent les observer. Pendant longtemps ce fut terrible. Il est certain que les accusĂ©s Ă©taient, sous l'ancien Parlement, dans les siĂšcles de Louis XIII et de Louis XIV, jetĂ©s pĂÂȘle-mĂÂȘle dans une espĂšce d'entresol au-dessus de l'ancien guichet. Les prisons ont Ă©tĂ© l'un des crimes de la rĂ©volution de 1789, et il suffit de voir le cachot de la reine et celui de madame Elisabeth pour concevoir une horreur profonde des anciennes formes judiciaires. Mais aujourd'hui, si la philanthropie a fait Ă la sociĂ©tĂ© des maux incalculables, elle a produit un peu de bien pour les individus. Nous devons Ă NapolĂ©on notre Code criminel, qui, plus que le Code civil, dont la rĂ©forme est en quelques points urgente, sera l'un des plus grands monuments de ce rĂšgne si court. Ce nouveau Droit criminel ferma tout un abĂme de souffrances. Aussi, peut-on affirmer qu'en mettant Ă part les affreuses tortures morales auxquelles les gens des classes supĂ©rieures sont en proie en se trouvant sous la main de la justice, l'action de ce pouvoir est d'une douceur et d'une simplicitĂ© d'autant plus grandes qu'elles sont inattendues. L'inculpĂ©, le prĂ©venu ne sont certainement pas logĂ©s comme chez eux; mais le nĂ©cessaire se trouve dans les prisons de Paris. D'ailleurs, la pesanteur des sentiments auxquels on se livre ĂÂŽte aux accessoires de la vie leur signification habituelle. Ce n'est jamais le corps qui souffre. L'esprit est dans un Ă©tat si violent que toute espĂšce de malaise, de brutalitĂ©, s'il s'en rencontrait dans le milieu oĂÂč l'on est, se supporterait aisĂ©ment. Il faut admettre, Ă Paris surtout, que l'innocent est promptement mis en libertĂ©. Lucien, en entrant dans sa cellule, trouva donc la fidĂšle image de la premiĂšre chambre qu'il avait occupĂ©e Ă Paris, Ă l'HĂÂŽtel Cluny. Un lit semblable Ă ceux des plus pauvres hĂÂŽtels garnis du quartier Latin, des chaises foncĂ©es de paille, une table et quelques ustensiles composaient le mobilier de l'une de ces chambres, oĂÂč souvent on rĂ©unit deux accusĂ©s quand leurs moeurs sont douces et leurs crimes d'une catĂ©gorie rassurante, comme les faux et les banqueroutes. Cette ressemblance entre son point de dĂ©part, plein d'innocence, et le point d'arrivĂ©e, dernier degrĂ© de la honte et de l'avilissement, fut si bien saisie par un dernier effort de sa fibre poĂ©tique, que l'infortunĂ© fondit en larmes. Il pleura pendant quatre heures, insensible en apparence comme une figure de pierre, mais souffrant de toutes ses espĂ©rances renversĂ©es, atteint dans toutes ses vanitĂ©s sociales Ă©crasĂ©es, dans son orgueil anĂ©anti, dans tous les moi que prĂ©sentent l'ambitieux, l'amoureux, l'heureux, le dandy, le Parisien, le poĂšte, le voluptueux et le privilĂ©giĂ©. Tout en lui s'Ă©tait brisĂ© dans cette chute icarienne. Carlos Herrera, lui, tourna dans son cabanon dĂšs qu'il y fut seul comme l'ours blanc du Jardin-des-Plantes dans sa cage. Il vĂ©rifia minutieusement la porte et s'assura que, le judas exceptĂ©, nul trou n'y avait Ă©tĂ© pratiquĂ©. Il sonda tous les murs, il regarda la hotte par la gueule de laquelle venait une faible lumiĂšre et il se dit "Je suis en sĂ»retĂ©!" Il alla s'asseoir dans un coin oĂÂč l'oeil d'un surveillant appliquĂ© au judas Ă grillage n'aurait pu le voir. Puis il ĂÂŽta sa perruque et y dĂ©colla promptement un papier qui en garnissait le fond. Le cĂÂŽtĂ© de ce papier en communication avec la tĂÂȘte Ă©tait si crasseux qu'il semblait ĂÂȘtre le tĂ©gument de la perruque. Si Bibi-Lupin avait eu l'idĂ©e d'enlever cette perruque pour reconnaĂtre l'identitĂ© de l'Espagnol avec Jacques Collin, il ne se serait pas dĂ©fiĂ© de ce papier, tant cela paraissait faire partie de l'oeuvre du perruquier. L'autre cĂÂŽtĂ© du papier Ă©tait encore assez blanc et assez propre pour recevoir quelques lignes. L'opĂ©ration difficile et minutieuse du dĂ©collage avait Ă©tĂ© commencĂ©e Ă la Force, deux heures n'auraient pas suffi, la moitiĂ© de la journĂ©e y avait Ă©tĂ© employĂ©e la veille. Le prĂ©venu commença par rogner ce prĂ©cieux papier de maniĂšre Ă s'en procurer une bande de quatre Ă cinq lignes de largeur, il la partagea en plusieurs morceaux; puis, il remit dans ce singulier magasin sa provision de papier aprĂšs en avoir humectĂ© la couche de gomme arabique Ă l'aide de laquelle il pouvait en rĂ©tablir l'adhĂ© chercha dans une mĂšche de cheveux un de ces crayons, fins comme des tiges d'Ă©pingle, dont la fabrication due Ă Susse Ă©tait rĂ©cente, et qui s'y trouvait fixĂ© par de la colle; il en prit un fragment assez long pour Ă©crire et assez petit pour tenir dans son oreille. Ces prĂ©paratifs terminĂ©s avec la rapiditĂ©, la sĂ©curitĂ© d'exĂ©cution particuliĂšre aux vieux forçats qui sont adroits comme des singes, Jacques Collin s'assit sur le bord de son lit et se mit Ă mĂ©diter ses instructions pour Asie, avec la certitude de la trouver sur son chemin, tant il comptait sur le gĂ©nie de cette femme. - Dans mon interrogatoire sommaire, se disait-il, j'ai fait l'Espagnol parlant mal le français, se rĂ©clamant de son ambassadeur, allĂ©guant les privilĂšges diplomatiques et ne comprenant rien Ă ce qu'on lui demandait, tout cela bien scandĂ© par des faiblesses, par des points d'orgue, par des soupirs, enfin toutes les balançoires d'un mourant. Restons sur ce terrain. Mes papiers sont en rĂšgle. Asie et moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n'est pas fort. Pensons donc Ă Lucien, il s'agit de lui refaire le moral, il faut arriver Ă cet enfant Ă tout prix, lui tracer un plan de conduite, autrement il va se livrer, me livrer et tout perdre!... Avant son interrogatoire il doit avoir Ă©tĂ© serinĂ©. Puis il me faut des tĂ©moins qui maintiennent mon Ă©tat de prĂÂȘtre! Telle Ă©tait la situation morale et physique des deux prĂ©venus dont le sort dĂ©pendait en ce moment de monsieur Camusot, juge d'instruction au Tribunal de PremiĂšre instance de la Seine, souverain arbitre, pendant le temps que lui donnait le Code criminel, des plus petits dĂ©tails de leur existence; car lui seul pouvait permettre que l'aumĂÂŽnier, le mĂ©decin de la Conciergerie ou qui que ce soit communiquĂÂąt avec eux. Ce qu'est un juge d'instruction Ă l'usage de ceux qui n'en ont pas Aucune puissance humaine, ni le Roi, ni le Garde-dessceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiĂ©ter sur le pouvoir d'un juge d'instruction, rien ne l'arrĂÂȘte, rien ne lui commande. C'est un souverain soumis uniquement Ă sa conscience et Ă la loi. En ce moment oĂÂč philosophes, philanthropes et publicistes sont incessamment occupĂ©s Ă diminuer tous les pouvoirs sociaux, le droit confĂ©rĂ© par nos lois aux juges d'instruction est devenu l'objet d'attaques d'autant plus terribles qu'elles sont presque justifiĂ©es par ce droit, qui, disons-le, est exorbitant. NĂ©anmoins, pour tout homme sensĂ©, ce pouvoir doit rester sans atteinte; on peut, dans certains cas, en adoucir l'exercice par un large emploi de la caution; mais la sociĂ©tĂ©, dĂ©jĂ bien Ă©branlĂ©e par l'inintelligence et par la faiblesse du jury magistrature auguste et suprĂÂȘme qui ne devrait ĂÂȘtre confiĂ©e qu'Ă des notabilitĂ©s Ă©lues, serait menacĂ©e de ruine si l'on brisait cette colonne qui soutient tout notre Droit criminel. L'arrestation est une de ces facultĂ©s terribles, nĂ©cessaires, dont le danger social est contrebalancĂ© par sa grandeur mĂÂȘme. D'ailleurs, se dĂ©fier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. DĂ©truisez l'institution, reconstruisez-la sur d'autres bases; demandez, comme avant la RĂ©volution, d'immenses garanties de fortune Ă la magistrature; mais croyez-y; n'en faites pas l'image de la sociĂ©tĂ© pour y insulter. Aujourd'hui le magistrat, payĂ© comme un fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a troquĂ© sa dignitĂ© d'autrefois contre une morgue qui semble intolĂ©rable Ă tous les Ă©gaux qu'on lui a faits; car la morgue est une dignitĂ© qui n'a pas de points d'appui. LĂ git le vice de l'institution actuelle. Si la France Ă©tait divisĂ©e en dix Ressorts, on pourrait relever la magistrature en exigeant d'elle de grandes fortunes, ce qui devient impossible avec vingt-six Ressorts. La seule amĂ©lioration rĂ©elle Ă rĂ©clamer dans l'exercice du pouvoir confiĂ© au juge d'instruction, c'est la rĂ©habilitation de la Maison d'ArrĂÂȘt. L'Ă©tat de prĂ©vention devrait n'apporter aucun changement dans les habitudes des individus. Les Maisons d'ArrĂÂȘt devraient, Ă Paris, ĂÂȘtre construites, meublĂ©es et disposĂ©es de maniĂšre Ă modifier profondĂ©ment les idĂ©es du public sur la situation des prĂ©venus. La loi est bonne, elle est nĂ©cessaire, l'exĂ©cution en est mauvaise et les moeurs jugent les lois d'aprĂšs la maniĂšre dont elles s'exĂ©cutent. L'opinion publique en France condamne les prĂ©venus et rĂ©habilite les accusĂ©s par une inexplicable contradiction. Peut-ĂÂȘtre est-ce le rĂ©sultat de l'esprit essentiellement frondeur du Français. Cette inconsĂ©quence du public parisien fut un des motifs qui contribuĂšrent Ă la catastrophe de ce drame; ce fut mĂÂȘme, comme on le verra, l'un des plus puissants. Pour ĂÂȘtre dans le secret des scĂšnes terribles qui se jouent dans le cabinet d'un juge d'instruction; pour bien connaĂtre la situation respective des deux parties belligĂ©rantes, les prĂ©venus et la Justice, dont la lutte a pour objet le secret gardĂ© par ceux-ci contre la curiositĂ© du juge, si bien nommĂ© le curieux dans l'argot des prisons, on ne doit jamais oublier que les prĂ©venus mis au secret ignorent tout ce que disent les sept Ă huit publics qui forment le public, tout ce que savent la Police, la Justice, et le peu que les journaux publient des circonstances du crime. Aussi donner Ă des prĂ©venus un avis comme celui que Jacques Collin venait de recevoir par Asie sur l'arrestation de Lucien, est-ce jeter une corde Ă un homme qui se noie. On va voir Ă©chouer, par cette raison, une tentative qui certes, sans cette communication, eĂ»t perdu le forçat. Ces termes une fois bien posĂ©s, les gens les moins faciles Ă s'Ă©mouvoir vont ĂÂȘtre effrayĂ©s de ce que produisent ces trois causes de terreur la sĂ©questration, le silence et le remords. Le juge d'instruction dans l'embarras Monsieur Camusot, gendre d'un des huissiers du cabinet du Roi, trop connu dĂ©jĂ pour expliquer ses alliances et sa position, se trouvait en ce moment dans une perplexitĂ© presque Ă©gale Ă celle de Carlos Herrera, relativement Ă l'instruction qui lui Ă©tait confiĂ©e. NaguĂšre, prĂ©sident d'un tribunal du Ressort, il avait Ă©tĂ© tirĂ© de cette position et appelĂ© juge Ă Paris, l'une des places les plus enviĂ©es en magistrature, par la protection de la cĂ©lĂšbre duchesse de Maufrigneuse dont le mari, menin du Dauphin et colonel d'un des rĂ©giments de cavalerie de la Garde royale, Ă©tait autant en faveur auprĂšs du Roi qu'elle l'Ă©tait auprĂšs de Madame. Pour un trĂšs lĂ©ger service rendu, mais capital pour la duchesse, lors de la plainte en faux portĂ©e contre le jeune comte d'Esgrignon par un banquier d'Alençon Voir, dans les SCENES DE LA VIE DE PROVINCE, le Cabinet des Antiques, de simple juge en province il avait passĂ© prĂ©sident, et de prĂ©sident juge d'instruction Ă Paris. Depuis dix-huit mois qu'il siĂ©geait dans le tribunal le plus important du royaume, il avait dĂ©jĂ pu, sur la recommandation de la duchesse de Maufrigneuse, se prĂÂȘter aux vues d'une grande dame non moins puissante, la marquise d'Espard; mais il avait Ă©chouĂ©. Voir l'Interdiction. Lucien, comme on l'a dit au dĂ©but de cette ScĂšne, pour se venger de madame d'Espard qui voulait faire interdire son mari, put rĂ©tablir la vĂ©ritĂ© des faits aux yeux du Procureur-gĂ©nĂ©ral et du comte de SĂ©risy. Ces deux hautes puissances une fois rĂ©unies aux amis du marquis d'Espard, la femme n'avait Ă©chappĂ© que par la clĂ©mence de son mari au blĂÂąme du tribunal. La veille, en apprenant l'arrestation de Lucien, la marquise d'Espard avait envoyĂ© son beau-frĂšre, le chevalier d'Espard, chez madame Camusot. Madame Camusot Ă©tait allĂ©e incontinent faire une visite Ă l'illustre marquise. Au moment du dĂner, de retour chez elle, elle avait pris Ă part son mari dans sa chambre Ă coucher. - Si tu peux envoyer ce petit fat de Lucien de RubemprĂ© en Cour d'assises, et qu'on obtienne une condamnation contre lui, lui dit-elle Ă l'oreille, tu seras conseiller Ă la Cour royale... - Et comment? - Madame d'Espard voudrait voir tomber la tĂÂȘte de ce pauvre jeune homme. J'ai eu froid dans le dos en Ă©coutant parler une haine de jolie femme. - Ne te mĂÂȘle pas des affaires du Palais, rĂ©pondit Camusot Ă sa femme. - Moi, m'en mĂÂȘler? reprit-elle. Un tiers aurait pu nous entendre, il n'aurait pas su ce dont il s'agissait. La marquise et moi, nous avons Ă©tĂ© l'une et l'autre aussi dĂ©licieusement hypocrites que tu l'es avec moi dans ce moment. Elle voulait me remercier de tes bons offices dans son affaire, en me disant que, malgrĂ© l'insuccĂšs, elle en Ă©tait reconnaissante Elle m'a parlĂ© de la terrible mission que la loi vous donne. "C'est affreux d'avoir Ă envoyer un homme Ă l'Ă©chafaud, mais celui-lĂ ! c'est faire justice!... etc." Elle a dĂ©plorĂ© qu'un si beau jeune homme, amenĂ© par sa cousine, madame du ChĂÂątelet, Ă Paris, eĂ»t si mal tournĂ©. "C'est lĂ , disait-elle, oĂÂč les mauvaises femmes, comme une Coralie, une Esther, mĂšnent les jeunes gens assez corrompus pour partager avec elles d'ignobles profits!" Enfin de belles tirades sur la charitĂ©, sur la religion! Madame du ChĂÂątelet lui avait dit que Lucien mĂ©ritait mille morts pour avoir failli tuer sa soeur et sa mĂšre.. Elle a parlĂ© d'une vacance Ă la Cour royale, elle connaissait le Garde-des-sceaux. - Votre mari, madame, a une belle occasion de se distinguer! a-t-elle dit en finissant. Et voilĂ . - Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir, dit Camusot. - Tu iras loin, si tu es magistrat partout, mĂÂȘme avec ta femme, s'Ă©cria madame Camusot. Tiens, je t'ai cru niais, mais aujourd'hui je t'admire... Le magistrat eut sur les lĂšvres un de ces sourires qui n'appartiennent qu'Ă eux, comme celui des danseuses n'est qu'Ă elles. - Madame, puis-je entrer? demanda la femme de chambre. - Que me voulez-vous? lui dit sa maĂtresse. - Madame, la premiĂšre femme de madame la duchesse de Maufrigneuse est venue ici pendant l'absence de madame, et prie madame, de la part de sa maĂtresse, de venir Ă l'hĂÂŽtel de Cadignan, toute affaire cessante. - Qu'on retarde le dĂner, dit la femme du juge en pensant que le cocher du fiacre qui l'avait amenĂ©e attendait son paiement. Elle remit son chapeau, remonta dans le fiacre, et fut dans vingt minutes Ă l'hĂÂŽtel de Cadignan. Madame Camusot, introduite par les petites entrĂ©es, resta pendant dix minutes seule dans un boudoir attenant Ă la chambre Ă coucher de la duchesse qui se montra resplendissante, car elle partait Ă Saint-Cloud oĂÂč l'appelait une invitation Ă la Cour. - Ma petite, entre nous, deux mots suffisent. - Oui, madame la duchesse. - Lucien de RubemprĂ© est arrĂÂȘtĂ©, votre mari instruit l'affaire, je garantis l'innocence de ce pauvre enfant, qu'il soit libre avant vingt-quatre heures. Ce n'est pas tout. Quelqu'un veut voir Lucien demain secrĂštement dans sa prison, votre mari pourra, s'il le veut, ĂÂȘtre prĂ©sent, pourvu qu'il ne se laisse pas apercevoir... Je suis fidĂšle Ă ceux qui me servent, vous le savez. Le Roi espĂšre beaucoup du courage de ses magistrats dans les circonstances graves oĂÂč il va se trouver bientĂÂŽt; je mettrai votre mari en avant, je le recommanderai comme un homme dĂ©vouĂ© au Roi, fallĂ»t-il risquer sa tĂÂȘte. Notre Camusot sera d'abord conseiller, puis premier prĂ©sident n'importe oĂÂč... Adieu... je suis attendue, vous m'excusez, n'est-ce pas? Vous n'obligez pas seulement le Procureur-gĂ©nĂ©ral, qui dans cette affaire ne peut pas se prononcer; vous sauvez encore la vie Ă une femme qui se meurt, a madame de SĂ©risy. Ainsi vous ne manquerez pas d'appui.. Allons, vous voyez ma confiance, je n'ai pas besoin de vous recommander... vous savez! Elle se mit un doigt sur les lĂšvres et disparut. - Et moi qui n'ai pas pu lui dire que la marquise d'Espard veut voir Lucien sur l'Ă©chafaud!... pensait la femme du magistrat en regagnant son fiacre. Elle arriva dans une telle anxiĂ©tĂ© qu'en la voyant le juge lui dit - AmĂ©lie, qu'as-tu?... - Nous sommes pris entre deux feux... Elle raconta son entrevue avec la duchesse en parlant Ă l'oreille de son mari, tant elle craignait que sa femme de chambre n'Ă©coutĂÂąt Ă la porte. - Laquelle des deux est la plus puissante? dit-elle en terminant. La marquise a failli te compromettre dans la sotte affaire de la demande en interdiction de son mari, tandis que nous devons tout Ă la duchesse. L'une m'a fait des promesses vagues; tandis que l'autre a dit "Vous serez conseiller d'abord, premier prĂ©sident ensuite!"... Dieu me garde de te donner un conseil, je ne me mĂÂȘlerai jamais des affaires du Palais; mais je dois te rapporter fidĂšlement ce qui se dit Ă la Cour et ce qu'on y prĂ©pare... - Tu ne sais pas, AmĂ©lie, ce que le PrĂ©fet de Police m'a envoyĂ© ce matin, et par qui? par un des hommes les plus importants de la Police gĂ©nĂ©rale du Royaume, le Bibi-Lupin de la politique, qui m'a dit que l'Etat avait des intĂ©rĂÂȘts secrets dans ce procĂšs. DĂnons et allons aux VariĂ©tĂ©s... nous causerons cette nuit, dans le silence du cabinet, de tout ceci; car j'aurai besoin de ton intelligence, celle du juge ne suffit peut-ĂÂȘtre pas... Comme quoi les chambres Ă coucher sont souvent des chambres de dĂ©libĂ©ration Les neuf dixiĂšmes des magistrats nieront l'influence de la femme sur le mari en semblable occurrence; mais, si c'est lĂ l'une des plus fortes exceptions sociales, on peut faire observer qu'elle est vraie quoique accidentelle. Le magistrat est comme le prĂÂȘtre, Ă Paris surtout oĂÂč se trouve l'Ă©lite de la magistrature, il parle rarement des affaires du Palais, Ă moins qu'elles ne soient Ă l'Ă©tat de chose jugĂ©e. Les femmes de magistrats non seulement affectent de ne jamais rien savoir, mais encore elles ont toutes assez le sentiment des convenances pour deviner qu'elles nuiraient Ă leurs maris si, quand elles sont instruites de quelque secret, elles le laissaient voir. NĂ©anmoins, dans les grandes occasions oĂÂč il s'agit d'avancement d'aprĂšs tel ou tel parti pris, beaucoup de femmes ont assistĂ©, comme AmĂ©lie, Ă la dĂ©libĂ©ration du magistrat. Enfin, ces exceptions, d'autant plus niables qu'elles sont toujours inconnues, dĂ©pendent entiĂšrement de la maniĂšre dont la lutte entre deux caractĂšres s'est accomplie au sein d'un mĂ©nage. Or, madame Camusot dominait entiĂšrement son mari. Quand tout dormit chez eux, le magistrat et sa femme s'assirent au bureau sur lequel le juge avait dĂ©jĂ classĂ© les piĂšces de l'affaire. - Voici les notes que le PrĂ©fet de police m'a fait remettre, sur ma demande d'ailleurs, dit Camusot. "L'ABBE CARLOS HERRERA. Cet individu est certainement le nommĂ© Jacques Collin dit Trompe-la-Mort, dont la derniĂšre arrestation remonte Ă l'annĂ©e 1819, et fut opĂ©rĂ©e au domicile d'une dame Vauquer, tenant pension bourgeoise rue Neuve-Sainte-GeneviĂšve, et oĂÂč il demeurait cachĂ© sous le nom de Vautrin." En marge, on lisait de la main du PrĂ©fet de Police "Ordre a Ă©tĂ© transmis par le tĂ©lĂ©graphe Ă Bibi-Lupin, Chef de la SĂ»retĂ©, de revenir immĂ©diatement pour aider Ă la confrontation, car il connaĂt personnellement Jacques Collin qu'il a fait arrĂÂȘter en 1819 avec le concours d'une demoiselle Michonneau. Les pensionnaires qui logeaient dans la Maison Vauquer existent encore et peuvent ĂÂȘtre citĂ©s pour Ă©tablir l'identitĂ©. Le soi-disant Carlos Herrera est l'ami intime, le conseiller de monsieur Lucien de RubemprĂ©, Ă qui, pendant trois ans, il a fourni des sommes considĂ©rables, Ă©videmment provenues de vols. Cette solidaritĂ©, si l'on Ă©tablit l'identitĂ© du soi-disant Espagnol et de Jacques Collin, sera la condamnation du sieur Lucien de RubemprĂ©. La mort subite de l'agent Peyrade est due Ă un empoisonnement consommĂ© par Jacques Collin, par RubemprĂ© ou leurs affidĂ©s. La raison de cet assassinat vient de ce que l'agent Ă©tait, depuis longtemps, sur les traces de ces deux habiles criminels." En marge, le magistrat montra cette phrase Ă©crite par le PrĂ©fet de Police lui-mĂÂȘme "Ceci est Ă ma connaissance personnelle, et j'ai la certitude que le sieur Lucien de RubemprĂ© s'est indignement jouĂ© de sa Seigneurie le comte de SĂ©risy et de monsieur le Procureur-gĂ©nĂ©ral." - Qu'en dis-tu, AmĂ©lie? - C'est effrayant!... rĂ©pondit la femme du juge. AchĂšve donc! "La substitution du prĂÂȘtre espagnol au forçat Collin est le rĂ©sultat de quelque crime plus habilement commis que celui par lequel Cogniard s'est fait comte de Saint-HĂ©lĂšne." LUCIEN DE RUBEMPRE. Lucien Chardon, fils d'un apothicaire d'AngoulĂÂȘme et dont la mĂšre est une demoiselle de RubemprĂ©, doit Ă une ordonnance du Roi le droit de porter le nom de RubemprĂ©. Cette ordonnance a Ă©tĂ© accordĂ©e Ă la sollicitation de madame la duchesse de Maufrigneuse et de monsieur le comte de SĂ©risy . En 182..., ce jeune homme est venu Ă Paris sans aucun moyen d'existence, Ă la suite de madame la comtesse Sixte du ChĂÂątelet, alors madame de Bargeton, cousine de madame d'Espard. Ingrat envers madame de Bargeton, il a vĂ©cu maritalement avec une demoiselle Coralie, dĂ©cĂ©dĂ©e actrice du Gymnase, qui a quittĂ© pour lui monsieur Camusot, marchand de soieries de la rue des Bourdonnais. BientĂÂŽt, plongĂ© dans la misĂšre par l'insuffisance des secours que lui donnait cette actrice, il a compromis gravement son honorable beau-frĂšre, imprimeur Ă AngoulĂÂȘme, en Ă©mettant de faux billets pour le paiement desquels David SĂ©chard fut arrĂÂȘtĂ© pendant un court sĂ©jour dudit Lucien Ă AngoulĂÂȘme Cette affaire a dĂ©terminĂ© la fuite de RubemprĂ©, qui subitement a reparu Ă Paris avec l'abbĂ© Carlos Herrera. Sans moyens d'existence connus, le sieur Lucien a dĂ©pensĂ©, en moyenne, durant les trois premiĂšres annĂ©es de son second sĂ©jour Ă Paris, environ trois cent mille francs qu'il n'a pu tenir que du soi-disant abbĂ© Carlos Herrera, mais Ă quel titre? "Il a, en outre, rĂ©cemment employĂ© plus d'un million Ă l'achat de la terre de RubemprĂ© pour obĂ©ir Ă une condition mise Ă son mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu. La rupture de ce mariage tient Ă ce que la famille Grandlieu, Ă laquelle le sieur Lucien avait dit tenir ces sommes de son beau-frĂšre et de sa soeur, a fait prendre des informations auprĂšs des respectables Ă©poux SĂ©chard, notamment par l'avouĂ© Derville; et non seulement ils ignoraient ces acquisitions, mais encore ils croyaient Lucien excessivement endettĂ©. "D'ailleurs la succession recueillie par les Ă©poux SĂ©chard consiste en immeubles; et l'argent comptant, suivant leur dĂ©claration, montait Ă deux cent mille francs. "Lucien vivait secrĂštement avec Esther Gobseck, il est donc certain que toutes les profusions du baron de Nucingen, protecteur de cette demoiselle, ont Ă©tĂ© remises audit Lucien "Lucien et son compagnon le forçat ont pu se soutenir plus longtemps que Cogniard en face du monde, en tirant leurs ressources de la prostitution de ladite Esther, autrefois fille soumise." De la Police et de ses cartons MalgrĂ© les redites que ces notes produisent dans le rĂ©cit du drame, il Ă©tait nĂ©cessaire de les rapporter textuellement pour faire apercevoir le rĂÂŽle de la Police Ă Paris. La Police a, comme on a dĂ©jĂ pu le voir d'ailleurs d'aprĂšs la note demandĂ©e sur Peyrade, des dossiers, presque toujours exacts, sur toutes les familles et sur tous les individus dont la vie est suspecte, dont les actions sont rĂ©prĂ©hensibles. Elle n'ignore rien de toutes les dĂ©viations. Ce calepin universel, bilan des consciences, est aussi bien tenu que l'est celui de la Banque de France sur les fortunes. De mĂÂȘme que la Banque pointe les plus lĂ©gers retards, en fait de paiement, soupĂšse tous les crĂ©dits, estime les capitalistes, suit de l'oeil leurs opĂ©rations; de mĂÂȘme fait la Police pour l'honnĂÂȘtetĂ© des citoyens. En ceci, comme au Palais, l'innocence n'a rien Ă craindre, cette action ne s'exerce que sur les fautes. Quelque haut placĂ©e que soit une famille, elle ne saurait se garantir de cette providence sociale. La discrĂ©tion est d'ailleurs Ă©gale Ă l'Ă©tendue de ce pouvoir. Cette immense quantitĂ© de procĂšs-verbaux des commissaires de Police, de rapports, de notes, de dossiers, cet ocĂ©an de renseignements dort immobile, profond et calme comme la mer. Qu'un accident Ă©clate, que le dĂ©lit ou le crime se dressent, la justice fait un appel Ă la Police; et aussitĂÂŽt, il existe un dossier sur les inculpĂ©s, le juge en prend connaissance. Ces dossiers, oĂÂč les antĂ©cĂ©dents sont analysĂ©s, ne sont que des renseignements qui meurent entre les murailles du Palais; la justice n'en peut faire aucun usage lĂ©gal, elle s'en Ă©claire, elle s'en sert, voilĂ tout. Ces cartons fournissent en quelque sorte l'envers de la tapisserie des crimes, leurs causes premiĂšres, et presque toujours inĂ©dites. Aucun jury n'y croirait, le pays tout entier se soulĂšverait d'indignation si l'on en excipait dans le procĂšs oral de la Cour d'assises. C'est enfin la vĂ©ritĂ© condamnĂ©e Ă rester dans son puits, comme partout et toujours. Il n'est pas de magistrat, aprĂšs douze ans de pratique Ă Paris, qui ne sache que la Cour d'assises, la Police correctionnelle cachent la moitiĂ© de ces infamies, qui sont comme le lit sur lequel a couvĂ© pendant longtemps le crime; et qui n'avoue que la justice ne punit pas la moitiĂ© des attentats commis. Si le public pouvait connaĂtre jusqu'oĂÂč va la discrĂ©tion des employĂ©s de la Police qui ont de la mĂ©moire, elle rĂ©vĂ©rerait ces braves gens Ă l'Ă©gal des Cheverus. On croit la Police astucieuse, machiavĂ©lique, elle est d'une excessive bĂ©nignitĂ©; seulement, elle Ă©coute les passions dans leur paroxysme, elle reçoit les dĂ©lations et garde toutes ses notes. Elle n'est Ă©pouvantable que d'un cĂÂŽtĂ©. Ce qu'elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi cruelle, aussi partiale que feu l'Inquisition. - Laissons cela, dit le juge en remettant les notes dans le dossier, c'est un secret entre la Police et la Justice, le juge verra ce que cela vaut; mais monsieur et madame Camusot n'en ont jamais rien su. - As-tu besoin de me rĂ©pĂ©ter cela? dit madame Camusot. - Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi? - Un homme aimĂ© par la duchesse de Maufrigneuse, par la comtesse de SĂ©risy, par Clotilde de Grandlieu, n'est pas coupable, rĂ©pondit AmĂ©lie, l'autre doit avoir tout fait. - Mais Lucien est complice! s'Ă©cria Camusot. - Veux-tu m'en croire?... dit AmĂ©lie. Rends le prĂÂȘtre Ă la diplomatie dont il est le plus bel ornement, innocente ce petit misĂ©rable, et trouve d'autres coupables... - Comme tu y vas!... rĂ©pondit le juge en souriant. Les femmes tendent au but Ă travers les lois, comme les oiseaux que rien n'arrĂÂȘte dans l'air. - Mais, reprit AmĂ©lie, diplomate ou forçat, l'abbĂ© Carlos te dĂ©signera quelqu'un pour te tirer d'affaire. - Je ne suis qu'un bonnet, tu es la tĂÂȘte, dit Camusot Ă sa femme. - Eh! bien, la dĂ©libĂ©ration est close, viens embrasser ta MĂ©lie, il est une heure... Et madame Camusot alla se coucher en laissant son mari mettre ses papiers et ses idĂ©es en ordre pour les interrogatoires Ă faire subir le lendemain aux deux prĂ©venus. Un produit du Palais Donc, pendant que les paniers Ă salade amenaient Jacques Collin et Lucien Ă la Conciergerie, le juge d'instruction, aprĂšs avoir dĂ©jeunĂ© toutefois, traversait Paris Ă pied, selon la simplicitĂ© de moeurs adoptĂ©e par les magistrats parisiens, pour se rendre Ă son cabinet oĂÂč dĂ©jĂ toutes les piĂšces de l'affaire Ă©taient arrivĂ©es. Voici comment. Tous les juges d'instruction ont un commis-greffier, espĂšce de secrĂ©taire judiciaire assermentĂ©, dont la race se perpĂ©tue sans primes, sans encouragements, qui produit toujours d'excellents sujets, chez lesquels le mutisme est naturel et absolu. On ignore au palais, depuis l'origine des Parlements jusqu'aujourd'hui, l'exemple d'une indiscrĂ©tion commise par les greffiers-commis aux instructions judiciaires. Gentil a vendu la quittance donnĂ©e Ă Semblançay par Louise de Savoie, un commis de la guerre a vendu Ă Czernicheff le plan de la campagne de Russie; tous ces traĂtres Ă©taient plus ou moins riches. La perspective d'une place au palais, celle d'un greffe, la conscience du mĂ©tier suffisent pour rendre le commis-greffier d'un juge d'instruction le rival heureux de la tombe, car la tombe est devenue indiscrĂšte depuis les progrĂšs de la chimie. Cet employĂ©, c'est la plume mĂÂȘme du juge. Beaucoup de gens comprendront qu'on soit l'arbre de la machine et se demanderont comment on peut en rester l'Ă©crou; mais l'Ă©crou se trouve heureux, peut-ĂÂȘtre a-t-il peur de la machine? Le greffier de Camusot, jeune homme de vingt-deux ans, nommĂ© Coquart, Ă©tait venu le matin prendre toutes les piĂšces et les notes du juge, et il avait dĂ©jĂ tout prĂ©parĂ© dans le cabinet, quand le magistrat allait flĂÂąnant le long des quais, regardant les curiositĂ©s dans les boutiques, et se demandant en lui-mĂÂȘme "Comment s'y prendre avec un gaillard aussi fort que Jacques Collin, en supposant que ce soit lui? Le chef de la sĂ»retĂ© le reconnaĂtra, je dois avoir l'air de faire mon mĂ©tier, ne fĂ»t-ce que pour la Police! Je vois tant d'impossibilitĂ©s, que le mieux serait d'Ă©clairer la marquise et la duchesse, en leur montrant les notes de la Police, et je vengerai mon pĂšre Ă qui Lucien a pris Coralie... En dĂ©couvrant de si noirs scĂ©lĂ©rats, mon habiletĂ© sera proclamĂ©e, et Lucien sera bientĂÂŽt reniĂ© par tous ses amis. Allons, l'interrogatoire en dĂ©cidera." Il entra chez un marchand de curiositĂ©s, attirĂ© par une horloge de Boulle. Une influence - Ne pas mentir Ă ma conscience et servir les deux grandes dames, voilĂ un chef-d'oeuvre d'habiletĂ©, pensait-il. - Tiens, vous aussi lĂ , monsieur le Procureur-gĂ©nĂ©ral, dit Camusot Ă haute voix, vous cherchez des mĂ©dailles! - C'est le goĂ»t de presque tous les justiciards, rĂ©pondit en riant le comte de Granville, Ă cause des revers. Et, aprĂšs avoir regardĂ© la boutique pendant quelques instants comme s'il y achevait son examen, il emmena Camusot le long du quai, sans que Camusot pĂ»t croire Ă autre chose qu'Ă un hasard. - Vous allez interroger ce matin monsieur de RubemprĂ©, dit le Procureur-gĂ©nĂ©ral. Pauvre jeune homme, je l'aimais... - Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot. - Oui, j'ai vu les notes de la Police; mais elles sont dues, en partie, Ă un agent qui ne dĂ©pend pas de la PrĂ©fecture, au fameux Corentin, un homme qui a fait couper le cou Ă plus d'innocents que vous n'enverrez de coupables Ă l'Ă©chafaud, et... Mais ce drĂÂŽle est hors de notre portĂ©e. Sans vouloir influencer la conscience d'un magistrat tel que vous, je ne peux pas m'empĂÂȘcher de vous faire observer que, si vous pouviez acquĂ©rir la conviction de l'ignorance de Lucien relativement au testament de cette fille, il en rĂ©sulterait qu'il n'avait aucun intĂ©rĂÂȘt Ă sa mort, car elle lui donnait prodigieusement d'argent!... - Nous avons la certitude de son absence pendant l'empoisonnement de cette Esther, dit Camusot. Il guettait Ă Fontainebleau le passage de mademoiselle de Grandlieu et de la duchesse de Lenoncourt. - Oh! reprit le Procureur-gĂ©nĂ©ral, il conservait, sur son mariage avec mademoiselle de Grandlieu, de telles espĂ©rances je le tiens de la duchesse de Grandlieu elle-mĂÂȘme qu'il n'est pas possible de supposer un garçon si spirituel compromettant tout par un crime inutile. - Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce qu'elle gagnait.. - Derville et Nucingen disent qu'elle est morte ignorant la succession qui lui Ă©tait depuis longtemps Ă©chue, ajouta le Procureur-gĂ©nĂ©ral. - Mais, Ă quoi croyez-vous donc alors? demanda Camusot, car il y a quelque chose. - A un crime commis par les domestiques, dit le Procureur-gĂ©nĂ©ral. - Malheureusement, fit observer Camusot, il est bien dans les moeurs de Jacques Collin, car le prĂÂȘtre espagnol est bien certainement ce forçat Ă©vadĂ©, de prendre les sept cent cinquante mille francs produits par la vente de l'inscription des rentes en trois pour cent donnĂ©e par Nucingen. - Vous pĂšserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. L'abbĂ© Carlos Herrera tient Ă la diplomatie... mais un ambassadeur qui commettrait un crime ne serait pas sauvegardĂ© par son caractĂšre. Est-ce ou n'est-ce pas l'abbĂ© Carlos Herrera, voilĂ la question la plus importante... Et monsieur de Granville salua comme un homme qui ne veut pas de rĂ©ponse. - Lui aussi veut donc sauver Lucien? pensa Camusot, qui prit par le quai des Lunettes pendant que le Procureur-gĂ©nĂ©ral entrait au Palais par la cour de Harlay. Un piĂšge Ă forçat ArrivĂ© dans la cour de la Conciergerie, Camusot entra chez le directeur de cette prison et l'emmena loin de toute oreille, au milieu du pavĂ©. - Mon cher monsieur, faites-moi le plaisir d'aller Ă la force, savoir de votre collĂšgue s'il a l'avantage de possĂ©der en ce moment quelques forçats qui aient habitĂ©, de 1810 Ă 1815, le bagne de Toulon; voyez si vous en avez aussi chez vous. Nous ferons transfĂ©rer ceux de la force ici pour quelques jours, et vous me direz si le prĂ©tendu prĂÂȘtre espagnol sera reconnu par eux pour ĂÂȘtre Jacques Collin dit Trompe-la-Mort. - Bien, monsieur Camusot; mais Bibi-Lupin est arrivĂ©... - Ah! dĂ©jĂ ? s'Ă©cria le juge. - Il Ă©tait Ă Melun. On lui a dit qu'il s'agissait de Trompe-la-Mort, il a souri de plaisir et il attend vos ordres... - Envoyez-le-moi. Le directeur de la Conciergerie put alors prĂ©senter au juge d'instruction la requĂÂȘte de Jacques Collin, en peignant l'Ă©tat dĂ©plorable. - J'avais l'intention de l'interroger le premier, rĂ©pondit le magistrat, mais non pas Ă cause de sa santĂ©. J'ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. Or, ce gaillard, qui dit ĂÂȘtre Ă l'agonie depuis vingt-quatre heures, a si bien dormi, que l'on est entrĂ© dans son cabanon, Ă la force, sans qu'il entendĂt le mĂ©decin que le directeur avait envoyĂ© chercher; le mĂ©decin ne lui a pas mĂÂȘme tĂÂątĂ© le pouls, il l'a laissĂ© dormir; ce qui prouve qu'il aurait une aussi bonne conscience qu'une aussi bonne santĂ©. Je ne vais croire Ă cette maladie que pour Ă©tudier le jeu de mon homme, dit en souriant monsieur Camusot. - On apprend tous les jours avec les prĂ©venus et les accusĂ©s, fit observer le directeur de la Conciergerie. La PrĂ©fecture de Police communique avec la Conciergerie, et les magistrats, de mĂÂȘme que le directeur de la prison, par suite de la connaissance de ces passages souterrains, peuvent s'y rendre avec une excessive promptitude. Ainsi s'explique la facilitĂ© miraculeuse avec laquelle le ministĂšre public et les prĂ©sidents de la Cour d'assises peuvent, sĂ©ance tenante, avoir certains renseignements. Aussi quand monsieur Camusot fut en haut de l'escalier qui menait Ă son cabinet, trouva-t-il Bibi-Lupin accouru par la salle des Pas-Perdus. - Quel zĂšle! lui dit le juge en souriant. - Ah! c'est que si c'est lui, rĂ©pondit le chef de la SĂ»retĂ©, vous verrez une terrible danse au prĂ©au, pour peu qu'il y ait des chevaux de retour anciens forçats, en argot. - Et pourquoi? - Trompe-la-Mort a mangĂ© la grenouille, et je sais qu'ils ont jurĂ© de l'exterminer. Ils signifiaient les forçats dont le trĂ©sor confiĂ© depuis vingt ans Ă Trompe-la-Mort avait Ă©tĂ© dissipĂ© pour Lucien, comme on le sait. - Pourriez-vous retrouver des tĂ©moins de sa derniĂšre arrestation? - Donnez-moi deux citations de tĂ©moins, et je vous en amĂšne aujourd'hui. - Coquart, dit le juge en ĂÂŽtant ses gants, mettant sa canne et son chapeau dans un coin, remplissez deux citations sur les renseignements de monsieur l'agent. Il se regarda dans la glace de la cheminĂ©e sur le chambranle de laquelle il y avait, Ă la place de la pendule, une cuvette et un pot Ă eau. D'un cĂÂŽtĂ© une carafe pleine d'eau et un verre, et de l'autre une lampe. Le juge sonna. L'huissier vint aprĂšs quelques minutes. - Ai-je dĂ©jĂ du monde? demanda-t-il Ă l'huissier chargĂ© de recevoir les tĂ©moins, de vĂ©rifier leurs citations et de les placer dans leur ordre d'arrivĂ©e. - Oui, monsieur. - Prenez les noms des personnes venues, apportez m'en la liste. Les juges d'instruction, avares de leur temps, sont quelquefois obligĂ©s de conduire plusieurs instructions Ă la fois. Telle est la raison des longues factions que font les tĂ©moins appelĂ©s dans la piĂšce oĂÂč se tiennent les huissiers et oĂÂč retentissent les sonnettes des juges d'instruction. - AprĂšs, dit Camusot Ă son huissier, vous irez chercher l'abbĂ© Carlos Herrera. - Ah! il est en Espagnol? en prĂÂȘtre, m'a-t-on dit. Bah! c'est renouvelĂ© de Collet, monsieur Camusot, s'Ă©cria le chef de la SĂ»retĂ©. - Il n'y a rien de neuf, rĂ©pondit Camusot. Et le juge signa deux de ces citations formidables qui troublent tout le monde, mĂÂȘme les plus innocents tĂ©moins que la Justice mande ainsi Ă comparoir sous des peines graves, faute d'obĂ©ir. Jacques Collin au secret remue le monde En ce moment Jacques Collin avait terminĂ©, depuis une demi-heure environ, sa profonde dĂ©libĂ©ration, et il Ă©tait sous les armes. Rien ne peut mieux achever de peindre cette figure du peuple en rĂ©volte contre les lois que les quelques lignes qu'il avait tracĂ©es sur ses papiers graisseux. Le sens du premier Ă©tait ceci, car ce fut Ă©crit dans le langage convenu entre Asie et lui, l'argot de l'argot, le chiffre appliquĂ© Ă l'idĂ©e. Va chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez madame de SĂ©risy, que l'une ou l'autre voie Lucien avant son interrogatoire, et qu'elle lui donne Ă lire le papier ci-inclus. Enfin, il faut trouver Europe et Paccard, que ces deux voleurs soient Ă ma disposition, et prĂÂȘts Ă jouer le rĂÂŽle que je leur indiquerai. "Cours chez Rastignac, dis-lui, de la part de celui qu'il a rencontrĂ© au bal de l'OpĂ©ra, de venir attester que l'abbĂ© Carlos Herrera ne ressemble en rien au Jacques Collin arrĂÂȘtĂ© chez la Vauquer. Obtenir pareille chose du docteur Bianchon. Faire travailler les deux femmes Ă Lucien dans ce but." Sur le papier inclus, il y avait en bon français "Lucien, n'avoue rien sur moi. Je dois ĂÂȘtre pour toi l'abbĂ© Carlos Herrera. Non seulement c'est ta justification; mais encore un peu de tenue, et tu as sept millions, plus l'honneur sauf." Ces deux papiers collĂ©s du cĂÂŽtĂ© de l'Ă©criture, de maniĂšre Ă faire croire que c'Ă©tait un fragment de la mĂÂȘme feuille, furent roulĂ©s avec un art particulier Ă ceux qui ont rĂÂȘvĂ© dans le bagne aux moyens d'ĂÂȘtre libres. Le tout prit la forme et la consistance d'une boule de crasse grosse comme ces tĂÂȘtes en cire que les femmes Ă©conomes adaptent aux aiguilles dont le chas s'est rompu. - Si c'est moi qui vais Ă l'instruction le premier, nous sommes sauvĂ©s; mais si c'est le petit, tout est perdu, se dit-il en attendant. Ce moment Ă©tait si cruel que cet homme si fort eut le visage couvert d'une sueur blanche. Ainsi, cet homme prodigieux devinait vrai dans sa sphĂšre de crime, comme MoliĂšre dans la sphĂšre de la poĂ©sie dramatique, comme Cuvier avec les crĂ©ations disparues. Le gĂ©nie en toute chose est une intuition. Au-dessous de ce phĂ©nomĂšne, le reste des oeuvres remarquables se doit au talent. En ceci consiste la diffĂ©rence qui sĂ©pare les gens du premier des gens du second ordre. Le crime a ses hommes de gĂ©nie. Jacques Collin, aux abois, se rencontrait avec madame Camusot l'ambitieuse et avec madame de SĂ©risy dont l'amour s'Ă©tait rĂ©veillĂ© sous le coup de la terrible catastrophe oĂÂč s'abĂmait Lucien. Tel Ă©tait le suprĂÂȘme effort de l'intelligence humaine contre l'armure d'acier de la Justice. En entendant crier la lourde ferraille des serrures et des verrous de sa porte, Jacques Collin reprit son masque de mourant; il y fut aidĂ© par l'enivrante sensation de plaisir que lui causa le bruit des souliers du surveillant dans le corridor. Il ignorait par quels moyens Asie arriverait jusqu'Ă lui; mais il comptait la voir sur son passage, surtout aprĂšs la promesse qu'il en avait reçue Ă l'arcade Saint-Jean. Asie Ă l'oeuvre AprĂšs cette heureuse rencontre, Asie Ă©tait descendue sur la GrĂšve. Avant 1830, le nom de la GrĂšve avait un sens aujourd'hui perdu. Toute la partie du quai, depuis le pont d'Arcole jusqu'au pont Louis-Philippe, Ă©tait alors telle que la nature l'avait faite, Ă l'exception de la voie pavĂ©e qui d'ailleurs Ă©tait disposĂ©e en talus. Aussi, dans les grandes eaux, pouvait-on aller en bateau le long des maisons et dans les rues en pente qui descendaient sur la riviĂšre. Sur ce quai, les rez-de-chaussĂ©e Ă©taient presque tous Ă©levĂ©s de quelques marches. Quand l'eau battait le pied des maisons, les voitures prenaient par l'Ă©pouvantable rue de la Mortellerie, abattue tout entiĂšre aujourd'hui pour agrandir l'HĂÂŽtel-de-Ville. Il fut donc facile Ă la fausse marchande de pousser rapidement la petite voiture au bas du quai, et de l'y cacher jusqu'Ă ce que la vĂ©ritable marchande, qui d'ailleurs buvait le prix de sa vente en bloc dans un des ignobles cabarets de la rue de la Mortellerie, vĂnt la reprendre Ă l'endroit oĂÂč l'emprunteuse avait promis de la laisser. En ce moment, on achevait l'agrandissement du quai Pelletier, l'entrĂ©e du chantier Ă©tait gardĂ©e par un invalide, et la brouette confiĂ©e Ă ses soins ne courait aucun risque. Asie prit aussitĂÂŽt un fiacre sur la place de l'FlĂÂŽtel-deVille, et dit au cocher "Au Temple! et du train, il y a gras." Une femme vĂÂȘtue comme l'Ă©tait Asie pouvait, sans exciter la moindre curiositĂ©, se perdre dans la vaste halle oĂÂč s'amoncellent toutes les guenilles de Paris, oĂÂč grouillent mille marchands ambulants, oĂÂč babillent deux cents revendeuses. Les deux prĂ©venus Ă©taient Ă peine Ă©crouĂ©s, qu'elle se faisait habiller dans un petit entresol humide et bas situĂ© au-dessus d'une de ces horribles boutiques oĂÂč se vendent tous les restes d'Ă©toffe volĂ©s par les couturiĂšres ou par les tailleurs, et tenue par une vieille demoiselle appelĂ©e la Romette, de son petit nom de JĂ©romette. La Romette Ă©tait aux marchandes Ă la toilette ce que ces madames La Ressource sont elles-mĂÂȘmes aux femmes, dites comme il faut, dans l'embarras, une usuriĂšre Ă cent pour cent. - Ma fille! dit Asie, il s'agit de me ficeler. Je dois ĂÂȘtre au moins une baronne du faubourg Saint-Germain. Et bricolons tout pus vite que ça? reprit-elle, car j'ai les pieds dans l'huile bouillante! Tu sais quelles robes me vont. En avant le pot de rouge, trouve-moi des dentelles-chouettes! et donne-moi les plus reluisants bibelots... Envoie la petite chercher un fiacre, et qu'elle le fasse arrĂÂȘter Ă notre porte de derriĂšre. - Oui, madame, rĂ©pondit la vieille fille avec une soumission et un empressement de servante en prĂ©sence de sa maĂtresse. Si cette scĂšne avait eu quelque tĂ©moin, il eĂ»t facilement vu que la femme cachĂ©e sous le nom d'Asie Ă©tait chez elle. - On me propose des diamants!... dit la Romette en coiffant Asie. - Sont-ils volĂ©s?... - Je le crois. - Eh bien, quel que soit le profit, mon enfant, il faut s'en priver. Nous avons les curieux Ă craindre pendant quelque temps. On comprend dĂšs lors comment Asie put se trouver dans la salle des Pas-Perdus du Palais -de-Justice, une citation Ă la main, se faisant guider dans les corridors et dans les escaliers qui mĂšnent chez les juges d'instruction, et demandant monsieur Camusot, un quart d'heure environ avant l'arrivĂ©e du juge. Une vue de la salle des Pas-Perdus Asie ne se ressemblait plus Ă elle-mĂÂȘme. AprĂšs avoir, comme une actrice, lavĂ© son visage de vieille, mis du rouge et du blanc, elle s'Ă©tait enveloppĂ© la tĂÂȘte d'une admirable perruque blonde. Mise absolument comme une dame du faubourg Saint-Germain en quĂÂȘte de son chien perdu, elle paraissait avoir quarante ans, car elle s'Ă©tait cachĂ© le visage sous un magnifique voile de dentelle noire. Un corset rudement sanglĂ© maintenait sa taille de cuisiniĂšre. TrĂšs bien gantĂ©e, armĂ©e d'une tournure un peu forte, elle exhalait une odeur de poudre Ă la marĂ©chale. Badinant avec un sac Ă monture en or elle partageait son attention entre les murailles du Palais oĂÂč elle errait Ă©videmment pour la premiĂšre fois et la laisse d'un joli kings'dog. Une pareille douairiĂšre fut bientĂÂŽt remarquĂ©e par la population en robe noire de la salle des Pas-Perdus. Outre les avocats sans cause qui balaient cette salle avec leurs robes et qui nomment les grands avocats par leurs noms de baptĂÂȘme, Ă la maniĂšre des grands seigneurs entre eux, pour faire croire qu'ils appartiennent Ă l'aristocratie de l'Ordre; on voit souvent de patients jeunes gens, Ă la dĂ©votion des avouĂ©s, faisant le pied de grue Ă propos d'une seule cause retenue en dernier et susceptible d'ĂÂȘtre plaidĂ©e si les avocats des causes retenues en premier se faisaient attendre. Ce serait une peinture curieuse que celle des diffĂ©rences entre chacune des robes noires qui se promĂšnent dans cette immense salle trois par trois, quelquefois quatre Ă quatre, en produisant par leurs causeries l'immense bourdonnement qui retentit dans cette salle, si bien nommĂ©e, car la marche use les avocats autant que les prodigalitĂ©s de la parole; mais elle trouvera place dans l'Etude destinĂ©e Ă peindre les avocats de Paris. Asie avait comptĂ© sur les flĂÂąneurs du Palais, elle riait sous cape de quelques plaisanteries qu'elle entendait et finit par attirer l'attention de Massol, un jeune stagiaire plus occupĂ© de la Gazette des Tribunaux que par ses clients, qui mit en riant ses bons offices Ă la discrĂ©tion d'une femme si bien parfumĂ©e et si richement habillĂ©e. Asie prit une petite voix de tĂÂȘte pour expliquer Ă cet obligeant monsieur qu'elle se rendait Ă une citation d'un juge, nommĂ© Camusot... - Ah! pour l'affaire RubemprĂ©. Le procĂšs avait dĂ©jĂ son nom! - Oh! ce n'est pas moi, c'est ma femme de chambre, une fille surnommĂ©e Europe que j'ai eue pendant vingt-quatre heures et qui s'est enfuie en voyant que mon suisse m'apportait ce papier timbrĂ©. Puis, comme toutes les vieilles femmes dont la vie se passe en bavardages au coin du feu, poussĂ©e par Massol, elle fit des parenthĂšses, elle raconta ses malheurs avec son premier mari, l'un des trois directeurs de la caisse territoriale. Elle consulta le jeune avocat sur la question de savoir si elle devait entamer un procĂšs avec son gendre, le comte de Gross-Narp, qui rendait sa fille trĂšs malheureuse, et si la loi lui permettait de disposer de sa fortv-ie. Massol a ne pouvait, malgrĂ© ses efforts, deviner si la citation Ă©tait donnĂ©e Ă la maĂtresse ou Ă la femme de chambre. Dans le premier moment, il s'Ă©tait contentĂ© de jeter les yeux sur cette piĂšce judiciaire dont les exemplaires sont bien connus; car, pour plus de cĂ©lĂ©ritĂ©, elle est imprimĂ©e, et les greffiers des juges d'instruction n'ont plus qu'Ă remplir des blancs mĂ©nagĂ©s pour les noms et la demeure des tĂ©moins, l'heure de la comparution, etc. Asie se faisait expliquer le Palais qu'elle connaissait mieux que l'avocat ne le connaissait lui-mĂÂȘme; enfin, elle finit par lui demander Ă quelle heure ce monsieur Camusot venait. Mais en gĂ©nĂ©ral les juges d'instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures. - Il est dix heures moins un quart, dit-elle en regardant Ă une jolie petite montre, un vrai chef-d'oeuvre de bijouterie qui fit penser Ă Massol "OĂÂč la fortune va-t-elle se nicher!..." Massol rĂÂȘve un mariage En ce moment Asie Ă©tait arrivĂ©e Ă cette salle obscure donnant sur la cour de la Conciergerie oĂÂč se tiennent les huissiers. En apercevant le guichet Ă travers la croisĂ©e, elle s'Ă©cria "Qu'est-ce que c'est que ces grands murs-lĂ ?" - C'est la Conciergerie. - Ah! voilĂ la Conciergerie oĂÂč notre pauvre reine... Oh! je voudrais bien voir son cachot!... - C'est impossible, madame la baronne, rĂ©pondit l'avocat qui donnait le bras Ă la douairiĂšre, il faut avoir des permissions qui s'obtiennent trĂšs difficilement. - On m'a dit, reprit-elle, que Louis XVIII avait fait lui-mĂÂȘme, et en latin, l'inscription qui se trouve dans le cachot de Marie-Antoinette. - Oui, madame la baronne. - Je voudrais savoir le latin pour Ă©tudier les mots de cette inscription-lĂ ! rĂ©pliqua-t-elle. Croyez-vous que monsieur Camusot puisse me donner une permission. - Cela ne le regarde pas; mais il peut vous accompagner... - Mais ses interrogatoires? dit-elle. - Oh! rĂ©pondit Massol, les prĂ©venus peuvent attendre. - Tiens, ils sont prĂ©venus, c'est vrai! rĂ©pliqua naĂÂŻvement Asie. Mais je connais monsieur de Granville, votre Procureur-gĂ©nĂ©ral... Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et sur l'avocat. - Ah! vous connaissez monsieur le Procureur-gĂ©nĂ©ral, dit Massol qui pensait Ă demander le nom et l'adresse de la cliente que le hasard lui procurait. - Je le vois souvent chez monsieur de SĂ©risy, son ami. Madame de SĂ©risy est ma parente par les Ronquerolles... - Mais si madame veut descendre Ă la Conciergerie, dit un huissier, elle... - Oui, dit Massol. Et les huissiers laissĂšrent descendre l'avocat et la baronne qui se trouvĂšrent bientĂÂŽt dans le petit corps de garde auquel aboutit l'escalier de la SouriciĂšre, local bien connu d'Asie, et qui forme, ainsi qu'on l'a vu, entre la SouriciĂšre et la SixiĂšme Chambre comme un poste d'observation par oĂÂč tout le monde est obligĂ© de passer. - Demandez donc Ă ces messieurs si monsieur Camusot est venu! dit-elle en observant les gendarmes qui jouaient aux cartes. - Oui, madame, il vient de monter de la SouriciĂšre... - La SouriciĂšre! dit-elle. Qu'est-ce que c'est... Oh! suis-je bĂÂȘte de ne pas ĂÂȘtre allĂ©e tout droit chez le comte de Granville... Mais je n'ai pas le temps... Menez-moi, monsieur, parler Ă monsieur Camusot avant qu'il ne soit occupĂ©. - Oh! madame, vous avez bien le temps de parler Ă monsieur Camusot, dit Massol. En lui faisant passer votre carte, il vous Ă©vitera le dĂ©sagrĂ©ment de faire antichambre avec les tĂ©moins... On a des Ă©gards au Palais pour les femmes comme vous... Vous avez des cartes... A quoi servaient Massol et le King's dog En ce moment Asie et son avocat se trouvaient prĂ©cisĂ©ment devant la fenĂÂȘtre du corps de garde d'oĂÂč les gendarmes peuvent voir le mouvement du guichet de la Conciergerie. Les gendarmes, nourris dans le respect dĂ» aux dĂ©fenseurs de la veuve et de l'orphelin, connaissant d'ailleurs les privilĂšges de la robe, tolĂ©rĂšrent pour quelques instants la prĂ©sence d'une baronne accompagnĂ©e d'un avocat. Asie se laissait raconter par le jeune avocat les Ă©pouvantables choses qu'un jeune avocat peut dire sur le Guichet. Elle refusa de croire qu'on fĂt la toilette aux condamnĂ©s Ă mort derriĂšre les grilles qu'on lui dĂ©signait; mais le brigadier le lui affirma. - Comme je voudrais voir cela!... dit-elle. Elle resta lĂ coquetant avec le brigadier et son avocat jusqu'Ă ce qu'elle vĂt Jacques Collin, soutenu par deux gendarmes et prĂ©cĂ©dĂ© de l'huissier de monsieur Camusot sortant du Guichet. - Ah! voilĂ l'aumĂÂŽnier des prisons qui vient sans doute de prĂ©parer un malheureux... - Non, non, madame la baronne, rĂ©pondit le gendarme, C'est un prĂ©venu qui vient Ă l'instruction. - Et de quoi donc est-il accusĂ©? - Il est impliquĂ© dans cette affaire d'empoisonnement... - Oh! je voudrais bien le voir... - Vous ne pouvez pas rester ici, dit le brigadier, car il est au secret, et va traverser notre corps de garde. Tenez, madame, cette porte donne sur l'escalier.. - Merci, monsieur l'officier, dit la baronne en se dirigeant vers la porte pour se prĂ©cipiter dans l'escalier oĂÂč elle s'Ă©cria "Mais oĂÂč suis-je?" Cet Ă©clat de voix alla jusqu'Ă l'oreille de Jacques Collin qu'elle voulait ainsi prĂ©parer Ă la voir. Le brigadier courut aprĂšs madame la baronne, la saisit par le milieu du corps, et la transporta comme une plume au milieu de cinq gendarmes qui s'Ă©taient dressĂ©s comme un seul homme; car, dans ce corps de garde, on se dĂ©fie de tout. C'Ă©tait de l'arbitraire, mais de l'arbitraire nĂ©cessaire. L'avocat lui-mĂÂȘme avait poussĂ© deux exclamations "Madame! madame!" pleines d'effroi, tant il craignait de se compromettre. L'abbĂ© Carlos Herrera, presque Ă©vanoui, s'arrĂÂȘta sur une chaise dans le corps de garde. - Pauvre homme! dit la baronne. Est-ce lĂ un coupable? Ces paroles, quoique prononcĂ©es Ă l'oreille du jeune avocat, furent entendues par tout le monde, car il rĂ©gnait dans cet affreux corps de garde un silence de mort. Quelques personnes privilĂ©giĂ©es obtiennent quelquefois la permission de voir les fameux criminels pendant qu'ils passent dans ce corps de garde ou dans les couloirs, en sorte que l'huissier et les gendarmes chargĂ©s d'amener l'abbĂ© Carlos Herrera ne firent aucune observation. D'ailleurs, il existait, grĂÂące au dĂ©vouement du brigadier qui avait empoignĂ© la baronne pour empĂÂȘcher toute communication entre le prĂ©venu mis au secret et les Ă©trangers, un espace trĂšs rassurant. - Allons! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever. En ce moment la petite boule tomba de sa manche, et la place oĂÂč elle s'arrĂÂȘta fut remarquĂ©e par la baronne Ă qui son voile laissait la libertĂ© de ses regards. Humide et graisseuse, la boulette n'avait pas roulĂ©, car ces petites choses en apparence indiffĂ©rentes Ă©taient toutes calculĂ©es par Jacques Collin pour une complĂšte rĂ©ussite. Lorsque le prĂ©venu fut conduit dans la partie supĂ©rieure de l'escalier, Asie lĂÂącha trĂšs naturellement son sac et le ramassa lestement; mais en se baissant elle avait pris la boule que sa couleur, absolument pareille Ă celle de la poussiĂšre et de la boue du plancher, empĂÂȘchait d'ĂÂȘtre aperçue. - Ah! dit-elle, ça m'a serrĂ© le coeur... il est mourant... - Ou il le paraĂt, rĂ©pliqua le brigadier. - Monsieur, dit Asie Ă l'avocat, conduisez-moi promptement chez monsieur Camusot; je viens pour cette affaire... et peut-ĂÂȘtre sera-t-il bien aise de me voir avant d'interroger ce pauvre abbĂ©... L'avocat et la baronne quittĂšrent le corps de garde aux murs olĂ©agineux et fuligineux; mais, quand ils furent en haut de l'escalier, Asie fit une exclamation "Et mon chien!... oh! monsieur, mon pauvre chien." Et, comme une folle, elle s'Ă©lança dans la salle des Pas-Perdus, en demandant son chien Ă tout le monde. Elle atteignit la galerie Marchande, et se prĂ©cipita vers un escalier en disant "Le voilĂ !..." Cet escalier Ă©tait celui qui mĂšne Ă la cour de Harlay, par oĂÂč, sa comĂ©die jouĂ©e, Asie alla se jeter dans un des fiacres qui stationnent au quai des OrfĂšvres, et elle disparut avec le mandat Ă comparaĂtre lancĂ© contre Europe dont les vĂ©ritables noms Ă©taient encore ignorĂ©s par la Police et par la Justice. Asie au mieux avec la duchesse - Rue Neuve-Saint-Marc, cria-t-elle au cocher. Asie pouvait compter sur l'inviolable discrĂ©tion d'une marchande Ă la toilette appelĂ©e madame Nourrisson, Ă©galement connue sous le nom de madame Saint-EstĂšve, qui lui prĂÂȘtait non seulement son individualitĂ© mais encore sa boutique, oĂÂč Nucingen avait marchandĂ© la livraison d'Esther. Asie Ă©tait lĂ comme chez elle, car elle occupait une chambre dans le logement de madame Nourrisson. Elle paya le fiacre et monta dans sa chambre aprĂšs avoir saluĂ© madame Nourrisson de maniĂšre Ă lui faire comprendre qu'elle n'avait pas le temps d'Ă©changer deux mots. Une fois loin de tout espionnage, Asie se mit Ă dĂ©plier les papiers avec les soins que les savants prennent pour dĂ©rouler des palimpsestes. AprĂšs avoir lu ces instructions, elle jugea nĂ©cessaire de transcrire sur du papier Ă lettre les lignes destinĂ©es Ă Lucien; puis elle descendit chez madame Nourrisson qu'elle fit causer pendant le temps qu'une petite fille de boutique alla chercher un fiacre sur le boulevard des Italiens. Asie eut ainsi les adresses de la duchesse de Maufrigneuse et de madame de SĂ©risy que connaissait madame Nourrisson par ses relations avec les femmes de chambre. Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employĂšrent plus de deux heures. Madame la duchesse de Maufrigneuse, qui demeurait en haut du faubourg Saint-HonorĂ©, fit attendre madame de Saint-EstĂšve pendant une heure, quoique la femme de chambre lui eĂ»t fait passer par la porte de son boudoir, aprĂšs y avoir frappĂ©, la carte de madame de Saint-EstĂšve sur laquelle Asie avait Ă©crit "Venue pour une dĂ©marche urgente concernant Lucien." Au premier rayon qu'elle jeta sur la figure de la duchesse, Asie comprit combien sa visite Ă©tait intempestive; aussi s'excusa-t-elle d'avoir troublĂ© le repos de madame la duchesse sur le pĂ©ril dans lequel se trouvait Lucien... - Qui ĂÂȘtes-vous?... demanda la duchesse sans aucune formule de politesse en toisant Asie qui pouvait bien ĂÂȘtre prise pour une baronne par maĂtre Massol dans la salle des Pas-Perdus, mais qui, sur les tapis du petit salon de l'hĂÂŽtel de Cadignan, faisait l'effet d'une tache de cambouis sur une robe de satin blanc. - Je suis une marchande Ă la toilette, madame la duchesse; car, en semblables conjonctures, on s'adresse aux femmes dont la profession repose sur une discrĂ©tion absolue. Je n'ai jamais trahi personne, et Dieu sait combien de grandes dames m'ont confiĂ© leurs diamants pour un mois, en demandant des parures en faux absolument pareilles aux leurs... - Vous avez un autre nom? dit la duchesse en souriant d'une rĂ©miniscence que provoquait en elle cette rĂ©ponse. - Oui, madame la duchesse, je suis madame Saint-EstĂšve dans les grandes occasions, mais je me nomme dans le commerce madame Nourrisson. - Bien, bien... rĂ©pondit vivement la duchesse en changeant de ton. - Je puis, dit Asie en continuant, rendre de grands services, car nous avons les secrets des maris aussi bien que ceux des femmes. J'ai fait beaucoup d'affaires avec monsieur de Marsay que madame la duchesse... - Assez! Assez!... s'Ă©cria la duchesse, occupons-nous de Lucien. - Si madame la duchesse veut le sauver, il faudrait qu'elle eĂ»t le courage de ne pas perdre de temps Ă s'habiller d'ailleurs madame la duchesse ne pourrait pas ĂÂȘtre plus belle qu'elle ne l'est en ce moment. Vous ĂÂȘtes jolie Ă croquer, parole d'honneur de vieille femme! Enfin, ne faites pas atteler, madame, et montez en fiacre avec moi... Venez chez madame de SĂ©risy, si vous voulez Ă©viter des malheurs plus grands que ne le serait celui de la mort de ce chĂ©rubin... - Allez! je vous suis, dit alors la duchesse aprĂšs un moment d'hĂ©sitation. A nous deux, nous donnerons du courage Ă LĂ©ontine... Une belle douleur MalgrĂ© l'activitĂ© vraiment infernale de cette Dorine du Bagne, deux heures sonnaient quand elle entrait avec la duchesse de Maufrigneuse chez madame de SĂ©risy qui demeurait rue de la ChaussĂ©e-d'Antin- Mais lĂ , grĂÂące Ă la duchesse, il n'y eut pas un instant de perdu. Toutes deux elles furent aussitĂÂŽt introduites auprĂšs de la comtesse, qu'elles trouvĂšrent couchĂ©e sur un divan dans un chalet en miniature, au milieu d'un jardin embaumĂ© par les fleurs les plus rares. - C'est bien, dit Asie en regardant autour d'elle, on ne pourra pas nous Ă©couter. - Ah! ma chĂšre! je me meurs! Voyons, Diane, qu'as-tu fait?,.. s'Ă©cria la comtesse qui bondit comme un faon en saisissant la duchesse par les Ă©paules et fondant en larmes. - Allons, LĂ©ontine, il y a des occasions oĂÂč les femmes comme nous ne doivent pas pleurer, mais agir, dit la duchesse en forçant la comtesse Ă se rasseoir avec elle sur le canapĂ©. Asie Ă©tudia cette comtesse avec ce regard particulier aux vieilles rouĂ©es et qu'elles promĂšnent sur l'ĂÂąme d'une femme avec la rapiditĂ© des bistouris de la chirurgie fouillant une plaie. La compagne de Jacques Collin reconnut alors les traces du sentiment le plus rare chez les femmes du monde, une vraie douleur!.. cette douleur qui fait des sillons ineffaçables dans le coeur et sur le visage. Dans la mise, pas la moindre coquetterie! La comtesse comptait alors quarante-cinq printemps, et son peignoir en mousseline imprimĂ©e et chiffonnĂ© laissait voir le corsage sans aucune prĂ©paration, ni corset!... Les yeux cerclĂ©s d'un tour noir, les joues marbrĂ©es attestaient des larmes amĂšres. Pas de ceinture au peignoir. Les broderies de la jupe de dessous et de la chemise Ă©taient fripĂ©es. Les cheveux ramassĂ©s sous un bonnet de dentelle, ignorant les soins du peigne depuis vingt-quatre heures, montraient une courte natte grĂÂȘle et toutes les mĂšches Ă boucles dans leur pauvretĂ©. LĂ©ontine avait oubliĂ© de mettre ses fausses nattes. - Vous aimez pour la premiĂšre fois de votre vie... lui dit sentencieusement Asie. LĂ©ontine alors aperçut Asie et fit un mouvement d'effroi. - Qui est-ce, ma chĂšre Diane? dit-elle Ă la duchesse de Maufrigneuse. - Qui veux-tu que je t'amĂšne, si ce n'est une femme dĂ©vouĂ©e Ă Lucien et prĂÂȘte Ă nous servir? Un type de parisienne Asie avait devinĂ© la vĂ©ritĂ©. Madame de SĂ©risy, qui passait pour ĂÂȘtre une des femmes du monde les plus lĂ©gĂšres, avait eu, pour le Marquis d' Aiglemont, un attachement de dix annĂ©es. Depuis le dĂ©part du marquis pour les colonies, elle Ă©tait devenue folle de Lucien et l'avait dĂ©tachĂ© de la duchesse de Maufrigneuse, ignorant, comme tout Paris d'ailleurs, l'amour de Lucien pour Esther. Dans le grand monde, un attachement constatĂ© gĂÂąte plus la rĂ©putation d'une femme que dix aventures secrĂštes, Ă plus forte raison deux attachements. NĂ©anmoins, comme personne ne comptait avec madame de SĂ©risy, l'historien ne saurait garantit sa vertu Ă deux Ă©cornures. C'Ă©tait une blonde de moyenne taille, conservĂ©e comme les blondes qui se sont conservĂ©es, c'est-Ă -dire paraissant Ă peine avoir trente ans, fluette sans maigreur, blanche, Ă cheveux cendrĂ©s; les pieds, les mains, le corps d'une finesse aristocratique; spirituelle comme une Ronquerolles, et par consĂ©quent aussi mĂ©chante pour les femmes qu'elle Ă©tait bonne pour les hommes. Elle avait toujours Ă©tĂ© prĂ©servĂ©e par sa grande fortune, par la haute position de son mari, par celle de son frĂšre le marquis de Ronquerolles, des dĂ©boires dont eĂ»t Ă©tĂ© sans doute abreuvĂ©e toute autre femme qu'elle. Elle avait un grand mĂ©rite elle Ă©tait franche dans sa dĂ©pravation, elle avouait son culte pour les moeurs de la RĂ©gence. Or, Ă quarante-deux ans, cette femme, pour qui les hommes avaient Ă©tĂ© jusque-lĂ d'agrĂ©ables jouets et Ă qui, chose Ă©trange, elle avait accordĂ© beaucoup en ne voyant dans l'amour que des sacrifices Ă subir pour les dominer, avait Ă©tĂ© saisie Ă l'aspect de Lucien par un amour semblable Ă celui du baron de Nucingen pour Esther. Elle avait alors aimĂ©, comme venait de le lui dire Asie, pour la premiĂšre fois de sa vie. Ces transpositions de jeunesse sont plus frĂ©quentes qu'on ne le croit chez les Parisiennes, chez les grandes dames, et causent les chutes inexplicables de quelques femmes vertueuses au moment oĂÂč elles atteignent au port de la quarantaine. La duchesse de Maufrigneuse Ă©tait la seule confidente de cette passion terrible et complĂšte dont les bonheurs, depuis les sensations enfantines du premier amour jusqu'aux gigantesques folies de la voluptĂ©, rendaient LĂ©ontine folle et insatiable. L'amour vrai, comme on sait, est impitoyable. La dĂ©couverte d'une Esther avait Ă©tĂ© suivie d'une de ces ruptures colĂ©riques oĂÂč chez les femmes la rage va jusqu'Ă l'assassinat; puis la pĂ©riode des lĂÂąchetĂ©s auxquelles l'amour sincĂšre s'abandonne avec tant de dĂ©lices Ă©tait venue. Aussi, depuis un mois, la comtesse aurait-elle donnĂ© dix ans de sa vie pour revoir Lucien pendant huit jours. Enfin, elle en Ă©tait arrivĂ©e Ă accepter la rivalitĂ© d'Esther, au moment oĂÂč dans ce paroxysme de tendresse, avait Ă©clatĂ©, comme une trompette du jugement dernier, la nouvelle de l'arrestation du bien-aimĂ©. La comtesse avait failli mourir, son mari l'avait gardĂ©e lui-mĂÂȘme au lit en craignant les rĂ©vĂ©lations du dĂ©lire; et, depuis vingt-quatre heures, elle vivait avec un poignard dans le coeur. Elle disait, dans sa fiĂšvre, Ă son mari "DĂ©livre Lucien, et je ne vivrai plus que pour toi!" Asie en paysan du Danube - Il ne s'agit pas de faire des yeux de chĂšvre morte, comme dit madame la duchesse, s'Ă©cria la terrible Asie en secouant la comtesse par le bras. Si vous voulez le sauver, il n'y a pas une minute Ă perdre. Il est innocent, je le jure sur les os de ma mĂšre! - Oh! oui, n'est-ce-pas... cria la comtesse en regardant avec bontĂ© l'affreuse commĂšre. - Mais, dit Asie en continuant, si monsieur Camusot l'interroge mal, avec deux phrases il peut en faire un coupable; et, si vous avez le pouvoir de vous faire ouvrir la Conciergerie et de lui parler, partez Ă l'instant et remettez-lui ce papier... Demain il sera libre, je vous le garantis.. Tirez-le de lĂ , car c'est vous qui l'y avez mis... - Moi!... - Oui, vous!... Vous autres grandes dames, vous n'avez jamais le sou, mĂÂȘme quand vous ĂÂȘtes riches Ă millions. Quand je me donnais le luxe d'avoir des gamins, ils avaient leurs poches pleines d'or! je m'amusais de leur plaisir. C'est si bon d'ĂÂȘtre Ă la fois mĂšre et maĂtresse! Vous autres, vous laissez crever de faim les gens que vous aimez sans vous enquĂ©rir de leurs affaires. Esther, elle, ne faisait pas de phrases, elle a donnĂ©, au prix de la perdition de son corps et de son ĂÂąme, le million qu'on demandait Ă votre Lucien, et c'est ce qui l'a mis dans la situation oĂÂč il est... - Pauvre fille! elle a fait cela! je l'aime!.. dit LĂ©ontine. - Ah! maintenant, dit Asie avec une ironie glaciale. - Elle Ă©tait bien belle, mais maintenant, mon ange, tu es bien plus belle qu'elle... et le mariage de Lucien avec Clotilde est si bien rompu, que rien ne peut le remmancher, dit tout bas la duchesse Ă LĂ©ontine. L'effet de cette rĂ©flexion et de ce calcul fut tel sur la comtesse, qu'elle ne souffrit plus; elle se passa les mains sur le front, elle fut jeune. - Allons, ma petite, haut la patte, et du train!... dit Asie qui vit cette mĂ©tamorphose et en devina le ressort. - Mais, dit madame de Maufrigneuse, s'il faut empĂÂȘcher avant tout monsieur Camusot d'interroger Lucien, nous le pouvons en lui Ă©crivant deux mots, que nous allons envoyer au Palais par ton valet de chambre, LĂ©ontine. - Rentrons alors chez moi, dit madame de SĂ©risy. Voici ce qui se passait au Palais pendant que les protectrices de Lucien obĂ©issaient aux ordres tracĂ©s par Jacques Collin. Observations Les gendarmes transportĂšrent le moribond sur une chaise placĂ©e en face de la croisĂ©e dans le cabinet de monsieur Camusot, qui se trouvait assis dans son fauteuil devant son bureau. Coquart, sa plume Ă la main, occupait une petite table Ă quelques pas du juge. La situation des cabinets des juges d'instruction n'est pas indiffĂ©rente, et si ce n'est pas avec intention qu'elle a Ă©tĂ© choisie, on doit avouer que le Hasard a traitĂ© la Justice en soeur. Ces magistrats sont comme les peintres, ils ont besoin de la lumiĂšre Ă©gale et pure qui vient du Nord, car le visage de leurs criminels est un tableau dont l'Ă©tude doit ĂÂȘtre constante. Aussi, presque tous les juges d'instruction placent-ils leurs bureaux comme Ă©tait celui de Camusot, de maniĂšre Ă tourner le dos au jour, et consĂ©quemment Ă laisser la face de ceux qu'ils interrogent exposĂ©e Ă la lumiĂšre. Pas un d'eux, au bout de six mois d'exercice, ne manque Ă prendre un air distrait, indiffĂ©rent, quand il ne porte pas de lunettes, tant que dure un interrogatoire. C'est Ă un subit changement de visage, observĂ© par ce moyen et causĂ© par une question faite Ă brĂ»le-pourpoint, que fut due la dĂ©couverte du crime commis par Castaing, au moment oĂÂč, aprĂšs une longue dĂ©libĂ©ration avec le Procureur-gĂ©nĂ©ral, le juge allait rendre ce criminel Ă la sociĂ©tĂ©, faute de preuves. Ce petit dĂ©tail peut indiquer aux gens les moins comprĂ©hensifs combien est vive, intĂ©ressante, curieuse, dramatique et terrible la lutte d'une instruction criminelle, lutte sans tĂ©moins, mais toujours Ă©crite. Dieu sait ce qui reste sur le papier de la scĂšne la plus glacialement ardente, oĂÂč les yeux, l'accent, un tressaillement dans la face, la plus lĂ©gĂšre touche de coloris ajoutĂ©e par un sentiment, tout a Ă©tĂ© pĂ©rilleux comme entre sauvages qui s'observent pour se dĂ©couvrir et se tuer. Un procĂšs-verbal, ce n'est donc plus que les cendres de l'incendie. - Quels sont vos vĂ©ritables noms? demanda Camusot Ă Jacques Collin. - Don Carlos Herrera, chanoine du chapitre royal de TolĂšde, envoyĂ© secret de Sa MajestĂ© Ferdinand VII Il faut faire observer ici que Jacques Collin parlait le français comme une vache espagnole, en baragouinant de maniĂšre Ă rendre ses rĂ©ponses presque inintelligibles et Ă s'en faire demander la rĂ©pĂ©tition. Les germanismes de monsieur de Nucingen ont dĂ©jĂ trop Ă©maillĂ© cette scĂšne pour y mettre d'autres phrases soulignĂ©es difficiles Ă lire, et qui nuiraient Ă la rapiditĂ© d'un dĂ©nouement. Comme quoi le forçat prouve qu'il est un homme de marque - Vous avez des papiers qui constatent les qualitĂ©s dont vous parlez? demanda le juge. - Oui, monsieur, un passeport, une lettre de Sa MajestĂ© Catholique qui autorise ma mission... Enfin, vous pouvez envoyer immĂ©diatement Ă l'ambassade d'Espagne deux mots que je vais Ă©crire devant vous, je serai rĂ©clamĂ©. Puis, si vous aviez besoin d'autres preuves, j'Ă©crirais Ă son Eminence le Grand-AumĂÂŽnier de France, et il enverrait aussitĂÂŽt ici son secrĂ©taire particulier. - Vous prĂ©tendez-vous toujours mourant? dit Camusot. Si vous aviez vĂ©ritablement Ă©prouvĂ© les souffrances dont vous vous ĂÂȘtes plaint depuis votre arrestation, vous devriez ĂÂȘtre mort, reprit le juge avec ironie. - Vous faites le procĂšs au courage d'un innocent, et Ă la force de son tempĂ©rament! rĂ©pondit avec douceur le prĂ©venu. - Coquart, sonnez! faites venir le mĂ©decin de la Conciergerie et un infirmier. Nous allons ĂÂȘtre obligĂ©s de vous ĂÂŽter votre redingote et de procĂ©der Ă la vĂ©rification de la marque sur votre Ă©paule... reprit Camusot. - Monsieur, je suis entre vos mains. Le prĂ©venu demanda si son juge aurait la bontĂ© de lui expliquer ce qu'Ă©tait cette marque, et pourquoi la chercher sur son Ă©paule? Le juge s'attendait Ă cette question. - Vous ĂÂȘtes soupçonnĂ© d'ĂÂȘtre Jacques Collin, forçat Ă©vadĂ© dont l'audace ne recule devant rien, pas mĂÂȘme devant le sacrilĂšge... dit vivement le juge en plongeant son regard dans les yeux du prĂ©venu. Jacques Collin ne tressaillit pas, ne rougit pas; il resta calme et prit un air naĂÂŻvement curieux en regardant Camusot. - Moi! monsieur, un forçat?... Que l'Ordre auquel j'appartiens et Dieu vous pardonnent une pareille mĂ©prise! dites-moi tout ce que je dois faire pour vous Ă©viter de persister dans une insulte si grave envers le Droit des gens, envers l'Eglise, envers le roi mon maĂtre. Le juge expliqua, sans rĂ©pondre, au prĂ©venu que, s'il avait subi la flĂ©trissure infligĂ©e alors par les lois aux condamnĂ©s aux travaux forcĂ©s, en lui frappant l'Ă©paule les lettres reparaĂtraient aussitĂÂŽt. - Ah! monsieur, dit Jacques Collin, il serait bien malheureux que mon dĂ©vouement Ă la cause royale me devĂnt funeste. - Expliquez-vous, dit le juge, vous ĂÂȘtes ici pour cela. - Eh! bien, monsieur, je dois avoir bien des cicatrices dans le dos, car j'ai Ă©tĂ© fusillĂ© par derriĂšre, comme traĂtre au pays, tandis que j'Ă©tais fidĂšle Ă mon roi, par les Constitutionnels qui m'ont laissĂ© pour mort. - Vous avez Ă©tĂ© fusillĂ©, et vous vivez!.. dit Camusot. - J'avais quelques intelligences avec les soldats Ă qui des personnes pieuses avaient remis quelque argent; et alors ils m'ont placĂ© si loin que j'ai seulement reçu des balles presque mortes, les soldats ont visĂ© le dos. C'est un fait que Son Excellence l'Ambassadeur pourra vous attester... - Ce diable d'homme a rĂ©ponse Ă tout. Tant mieux, d'ailleurs, pensait Camusot, qui ne paraissait si sĂ©vĂšre que pour satisfaire aux exigences de la Justice et de la Police. Admirable invention de Jacques Collin - Comment un homme de votre caractĂšre s'est-il trouvĂ© chez la maĂtresse du baron de Nucingen, et quelle maĂtresse, une ancienne fille!... - Voici pourquoi l'on m'a trouvĂ© dans la maison d'une courtisane, monsieur, rĂ©pondit Jacques Collin. Mais avant de vous dire la raison qui m'y conduisait, je dois vous faire observer qu'au moment oĂÂč je franchissais la premiĂšre marche de l'escalier j'ai Ă©tĂ© saisi par l'invasion subite de ma maladie, je n'ai donc pas pu parler Ă temps Ă cette fille. J'avais eu connaissance du dessein que mĂ©ditait mademoiselle Esther de se donner la mort, et comme il s'agissait des intĂ©rĂÂȘts du jeune Lucien de RubemprĂ©, pour qui j'ai une affection particuliĂšre, dont les motifs sont sacrĂ©s, j'allais essayer de dĂ©tourner la pauvre crĂ©ature de la voie oĂÂč la conduisait le dĂ©sespoir je voulais lui dire que Lucien devait Ă©chouer dans sa derniĂšre tentative auprĂšs de mademoiselle Clotilde; et, en lui apprenant qu'elle hĂ©ritait de sept millions, j'espĂ©rais lui rendre le courage de vivre. J'ai la certitude, monsieur le juge, d'avoir Ă©tĂ© la victime des secrets qui me furent confiĂ©s. A la maniĂšre dont j'ai Ă©tĂ© foudroyĂ©, je pense que le matin mĂÂȘme on m'avait empoisonnĂ©; mais la force de mon tempĂ©rament m'a sauvĂ©. Je sais que, depuis longtemps, un agent de la police politique me poursuit et cherche Ă m'envelopper dans quelque mĂ©chante affaire... Si, sur ma demande, lors de mon arrestation, vous aviez fait venir un mĂ©decin, vous auriez eu la preuve de ce que je vous dis en ce moment sur l'Ă©tat de ma santĂ©. Croyez, monsieur, que des personnages, placĂ©s au-dessus de nous, ont un intĂ©rĂÂȘt violent Ă me confondre avec quelque scĂ©lĂ©rat pour avoir le droit de se dĂ©faire de moi. Ce n'est pas tout gain que de servir des rois, ils ont leurs petitesses; mais l'Eglise seule est parfaite. Il est impossible de rendre le jeu de physionomie de Jacques Collin qui mit avec intention dix minutes Ă dire cette tirade, phrase Ă phrase; tout en Ă©tait si vraisemblable, surtout l'allusion Ă Corentin, que le juge en fut Ă©branlĂ©. - Pouvez-vous me confier les causes de votre affection pour monsieur Lucien de RubemprĂ©... - Ne les devinez-vous pas? j'ai soixante ans, monsieur... - Je vous en supplie, n'Ă©crivez pas cela... - c'est... faut-il donc absolument?... - Il est dans votre intĂ©rĂÂȘt et surtout dans celui de Lucien de RubemprĂ© de tout dire, rĂ©pondit le juge. - Eh bien! c'est... ĂÂŽ mon Dieu!... c'est mon fils! ajouta-t-il en murmurant. Et il s'Ă©vanouit. - N'Ă©crivez pas cela, Coquart, dit Camusot tout bas. Coquart se leva pour aller prendre une petite fiole de vinaigre des quatre-voleurs. - Si c'est Jacques Collin, c'est un bien grand comĂ©dien!... pensait Camusot. Coquart faisait respirer du vinaigre au vieux forçat que le juge examinait avec une perspicacitĂ© de lynx et de magistrat. Fin contre fin, quelle en sera la fin - Il faut lui faire ĂÂŽter sa perruque, dit Camusot en attendant que Jacques Collin eĂ»t repris ses sens. Le vieux forçat entendit cette phrase et frĂ©mit de peur, car il savait quelle ignoble expression prenait alors sa physionomie. - Si vous n'avez pas la force d'ĂÂŽter votre perruque oui, Coquart, ĂÂŽtez-la, dit le juge Ă son greffier. Jacques Collin avança la tĂÂȘte vers le greffier avec une rĂ©signation admirable, mais alors sa tĂÂȘte dĂ©pouillĂ©e de cet ornement fut Ă©pouvantable Ă voir, elle eut son caractĂšre rĂ©el. Ce spectacle plongea Camusot dans une grande incertitude. En attendant le mĂ©decin et un infirmier, il se mit Ă classer et Ă examiner tous les papiers et les objets saisis au domicile de Lucien. AprĂšs avoir opĂ©rĂ© rue Saint-Georges, chez mademoiselle Esther, la Justice Ă©tait descendue quai Malaquais y faire ses perquisitions. - Vous mettez la main sur les lettres de madame la comtesse de SĂ©risy, dit Carlos Herrera; mais je ne sais pas pourquoi vous avez presque tous les papiers de Lucien, ajoutait-il avec un sourire foudroyant d'ironie pour le juge. Camusot en recueillant ce sourire comprit l'Ă©tendue du mot presque! - Lucien de RubemprĂ©, soupçonnĂ© d'ĂÂȘtre votre complice, est arrĂÂȘtĂ©, rĂ©pondit le juge qui voulut voir quel effet produirait cette nouvelle sur son prĂ©venu. - Vous avez fait un grand malheur, car il est tout aussi innocent que moi, rĂ©pondit le faux Espagnol sans montrer la moindre Ă©motion. - Nous verrons, nous n'en sommes encore qu'Ă votre identitĂ©, reprit Camusot, surpris de la tranquillitĂ© du prĂ©venu. Si vous ĂÂȘtes rĂ©ellement don Carlos Herrera, ce fait changerait immĂ©diatement la situation de Lucien Chardon. - Oui, c'Ă©tait bien madame Chardon, mademoiselle de RubemprĂ©! dit Carlos en murmurant. Ah! c'est une des plus grandes fautes de ma vie! Il leva les yeux au ciel; et, Ă la maniĂšre dont il agita ses lĂšvres, il parut dire une priĂšre fervente. - Mais si vous ĂÂȘtes Jacques Collin, s'il a Ă©tĂ© sciemment le compagnon d'un forçat Ă©vadĂ©, d'un sacrilĂšge, tous les crimes que la Justice soupçonne deviennent plus que probables. Carlos Herrera fut de bronze en Ă©coutant cette phrase habilement dite par le juge, et pour toute rĂ©ponse Ă ces mots sciemment, forçat Ă©vadĂ©! il levait les mains par un geste noblement douloureux. - Monsieur l'abbĂ©, reprit le juge avec une excessive politesse, si vous ĂÂȘtes don Carlos Herrera, vous nous pardonnerez tout ce que nous sommes obligĂ©s de faire dans l'intĂ©rĂÂȘt de la justice et de la vĂ©ritĂ©... Jacques Collin devina le piĂšge au seul son de voix du juge quand il prononça monsieur l'abbĂ©, la contenance de cet homme fut la mĂÂȘme, Camusot attendait un mouvement de joie qui eĂ»t Ă©tĂ© comme un premier indice de la qualitĂ© de forçat par le contentement ineffable du criminel trompant son juge; mais il trouva le hĂ©ros du bagne sous les armes de la dissimulation la plus machiavĂ©lique. - Je suis diplomate et j'appartiens Ă un Ordre oĂÂč l'on fait des voeux bien austĂšres, rĂ©pondit Jacques Collin avec une douceur apostolique, je comprends tout et je suis habituĂ© Ă souffrir. Je serais dĂ©jĂ libre si vous aviez dĂ©couvert chez moi la cachette oĂÂč sont mes papiers, car je vois que vous n'avez saisi que des papiers insignifiants... Ce fut un coup de grĂÂące pour Camusot, Jacques Collin avait dĂ©jĂ contrebalancĂ©, par son aisance et sa simplicitĂ©, tous les soupçons que la vue de sa tĂÂȘte avait fait naĂtre. - OĂÂč sont ces papiers?... - Je vous en indiquerai la place si vous voulez faire accompagner votre dĂ©lĂ©guĂ© par un secrĂ©taire de lĂ©gation de l'ambassade d'Espagne, qui les recevra et Ă qui vous en rĂ©pondrez, car il s'agit de mon Etat, de piĂšces diplomatiques et des secrets qui compromettent le feu roi Louis XVIII. - Ah, monsieur! il vaudrait mieux... Enfin, vous ĂÂȘtes magistrat!.... D'ailleurs l'ambassadeur, Ă qui j'en appelle de tout ceci, apprĂ©ciera. La marque est abolie En ce moment le mĂ©decin et l'infirmier entrĂšrent, aprĂšs avoir Ă©tĂ© annoncĂ©s par l'huissier. - Bonjour, monsieur Lebrun, dit Camusot au mĂ©decin, je vous requiers pour constater l'Ă©tat oĂÂč se trouve le prĂ©venu que voici. Il dit avoir Ă©tĂ© empoisonnĂ©, il prĂ©tend ĂÂȘtre Ă la mort depuis avant-hier; voyez s'il y a du danger Ă le dĂ©shabiller et Ă procĂ©der Ă la vĂ©rification de la marque... Le docteur Lebrun prit la main de Jacques Collin, lui tĂÂąta le pouls, lui demanda de prĂ©senter la langue, et le regarda trĂšs attentivement. Cette inspection dura dix minutes environ. - Le prĂ©venu, rĂ©pondit le docteur, a beaucoup souffert, mais il jouit en ce moment d'une grande force... - Cette force factice est due, monsieur, Ă l'excitation nerveuse que me cause mon Ă©trange situation, rĂ©pondit Jacques Collin avec la dignitĂ© d'un Ă©vĂÂȘque. - Cela se peut, dit monsieur Lebrun. Sur un signe du juge, le prĂ©venu fut dĂ©shabillĂ©, on lui laissa son pantalon, mais on le dĂ©pouilla de tout, mĂÂȘme de sa chemise; et alors, on put admirer un torse velu d'une puissance cyclopĂ©enne. C'Ă©tait l'Hercule FarnĂšse de Naples sans sa colossale exagĂ©ration. - A quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bĂÂątis?... dit le mĂ©decin Ă Camusot. L'huissier revint avec cette espĂšce de batte en Ă©bĂšne qui, depuis un temps immĂ©morial, est l'insigne de leur fonction et qu'on appelle une verge; il en frappa plusieurs coups Ă l'endroit oĂÂč le bourreau avait appliquĂ© les fatales lettres. Dix-sept trous reparurent alors, tous capricieusement distribuĂ©s; mais, malgrĂ© le soin avec lequel on examina le dos, on ne vit aucune forme de lettres. Seulement l'huissier fit observer que la barre du T se trouvait indiquĂ©e par deux trous dont l'intervalle avait la longueur de cette barre entre les deux virgules qui la terminent Ă chaque bout, et qu'un autre trou marquait le point final du corps de la lettre. - C'est nĂ©anmoins bien vague, dit Camusot en voyant le doute peint sur la figure du mĂ©decin de la Conciergerie. Carlos demanda qu'on fĂt la mĂÂȘme opĂ©ration sur l'autre Ă©paule et au milieu du dos. Une quinzaine d'autres cicatrices reparurent que le docteur observa sur la rĂ©clamation de l'Espagnol, et il dĂ©clara que le dos avait Ă©tĂ© si profondĂ©ment labourĂ© par des plaies, que la marque ne pourrait reparaĂtre dans le cas oĂÂč l'exĂ©cuteur l'y aurait imprimĂ©e. Coups de pointe et parades En ce moment un garçon de bureau de la PrĂ©fecture de police entra, remit un pli Ă monsieur Camusot et demanda la rĂ©ponse. AprĂšs avoir lu, le magistrat alla parler Ă Coquart, mais si bien dans l'oreille que personne ne put rien entendre. Seulement, Ă un regard de Camusot, Jacques Collin devina qu'un renseignement sur lui venait d'ĂÂȘtre transmis par le PrĂ©fet de police. - J'ai toujours l'ami de Peyrade sur les talons, pensa Jacques Collin; si je le connaissais, je me dĂ©barrasserais de lui comme de Contenson. Pourrais-je encore une fois revoir Asie?... AprĂšs avoir signĂ© le papier Ă©crit par Coquart, le juge le mit sous enveloppe et le tendit au garçon de bureau des DĂ©lĂ©gations. Le bureau des DĂ©lĂ©gations est un auxiliaire indispensable Ă la justice. Ce bureau, prĂ©sidĂ© par un commissaire de police ad hoc, se compose d'officiers de paix qui exĂ©cutent avec l'aide des commissaires de police de chaque quartier les mandats de perquisition et mĂÂȘme d'arrestation chez les personnes soupçonnĂ©es de complicitĂ© dans les crimes ou dans les dĂ©lits. Ces dĂ©lĂ©guĂ©s de l'autoritĂ© judiciaire Ă©pargnent alors aux magistrats chargĂ©s d'une instruction un temps prĂ©cieux. Le prĂ©venu, sur un signe du juge, fut alors habillĂ© par monsieur Lebrun et par l'infirmier qui se retirĂšrent, ainsi que l'huissier. Camusot s'assit Ă son bureau oĂÂč il se mit Ă jouer avec sa plume. - Vous avez une tante, dit brusquement Camusot Ă Jacques Collin. - Une tante, rĂ©pondit avec Ă©tonnement don Carlos Herrera; mais monsieur, je n'ai point de parent, je suis l'enfant non reconnu du feu duc d'Ossuna. Et en lui-mĂÂȘme il se disait "Ils brĂ»lent!" allusion au jeu de cache-cache, qui d'ailleurs est une enfantine image de la lutte terrible entre la justice et le criminel. - Bah! dit Camusot. Allons, vous avez encore votre tante, mademoiselle Jacqueline Collin, que vous avez placĂ©e sous le nom bizarre d'Asie auprĂšs de la demoiselle Esther. Jacques Collin fit un insouciant mouvement d'Ă©paules parfaitement en harmonie avec l'air de curiositĂ© par lequel il accueillait les paroles du juge qui l'examinait avec une attention narquoise. - Prenez garde, reprit Camusot. Ecoutez-moi bien. - Je vous Ă©coute, monsieur. Etats de service d'Asie - Votre tante est marchande au Temple, son commerce est gĂ©rĂ© par une demoiselle Paccard, soeur d'un condamnĂ©, trĂšs honnĂÂȘte fille d'ailleurs, surnommĂ©e la Romette. La justice est sur les traces de votre tante, et dans quelques heures nous aurons des preuves dĂ©cisives. Cette femme vous est bien dĂ©vouĂ©e... - Continuez, monsieur le juge, dit tranquillement Jacques Collin en rĂ©ponse Ă une pause de Camusot, je vous Ă©coute. - Votre tante, qui compte environ cinq ans de plus que vous, a Ă©tĂ© la maĂtresse de Marat d'odieuse mĂ©moire. C'est de cette source ensanglantĂ©e que lui est venu le noyau de la fortune qu'elle possĂšde. C'est, selon les renseignements que je reçois, une trĂšs habile receleuse, car on n'a pas encore de preuves contre elle. AprĂšs la mort de Marat, elle aurait appartenu, selon les rapports que je tiens entre les mains, Ă un chimiste condamnĂ© Ă mort en l'an XII, pour crime de fausse monnaie. Elle a paru comme tĂ©moin dans le procĂšs. C'est dans cette intimitĂ© qu'elle aurait acquis des connaissances en toxicologie. Elle a Ă©tĂ© marchande Ă la toilette de l'an XII Ă 1810. Elle a subi deux ans de prison en 1812 et 1816 pour avoir livrĂ© des mineures Ă la dĂ©bauche... Vous Ă©tiez dĂ©jĂ condamnĂ© pour crime de faux, vous aviez quittĂ© la maison de banque oĂÂč votre tante vous avait placĂ© comme commis, grĂÂące Ă l'Ă©ducation que vous aviez reçue et aux protections dont jouissait votre tante auprĂšs des personnages Ă la dĂ©pravation desquels elle fournissait des victimes... Tout ceci, prĂ©venu, ressemblerait peu Ă la grandesse des ducs d'Ossuna... Persistez-vous dans vos dĂ©nĂ©gations?... Jacques Collin Ă©coutait monsieur Camusot en pensant Ă son enfance heureuse, au CollĂšge des Oratoriens d'oĂÂč il Ă©tait sorti, mĂ©ditation qui lui donnait un air vĂ©ritablement Ă©tonnĂ©. MalgrĂ© l'habiletĂ© de sa diction interrogative, Camusot n'arracha pas un mouvement Ă cette physionomie placide. - Si vous avez fidĂšlement Ă©crit l'explication que je vous ai donnĂ©e en commençant, vous pouvez la relire, rĂ©pondit Jacques Collin, je ne puis varier... Je ne suis pas allĂ© chez la courtisane, comment saurais-je qui elle avait pour cuisiniĂšre. Je suis tout Ă fait Ă©tranger aux personnes de qui vous ine parlez. - Nous allons procĂ©der, malgrĂ© vos dĂ©nĂ©gations, Ă des confrontations qui pourront diminuer votre assurance. - Un homme dĂ©jĂ fusillĂ© une fois est habituĂ© Ă tout, rĂ©pondit Jacques Collin avec douceur. Camusot retourna visiter les papiers saisis en attendant le retour du chef de la SĂ»retĂ© dont la diligence fut extrĂÂȘme, car il Ă©tait onze heures et demie, l'interrogatoire avait commencĂ© vers dix heures et demie, et l'huissier vint annoncer au juge Ă voix basse l'arrivĂ©e de Bibi-Lupin. - Qu'il entre! rĂ©pondit monsieur Camusot. Reconnaissance de plusieurs connaissances En entrant Bibi-Lupin de qui l'on attendait un "C'est bien lui!..." resta surpris. Il ne reconnaissait plus le visage de sa pratique dans une face criblĂ©e de petite vĂ©role. Cette hĂ©sitation frappa le juge. - C'est bien sa taille, sa corpulence, dit l'agent. Ah! c'est toi, Jacques Collin, reprit-il en examinant les yeux, la coupe du front et les oreilles... Il y a des choses qu'on ne peut pas dĂ©guiser... C'est parfaitement lui, monsieur Camusot... Jacques a la cicatrice d'un coup de couteau dans le bras gauche, faites-lui ĂÂŽter sa redingote, vous allez la voir... De nouveau, Jacques Collin fut obligĂ© de se dĂ©pouiller de sa redingote, Bibi-Lupin retroussa la manche de la chemise et montra la cicatrice indiquĂ©e. - C'est une balle, rĂ©pondit don Carlos Herrera, voici bien d'autres cicatrices. - Ah! c'est bien sa voix! s'Ă©cria Bibi-Lupin. - Votre certitude, dit le juge, est un simple renseignement, ce n'est pas une preuve. - Je le sais, rĂ©pondit humblement Bibi-Lupin; mais je vous trouverai des tĂ©moins. DĂ©jĂ l'une des pensionnaires de la Maison Vauquer est lĂ ... dit-il en regardant Collin. La figure placide que se faisait Collin ne vacilla pas. - Faites entrer cette personne, dit pĂ©remptoirement monsieur Camusot dont le mĂ©contentement perça, malgrĂ© son apparente indiffĂ©rence. Ce mouvement fut remarquĂ© par Jacques Collin qui comptait peu sur la sympathie de son juge d'instruction, et il tomba dans une apathie produite par la violente mĂ©ditation Ă laquelle il se livra pour en rechercher la cause. L'huissier introduisit madame Poiret dont la vue inopinĂ©e occasionna chez le forçat un lĂ©ger tremblement, mais cette trĂ©pidation ne fut pas observĂ©e par le juge dont le parti semblait pris. Comment vous nommez-vous? dernanda le juge en procĂ©dant Ă l'accomplissement des formalitĂ©s qui commencent toutes les dĂ©positions et les interrogatoires. Madame Poiret, petite vieille blanche et ridĂ©e comme ris de veau, vĂÂȘtue d'une robe de soie gros-bleu, dĂ©clara se nommer Christine-Michelle Michonneau, Ă©pouse du sieur Poiret, ĂÂȘtre ĂÂągĂ©e de cinquante et un ans, ĂÂȘtre nĂ©e Ă Paris, demeurer rue des Poules au coin de la rue des Postes et avoir pour Ă©tat celui de logeuse en garni. - Vous avez habitĂ©, madame, dit le juge, une pension bourgeoise en 1818 et 1819, tenue par une dame Vauquer. - Oui, monsieur, c'est lĂ que je fis la connaissance de monsieur Poiret, ancien employĂ© retraitĂ©, devenu mon mari, que, depuis un an, je garde au lit... pauvre homme! il est bien malade. Aussi ne saurais-je rester pendant longtemps hors de ma maison... - Il se trouvait alors dans cette pension un certain Vautrin... demanda le juge. - Oh, monsieur! c'est toute une histoire, c'Ă©tait un affreux galĂ©rien... - Vous avez coopĂ©rĂ© Ă son arrestation, - C'est faux, monsieur... - Vous ĂÂȘtes devant la Justice, prenez garde!... dit sĂ©vĂšrement monsieur Camusot. Madame Poiret garda le silence. - Rappelez vos souvenirs! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme?.. le reconnaĂtriez-vous? - Je le crois. - Est-ce l'homme que voici?... dit le juge. Madame Poiret mit ses conserves et regarda l'abbĂ© Carlos Herrera. - C'est sa carrure, sa taille, mais... non.. si... Monsieur le juge reprit-elle, si je pouvais voir sa poitrine nue, je le reconnaĂtrais Ă l'instant. Voir le PĂšre Goriot. Le juge et le greffier ne purent s'empĂÂȘcher de rire, malgrĂ© la gravitĂ© de leurs fonctions, Jacques Collin partagea leur hilaritĂ©, mais avec mesure. Le prĂ©venu n'avait pas remis la redingote que Bibi-Lupin venait de lui ĂÂŽter; et, sur un signe du juge, il ouvrit complaisamment sa chemise. - VoilĂ bien sa palatine; mais elle a grisonnĂ©, monsieur Vautrin, s'Ă©cria madame Poiret. Audace du prĂ©venu - Que rĂ©pondez-vous Ă cela? demanda le juge. - Que c'est une folle! dit Jacques Collin. - Ah, mon Dieu! si j'avais un doute, car il n'a plus la mĂÂȘme figure, cette voix suffirait, c'est bien lui qui m'a menacĂ©e.. Ah! c'est son regard. - L'agent de la police judiciaire et cette femme n'ont pas pu, reprit le juge en s'adressant Ă Jacques Collin, s'entendre pour dire de vous les mĂÂȘmes choses, car ni l'un ni l'autre ne vous avaient vu, comment expliquez-vous cela? - La justice a commis des erreurs encore plus fortes que celle Ă laquelle donneraient lieu le tĂ©moignage d'une femme qui reconnaĂt un homme au poil de sa poitrine et les soupçons d'un agent de police, rĂ©pondit Jacques Collin. On trouve en moi des ressemblances de voix, de regards, de taille avec un grand criminel, c'est dĂ©jĂ vague. Quant Ă la rĂ©miniscence qui prouverait entre madame et mon sosie des relations dont elle ne rougit pas... vous en avez ri vous-mĂÂȘme. Voulez-vous, monsieur, dans l'intĂ©rĂÂȘt de la vĂ©ritĂ©, que je dĂ©sire Ă©tablir pour mon compte plus vivement que vous ne pouvez le souhaiter pour celui de la justice, demander Ă cette dame.. Foi... - Poiret... - Poret. Pardonnez! je suis Espagnol, si elle se rappelle les personnes qui habitaient cette.. Comment nommez-vous la maison.. - Une pension bourgeoise, dit madame Poiret. - Je ne sais ce que c'est! rĂ©pondit Jacques Collin. - C'est une maison oĂÂč l'on dĂne et oĂÂč l'on dĂ©jeune par abonnement. - Vous avez raison, s'Ă©cria Camusot qui fit un signe de tĂÂȘte favorable Ă Jacques Collin, tant il fut frappĂ© de l'apparente bonne foi avec laquelle il lui fournissait les moyens d'arriver Ă un rĂ©sultat. Essayez de vous rappeler les abonnĂ©s qui se trouvaient dans la pension lors de l'arrestation de Jacques Collin. - Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le pĂšre Goriot... mademoiselle Taillefer... - Bien, dit le juge qui n'avait pas cessĂ© d'observer Jacques Collin dont la figure fut impassible. Eh bien! ce pĂšre Goriot... - Il est mort, dit madame Poiret. - Monsieur, dit Jacques Collin, j'ai plusieurs fois rencontrĂ© chez Lucien un monsieur de Rastignac, liĂ©, je crois, avec madame de Nucingen, et, si c'est lui dont il serait question, jamais il ne m'a pris pour le forçat avec lequel on essaie de me confondre.. - Monsieur de Rastignac et le docteur Bianchon, dit le juge, occupent tous les deux des positions sociales telles que leur tĂ©moignage, s'il vous est favorable, suffirait pour vous faire Ă©largir. Coquart, prĂ©parez leurs citations. En quelques minutes, les formalitĂ©s de la dĂ©position de madame Poiret furent terminĂ©es, Coquart lui relut le procĂšs-verbal de la scĂšne qui venait d'avoir lieu, et elle le signal; mais le prĂ©venu refusa de signer en se fondant sur l'ignorance oĂÂč il Ă©tait des formes de la justice française. Un incident - En voilĂ bien assez pour aujourd'hui, reprit monsieur Camusot, vous devez avoir besoin de prendre quelques aliments, je vais vous faire reconduire Ă la Conciergerie. - HĂ©las! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin. Camusot voulait faire coĂÂŻncider le moment du retour de Jacques Collin avec l'heure de la promenade des accusĂ©s dans le prĂ©au; mais il voulait avoir du directeur de la Conciergerie une rĂ©ponse Ă l'ordre qu'il lui avait donnĂ© le matin, et il sonna pour envoyer son huissier. L'huissier vint et dit que la portiĂšre de la maison du quai Malaquais avait Ă lui remettre une piĂšce importante relative Ă monsieur Lucien de RubemprĂ©. Cet incident devint si grave qu'il fit oublier son dessein Ă Camusot. Qu'elle entre! dit-il. Pardon, excuse, monsieur, fit la portiĂšre en saluant le juge et l'abbĂ© Carlos tour Ă tour. Nous avons Ă©tĂ© si troublĂ©s, mon mari et moi, par la justice, les deux fois qu'elle est venue, que nous avons oubliĂ© dans notre commode une lettre Ă l'adresse de monsieur Lucien, et pour laquelle nous avons payĂ© dix sous quoiqu'elle soit de Paris, car elle est trĂšs lourde. Voulez-vous me rembourser le port. Dieu sait quand nous verrons nos locataires! - Cette lettre vous a Ă©tĂ© remise par le facteur? demanda Camusot aprĂšs avoir examinĂ© trĂšs attentivement l'enveloppe. - Oui, monsieur. - Coquart, vous allez dresser procĂšs-verbal de cette dĂ©claration. Allez! ma bonne femme. Donnez vos noms, vos qualitĂ©s... Camusot fit prĂÂȘter serment Ă la portiĂšre, puis il dicta le procĂšs-verbal. Pendant l'accomplissement de ces formalitĂ©s, il vĂ©rifiait le timbre de la poste qui portait les dates des heures de levĂ©e et de distribution, ainsi que la date du jour. Or, cette lettre, remise chez Lucien le lendemain de la mort d'Esther, avait Ă©tĂ© sans nul doute Ă©crite et jetĂ©e Ă la poste le jour de la catastrophe. Maintenant on pourra juger de la stupĂ©faction de monsieur Camusot en lisant cette lettre, Ă©crite et signĂ©e par celle que la justice Croyait ĂÂȘtre la victime d'un crime. Assez Esther a Lucien Lundi, 13 mai 1830. MON DERNIER JOUR, A DIX HEURES DU MATIN. "Mon Lucien, je n'ai pas une heure Ă vivre. A onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. J'ai payĂ© cinquante mille francs une jolie petite groseille noire contenant un poison qui tue avec la rapiditĂ© de l'Ă©clair. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire Ma petite Esther n'a pas souffert... Oui, je n'aurai souffert qu'en t'Ă©crivant ces pages. Ce monstre qui m'a si chĂšrement achetĂ©e, en sachant que le jour oĂÂč je me regarderais comme Ă lui n'aurait pas de lendemain, Nucingen vient de partir, ivre comme un ours qu'on aurait grisĂ©. Pour la premiĂšre et la derniĂšre fois de ma vie, j'ai pu comparer mon ancien mĂ©tier de fille de joie Ă la vie de l'amour, superposer la tendresse qui s'Ă©panouit dans l'infini Ă l'horreur du devoir qui voudrait s'anĂ©antir au point de ne pas laisser de place au baiser. Il fallait ce dĂ©goĂ»t pour trouver la mort adorable... J'ai pris un bain; j'aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent oĂÂč j'ai reçu le baptĂÂȘme, me confesser, enfin me laver l'ĂÂąme. Mais c'est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d'ailleurs baignĂ©e dans les eaux d'un repentir sincĂšre. Dieu fera de moi ce qu'il voudra. Laissons toutes ces pleurnicheries, je veux ĂÂȘtre pour toi ton Esther jusqu'au dernier moment, ne pas t'ennuyer de ma mort, de l'avenir, du bon Dieu, qui ne serait pas bon s'il me tourmentait dans l'autre vie quand j'ai dĂ©vorĂ© tant de douleurs dans celle-ci... J'ai ton dĂ©licieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Cette feuille d'ivroire me consolait de ton absence, je la regarde avec ivresse en t'Ă©crivant mes derniĂšres pensĂ©es, en te peignant les derniers battements de mon coeur. Je te mettrai sous ce pli le portrait, car je ne veux pas qu'on le pille ni qu'on le vende. La seule pensĂ©e de savoir ce qui a fait ma joie confondu sous le vitrage d'un marchand parmi des dames et des officiers de l'Empire, ou des drĂÂŽleries chinoises, me donne la petite mort. Ce portrait, mon mignon, efface-le, ne le donne Ă personne... Ă moins que ce prĂ©sent ne te rende le coeur de cette latte qui marche et qui porte des robes, de cette Clotilde de Grandlieu, qui te fera des noirs en dormant, tant elle a les os pointus... Oui, j'y consens, je te serais encore bonne Ă quelque chose comme de mon vivant. Ah! pour te faire plaisir, ou si cela t'eĂ»t seulement fait rire, je me serais tenue devant un brasier en ayant dans la bouche une pomme pour te la cuire! Ma mort te sera donc utile encore... J'aurais troublĂ© ton mĂ©nage... Oh! cette Clotilde, je ne la comprends pas! Pouvoir ĂÂȘtre ta femme, porter ton nom, ne te quitter ni jour ni nuit, ĂÂȘtre Ă toi, et faire des façons! il faut ĂÂȘtre du faubourg Saint-Germain pour cela! et n'avoir pas dix livres de chair sur les os... Pauvre Lucien, cher ambitieux manquĂ©, je songe Ă ton avenir! Va, tu regretteras plus d'une fois ton pauvre chien fidĂšle, cette bonne fille qui volait pour toi, qui se serait laissĂ© traĂner en Cour d'assises pour assurer ton bonheur, dont la seule occupation Ă©tait de rĂÂȘver Ă tes plaisirs, de t'en inventer, qui avait de l'amour pour toi dans les cheveux, dans les pieds, dans les oreilles, enfin ta ballerina dont tous les regards Ă©taient autant de bĂ©nĂ©dictions; qui, durant six ans, n'a pensĂ© qu'Ă toi, qui fut si bien ta chose que je n'ai jamais Ă©tĂ© qu'une Ă©manation de ton ĂÂąme comme la lumiĂšre est celle du soleil. Mais enfin, faute d'argent et d'honneur, hĂ©las! je ne puis pas ĂÂȘtre ta femme... J'ai toujours pourvu Ă ton avenir en te donnant tout ce que j'ai... Viens aussitĂÂŽt cette lettre reçue, et prends ce qui sera sous mon oreiller, car je me dĂ©fie des gens de la maison... Vois-tu, je veux ĂÂȘtre belle en morte, je me coucherai, je m'Ă©tendrai dans mon lit, je me poserai, quoi! Puis je presserai la groseille contre le voile du palais, et je ne serai dĂ©figurĂ©e ni par les convulsions, ni par une posture ridicule. Je sais que madame de SĂ©risy s'est brouillĂ©e avec toi, rapport Ă moi; mais, vois-tu, mon chat, quand elle saura que je suis morte, elle te pardonnera, tu la cultiveras, elle te mariera bien, si les Grandlieu persistent dans leurs refus. Mon nini, je ne veux pas que tu fasses de grands hĂ©las en apprenant ma mort. D'abord, je dois te dire que l'heure d'onze heures du lundi 13 mai n'est que la terminaison d'une longue maladie qui a commencĂ© le jour oĂÂč, sur la terrasse de Saint-Germain, vous m'avez rejetĂ©e dans mon ancienne carriĂšre... On a mal Ă l'ĂÂąme comme on a mal au corps. Seulement l'ĂÂąme ne peut pas se laisser bĂÂȘtement souffrir comme le corps, le corps ne soutient pas l'ĂÂąme comme l'ĂÂąme soutient le corps, et l'ĂÂąme a le moyen de se guĂ©rir dans la rĂ©flexion qui fait recourir au litre de charbon des couturiĂšres. Tu m'as donnĂ© toute une vie avant-hier en me disant que si Clotilde te refusait encore, tu m'Ă©pouserais. C'eĂ»t Ă©tĂ© pour nous deux un grand malheur, je serais morte davantage, pour ainsi dire; car il y a des morts plus ou moins amĂšres. Jamais le monde ne nous aurait acceptĂ©s. Voici deux mois que je rĂ©flĂ©chis Ă bien des choses, va! Une pauvre fille est dans la boue, comme j'y Ă©tais avant mon entrĂ©e au couvent; les hommes la trouvent belle, ils la font servir Ă leurs plaisirs en se dispensant d'Ă©gards, ils la reçoivent Ă pied aprĂšs ĂÂȘtre allĂ©s la chercher en voiture; s'ils ne lui crachent pas Ă la figure, c'est qu'elle est prĂ©servĂ©e de cet outrage par sa beautĂ©; mais moralement, ils font pis. Eh! bien, que cette fille hĂ©rite de cinq Ă six millions, elle sera recherchĂ©e par des princes, elle sera saluĂ©e avec respect quand elle passera dans sa voiture, elle pourra choisir parmi les plus anciens Ă©cussons de France et de Navarre. Ce monde, qui nous aurait dit raca en voyant deux beaux ĂÂȘtres unis et heureux, a constamment saluĂ© madame de StaĂl, malgrĂ© ses romans en action, parce qu'elle avait deux cent mille livres de rente. Le monde, qui plie devant l'Argent ou la Gloire, ne veut pas plier devant le bonheur, ni devant la vertu; car j'aurais fait du bien... Oh! combien de larmes aurais-je sĂ©chĂ©es!... autant je crois que j'en ai versĂ©! Oui, j'aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charitĂ©. VoilĂ les rĂ©flexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat? Dis-toi souvent il y a eu deux bonnes filles, deux belles crĂ©atures, qui toutes deux sont mortes pour moi, sans m'en vouloir, qui m'adoraient; Ă©lĂšve dans ton coeur un souvenir Ă Coralie, Ă Esther, et va ton train! Te souviens-tu du jour oĂÂč tu m'as montrĂ© vieille, ratatinĂ©e, en capote vert-melon, en douillette puce Ă taches de graisse noire, la maĂtresse d'un poĂšte d'avant la RĂ©volution, Ă peine rĂ©chauffĂ©e par le soleil, quoiqu'elle se fĂ»t mise en espalier aux Tuileries, et s'inquiĂ©tant d'un horrible carlin, le dernier des carlins? Tu sais, elle avait eu des laquais, des Ă©quipages, un hĂÂŽtel! je t'ai dit alors - Il vaut mieux mourir Ă trente ans! Eh! bien, ce jour-lĂ , tu m'as trouvĂ©e pensive, tu as fait des folies pour me distraire; et, entre deux baisers, je t'ai dit encore - Tous les jours les jolies femmes sortent du spectacle avant la fin!... Eh! bien, je n'ai pas voulu voir la derniĂšre piĂšce, voilĂ tout... Tu dois me trouver bavarde, mais c'est mon dernier ragĂÂŽt. Je t'Ă©cris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. Les couturiĂšres qui se lamentent m'ont toujours fait horreur; tu sais que j'avais su bien mourir une fois dĂ©jĂ , Ă mon retour de ce fatal bal de l'OpĂ©ra, oĂÂč l'on t'a dit que j'avais Ă©tĂ© fille! Oh! non, mon nini, ne donne jamais ce portrait, si tu savais avec quels flots d'amour je viens de m'abĂmer dans tes yeux en les regardant avec ivresse pendant une pause que j'ai faite.. tu penserais, en y reprenant l'amour que j'ai tĂÂąchĂ© d'incruster sur cet ivoire, que l'ĂÂąme de ta biche aimĂ©e est lĂ . Une morte qui demande l'aumĂÂŽne, en voilĂ du comique?... Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe. Tu ne sais pas combien ma mort paraĂtrait hĂ©roĂÂŻque aux imbĂ©ciles s'ils savaient que cette nuit Nucingen m'a offert deux millions si je voulais l'aimer comme je t'aimais. Il sera joliment volĂ© quand il saura que je lui ai tenu parole en crevant de lui. J'ai tout tentĂ© pour continuer Ă respirer l'air que tu respires. J'ai dit Ă ce gros voleur - Voulez-vous ĂÂȘtre aimĂ©, comme vous le demandez, je m'engagerai mĂÂȘme Ă ne jamais revoir Lucien... - Que faut-il faire?.. a-t-il demandĂ©. - Donnez-moi deux millions pour lui?.. Non! si tu avais vu sa grimace? Ah! j'en aurais ri, si ça n'avait pas Ă©tĂ© si tragique pour moi. - Evitez-vous un refus! lui ai-je dit. Je le vois, vous tenez plus Ă deux millions qu'Ă moi. Une femme est toujours bien aise de savoir ce qu'elle vaut, ai-je ajoutĂ© en lui tournant le dos. Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas. Qu'est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux? Bah! je ne veux plus penser Ă rien de la vie, je n'ai plus que cinq minutes, je les donne Ă Dieu; n'en sois pas jaloux, mon cher ange, je veux lui parler de toi, lui demander ton bonheur pour prix de ma mort, et de mes punitions dans l'autre monde. ĂâĄa m'ennuie bien d'aller dans l'enfer, j'aurais voulu voir les anges pour savoir s'ils te ressemblent... Adieu, mon nini, adieu! je te bĂ©nis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe je serai Ton ESTHER..." "Onze heures sonnent. J'ai fait ma derniĂšre priĂšre, je vais me coucher pour mourir. Encore une fois, adieu! Je voudrais que la chaleur de ma main laissĂÂąt lĂ mon ĂÂąme comme j'y mets un dernier baiser, et je veux encore une fois te nommer mon gentil minet, quoique tu sois la cause de la mort de ton ESTHER" OĂÂč l'on voit que la justice est et doit ĂÂȘtre sans coeur Un mouvement de jalousie pressa le coeur du juge en terminant la lecture de la seule lettre d'un suicide qu'il eĂ»t vue Ă©crite avec cette gaietĂ©, quoique ce fĂ»t une gaietĂ© fĂ©brile, et le dernier effort d'une tendresse aveugle - Qu'a-t-il donc de particulier pour ĂÂȘtre aimĂ© ainsi!...pensa-t-il en rĂ©pĂ©tant ce que disent tous les hommes qui n'ont pas le don de plaire aux femmes. - S'il vous est possible de prouver non seulement que vous n'ĂÂȘtes pas Jacques Collin, forçat libĂ©rĂ©, mais encore que vous ĂÂȘtes bien rĂ©ellement don Carlos Herrera, chanoine de TolĂšde, envoyĂ© secret de Sa MajestĂ© Ferdinand VII, dit le juge Ă Jacques Collin, vous serez mis en libertĂ©, car l'impartialitĂ© qu'exige mon ministĂšre m'oblige Ă vous dire que je reçois Ă l'instant une lettre de la demoiselle Esther Gobseck oĂÂč elle avoue l'intention de se donner la mort, et oĂÂč elle Ă©met sur ses domestiques des soupçons qui paraissent les dĂ©signer comme Ă©tant les auteurs de la soustraction des sept cent cinquante mille francs. En parlant, monsieur Camusot comparait l'Ă©criture de la lettre avec celle du testament, et il fut Ă©vident pour lui que la lettre Ă©tait bien Ă©crite par la mĂÂȘme personne qui avait fait le testament. - Monsieur, vous vous ĂÂȘtes trop pressĂ© de croire Ă un crime, ne vous pressez pas de croire Ă un vol. - Ah! dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prĂ©venu. - Ne croyez pas que je me compromette en disant que cette somme peut se retrouver, reprit Jacques Collin en faisant entendre au juge qu'il comprenait son soupçon. Cette pauvre fille Ă©tait bien aimĂ©e par ses gens; et, si j'Ă©tais libre, je me chargerais de chercher un argent qui maintenant appartient Ă l'ĂÂȘtre que j'aime le plus au monde, Ă Lucien!... Auriez-vous la bontĂ© de me permettre de lire cette lettre, ce sera bientĂÂŽt fait.. c'est la preuve de l'innocence de mon cher enfant.. vous ne pouvez pas craindre que je l'anĂ©antisse.. ni que j'en parle, je suis au secret. - Au secret!... s'Ă©cria le magistrat, vous n'y serez plus... C'est moi qui vous prie d'Ă©tablir le plus promptement possible votre Ă©tat, ayez recours Ă votre ambassadeur si vous voulez... Et il tendit la lettre Ă Jacques Collin. Camusot Ă©tait heureux de sortir d'embarras, de pouvoir satisfaire le Procureur-gĂ©nĂ©ral, mesdames de Maufrigneuse et de SĂ©risy. NĂ©anmoins il examina froidement et curieusement la figure de son prĂ©venu pendant qu'il lisait la lettre de la courtisane; et, malgrĂ© la sincĂ©ritĂ© des sentiments qui s'y peignaient, il se disait "C'est pourtant bien lĂ une physionomie de bagne." - VoilĂ comme on l'aime!... dit Jacques Collin en rendant la lettre... Et il fit voir Ă Camusot une figure baignĂ©e de larmes. - Si vous le connaissiez! reprit-il, c'est une ĂÂąme si jeune, si fraĂche, une beautĂ© si magnifique, un enfant, un poĂšte... On Ă©prouve irrĂ©sistiblement le besoin de se sacrifier Ă lui, de satisfaire ses moindres dĂ©sirs. Ce cher Lucien est si ravissant quand il est cĂÂąlin... - Allons, dit le magistrat en faisant encore un effort pour dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©, vous ne pouvez pas ĂÂȘtre Jacques Collin... - Non, monsieur... rĂ©pondit le forçat. Et Jacques Collin se fit plus que jamais don Carlos Herrera. Dans son dĂ©sir de terminer son oeuvre, il s'avança vers le juge, l'emmena dans l'embrasure de la croisĂ©e et prit les maniĂšres d'un prince de l'Eglise, en prenant le ton des confidences. - J'aime tant cet enfant, monsieur, que s'il fallait ĂÂȘtre le criminel pour qui vous me prenez afin d'Ă©viter un dĂ©sagrĂ©ment Ă cette idole de mon coeur, je m'accuserais, dit-il Ă voix basse. J'imiterais la pauvre fille qui s'est tuĂ©e Ă son profit. Aussi, monsieur, vous suppliĂ©-je de m'accorder une faveur, c'est de mettre Lucien en libertĂ© sur-le-champ... - Mon devoir s'y oppose, dit Camusot avec bonhomie; mais, s'il est avec le ciel des accommodements, la justice sait avoir des Ă©gards, et, si vous pouvez me donner de bonnes raisons... Parlez, ceci ne sera pas Ă©crit... - Eh! bien, reprit Jacques Collin trompĂ© par la bonhomie de Camusot, je sais tout ce que ce pauvre enfant souffre en ce moment, il est capable d'attenter Ă ses jours en se voyant en prison... - Oh! quant Ă cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps. - Vous ne savez pas qui vous obligez en m'obligeant, ajouta Jacques Collin qui voulut remuer d'autres cordes. Vous rendez service Ă un Ordre plus puissant que des comtesses de SĂ©risy, que des duchesses de Maufrigneuse qui ne vous pardonneront pas d'avoir eu dans votre cabinet leurs lettres..., dit-il en montrant deux liasses parfumĂ©es... Mon Ordre a de la mĂ©moire. - Monsieur! dit Camusot, assez. Cherchez d'autres raisons Ă me donner. Je me dois autant au prĂ©venu qu'Ă la vindicte publique. - Eh! bien, croyez-moi, je connais Lucien, c'est une ĂÂąme de femme, de poĂšte et de MĂ©ridional, sans consistance ni volontĂ©, reprit Jacques Collin, qui crut avoir enfin devinĂ© que le juge leur Ă©tait acquis. Vous ĂÂȘtes certain de l'innocence de ce jeune homme, ne le tourmentez pas, ne le questionnez point; remettez-lui cette lettre, annoncez-lui qu'il est l'hĂ©ritier d'Esther, et rendez-lui la libertĂ©... Si vous agissez autrement, vous en serez au dĂ©sespoir; tandis que si vous le relaxez purement et simplement, je vous expliquerai, moi gardez-moi au secret, demain, ce soir tout ce qui pourrait vous sembler mystĂ©rieux dans cette affaire, et les raisons de la poursuite acharnĂ©e dont je suis l'objet; mais je risquerai ma vie, on en veut Ă ma tĂÂȘte depuis cinq ans... Lucien libre, riche et mariĂ© Ă Clotilde de Grandlieu, ma tĂÂąche ici-bas est accomplie, je ne dĂ©fendrai plus ma peau.. Mon persĂ©cuteur est un espion de votre dernier roi... - Ah! Corentin! - Ah! il se nomme Corentin... Je vous remercie... Eh! bien, monsieur, voulez-vous me promettre de faire ce que je vous demande?... - Un juge ne peut et ne doit rien promettre. Coquart! dites Ă l'huissier et aux gendarmes de reconduire le prĂ©venu Ă la Conciergerie... - Je donnerai des ordres pour que ce soir vous soyez Ă la pistole, ajouta-t-il avec douceur en faisant un lĂ©ger salut de tĂÂȘte au prĂ©venu. Le juge reprend tous ses avantages FrappĂ© de la demande que Jacques Collin venait de lui adresser et se rappelant l'insistance qu'il avait mise Ă ĂÂȘtre interrogĂ© le premier, en s'appuyant sur son Ă©tat de maladie, Camusot reprit toute sa dĂ©fiance. En Ă©coutant ses soupçons indĂ©terminĂ©s, il Vit le prĂ©tendu moribond allant, marchant comme un Hercule, ne faisant plus aucune des singeries si bien jouĂ©es qui avaient signalĂ© l'entrĂ©e. - Monsieur?... Jacques Collin se retourna. - Mon greffier, malgrĂ© votre refus de le signer, va vous lire le procĂšs-verbal de votre interrogatoire. Le prĂ©venu jouissait d'une admirable santĂ©, le mouvement par lequel il vint s'asseoir prĂšs du greffier fut un dernier trait de lumiĂšre pour le juge. - Vous avez Ă©tĂ© promptement guĂ©ri? dit Camusot. - Je suis pincĂ©, pensa Jacques Collin. Puis il rĂ©pondit Ă haute voix "La joie, monsieur, est la seule panacĂ©e qui existe... cette lettre, la preuve d'une innocence dont je ne doutais pas... voilĂ le grand remĂšde." Le juge suivit son prĂ©venu d'un regard pensif lorsque l'huissier et les gendarmes l'entourĂšrent; puis il fit le mouvernent d'un homme qui se rĂ©veille, et jeta la lettre d'Esther sur le bureau de son greffier. - Coquart, copiez cette lettre!... MĂ©lancolie particuliĂšre aux juges d'instruction S'il est dans la nature de l'homme de se dĂ©fier de ce qu'on le supplie de faire quand la chose demandĂ©e est contre ses intĂ©rĂÂȘts ou contre son devoir, souvent mĂÂȘme quand elle lui est indiffĂ©rente, ce sentiment est la loi du juge d'instruction. Plus le prĂ©venu, dont l'Ă©tat n'Ă©tait pas encore fixĂ©, fit apercevoir de nuages Ă l'horizon dans le cas oĂÂč Lucien serait interrogĂ©, plus cet interrogatoire parut nĂ©cessaire Ă Camusot. Cette formalitĂ© n'eĂ»t pas Ă©tĂ©, d'aprĂšs le Code et les usages, indispensable, qu'elle Ă©tait exigĂ©e par la question de l'identitĂ© de l'abbĂ© Carlos, Dans toutes les carriĂšres, il existe une conscience de mĂ©tier. A dĂ©faut de curiositĂ©, Camusot aurait questionnĂ© Lucien par honneur de magistrat comme il venait de questionner Jacques Collin, en dĂ©ployant les ruses que se permet le magistrat le plus intĂšgre. Le service Ă rendre, son avancement, tout passait chez Camusot aprĂšs le dĂ©sir de savoir la vĂ©ritĂ©, de la deviner, quitte Ă la taire. Il jouait du tambour sur les vitres en s'abandonnant au cours fluviatile de ses conjectures, car alors la pensĂ©e est comme une riviĂšre qui parcourt mille contrĂ©es. Amants de la vĂ©ritĂ©, les magistrats sont comme les femmes jalouses, ils se livrent Ă mille suppositions et les fouillent avec le poignard du soupçon comme le sacrificateur antique Ă©ventrait les victimes; puis ils s'arrĂÂȘtent non pas au vrai, mais au probable, et ils finissent par entrevoir le vrai. Une femme interroge un homme aimĂ© comme le juge interroge un criminel. En de telles dispositions, un Ă©clair, un mot, une inflexion de voix, une hĂ©sitation suffisent pour indiquer le fait, la trahison, le crime cachĂ©s. - La maniĂšre dont il vient de peindre son dĂ©vouement Ă son fils si c'est son fils, me ferait croire qu'il s'est trouvĂ© dans la maison de cette fille pour veiller au grain; et, ne se doutant pas que l'oreiller de la morte cachait un testament, il aura pris, pour son fils, les sept cent cinquante mille francs, par provision!... VoilĂ la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. Monsieur de RubemprĂ© se doit Ă lui-mĂÂȘme et doit Ă la justice d'Ă©claircir l'Ă©tat civil de son pĂšre... Et me promettre la protection de son Ordre son Ordre! si je n'interroge pas Lucien!... Il resta sur cette pensĂ©e. Comme on vient de le voir, un magistrat instructeur dirige un interrogatoire Ă son grĂ©. Libre Ă lui d'avoir de la finesse ou d'en manquer. Un interrogatoire, ce n'est rien, et c'est tout. LĂ gĂt la faveur. Camusot sonna, l'huissier Ă©tait revenu. Il donna l'ordre d'aller chercher monsieur Lucien de RubemprĂ©, mais en recommandant qu'il ne communiquĂÂąt avec qui que ce soit pendant le trajet. Il Ă©tait alors deux heures aprĂšs midi. - Il y a un secret, se dit en lui-mĂÂȘme le juge, et ce secret doit ĂÂȘtre bien important. Le raisonnement de mon amphibie, qui n'est ni prĂÂȘtre, ni sĂ©culier, ni forçat, ni Espagnol, mais qui ne veut pas laisser sortir de la bouche de son protĂ©gĂ© quelque parole terrible, est ceci "Le poĂšte est faible, il est femme; il n'est pas comme moi, qui suis l'Hercule de la diplomatie, et vous lui arracherez facilement notre secret!" Eh! bien, nous allons tout savoir de l'innocent!... Et il continua de frapper le bord de sa table avec son couteau d'ivoire, pendant que son greffier copiait la lettre d'Esther. Combien de bizarreries dans l'usage de nos facultĂ©s! Camusot supposait tous les crimes possibles, et passait Ă cĂÂŽtĂ© du seul que le prĂ©venu avait commis, le faux testament au profit de Lucien. Que ceux dont l'envie attaque la position des magistrats veuillent bien songer Ă cette vie passĂ©e en des soupçons continuels, Ă ces tortures imposĂ©es par ces gens Ă leur esprit, car les affaires civiles ne sont pas moins tortueuses que les instructions criminelles, et ils penseront peut-ĂÂȘtre que le prĂÂȘtre et le magistrat ont un harnais Ă©galement lourd, Ă©galement garni de pointes Ă l'intĂ©rieur. Toute profession d'ailleurs a son cilice et ses casse-tĂÂȘtes chinois. Dangers que court l'innocence au Palais Vers deux heures, monsieur Camusot vit entrer Lucien de RubemprĂ©, pĂÂąle, dĂ©fait, les yeux rouges et gonflĂ©s, enfin dans un Ă©tat d'affaissement qui lui permit de comparer la nature Ă l'art, le moribond vrai au moribond de thĂ©ĂÂątre. Le trajet fait de la Conciergerie au cabinet du juge entre deux gendarmes prĂ©cĂ©dĂ©s d'un huissier avait portĂ© le dĂ©sespoir au comble chez Lucien. Il est dans l'esprit du poĂšte de prĂ©fĂ©rer un supplice Ă un jugement. En voyant cette nature entiĂšrement dĂ©nuĂ©e du courage moral qui fait hĂ©siter le juge et qui venait de se manifester si puissamment chez l'autre prĂ©venu, monsieur Camusot eut pitiĂ© de cette facile victoire, et ce mĂ©pris lui permit de porter des coups dĂ©cisifs, en lui laissant sur le terrain cette affreuse libertĂ© d'esprit qui distingue le tireur quand il s'agit d'abattre des poupĂ©es. - Remettez-vous, monsieur de RubemprĂ©, vous ĂÂȘtes en prĂ©sence d'un magistrat empressĂ© de rĂ©parer le mal que fait involontairement la justice par une arrestation prĂ©ventive, quand elle est sans fondement. Je vous crois innocent, vous allez ĂÂȘtre libre immĂ©diatement. Voici la preuve de votre innocence. C'est une lettre gardĂ©e par votre portiĂšre en votre absence, et qu'elle vient d'apporter. Dans le trouble causĂ© par la descente de la justice et par la nouvelle de votre arrestation Ă Fontainebleau, cette femme avait oubliĂ© cette lettre qui vient de mademoiselle Esther Gobseck... Lisez! Lucien prit la lettre, la lut et fondit en larmes. Il sanglota sans pouvoir articuler une parole. AprĂšs un quart d'heure, temps pendant lequel Lucien eut beaucoup de peine Ă retrouver de la force, le greffier lui prĂ©senta la copie de la lettre et le pria de signer un pour copie conforme Ă l'original Ă reprĂ©senter Ă premiĂšre rĂ©quisition tant que durera l'instruction du procĂšs, en lui offrant de collationner; mais Lucien s'en rapporta naturellement Ă la parole de Coquart quant Ă l'exactitude. - Monsieur, dit le juge d'un air plein de bonhomie, il est nĂ©anmoins difficile de vous mettre en libertĂ© sans avoir rempli nos formalitĂ©s et sans vous avoir adressĂ© quelques questions... C'est presque comme tĂ©moin que je vous requiers de rĂ©pondre. A un homme comme vous, je croirais presque inutile de faire observer que le serment de dire toute la vĂ©ritĂ© n'est pas ici seulement un appel Ă votre conscience, mais encore une nĂ©cessitĂ© de votre position, ambiguĂ pour quelques instants. La vĂ©ritĂ© ne peut rien sur vous quelle qu'elle soit; mais le mensonge vous enverrait en Cour d'assises, et me forcerait Ă vous faire reconduire Ă la Conciergerie, tandis qu'en rĂ©pondant franchement Ă mes questions vous coucherez ce soir chez vous, et vous serez rĂ©habilitĂ© par cette nouvelle que publieront les journaux "Monsieur de RubemprĂ©, arrĂÂȘtĂ© hier Ă Fontainebleau, a Ă©tĂ© sur-le-champ Ă©largi aprĂšs un trĂšs court interrogatoire." Ce discours produisit une vive impression sur Lucien, et en voyant les dispositions de son prĂ©venu, le juge ajouta "je vous le rĂ©pĂšte, vous Ă©tiez soupçonnĂ© de complicitĂ© dans un meurtre par empoisonnement sur la personne de la demoiselle Esther, il y a preuve de son suicide, tout est dit; mais on a soustrait une somme de sept cent cinquante mille francs qui dĂ©pend de la succession, et vous ĂÂȘtes l'hĂ©ritier; il y a lĂ malheureusement un crime. Ce crime a prĂ©cĂ©dĂ© la dĂ©couverte du testament. Or, la justice a des raisons de croire qu'une personne qui vous aime, autant que vous aimait cette demoiselle Esther, s'est permis ce crime Ă votre profit... - Ne m'interrompez pas, dit Camusot en imposant silence Ă Lucien qui voulait parler, je ne vous interroge pas encore. Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intĂ©ressĂ© dans cette question. Abandonnez le faux, le misĂ©rable point dhonneur qui lie entre eux les complices, et dites toute la vĂ©ritĂ©?" On a dĂ» dĂ©jĂ remarquer l'excessive disproportion des armes dans cette lutte entre les prĂ©venus et les juges d'instruction. Certes la nĂ©gation habilement maniĂ©e a pour elle l'absolu de sa forme et suffit Ă la dĂ©fense du criminel; mais c'est en quelque sorte une panoplie qui devient Ă©crasante quand le stylet de l'interrogation y trouve un joint. DĂšs que la dĂ©nĂ©gation est insuffisante contre certains faits Ă©vidents, le prĂ©venu se trouve entiĂšrement Ă la discrĂ©tion du juge. Supposez maintenant un demi-criminel, comme Lucien, qui, sauvĂ© d'un premier naufrage de sa vertu, pourrait s'amender et devenir utile Ă son pays, il pĂ©rira dans les traquenards de l'instruction. Le juge rĂ©dige un procĂšs-verbal trĂšs sec, une analyse fidĂšle des questions et des rĂ©ponses; mais de ses discours insidieusement paternels, de ses remontrances captieuses dans le genre de celle-ci, rien n'en reste. Les juges de la juridiction supĂ©rieure et les jurĂ©s voient les rĂ©sultats sans connaĂtre les moyens. Aussi, selon quelques bons esprits, le jury serait-il excellent, comme en Angleterre, pour procĂ©der Ă l'instruction. La France a joui de ce systĂšme pendant un certain temps. Sous le code de brumaire an IV, cette institution s'appelait le jury d'accusation par opposition au jury de jugement. Quant au procĂšs dĂ©finitif, si l'on en revenait aux jurys d'accusation, il devrait ĂÂȘtre attribuĂ© aux cours royales, sans concours de jurĂ©s. OĂÂč tous ceux qui ont fait des fautes trembleront de comparoir devant un tribunal quelconque - Maintenant, dit Camusot aprĂšs une pause, comment vous appelez-vous? Monsieur Coquart, attention!... dit-il au greffier. - Lucien Chardon, de RubemprĂ©. - Vous ĂÂȘtes nĂ©? - A AngoulĂÂȘme... Et Lucien donna le jour, le mois et l'annĂ©e. - Vous n'avez pas eu de patrimoine? - Aucun. - Vous avez nĂ©anmoins fait, pendant un premier sĂ©jour Ă Paris, des dĂ©penses considĂ©rables, relativement Ă votre peu de fortune? - Oui, monsieur; mais Ă cette Ă©poque, j'ai eu dans mademoiselle Coralie une amie excessivement dĂ©vouĂ©e et que j'ai eu le malheur de perdre. Ce fut le chagrin causĂ© par cette mort qui me ramena dans mon pays. - Bien, monsieur, dit Camusot. Je vous loue de votre franchise, elle sera bien apprĂ©ciĂ©e. Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d'une confession gĂ©nĂ©rale. - Vous avez fait des dĂ©penses bien plus considĂ©rables encore Ă votre retour d'AngoulĂÂȘme Ă Paris, reprit Camusot, vous avez vĂ©cu comme un homme qui aurait environ soixante mille francs de rentes. - Oui, monsieur... - Qui vous fournissait cet argent? - Mon protecteur, l'abbĂ© Carlos Herrera. - Ou l'avez-vous connu? - Je l'ai rencontrĂ© sur la grande route, au moment oĂÂč j'allais me dĂ©barrasser de la vie par un suicide... - Vous n'aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, Ă votre mĂšre?... - Jamais. - Votre mĂšre ne vous a jamais dit avoir rencontrĂ© d'Espagnol? - Jamais. - Pouvez-vous vous rappeler le mois, l'annĂ©e oĂÂč vous vous ĂÂȘtes liĂ© avec la demoiselle Esther? - Vers la fin de 1823, Ă un petit thĂ©à tre du boulevard. - Elle a commencĂ© par vous coĂ»ter de l'argent? - Oui, monsieur. - DerniĂšrement, dans le dĂ©sir d'Ă©pouser mademoiselle de Grandlieu, vous avez achetĂ© les restes du chĂÂąteau de RubemprĂ©, vous y avez joint des terres pour un million, vous avez dit Ă la famille Grandlieu que votre soeur et votre beau-frĂšre venaient de faire un hĂ©ritage considĂ©rable et que vous deviez ces sommes Ă leur libĂ©ralitĂ©?... Avez-vous dit cela, monsieur, Ă la famille Grandlieu? - Oui, monsieur. - Vous ignorez la cause de la rupture de votre mariage? - EntiĂšrement, monsieur. - Eh! bien, la famille de Grandlieu a envoyĂ© chez votre beau-frĂšre un des plus respectables avouĂ©s de Paris pour prendre des renseignements. A AngoulĂÂȘme, l'avouĂ©, d'aprĂšs les aveux mĂÂȘmes de votre soeur et de votre beau-frĂšre, a su que non seulement ils vous avaient prĂÂȘtĂ© peu de chose, mais encore que leur hĂ©ritage se composait d'immeubles, assez importants, il est vrai, mais la somme des capitaux s'Ă©levait Ă peine Ă deux cent mille francs... Vous ne devez pas trouver Ă©trange qu'une famille comme celle de Grandlieu recule devant une fortune dont l'origine ne se justifie pas... VoilĂ , monsieur, oĂÂč vous a conduit un mensonge... Lucien fut glacĂ© par cette rĂ©vĂ©lation, et le peu de force d'esprit qu'il conservait l'abandonna. - La Police et la Justice savent tout ce qu'elles veulent savoir, dit Camusot, songez bien Ă ceci. Maintenant, reprit-il en pensant Ă la qualitĂ© de pĂšre que s'Ă©tait donnĂ©e Jacques Collin, connaissez-vous qui est ce prĂ©tendu Carlos Herrera? - Oui, monsieur, mais je l'ai su trop tard... - Comment trop tard? Expliquez-vous! - Ce n'est pas un prĂÂȘtre, ce n'est pas un Espagnol, c'est... - Un forçat Ă©vadĂ©, dit vivement le juge. - Oui, rĂ©pondit Lucien. Quand le fatal secret me fut rĂ©vĂ©lĂ©, j'Ă©tais son obligĂ©, j'avais cru me lier avec un respectable ecclĂ©siastique... - Jacques Collin... dit le juge en commençant une phrase. - Oui, Jacques Collin, rĂ©pĂ©ta Lucien, c'est son nom. - Bien. Jacques Collin, reprit monsieur Camusot, vient d'ĂÂȘtre reconnu tout Ă l'heure par une personne, et s'il nie encore son identitĂ©, c'est, je crois, dans votre intĂ©rĂÂȘt. Mais je vous demandais si vous saviez qui est cet homme dans le but de relever une autre imposture de Jacques Collin. Lucien eut aussitĂÂŽt comme un fer rouge dans les entrailles en entendant cette terrifiante observation. - Ignorez-vous, dit le juge en continuant, qu'il prĂ©tend ĂÂȘtre votre pĂšre pour justifier l'extraordinaire affection dont vous ĂÂȘtes l'objet? - Lui! mon pĂšre!... oh! monsieur!... il a dit cela! - Soupçonnez-vous d'oĂÂč provenaient les sommes qu'il vous remettait; car, s'il faut en croire la lettre que vous avez entre les mains, la demoiselle Esther, cette pauvre fille, vous aurait rendu plus tard les mĂÂȘmes services que la demoiselle Coralie; mais vous ĂÂȘtes restĂ©, comme vous venez de le dire, pendant quelques annĂ©es Ă vivre, et trĂšs splendidement, sans rien recevoir d'elle. - C'est Ă vous, monsieur, que je demanderai de me dire, s'Ă©cria Lucien, oĂÂč les forçats puisent de l'argent!... Un Jacques Collin mon pĂšre!... Oh! ma pauvre mĂšre... Et il fondit en larmes. - Greffier, donnez lecture au prĂ©venu de la partie de l'interrogatoire du prĂ©tendu Carlos Herrera dans laquelle il s'est dit le pĂšre de Lucien de RubemprĂ©. Le poĂšte Ă©couta cette lecture dans un silence et dans une contenance qui fit peine Ă voir. - Je suis perdu! s'Ă©cria-t-il. - On ne se perd pas dans la voie de l'honneur et de la vĂ©ritĂ©, dit le juge. - Mais vous traduirez Jacques Collin en Cour d'assises? dernanda Lucien. - Certainement, rĂ©pondit Camusot qui voulut continuer Ă faire causer Lucien. Achevez votre pensĂ©e. Les deux morales Mais, malgrĂ© les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne rĂ©pondit plus. La rĂ©flexion Ă©tait venue trop tard, comme chez tous les hommes qui sont esclaves de la sensation. LĂ est la diffĂ©rence entre le poĂšte et l'homme d'action l'un se livre au sentiment pour le reproduire en images vives, il ne juge qu'aprĂšs; tandis que l'autre sent et juge Ă la fois. Lucien resta morne, pĂÂąle, il se voyait au fond du prĂ©cipice oĂÂč l'avait fait rouler le juge d'instruction Ă la bonhomie de qui, lui poĂšte, il s'Ă©tait laissĂ© prendre. Il venait de trahir non pas son bienfaiteur, mais son complice qui, lui, avait dĂ©fendu leur position avec un courage de lion, avec une habiletĂ© tout d'une piĂšce. LĂ oĂÂč Jacques Collin avait tout sauvĂ© par son audace, Lucien, l'homme d'esprit, avait tout perdu par son inintelligence et par son dĂ©faut de rĂ©flexion. Ce mensonge infĂÂąme et qui l'indignait servait de paravent Ă une plus infĂÂąme vĂ©ritĂ©. Confondu par la subtilitĂ© du juge, Ă©pouvantĂ© par sa cruelle adresse, par la rapiditĂ© des coups qu'il lui avait portĂ©s en se servant des fautes d'une vie mise Ă jour comme de crocs pour fouiller sa conscience, Lucien Ă©tait lĂ semblable Ă l'animal que le billot de l'abattoir a manquĂ©. Libre et innocent, Ă son entrĂ©e dans ce cabinet, en un instant, il se trouvait criminel par ses propres aveux. Enfin, derniĂšre raillerie sĂ©rieuse, le juge, calme et froid, faisait observer Ă Lucien que ses rĂ©vĂ©lations Ă©taient le fruit d'une mĂ©prise. Camusot pensait Ă la qualitĂ© de pĂšre prise par Jacques Collin, tandis que Lucien, tout entier Ă la crainte de voir son alliance avec un forçat Ă©vadĂ© devenir publique, avait imitĂ© la cĂ©lĂšbre inadvertance des meurtriers d'Ibicus. L'une des gloires de Royer-Collard est d'avoir proclamĂ© le triomphe constant des sentiments naturels sur les sentiments imposĂ©s, d'avoir soutenu la cause de l'antĂ©rioritĂ© des serments en prĂ©tendant que la loi de l'hospitalitĂ©, par exemple, devait lier au point d'annuler la vertu du serment judiciaire. Il a confessĂ© cette thĂ©orie Ă la face du monde, Ă la tribune française; il a courageusement vantĂ© les conspirateurs, il a montrĂ© qu'il Ă©tait humain d'obĂ©ir Ă l'amitiĂ© plutĂÂŽt qu'Ă des lois tyranniques tirĂ©es de l'arsenal social pour telle ou telle circonstance. Enfin le Droit naturel a des lois qui n'ont jamais Ă©tĂ© promulgĂ©es et qui sont plus efficaces, mieux connues que celles forgĂ©es par la sociĂ©tĂ©. Lucien venait de mĂ©connaĂtre, et Ă son dĂ©triment, la loi de solidaritĂ© qui l'obligeait Ă se taire et Ă laisser Jacques Collin se dĂ©fendre; bien plus, il l'avait chargĂ©! Dans son intĂ©rĂÂȘt, cet homme devait ĂÂȘtre pour lui et toujours, Carlos Herrera. Monsieur Camusot jouissait de son triomphe, il tenait deux coupables, il avait abattu sous la main de la justice l'un des favoris de la mode, et trouvĂ© l'introuvable Jacques Collin. Il allait ĂÂȘtre proclamĂ© l'un des plus habiles juges d'instruction. Aussi laissait-il son prĂ©venu tranquille; mais il Ă©tudiait ce silence de consternation, il voyait les gouttes de sueur s'accroĂtre sur ce visage dĂ©composĂ©, grossir et tomber enfin mĂÂȘlĂ©es Ă deux ruisseaux de larmes. Le coup de massue - Pourquoi pleurer, monsieur de RubemprĂ©? vous ĂÂȘtes, comme je vous l'ai dit, l'hĂ©ritier de mademoiselle Esther, qui n'a pas d'hĂ©ritiers ni collatĂ©raux ni directs, et sa succession se monte Ă prĂšs de huit millions, si l'on retrouve les sept cent cinquante mille francs Ă©garĂ©s. Ce fut le dernier coup pour le coupable. De la tenue pendant dix minutes, comme le disait Jacques Collin dans son billet, et Lucien atteignait au but de tous ses dĂ©sirs! il s'acquittait avec Jacques Collin, il s'en sĂ©parait, il devenait riche, il Ă©pousait mademoiselle de Grandlieu. Rien ne dĂ©montre plus Ă©loquemment que cette scĂšne la puissance dont sont armĂ©s les juges d'instruction par l'isolement ou par la sĂ©paration des prĂ©venus, et le prix d'une communication comme celle qu'Asie avait faite Ă Jacques Collin. - Ah! monsieur, rĂ©pondit Lucien avec l'amertume et l'ironie de l'homme qui se fait un piĂ©destal de son malheur accompli, comme on a raison de dire dans votre langage subir un interrogatoire!... Entre la torture physique d'autrefois et la torture morale d'aujourd'hui, je n'hĂ©siterais pas pour mon compte, je prĂ©fĂ©rerais les souffrances qu'infligeait jadis le bourreau. Que voulez-vous encore de moi? reprit-il avec fiertĂ©. - Ici, monsieur, dit le magistrat devenant rogue et narquois pour rĂ©pondre Ă l'orgueil du poĂšte, moi seul ai le droit de poser des questions. - J'avais le droit de ne pas rĂ©pondre, dit en murmurant le pauvre Lucien Ă qui son intelligence Ă©tait revenue dans toute sa nettetĂ©. - Greffier, lisez au prĂ©venu son interrogatoire... - Je redeviens un prĂ©venu! se dit Lucien. Pendant que le commis lisait, Lucien prit une rĂ©solution qui l'obligeait Ă caresser monsieur Camusot. Quand le murmure de la voix de Coquart cessa, le poĂšte eut le tressaillement d'un homme qui dort pendant un bruit auquel ses organes se sont accoutumĂ©s et qu'alors le silence surprend. - Vous avez Ă signer le procĂšs-verbal de votre interrogatoire, dit le juge. - Et me mettez-vous en libertĂ©? demanda Lucien devenant ironique Ă son tour. - Pas encore, rĂ©pondit Camusot; mais demain, aprĂšs votre confrontation avec Jacques Collin, vous serez sans doute libre. La justice doit savoir maintenant si vous ĂÂȘtes ou non complice des crimes que peut avoir commis cet individu depuis son Ă©vasion, qui date de 1820. NĂ©anmoins, vous n'ĂÂȘtes plus au secret. Je vais Ă©crire au directeur de vous mettre dans la meilleure chambre de la pistole. - Y trouverais-je ce qu'il faut pour Ă©crire... - On vous y fournira tout ce que vous demanderez, j'en ferai donner l'ordre par l'huissier qui va vous reconduire. Lucien signa machinalement le procĂšs-verbal, et il en parapha les renvois en obĂ©issant aux indications de Coquart avec la douceur de la victime rĂ©signĂ©e. Un seul dĂ©tail en dira plus sur l'Ă©tat oĂÂč il se trouvait que la peinture la plus minutieuse. L'annonce de sa confrontation avec Jacques Collin avait sĂ©chĂ© sur sa figure les gouttelettes de sueur, ses yeux secs brillaient d'un Ă©clat insupportable. Enfin il devint, en un moment rapide comme l'Ă©clair, ce qu'Ă©tait Jacques Collin, un homme de bronze. Chez les gens dont le caractĂšre ressemble Ă celui de Lucien, et que Jacques Collin avait si bien analysĂ©, ces passages subits d'un Ă©tat de dĂ©moralisation complĂšte Ă un Ă©tat quasiment mĂ©tallique tant les forces humaines se tendent, sont les plus Ă©clatants phĂ©nomĂšnes de la vie des idĂ©es. La volontĂ© revient, comme l'eau disparue d'une source; elle s'infuse dans l'appareil prĂ©parĂ© pour le jeu de sa substance constitutive inconnue; et, alors, le cadavre se fait homme, et l'homme s'Ă©lance plein de force Ă des luttes suprĂÂȘmes. Lucien mit la lettre d'Esther sur son coeur avec le portrait qu'elle lui avait renvoyĂ©. puis il salua dĂ©daigneusement monsieur Camusot, et marcha d'un pas ferme dans les corridors entre deux gendarmes. - C'est un profond scĂ©lĂ©rat! dit le juge Ă son greffier pour se venger du mĂ©pris Ă©crasant que le poĂšte venait de lui tĂ©moigner. Il a cru se sauver en livrant son complice. - Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsĂ©... Le juge Ă la torture - Je vous rends votre libertĂ© pour aujourd'hui, Coquart, dit le juge. En voilĂ bien assez. Renvoyez les gens qui attendent, en les prĂ©venant de revenir demain. Ah! vous irez sur-le-champ chez monsieur le Procureur-general savoir s'il est encore dans son cabinet; s'il y est,demandez un moment d'audience pour moi. Oh! il y sera, reprit-il aprĂšs avoir regardĂ© l'heure Ă une mĂ©chante horloge de bois peint en vert et Ă filets dorĂ©s. il est trois heures un quart. Ces interrogations, qui se lisent si rapidement, Ă©tant entiĂšrement Ă©crites, les demandes aussi bien que les rĂ©ponses prennent un temps Ă©norme. C'est une des causes de la lenteur des instructions criminelles et de la durĂ©e des dĂ©tentions prĂ©ventives. Pour les petits, c'est la ruine, pour les riches, c'est la honte; car pour eux un Ă©largissement immĂ©diat rĂ©pare, autant qu'il peut ĂÂȘtre rĂ©parĂ©, le malheur d'une arrestation. VoilĂ pourquoi les deux scĂšnes qui viennent d'ĂÂȘtre fidĂšlement reproduites avaient employĂ© tout le temps consumĂ© par Asie Ă dĂ©chiffrer les ordres du maĂtre, Ă faire sortir une duchesse de son boudoir et Ă donner de l'Ă©nergie Ă madame de SĂ©risy. En ce moment, Camusot, qui songeait Ă tirer parti de son habiletĂ©, prit les deux interrogatoires, les relut et se proposait de les montrer au Procureur-gĂ©nĂ©ral en lui demandant son avis. Pendant la dĂ©libĂ©ration Ă laquelle il se livrait, son huissier revint pour lui dire que le valet de chambre de madame la comtesse de SĂ©risy voulait absolument lui parler. Sur un signe de Camusot, un valet de chambre, vĂÂȘtu comme un maĂtre, entra, regarda l'huissier et le magistrat alternativement, et dit "C'est bien Ă monsieur Camusot que j'ai l'honneur..." - Oui, rĂ©pondirent le juge et l'huissier. Camusot prit une lettre que lui tendit le domestique, et lut ce qui suit "Dans bien des intĂ©rĂÂȘts que vous comprendrez, mon cher Camusot, n'interrogez pas monsieur de RubemprĂ©; nous vous apportons les preuves de son innocence, afin qu'il soit immĂ©diatement Ă©largi. "D. DE MAUFRIGNEUSE, L. DE SERISY. "P. S. BrĂ»lez cette lettre." Camusot comprit qu'il avait fait une Ă©norme faute en tendant des piĂšges Ă Lucien, et il commença par obĂ©ir aux deux grandes dames. Il alluma une bougie et dĂ©truisit la lettre Ă©crite par la duchesse. Le valet de chambre salua respectueusement. - Madame de SĂ©risy va donc venir? demanda-t-il. - On attelait, rĂ©pondit le valet de chambre. En ce moment, Coquart vint apprendre Ă monsieur Camusot que le Procureur-gĂ©nĂ©ral l'attendait. Sous le poids de la faute qu'il avait commise contre son ambition au profit de la Justice, le juge, chez qui sept ans d'exercice avaient dĂ©veloppĂ© la finesse dont est pourvu tout homme qui s'est mesurĂ© avec des grisettes en faisant son Droit, voulut avoir des armes contre le ressentiment des deux grandes dames. La bougie Ă laquelle il avait brĂ»lĂ© la lettre Ă©tant encore allumĂ©e, il s'en servit pour cacheter les trente billets de la duchesse de Maufrigneuse Ă Lucien et la correspondance assez volumineuse de madame de SĂ©risy. Puis il se rendit chez le Procureur-gĂ©nĂ©ral. Monsieur le Procureur-gĂ©nĂ©ral Le Palais-de-Justice est un amas confus de constructions superposĂ©es les unes aux autres, les unes pleines de grandeur, les autres mesquines, et qui se nuisent entre elles par un dĂ©faut d'ensemble. La salle des Pas-Perdus est la plus grande des salles connues; mais sa nuditĂ© fait horreur et dĂ©courage les yeux. Cette vaste cathĂ©drale de la chicane Ă©crase la cour Royale. Enfin, la galerie Marchande mĂšne Ă deux cloaques. Dans cette galerie ou remarque un escalier Ă double rampe, un peu plus grand que celui de la Police correctionnelle, et sous lequel s'ouvre une grande porte Ă deux battants. L'escalier conduit Ă la Cour d'assises, et la porte infĂ©rieure Ă une seconde Cour d'assises. Il se rencontre des annĂ©es oĂÂč les crimes commis dans le dĂ©partement de la Seine exigent deux sessions. C'est par lĂ que se trouvent le parquet du Procureur-gĂ©nĂ©ral, la chambre des avocats, leur bibliothĂšque, les cabinets des avocats-gĂ©nĂ©raux, ceux des substituts du Procureur-gĂ©nĂ©ral. Tous ces locaux, car il faut se servir d'un terme gĂ©nĂ©rique, sont unis par de petits escaliers de moulin, par des corridors sombres qui sont la honte de l'architecture, celle de la ville de Paris et celle de la France. Dans ses intĂ©rieurs, la premiĂšre de nos justices souveraines surpasse les prisons dans ce qu'elles ont de hideux. Le peintre de moeurs reculerait devant la nĂ©cessitĂ© de dĂ©crire l'ignoble couloir d'un mĂštre de largeur oĂÂč se tiennent les tĂ©moins Ă la cour d'assises supĂ©rieure. Quant au poĂÂȘle qui sert Ă chauffer la salle des sĂ©ances, il dĂ©shonorerait un cafĂ© du boulevard Montparnasse. Le cabinet du Procureur-gĂ©nĂ©ral est pratiquĂ© dans un pavillon octogone qui flanque le corps de la galerie marchande, et pris rĂ©cemment, par rapport Ă l'ĂÂąge du Palais, sur le terrain du prĂ©au attenant au quartier des femmes. Toute cette partie du Palais-de-Justice est obombrĂ©e par les hautes et magnifiques constructions de la Sainte-Chapelle. Aussi est-ce sombre et silencieux. Monsieur de Granville, ce digne successeur des grands magistrats du vieux Parlement, n'avait pas voulu quitter le Palais sans une solution dans l'affaire de Lucien. Il attendait des nouvelles de Camusot, et le message du juge le plongea dans cette rĂÂȘverie involontaire que l'attente cause aux esprits les plus fermes. Il Ă©tait assis dans l'embrasure de la croisĂ©e de son cabinet, il se leva, se mit Ă marcher de long en long, car il avait trouvĂ© le matin Camusot, sur le passage duquel il s'Ă©tait mis, peu comprĂ©hensif, il avait des inquiĂ©tudes vagues, il souffrait. Voici pourquoi. La dignitĂ© de ses fonctions lui dĂ©fendait d'attenter Ă l'indĂ©pendance absolue du magistrat infĂ©rieur, et il s'agissait dans ce procĂšs de l'honneur, de la considĂ©ration de son meilleur ami, de l'un de ses plus chauds protecteurs, le comte de SĂ©risy, ministre d'Etat, membre du conseil privĂ©, le vice-prĂ©sident du Conseil-d'Etat, le futur chancelier de France, au cas oĂÂč le noble vieillard qui remplissait ces augustes fonctions viendrait Ă mourir. Monsieur de SĂ©risy avait le malheur d'adorer sa femme quand mĂÂȘme, il la couvrait toujours de sa protection. Or, le Procureur-gĂ©nĂ©ral devinait bien l'affreux tapage que ferait, dans le monde et Ă la Cour, la culpabilitĂ© d'un homme dont le nom avait Ă©tĂ© si souvent mariĂ© malignement Ă celui de la comtesse. - Ah! se disait-il en se croisant les bras, autrefois le pouvoir royal avait la ressource des Ă©vocations... Notre manie d'Ă©galitĂ© tuera ce temps-ci... Ce digne magistrat connaissait l'entraĂnement et les malheurs des attachements illicites. Esther et Lucien avaient repris, comme on l'a vu, l'appartement oĂÂč le comte de Granville avait vĂ©cu maritalement et secrĂštement avec mademoiselle de Bellefeuille, et d'oĂÂč elle s'Ă©tait enfuie un jour, enlevĂ©e par un misĂ©rable Voir Un Double MĂ©nage, SCENES DE LA VIE PRIVEE. Au moment oĂÂč le Procureur-gĂ©nĂ©ral se disait "Camusot nous aura fait quelque sottise!" le juge d'instruction frappa deux coups Ă la porte du cabinet. - Eh! bien, mon cher Camusot, comment va l'affaire dont je vous parlais ce matin? - Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-mĂÂȘme? Il tendit les deux procĂšs-verbaux des interrogatoires Ă monsieur de Granville, qui prit son lorgnon et alla lire dans l'embrasure de la croisĂ©e. Ce fut une lecture rapide. - Vous avez fait votre devoir, dit le Procureur-gĂ©nĂ©ral d'une voix Ă©mue. Tout est dit, la justice aura son cours... Vous avez fait preuve de trop d'habiletĂ© pour qu'on se prive jamais d'un juge d'instruction tel que vous... Monsieur de Granville aurait dit Ă Camusot "Vous resterez pendant toute votre vie juge d'instruction!..." il n'aurait pas Ă©tĂ© plus explicite que dans cette phrase complimenteuse. Camusot eut froid dans les entrailles. - Madame la duchesse de Maufrigneuse, Ă qui je dois beaucoup, m'avait priĂ©... - Ah! la duchesse de Maufrigneuse, dit Granville en interrompant le juge, c'est vrai, c'est l'amie de madame de SĂ©risy. Vous n'avez cĂ©dĂ©, je le vois, Ă aucune influence. Vous avez bien fait; monsieur, vous serez un grand magistrat. Est-il trop tard? En ce moment le comte Octave de Bauvan ouvrit sans frapper, et dit au comte de Granville "Mon cher, je t'amĂšne une jolie femme qui ne savait oĂÂč donner de la tĂÂȘte, elle allait se perdre dans notre labyrinthe.." Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de SĂ©risy qui, depuis un quart d'heure, errait dans le Palais. - Vous ici, madame, s'Ă©cria le Procureur-gĂ©nĂ©ral en avançant son propre fauteuil, et dans quel moment!... Voici monsieur Camusot, madame, ajouta-t-il en montrant le juge. Bauvan, reprit-il en s'adressant Ă cet illustre orateur ministĂ©riel de la Restauration, attends-moi chez le premier prĂ©sident, il est encore chez lui, je t'y rejoins. Le comte Octave de Bauvan comprit que non seulement il Ă©tait de trop, mais encore que le Procureur-gĂ©nĂ©ral voulait avoir une raison de quitter son cabinet. Madame de SĂ©risy n'avait pas commis la faute de venir au Palais dans son magnifique coupĂ© Ă manteau bleu armoriĂ©, avec son cocher galonnĂ© et ses deux valets en culotte courte et en bas de soie blancs. Au moment de partir, Asie avait fait comprendre aux deux grandes dames la nĂ©cessitĂ© de prendre le fiacre dans lequel elle Ă©tait venue avec la duchesse; enfin elle avait Ă©galement imposĂ© Ă la maĂtresse de Lucien cette toilette qui, pour les femmes, est ce qu'Ă©tait autrefois le manteau couleur muraille pour les hommes. La comtesse portait une redingote brune, un vieux chĂÂąle noir et un chapeau de velours, dont les fleurs arrachĂ©es avaient Ă©tĂ© remplacĂ©es par un voile de dentelle noire trĂšs Ă©pais. - Vous avez reçu notre lettre... dit-elle Ă Camusot dont l'hĂ©bĂ©tement fut pris par elle comme une preuve de respect admiratif. - Trop tard, hĂ©las, madame la comtesse, rĂ©pondit le juge qui n'avait de tact et d'esprit que dans son cabinet contre ses prĂ©venus. - Comment, trop tard?... Elle regarda monsieur de Granville et vit la consternation peinte sur sa figure. - Il ne peut pas, il ne doit pas ĂÂȘtre encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote. Tout ce que font les femmes Ă Paris Les femmes, les jolies femmes posĂ©es, comme l'est madame de SĂ©risy, sont les enfants gĂÂątĂ©s de la civilisation française. Si les femmes des autres pays savaient ce qu'est Ă Paris une femme Ă la mode, riche et titrĂ©e, elles penseraient toutes Ă venir jouir de cette royautĂ© magnifique. Les femmes vouĂ©es aux seuls liens de leur biensĂ©ance, Ă cette collection de petites lois dĂ©jĂ nommĂ©e assez souvent dans La ComĂ©die Humaine, le Code Femelle, se moquent des lois que les hommes ont faites. Elles disent tout, elles ne reculent devant aucune faute, devant aucune sottise; car elles ont toutes admirablement compris qu'elles ne sont responsables de rien dans la vie, exceptĂ© de leur honneur fĂ©minin et de leurs enfants. Elles disent en riant les plus grandes Ă©normitĂ©s. A propos de tout, elles rĂ©pĂštent ce mot dit par la jolie madame de Bauvan dans les premiers temps de son mariage Ă son mari qu'elle Ă©tait venue chercher au Palais "DĂ©pĂÂȘche-toi de juger, et viens!" - Madame, dit le Procureur-gĂ©nĂ©ral, monsieur Lucien de RubemprĂ© n'est coupable ni de vol, ni d'empoisonnement; mais monsieur Camusot lui a fait avouer un crime plus grand que ceux-lĂ !... - Quoi? demanda-t-elle. - Il s'est reconnu, lui dit le Procureur-gĂ©nĂ©ral Ă l'oreille, l'ami, l'Ă©lĂšve d'un forçat Ă©vadĂ©. L'abbĂ© Carlos Herrera, cet Espagnol qui demeurait depuis environ sept ans avec lui, serait notre fameux Jacques Collin.. Madame de SĂ©risy recevait autant de coups de barre de fer que le magistrat disait de paroles; mais ce nom cĂ©lĂšbre fut le coup de grĂÂące. - Et la morale de ceci?... dit-elle d'une voix qui fut un souffle. - Est, reprit monsieur de Granville en continuant la phrase de la comtesse et en parlant Ă voix basse, que le forçat sera traduit aux assises, et que si Lucien n'y comparaĂt pas Ă ses cĂÂŽtĂ©s comme ayant profitĂ© sciemment des crimes de cet homme, il y viendra comme tĂ©moin gravement compromis... - Ah! ça, jamais!... s'Ă©cria-t-elle tout haut avec une incroyable fermetĂ©. Quant Ă moi je n'hĂ©siterais pas entre la mort et la perspective de voir un homme que le monde a regardĂ© comme mon meilleur ami, dĂ©clarĂ© judiciairement le camarade d'un forçat... Le Roi aime beaucoup mon mari. - Madame, dit en souriant et Ă haute voix le Procureur-gĂ©nĂ©ral, le Roi n'a pas le moindre pouvoir sur le plus petit juge d'instruction de son royaume ni sur les dĂ©bats d'une Cour d'assises. LĂ est la grandeur de nos institutions nouvelles. Moi-mĂÂȘme je viens de fĂ©liciter monsieur Camusot de son habiletĂ©... - De sa maladresse, reprit vivement la comtesse que les accointances de Lucien avec un bandit inquiĂ©taient bien moins que sa liaison avec Esther. - Si vous lisiez les interrogatoires que monsieur Camusot a fait subir aux deux prĂ©venus, vous verriez que tout dĂ©pend de lui... AprĂšs cette phrase, la seule que le Procureur-gĂ©nĂ©ral pouvait se permettre, et aprĂšs un regard d'une finesse fĂ©minine ou, si vous voulez, judiciaire, il se dirigea vers la porte de son cabinet. Puis il ajouta sur le seuil en se retournant "Pardonnez-moi! madame, j'ai deux mots Ă dire Ă Bauvan..." Ceci, dans le langage du monde, signifiait pour la comtesse "Je ne peux pas ĂÂȘtre tĂ©moin de ce qui va se passer entre vous et Camusot." Tout ce que peuvent les femmes Ă Paris - Qu'est-ce que c'est que ces interrogatoires? dit alors LĂ©ontine avec douceur Ă Camusot restĂ© tout penaud devant la femme d'un des plus grands personnages de l'Etat. - Madame, rĂ©pondit Camusot, un greffier met par Ă©crit les demandes du juge et les rĂ©ponses des prĂ©venus, le procĂšs-verbal est signĂ© par le greffier, par les prĂ©venus. Ces procĂšs-verbaux sont les Ă©lĂ©ments de la procĂ©dure, ils dĂ©terminent l'accusation et le renvoi des accusĂ©s devant la Cour d'assises. - Eh! bien, reprit-elle, si l'on supprimait ces interrogatoires?... - Ah! madame, ce serait un crime qu'aucun magistrat ne peut commettre, un crime sociale! - C'est un crime bien plus grand contre Moi de les avoir Ă©crits; mais, en ce moment, c'est la seule preuve contre Lucien. Voyons, lisez-moi son interrogatoire afin de savoir s'il nous reste quelque moyen de nous sauver tous. Mon Dieu, il ne s'agit pas seulement de moi, qui me donnerais froidement la mort, il s'agit aussi du bonheur de monsieur de SĂ©risy. - Madame, dit Camusot, ne croyez pas que j'ai oubliĂ© les Ă©gards que je vous devais. Si monsieur Popinot, par exemple, avait Ă©tĂ© chargĂ© de cette instruction, vous eussiez Ă©tĂ© plus malheureuse que vous ne l'ĂÂȘtes avec moi; car il ne serait pas venu consulter le Procureur-gĂ©nĂ©ral. On ne saurait rien. Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, mĂÂȘme vos lettres... - Oh! mes lettres! - Les voici, cachetĂ©es?... dit le magistrat. La comtesse, dans son trouble, sonna comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© chez elle, et le garçon de bureau du Procureur-gĂ©nĂ©ral entra. - De la lumiĂšre, dit-elle. Le garçon alluma une bougie et la mit sur la cheminĂ©e pendant que la comtesse reconnaissait ses lettres, les comptait, les chiffonnait et les jetait dans le foyer. BientĂÂŽt la comtesse mit le feu Ă ce tas de papier en se servant de la derniĂšre lettre tortillĂ©e comme d'une torche. Camusot regardait flamber les papiers assez niaisement en tenant Ă la main ses deux procĂšs-verbaux. La comtesse, qui paraissait uniquement occupĂ©e d'anĂ©antir les preuves de sa tendresse, observait le juge du coin de l'oeil. Elle prit son temps, elle calcula ses mouvements, et, avec une agilitĂ© de chatte, elle saisit les deux interrogatoires et les lança dans le feu; mais Camusot les y reprit, la comtesse s'Ă©lança sur le juge et ressaisit les papiers enflammĂ©s. Il s'ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait "Madame! madame! vous attentez Ă ... Madame..." Un homme s'Ă©lança dans le cabinet, et la comtesse ne put retenir un cri en reconnaissant le comte de SĂ©risy, suivi de messieurs de Granville et de Bauvan. NĂ©anmoins LĂ©ontine, qui voulait sauver Ă tout prix Lucien, ne lĂÂąchait point les terribles papiers timbrĂ©s qu'elle tenait avec une force de tenailles, quoique la flamme eĂ»t dĂ©jĂ produit sur sa peau dĂ©licate l'effet de moxas. Enfin Camusot, dont les doigts Ă©taient Ă©galement atteints par le feu, parut avoir honte de cette situation, il abandonna les papiers; il n'en restait plus que la portion serrĂ©e par les mains des deux lutteurs, et que le feu n'avait pu mordre. Cette scĂšne s'Ă©tait passĂ©e en un laps de temps moins considĂ©rable que le moment d'en lire le rĂ©cit. Histoire de rire - De quoi pouvait-il ĂÂȘtre question entre vous et madame de SĂ©risy? demanda le ministre d'Etat Ă Camusot. Avant que le juge rĂ©pondĂt, la comtesse alla prĂ©senter les papiers Ă la bougie et les jeta sur les fragments de ses lettres que le feu n'avait pas entiĂšrement consumĂ©s. - J'aurais, dit Camusot, Ă porter plainte contre madame la comtesse. - Et qu'a-t-elle fait? demanda le Procureur-gĂ©nĂ©ral en regardant alternativement la comtesse et le juge. - J'ai brĂ»lĂ© les interrogatoires, rĂ©pondit en riant la femme Ă la mode si heureuse de son coup de tĂÂȘte qu'elle ne sentait pas encore ses brĂ»lures. Si c'est un crime, eh! bien, monsieur peut recommencer ses affreux gribouillages. - C'est vrai, rĂ©pondit Camusot en essayant de retrouver sa dignitĂ©. - HĂ© bien, tout est pour le mieux, dit le Procureur-gĂ©nĂ©ral. Mais, chĂšre comtesse, il ne faudrait pas prendre souvent de pareilles libertĂ©s avec la magistrature, elle pourrait ne plus voir qui vous ĂÂȘtes. - Monsieur Camusot rĂ©sistait bravement Ă une femme Ă qui rien ne rĂ©siste, l'honneur de la robe est sauvĂ©! dit en riant le comte de Bauvan. - Ah! monsieur Camusot rĂ©sistait?... dit en riant le Procureur-gĂ©nĂ©ral, il est trĂšs fort, je n'oserais pas rĂ©sister Ă la comtesse! En ce moment, ce grave attentat devint une plaisanterie de jolie femme, et dont riait Camusot lui-mĂÂȘme. Le Procureur-gĂ©nĂ©ral aperçut alors un homme qui ne riait pas. Justement effrayĂ© par l'attitude et la physionomie du comte de SĂ©risy, monsieur de Granville le prit Ă part. - Mon ami, lui dit-il Ă l'oreille, ta douleur me dĂ©cide Ă transiger pour la premiĂšre et seule fois de ma vie avec mes devoirs. Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint. - Dites Ă monsieur de Chargeboeuf de venir me parler. Monsieur de Chargeboeuf, jeune avocat stagiaire, Ă©tait le secrĂ©taire du Procureur-gĂ©nĂ©ral. - Mon cher maĂtre, reprit le Procureur-gĂ©nĂ©ral en attirant Camusot dans l'embrasure de la croisĂ©e, allez dans votre cabinet, refaites avec un greffier l'interrogatoire de l'abbĂ© Carlos Herrera qui, n'ayant pas Ă©tĂ© signĂ© par lui, peut se recommencer sans inconvĂ©nient. Vous confronterez demain ce diplomate espagnol avec messieurs de Rastignac et Bianchon, qui ne reconnaĂtront pas en lui notre Jacques Collin. SĂ»r de sa mise en libertĂ©, cet homme signera les interrogatoires. Quant Ă Lucien de RubemprĂ©, mettez-le dĂšs ce soir en libertĂ©, car ce n'est pas lui qui parlera de l'interrogatoire dont le procĂšs-verbal est supprimĂ©, surtout aprĂšs l'admonestation que je vais lui faire. La Gazette des Tribunaux annoncera demain la mise en libertĂ© immĂ©diate de ce jeune homme. Maintenant, voyons si la Justice souffre de ces mesures? Si l'Espagnol est le forçat, nous avons mille moyens de le reprendre, de lui faire son procĂšs, car nous allons Ă©claircir diplomatiquement sa conduite en Espagne; Corentin, le chef de la contre-police, nous le gardera, nous ne le quitterons pas de vue d'ailleurs; aussi traitez-le bien, plus de mise au secret, faites-le placer Ă la pistole pour cette nuit... Pouvons-nous tuer le comte, la comtesse de SĂ©risy, Lucien, pour un vol de sept cent cinquante mille francs, encore hypothĂ©tique et commis d'ailleurs au prĂ©judice de Lucien? ne vaut-il pas mieux lui laisser perdre cette somme que de le perdre de rĂ©putation?... surtout quand il entraĂne dans sa chute un ministre d'Etat, sa femme et la duchesse de Maufrigneuse... Ce jeune homme est une orange tachĂ©e, ne la pourrissez pas.. Ceci est l'affaire d'une demi-heure. Allez, nous vous attendons. Il est trois heures et demie, vous trouverez encore des juges, avertissez-moi si vous pouvez avoir un jugement de non-lieu en rĂšgle.., ou bien Lucien attendra jusqu'Ă demain matin. Camusot sortit aprĂšs avoir saluĂ©; mais madame de SĂ©risy, qui sentait alors vivement les atteintes du feu, ne lui rendit pas son salut. Monsieur de SĂ©risy, qui s'Ă©tait Ă©lancĂ© subitement hors du cabinet pendant que le Procureur-gĂ©nĂ©ral parlait au juge, revint alors avec un petit pot de cire vierge, et pansa les mains de sa femme en lui disant Ă l'oreille "LĂ©ontine, pourquoi venir ici sans me prĂ©venir?" Pauvre ami! lui rĂ©pondit-elle Ă l'oreille, pardonnez-moi, je parais folle; mais il s'agissait de vous autant que de moi. - Aimez ce jeune homme, si la fatalitĂ© le veut, mais ne laissez pas tant voir votre passion Ă tout le monde, rĂ©pondit le pauvre mari. - Allons, chĂšre comtesse, dit monsieur de Granville aprĂšs avoir causĂ© pendant quelque temps avec le comte Octave, j'espĂšre que vous emmĂšnerez monsieur de RubemprĂ© dĂner chez vous ce soir. Cette quasi-promesse produisit une telle rĂ©action sur madame de SĂ©risy, qu'elle fondit en larmes. - Je croyais ne plus avoir de larmes, dit-elle en souriant. Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de RubemprĂ©?... - Je vais tĂÂącher de trouver des huissiers pour nous l'amener, afin d'Ă©viter qu'il soit accompagnĂ© de gendarmes, rĂ©pondit monsieur de Granville. - Vous ĂÂȘtes bon comme Dieu! rĂ©pondit-elle au Procureur-gĂ©nĂ©ral avec une effusion qui rendit sa voix une musique divine. - C'est toujours ces femmes-lĂ , se dit le comte Octave, qui sont dĂ©licieuses, irrĂ©sistibles!... Et il eut un accĂšs de mĂ©lancolie en pensant Ă sa femme Voir Honorine, SCENES DE LA VIE PRIVEE. En sortant, monsieur de Granville fut arrĂÂȘtĂ© par le jeune Chargeboeuf, avec lequel il causa pour lui donner des instructions sur ce qu'il devait dire Ă Massol, l'un des rĂ©dacteurs de la Gazette des Tribunaux. OĂÂč le dandy et le poĂšte se retrouvent Pendant que jolies femmes, ministres, magistrats conspiraient tous pour sauver Lucien, voici quelle Ă©tait sa conduite Ă la Conciergerie. En passant par le guichet, le poĂšte avait dit au greffe que monsieur Camusot lui permettait d'Ă©crire, et il demanda des plumes, de l'encre et du papier, qu'un surveillant eut aussitĂÂŽt l'ordre de lui porter sur un mot dit Ă l'oreille du directeur par l'huissier de Camusot. Pendant le peu de temps que le surveillant mit Ă chercher et Ă monter chez Lucien ce qu'il attendait, ce pauvre jeune homme, Ă qui l'idĂ©e de sa confrontation avec Jacques Collin Ă©tait insupportable, tomba dans une de ces mĂ©ditations fatales oĂÂč l'idĂ©e du suicide, Ă laquelle il avait dĂ©jĂ cĂ©dĂ© sans avoir pu l'accomplir, arrive Ă la manie. Selon quelques grands mĂ©decins aliĂ©nistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d'une aliĂ©nation mentale; or, depuis son arrestation, Lucien en avait fait une idĂ©e fixe. La lettre d'Esther, relue plusieurs fois, augmenta l'intensitĂ© de son dĂ©sir de mourir, en lui remettant en mĂ©moire le dĂ©nouement de RomĂ©o rejoignant Juliette. Voici ce qu'il Ă©crivit. CECI EST MON TESTAMENT. A la Conciergerie, ce quinze mai 1830. "Je soussignĂ© donne et lĂšgue aux enfants de ma soeur, madame Eve Chardon, femme de David SĂ©chard, ancien imprimeur Ă AngoulĂÂȘme, et de monsieur David SĂ©chard, la totalitĂ© des biens meubles et immeubles qui m'appartiendront au jour de mon dĂ©cĂšs, dĂ©duction faite des paiements et des legs que je prie mon exĂ©cuteur testamentaire d'accomplir. Je supplie monsieur de SĂ©risy d'accepter la charge d'ĂÂȘtre mon exĂ©cuteur testamentaire. Il sera payĂ© Ið Ă monsieur l'abbĂ© Carlos Herrera la somme de trois cent mille francs, 2ð Ă monsieur le baron de Nucingen, celle de quatorze cent mille francs, qui sera rĂ©duite de sept cent cinquante mille francs, si les sommes soustraites chez mademoiselle Esther se retrouvent. Je donne et lĂšgue, comme hĂ©ritier de mademoiselle Esther Gobseck, une somme de sept cent soixante mille francs aux hospices de Paris pour fonder un asile spĂ©cialement consacrĂ© aux filles publiques qui voudront quitter leur carriĂšre de vice et de perdition. En outre, je lĂšgue aux hospices la somme nĂ©cessaire Ă l'achat d'une inscription de rentes de trente mille francs en cinq pour cent. Les intĂ©rĂÂȘts annuels seront employĂ©s, par chaque semestre, Ă la dĂ©livrance des prisonniers pour dettes, dont les crĂ©ances s'Ă©lĂšveront au maximum Ă deux mille francs. Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des dĂ©tenus pour dettes. Je prie monsieur de SĂ©risy de consacrer une somme de quarante mille francs Ă un monument Ă Ă©lever au cimetiĂšre de l'Est Ă mademoiselle Esther, et je demande Ă ĂÂȘtre inhumĂ© auprĂšs d'elle. Cette tombe devra ĂÂȘtre faite comme les anciens tombeaux, elle sera carrĂ©e; nos deux statues en marbre blanc seront couchĂ©es sur le couvercle, les tĂÂȘtes appuyĂ©es sur des coussins, les mains jointes et levĂ©es vers le ciel. Cette tombe n'aura pas d'inscription. Je prie monsieur le comte de SĂ©risy de remettre Ă monsieur EugĂšne de Rastignac la toilette en or qui se trouve chez moi, comme souvenir. Enfin, Ă ce titre, je prie mon exĂ©cuteur testamentaire d'agrĂ©er le don que je lui fais de ma bibliothĂšque. LUCIEN CHARDON DE RUBEMPRE." Ce testament fut enveloppĂ© dans une lettre adressĂ©e Ă monsieur le comte de Granville, procureur-gĂ©nĂ©ral de la Cour royale de Paris, et ainsi conçue "MONSIEUR LE COMTE, Je vous confie mon testament. Quand vous aurez "dĂ©pliĂ© cette lettre, je ne serai plus. Dans le dĂ©sir de recouvrer ma libertĂ©, j'ai rĂ©pondu si lĂÂąchement Ă des interrogations captieuses de monsieur Camusot, que malgrĂ© mon innocence, je puis ĂÂȘtre mĂÂȘlĂ© dans un procĂšs infĂÂąme. En me supposant acquittĂ©, sans blĂÂąme, la vie serait encore impossible pour moi, d'aprĂšs les susceptibilitĂ©s du monde. Remettez, je vous prie, la lettre ci-incluse Ă l'abbĂ© Carlos Herrera sans l'ouvrir, et faites parvenir Ă monsieur Camusot la rĂ©tractation en forme que je joins sur ce pli. Je ne pense pas qu'on ose attenter au cachet d'un paquet qui vous est destinĂ©. Dans cette confiance, je vous dis adieu, vous offrant pour la derniĂšre fois mes respects et vous priant de croire qu'en vous Ă©crivant je vous donne une marque de ma reconnaissance pour toutes les bontĂ©s dont vous avez comblĂ© votre dĂ©funt serviteur. LUCIEN DE R." "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbĂ©, je n'ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus lĂ pour me sauver. Vous m'aviez donnĂ© pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant Ă terre comme un bout de cigare; mais j'ai disposĂ© de vous sottement. Pour sortira d'embarras, sĂ©duit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adoptĂ©, s'est rangĂ© du cĂÂŽtĂ© de ceux qui veulent vous assassiner Ă tout prix, en voulant faire croire Ă une identitĂ© que je sais impossible entre vous et un scĂ©lĂ©rat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'ĂÂȘtre, il ne saurait y avoir de niaiseries Ă©changĂ©es au moment d'une sĂ©paration suprĂÂȘme. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez prĂ©cipitĂ© dans les abĂmes du suicide, voilĂ tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postĂ©ritĂ© de CaĂÂŻn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. CaĂÂŻn, dans le grand draine de l'HumanitĂ©, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continuĂ© de souffler le feu dont la premiĂšre Ă©tincelle avait Ă©tĂ© jetĂ©e sur Eve. Parmi les dĂ©mons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, Ă organisations vastes, qui rĂ©sument toutes les forces humaines, et qui ressemblent Ă ces fiĂ©vreux animaux du dĂ©sert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-lĂ sont dangereux dans la sociĂ©tĂ© comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pĂÂąture, ils dĂ©vorent les hommes vulgaires et broutent les Ă©cus des niais; leurs jeux sont si pĂ©rilleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces ĂÂȘtres mystĂ©rieux sont MoĂÂŻse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou NapolĂ©on; mais, quand il laisse rouiller au fond de l'ocĂ©an d'une gĂ©nĂ©ration ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbĂ© Carlos Herrera. DouĂ©s d'un immense pouvoir sur les ĂÂąmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vĂ©nĂ©neuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C'est la poĂ©sie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres, et n'en pas sortir. Tu m'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tĂÂȘte des noeuds gordiens de ta politique pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour rĂ©parer ma faute, je transmets au Procureur-gĂ©nĂ©ral une rĂ©tractation de mon interrogatoire. Vous verrez Ă tirer parti de cette piĂšce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbĂ©, les sommes appartenant Ă votre Ordre, desquelles vous avez disposĂ© trĂšs imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portĂ©e. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez Ă©tĂ© plus que XimenĂšs, plus que Richelieu, vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'Ă©tais au bord de la Charente, aprĂšs vous avoir dĂ» les enchantements d'un rĂÂȘve; mais, malheureusement, ce n'est plus la riviĂšre de mon pays oĂÂč j'allais noyer les peccadilles de la jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mĂ©pris pour vous Ă©tait Ă©gal Ă mon admiration. LUCIEN." "DECLARATION. Je soussignĂ© dĂ©clare rĂ©tracter entiĂšrement ce que contient l'interrogatoire que m'a fait subir aujourd'hui monsieur Camusot. L'abbĂ© Carlos Herrera se disait ordinairement mon pĂšre spirituel, et j'ai dĂ» me tromper Ă ce mot pris dans un autre sens par le juge, sans doute par erreur. Je sais que, dans un but politique et pour anĂ©antir des secrets qui concernent les cabinets d'Espagne et des Tuileries, des agents obscurs de la diplomatie essaient de faire passer l'abbĂ© Carlos flerrera pour un forçat nommĂ© Jacques Collin; mais l'abbĂ© Carlos Herrera ne m'a jamais fait d'autres confidences Ă cet Ă©gard que celles de ses efforts pour se procurer les preuves du dĂ©cĂšs ou de l'existence de Jacques Collin. A la Conciergerie, ce 15 mai 1830. LUCIEN DE RUBEMPRE" DifficultĂ©s du suicide en prison La fiĂšvre du suicide communiquait Ă Lucien une grande luciditĂ© d'idĂ©es et cette activitĂ© de main que connaissent les auteurs en proie Ă la fiĂšvre de la composition. Ce mouvement fut tel chez lui que ces quatre piĂšces furent Ă©crites dans l'espace d'une demi-heure. Il en fit un paquet, le ferma par des pains Ă cacheter, y mit, avec la force que donne le dĂ©lire, l'empreinte d'un cachet Ă ses armes qu'il avait au doigt, et il le plaça trĂšs visiblement au milieu du plancher, sur le carreau. Certes, il Ă©tait difficile de porter plus de dignitĂ© dans la situation fausse oĂÂč tant d'infamie avait plongĂ© Lucien il sauvait sa mĂ©moire de tout opprobre, et il rĂ©parait le mil fait Ă son complice, autant que l'esprit du dandy pouvait annuler les effets de la confiance du poĂšte. Si Lucien avait Ă©tĂ© placĂ© dans un des cabanons des secrets, il se serait heurtĂ© contre l'impossibilitĂ© d'y accomplir son dessein, car ces boĂtes de pierre de taille n'ont pour mobilier qu'une espĂšce de lit de camp et un baquet destinĂ© Ă d'impĂ©rieux besoins. Il ne s'y trouve pas un clou, pas une chaise, pas mĂÂȘme un escabeau. Le lit de camp est si solidement scellĂ© qu'il est impossible de le dĂ©placer sans un travail dont s'apercevrait facilement le surveillant, car le judas en fer est toujours ouvert. Enfin, lorsque le prĂ©venu donne des craintes, il est surveillĂ© par un gendarme ou par un agent. Dans les chambres de la pistole et dans celle oĂÂč Lucien avait Ă©tĂ© mis par suite des Ă©gards que le juge voulut tĂ©moigner Ă un jeune homme appartenant Ă la haute sociĂ©tĂ© parisienne, le lit mobile, la table et la chaise peuvent donc servir Ă l'exĂ©cution d'un suicide, sans nĂ©anmoins le rendre facile. Lucien portait une longue cravate bleue en soie; et, en revenant de l'instruction, il songeait dĂ©jĂ Ă la maniĂšre dont Pichegru s'Ă©tait, plus ou moins volontairement, donnĂ© la mort. Mais pour se pendre il faut trouver un point d'appui et un espace assez considĂ©rable entre le corps et le sol pour que les pieds ne rencontrent aucun soutien. Or la fenĂÂȘtre de sa cellule donnant sur le prĂ©au n'avait point d'espagnolette, et les barreaux de fer scellĂ©s Ă l'extĂ©rieur, Ă©tant sĂ©parĂ©s de Lucien par l'Ă©paisseur de la muraille, ne lui permettaient pas d'y prendre un point d'appui. Voici le plan que sa facultĂ© d'invention suggĂ©ra rapidement Ă Lucien pour consommer son suicide. Si la hotte appliquĂ©e Ă la baie ĂÂŽtait Ă Lucien la vue du prĂ©au, cette hotte empĂÂȘchait Ă©galement les surveillants de voir ce qui se passait dans sa cellule; or, si dans la partie infĂ©rieure de la fenĂÂȘtre les vitres avaient Ă©tĂ© remplacĂ©es par deux fortes planches, la partie supĂ©rieure conservait, dans chaque moitiĂ©, de petites vitres sĂ©parĂ©es et maintenues par les traverses qui les encadrent. En montant sur sa table Lucien pouvait atteindre Ă la partie vitrĂ©e de sa fenĂÂȘtre, en dĂ©tacher deux verres ou les casser, de maniĂšre Ă trouver dans le coin de la premiĂšre traverse un point d'appui solide. Il se proposait d'y passer sa cravate, de faire sur lui-mĂÂȘme une rĂ©volution pour la serrer autour de son cou, aprĂšs l'avoir bien nouĂ©e, et de repousser la table loin de lui d'un coup de pied. Donc, il approcha la table de la fenĂÂȘtre sans faire de bruit, il quitta sa redingote et son gilet, puis il monta sur la table sans aucune hĂ©sitation pour trouer la vitre au-dessus et celle au-dessous du premier bĂÂąton. Quand il fat sur la table, il put alors jeter les yeux sur le prĂ©au, spectacle magique qu'il entrevit pour la premiĂšre fois. Le directeur de la Conciergerie, ayant reçu de monsieur Camusot la recommandation d'agir avec les plus grands Ă©gards avec Lucien, l'avait fait conduire, comme on l'a vu, par les communications intĂ©rieures de la Conciergerie dont l'entrĂ©e est dans le souterrain obscur qui fait face Ă la tour d'Argent, en Ă©vitant ainsi de montrer un jeune homme Ă©lĂ©gant Ă la foule des accusĂ©s qui se promĂšnent dans le prĂ©au. On va juger si l'aspect de ce promenoir est de nature Ă saisir vivement une ĂÂąme de poĂšte. Une hallucination Le prĂ©au de la Conciergerie est bornĂ© sur le quai par la tour d'Argent et par la tour Bonbec; or, l'espace qui les sĂ©pare indique parfaitement au dehors la largeur du prĂ©au. La galerie, dite de Saint-Louis, qui mĂšne de la galerie Marchande Ă la Cour de Cassation et Ă la tour Bonbec oĂÂč se trouve encore, dit-on, le cabinet de saint Louis, peut donner aux curieux la mesure de la longueur du prĂ©au, car elle en rĂ©pĂšte la dimension. Les secrets et les pistoles se trouvent donc sous la galerie Marchande. Aussi la reine Marie-Antoinette, dont le cachot est sous les secrets actuels, Ă©tait-elle conduite au tribunal rĂ©volutionnaire, qui tenait ses sĂ©ances dans le local de l'audience solennelle de la Cour de Cassation, par un escalier formidable pratiquĂ© dans l'Ă©paisseur des murs qui soutiennent la galerie Marchande et aujourd'hui condamnĂ©. L'un des cĂÂŽtĂ©s du prĂ©au, celui dont le premier Ă©tage est occupĂ© par la galerie de Saint-Louis, prĂ©sente aux regards une enfilade de colonnes gothiques entre lesquelles les architectes de je ne sais quelle Ă©poque ont pratiquĂ© deux Ă©tages de cabanons pour loger le plus d'accusĂ©s possible, en empĂÂątant de plĂÂątre, de grilles et de scellements les chapiteaux, les ogives et les fĂ»ts de cette galerie magnifique. Sous le cabinet, dit de saint Louis, dans la tour Bonbec, tourne un escalier en colimaçon qui mĂšne Ă ces cabanons. Cette prostitution des plus grands souvenirs de la France est d'un effet hideux. A la hauteur oĂÂč Lucien se trouvait, son regard prenait en Ă©charpe cette galerie et les dĂ©tails du corps de logis qui rĂ©unit la tour d'Argent Ă la tour Bonbec, il voyait les toits pointus des deux tours. Il resta tout Ă©bahi, son suicide fut retardĂ© par son admiration. Aujourd'hui les phĂ©nomĂšnes de l'hallucination sont si bien admis par la mĂ©decine, que ce mirage de nos sens, cette Ă©trange facultĂ© de notre esprit n'est plus contestable. L'homme, sous la pression d'un sentiment arrivĂ© au point d'ĂÂȘtre une monomanie Ă cause de son intensitĂ©, se trouve souvent dans la situation oĂÂč le plongent l'opium, le hashisch et le protoxyde d'azote. Alors apparaissent les spectres, les fantĂÂŽmes, alors les rĂÂȘves prennent du corps, les choses dĂ©truites revivent alors dans leurs conditions premiĂšres. Ce qui dans le cerveau n'Ă©tait qu'une idĂ©e devient une crĂ©ature animĂ©e ou une crĂ©ation vivante. La science en est Ă croire aujourd'hui que, sous l'effort des passions Ă leur paroxysme, le cerveau s'injecte de sang, et que cette congestion produit les jeux effrayants du rĂÂȘve dans l'Ă©tat de veille, tant on rĂ©pugne Ă considĂ©rer Voyez Louis Lambert, ETUDES PHILOSOPHIQUES la pensĂ©e comme une force vive et gĂ©nĂ©ratrice. Lucien vit le Palais dans toute sa beautĂ© primitive. La colonnade fut svelte, jeune, fraĂche. La demeure de saint Louis reparut telle qu'elle fut, il en admirait les proportions babyloniennes et les fantaisies orientales. Il accepta cette vue sublime comme un poĂ©tique adieu de la crĂ©ation civilisĂ©e. En prenant ses mesures pour mourir, il se demandait comment cette merveille existait inconnue dans Paris. Il Ă©tait deux Lucien, un Lucien poĂšte en promenade dans le Moven-Age, sous les arcades et sous les tourelles de saint Louis, et un Lucien apprĂÂȘtant son suicide. Un drame dans la vie d'une femme Ă la mode Au moment oĂÂč monsieur de Granville avait fini de donner ses instructions Ă son jeune secrĂ©taire, le directeur de la Conciergerie se prĂ©senta, l'expression de cette physionomie Ă©tait telle que le Procureur-gĂ©nĂ©ral eut le pressentiment d'un malheur. - Avez-vous rencontrĂ© monsieur Camusot, lui dit-il. - Non, monsieur, rĂ©pondit le directeur. Son greffier Coquart m'a dit de lever le secret de l'abbĂ© Carlos et d'Ă©largir monsieur de RubemprĂ©, mais il est trop tard... - Mon Dieu! qu'est-il arrivĂ©? - Voici, monsieur, dit le directeur, un paquet de lettres pour vous qui vous expliquera la catastrophe. Le surveillant du prĂ©au a entendu un bruit de carreaux cassĂ©s, Ă la pistole, et le voisin de monsieur Lucien a jetĂ© des cris perçants, car il entendait l'agonie de ce pauvre jeune homme. Le surveillant est revenu pĂÂąle du spectacle qui s'est offert Ă ses yeux, il a vu le prĂ©venu pendu Ă la croisĂ©e au moyen de sa cravate... Quoique le directeur parlĂÂąt Ă voix basse, le cri terrible que poussa madame de SĂ©risy prouva que, dans les circonstances suprĂÂȘmes, nos organes ont une puissance incalculĂ©e. La comtesse entendit ou devina; mais, avant que monsieur de Granville se fĂ»t retournĂ©, sans que ni monsieur de SĂ©risy ni monsieur de Bauvan pussent s'opposer Ă des mouvements si rapides, elle fila comme un trait, par la porte, et parvint Ă la galerie Marchande oĂÂč elle courut jusqu'Ă l'escalier qui descend Ă la rue de la Barillerie. Un avocat dĂ©posait sa robe Ă la porte d'une de ces boutiques qui pendant si longtemps encombrĂšrent cette galerie oĂÂč l'on vendait des chaussures, oĂÂč on louait des robes et des toques. La comtesse demanda le chemin de la Conciergerie. - Descendez et tournez Ă gauche, l'entrĂ©e est sur le quai de l'Horloge, la premiĂšre arcade. - Cette femme est folle... dit la marchande, il faudrait la suivre. Personne n'aurait pu suivre LĂ©ontine, elle volait. Un mĂ©decin expliquerait comment ces femmes du monde, dont la force est sans emploi, trouvent dans les crises de la vie de telles ressources. La comtesse se prĂ©cipita par l'arcade vers le guichet avec tant de cĂ©lĂ©ritĂ© que le gendarme en faction ne la vit pas entrer. Elle s'abattit comme une plume poussĂ©e par un vent furieux Ă la grille, elle en secoua les barres de fer avec tant de fureur, qu'elle arracha celle qu'elle avait saisie. Elle s'enfonça les deux morceaux sur la poitrine, d'oĂÂč le sang jaillit, et elle tomba criant "Ouvrez! ouvrez!" d'une voix qui glaça les surveillants. Le porte-clefs accourut. - Ouvrez! je suis envoyĂ©e par le Procureur-gĂ©nĂ©ral, Pour sauver le mort!... Pendant que la comtesse faisait le tour par la rue de la Barillerie et par le quai de l'Horloge, monsieur de Granville et monsieur de SĂ©risy descendaient Ă la Conciergerie par l'intĂ©rieur du Palais en devinant l'intention de la comtesse; mais, malgrĂ© leur diligence, ils arrivĂšrent au moment oĂÂč elle tombait Ă©vanouie Ă la premiĂšre grille, et qu'elle Ă©tait relevĂ©e par les gendarmes descendus de leur corps de garde. A l'aspect du directeur de la Conciergerie, on ouvrit le guichet, on transporta la comtesse dans le greffe; mais elle se dressa sur ses pieds, et tomba sur ses genoux en joignant les mains. - Le voir!... le voir!... Oh! messieurs, je ne ferai pas de mal! mais si vous ne voulez pas me voir mourir lĂ ... laissez-moi regarder Lucien, mort ou vivant... Ah! tu es lĂ , mon ami, choisis entre ma mort ou... Elle s'affaissa. - Tu es bon, reprit-elle. Je t'aimerai!... - Emportons-lĂ ?... dit monsieur de Bauvan. - Non, allons Ă la cellule oĂÂč est Lucien! reprit monsieur de Granville en lisant dans les yeux Ă©garĂ©s de monsieur de SĂ©risy ses intentions. Et il saisit la comtesse, la releva, la prit sous un bras; tandis que monsieur de Bauvan la prenait sous l'autre. - Monsieur! dit monsieur de SĂ©risy au directeur, un silence de mort sur tout ceci. - Soyez tranquille, rĂ©pondit le directeur. Vous avez pris un bon parti. Cette dame... - C'est ma femme... - Ah! pardon, monsieur. Eh! bien, elle s'Ă©vanouira certainement en voyant le jeune homme, et pendant son Ă©vanouissement on pourra l'emporter dans une voiture. - C'est ce que j'ai pensĂ©, dit le comte, envoyez un de vos hommes dire Ă mes gens, cour de Harlay, de venir au guichet, il n'y a que ma voiture lĂ ... - Nous pouvons le sauver, disait la comtesse en marchant avec un courage et une force qui surprirent ses gardes. Il y a des moyens de rendre Ă la vie... Et elle entraĂnait les deux magistrats en criant au surveillant "Allez donc, allez plus vite, une seconde vaut la vie de trois personnes!" Quand la porte de la cellule fut ouverte, et que la comtesse aperçut Lucien pendu comme si ses vĂÂȘtements eussent Ă©tĂ© rnis Ă un porte-manteau, d'abord elle fit un bond vers lui pour l'embrasser et le saisir; mais elle tomba la face sur le carreau de la cellule, en jetant des cris Ă©touffĂ©s par une sorte de rĂÂąle. Cinq minutes aprĂšs, elle Ă©tait emportĂ©e par la voiture du comte vers son hĂÂŽtel, couchĂ©e en long sur un coussin, son mari Ă genoux devant elle. Le comte de Bauvan Ă©tait allĂ© chercher un mĂ©decin pour porter les premiers secours Ă la comtesse. Comment tout finit Le directeur de la Conciergerie examinait la grille extĂ©rieure du guichet, et disait Ă son greffier "On n'a rien Ă©pargnĂ©! les barres de fer sont forgĂ©es, elles ont Ă©tĂ© essayĂ©es, on a payĂ© cela trĂšs cher, et il y avait une paille dans ce barreau-lĂ ?..." Le Procureur-gĂ©nĂ©ral, revenu chez lui, fut obligĂ© de donner d'autres instructions Ă son secrĂ©taire. Heureusement Massol n'Ă©tait pas encore venu. Quelques moments aprĂšs le dĂ©part de monsieur de Granville qui s'empressa d'aller chez monsieur de SĂ©risy, Massol vint trouver son confrĂšre Chargeboeuf au parquet du Procureur-gĂ©nĂ©ral. - Mon cher, lui dit le jeune secrĂ©taire, si vous voulez m'ĂÂȘtre agrĂ©able, vous mettrez ce que je vais vous dicter dans le numĂ©ro de demain de votre Gazette, Ă l'endroit oĂÂč vous donnez les nouvelles judiciaires; vous ferez la tĂÂȘte de l'article. - Ecrivez? Et il dicta ceci "On a reconnu que la demoiselle Esther s'est donnĂ© volontairement la mort. L'alibi bien constatĂ© de monsieur Lucien de RubemprĂ©, son innocence, ont d'autant plus fait dĂ©plorer son arrestation, qu'au moment oĂÂč le juge d'instruction donnait l'ordre de l'Ă©largir, ce jeune homme est mort subitement." - Je n'ai pas besoin, mon cher, dit le jeune stagiaire Ă Massol, de vous recommander la plus grande discrĂ©tion sur le petit service que l'on vous demande. - Puisque vous me faites l'honneur d'avoir confiance en moi, je prendrai la libertĂ©, rĂ©pondit Massol, de vous prĂ©senter une observation. Cette note inspirera des commentaires injurieux pour la Justice... - La Justice est assez forte pour les supporter, rĂ©pliqua le jeune attachĂ© au Parquet, avec l'orgueil d'un futur magistrat Ă©levĂ© par monsieur de Granville. - Permettez, mon cher maĂtre, on peut avec deux phrases Ă©viter ce malheur. Et l'avocat Ă©crivit "Les formes de la justice sont tout Ă fait Ă©trangĂšres Ă ce funeste Ă©vĂ©nement. L'autopsie, Ă laquelle on a procĂ©dĂ© sur-le-champ, a dĂ©montrĂ© que cette mort Ă©tait due Ă la rupture d'un anĂ©vrisme Ă sa derniĂšre pĂ©riode. Si monsieur Lucien de RubemprĂ© avait Ă©tĂ© affectĂ© de son arrestation, sa mort aurait eu lieu beaucoup plus tĂÂŽt. Or, nous croyons pouvoir affirmer que, loin d'ĂÂȘtre affligĂ© de son arrestation, ce regrettable jeune homme en riait et disait Ă ceux qui l'accompagnĂšrent de Fontainebleau Ă Paris, qu'aussitĂÂŽt arrivĂ© devant le magistrat son innocence serait reconnue." - N'est-ce pas sauver tout?... demanda l'avocat-journaliste. - Vous avez raison, mon cher maĂtre. - Le Procureur-gĂ©nĂ©ral vous en saura grĂ© demain, rĂ©pliqua finement Massol. Ainsi, comme on le voit, les plus grands Ă©vĂ©nements de la vie sont traduits par de petits Faits-Paris plus ou moins vrais. Il en est ainsi de beaucoup de choses beaucoup plus augustes que celles-ci. Maintenant, pour le plus grand nombre, comme pour les gens d'Ă©lite, peut-ĂÂȘtre cette Etude ne semble-t-elle pas entiĂšrement finie par la mort d'Esther et de Lucien; peut-ĂÂȘtre Jacques Collin, Asie, Europe et Paccard, malgrĂ© l'infamie de leurs existences, intĂ©ressent-ils assez pour qu'on veuille savoir quelle a Ă©tĂ© leur fin. Ce dernier acte du drame peut d'ailleurs complĂ©ter la peinture de moeurs que comporte cette Etude et donne la solution des divers intĂ©rĂÂȘts en suspens que la vie de Lucien avait si singuliĂšrement enchevĂÂȘtrĂ©s, en mĂÂȘlant quelques-unes des ignobles figures du Bagne Ă celles des plus hauts personnages. QuatriĂšme partie. La derniĂšre incarnation de Vautrin Les deux robes Qu'y a-t-il, Madeleine, dit madame Camusot en voyant entrer chez elle sa femme de chambre avec cet air que savent prendre les gens dans les circonstances critiques. - Madame, rĂ©pondit Madeleine, monsieur vient de rentrer du Palais; mais il a la figure si bouleversĂ©e, et il se trouve dans un tel Ă©tat, que madame ferait peut-ĂÂȘtre mieux de l'aller voir dans son cabinet. - A-t-il dit quelque chose? demanda madame Camusot. - Non, madame; mais nous n'avons jamais vu pareille figure Ă monsieur, on dirait qu'il va commencer une maladie; il est jaune, il paraĂt ĂÂȘtre en dĂ©composition, et... Sans attendre la fin de la phrase, madame Camusot s'Ă©lança hors de sa chambre et courut chez son mari. Elle aperçut le juge d'instruction assis dans un fauteuil, les jambes allongĂ©es, la tĂÂȘte appuyĂ©e au dossier, les mains pendante, le visage pĂÂąle, les yeux hĂ©bĂ©tĂ©s, absolument comme s'il allait tomber en dĂ©faillance. - Qu'as-tu, mon ami? dit la jeune femme effrayĂ©e. - Ah! ma pauvre AmĂ©lie, il est arrivĂ© le plus funeste Ă©vĂ©nement... J'en tremble encore. Figure-toi que le Procureur-gĂ©nĂ©ral... Non, que madame de SĂ©risy... que... je ne sais par oĂÂč commencer... - Commence par la fin!... dit madame Camusot. - Eh! bien, au moment oĂÂč, dans la Chambre du conseil de la PremiĂšre, monsieur Popinot avait mis la derniĂšre signature nĂ©cessaire au bas du jugement de non-lieu rendu sur mon rapport qui mettait en libertĂ© Lucien de RubemprĂ©. Enfin, tout Ă©tait fini! le greffier emportait le plumitif; j'allais ĂÂȘtre quitte de cette affaire... VoilĂ le prĂ©sident du tribunal qui entre et qui examine le jugement - Vous Ă©largissez un mort, me dit-il d'un air froidement railleur; ce jeune homme est allĂ©, selon l'expression de M. de Bonald, devant son juge naturel. Il a succombĂ© Ă l'apoplexie foudroyante... Je respirais en croyant Ă un accident. - Si je comprends, monsieur le prĂ©sident, a dit monsieur Popinot, il s'agirait alors de l'apoplexie de Pichegru... - Messieurs, a repris le prĂ©sident de son air grave, sachez que, pour tout le monde, le jeune Lucien de RubemprĂ© sera mort de la rupture d'un anĂ©vrisme. Nous nous sommes tous entre-regardĂ©s. - De grands personnages sont mĂÂȘlĂ©s Ă cette dĂ©plorable affaire, a dit le prĂ©sident. Dieu veuille, dans votre intĂ©rĂÂȘt, monsieur Camusot, quoique vous n'ayez fait que votre devoir, que madame de SĂ©risy ne reste pas folle du coup qu'elle a reçu! on l'emporte quasi morte. Je viens de rencontrer notre Procureur-gĂ©nĂ©ral dans un Ă©tat de dĂ©sespoir qui m'a fait mal. Vous avez donnĂ© Ă gauche, mon cher Camusot! a-t-il ajoutĂ© en me parlant Ă l'oreille. Non, ma chĂšre amie, en sortant, c'est Ă peine si je pouvais marcher. Mes jambes tremblaient tant, que je n'ai pas osĂ© me hasarder dans la rue, et je suis allĂ© me reposer dans mon cabinet. Coquart, qui rangeait le dossier de cette malheureuse instruction, m'a racontĂ© qu'une belle dame avait pris la Conciergerie d'assaut, qu'elle avait voulu sauver la vie Ă Lucien de qui elle est folle, et qu'elle s'Ă©tait Ă©vanouie en le trouvant pendu par sa cravate Ă la croisĂ©e de la pistole. L'idĂ©e que la maniĂšre dont j'ai interrogĂ© ce malheureux jeune homme, qui, d'ailleurs, entre nous, Ă©tait parfaitement coupable, a pu causer son suicide, m'a poursuivi depuis que j'ai quittĂ© le Palais, et je suis toujours prĂšs de m'Ă©vanouir... - Eh! bien, ne vas-tu pas te croire un assassin, parce qu'un prĂ©venu se pend dans sa prison au moment oĂÂč tu l'allais Ă©largir?... s'Ă©cria madame Camusot. Mais un juge d'instruction est alors comme un gĂ©nĂ©ral qui a un cheval tuĂ© sous lui!... VoilĂ tout. - Ces comparaisons, ma chĂšre, sont tout au plus bonnes pour plaisanter, et la plaisanterie est hors de saison ici. Le mort saisit le vif dans ce cas-lĂ . Lucien emporte nos espĂ©rances dans son cercueil. - Vraiment?... dit madame Camusot d'un air profondĂ©ment ironique. - Oui, ma carriĂšre est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. Monsieur de Granville Ă©tait, avant ce fatal Ă©vĂ©nement, dĂ©jĂ fort mĂ©content de la tournure que prenait l'instruction; mais son mot Ă notre prĂ©sident me prouve que, tant que monsieur de Granville sera procureur-gĂ©nĂ©ral, je n'avancerai jamais! Avancer! voilĂ le mot terrible, l'idĂ©e qui, de nos jours, change le magistrat en fonctionnaire. Autrefois le magistrat Ă©tait sur-le-champ tout ce qu'il devait ĂÂȘtre. Les trois ou quatre mortiers des prĂ©sidences de chambre suffisaient aux ambitions dans chaque parlement. Une charge de conseiller contentait un de Brosses comme un MolĂ©, Ă Dijon comme Ă Paris. Cette charge, une fortune dĂ©jĂ , voulait une grande fortune pour ĂÂȘtre bien portĂ©e. A Paris, en dehors du Parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu'Ă trois existences supĂ©rieures le contrĂÂŽle gĂ©nĂ©ral, les sceaux ou la simarre de chancelier. Au-dessous des parlements, dans la sphĂšre infĂ©rieure, un lieutenant de prĂ©sidial se trouvait ĂÂȘtre un assez grand personnage pour qu'il fĂ»t heureux de rester toute sa vie sur son siĂšge. Comparez la position d'un conseiller Ă la cour royale de Paris, qui n'a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, Ă celle d'un conseiller au parlement en 1729. Grande est la diffĂ©rence! Aujourd'hui, oĂÂč l'on fait de l'argent la garantie sociale universelle, on a dispensĂ© les magistrats de possĂ©der, comme autrefois, de grandes fortunes; aussi les voit-on dĂ©putĂ©s, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, Ă la fois juges et lĂ©gislateurs, allant emprunter de l'importance Ă des positions autres que celle d'oĂÂč devrait venir tout leur Ă©clat. Enfin, les magistrats pensent Ă se distinguer pour avancer, comme on avance dans l'armĂ©e ou dans l'administration. Cette pensĂ©e, si elle n'altĂšre pas l'indĂ©pendance du magistrat, est trop connue et trop naturelle, on en voit trop d'effets, pour que la magistrature ne perde pas de sa majestĂ© dans l'opinion publique. Le traitement payĂ© par l'Etat fait du prĂÂȘtre et du magistrat, des employĂ©s. Les grades Ă gagner dĂ©veloppent l'ambition; l'ambition engendre une complaisance envers le pouvoir; puis l'Ă©galitĂ© moderne met le justiciable et le juge sur la mĂÂȘme feuille du parquet social. Ainsi les deux colonnes de tout ordre social, la Religion et la Justice, se sont amoindries au XIXe siĂšcle, oĂÂč l'on se prĂ©tend en progrĂšs sur toute chose. - Et pourquoi n'avancerais-tu pas? dit AmĂ©lie Camusot. Elle regarda son mari d'un air railleur, en sentant la nĂ©cessitĂ© de rendre de l'Ă©nergie Ă l'homme qui portait son ambition, et de qui elle jouait comme d'un instrument. - Pourquoi dĂ©sespĂ©rer? reprit-elle en faisant un geste qui peignit bien son insouciance quant Ă la mort du prĂ©venu. Ce suicide va rendre heureuses les deux ennemies de Lucien, madame d'Espard et sa cousine, la comtesse ChĂÂątelet. Madame d'Espard est au mieux avec le Garde-des-sceaux; et, par elle, tu peux obtenir une audience de Sa Grandeur, oĂÂč tu lui diras le secret de cette affaire. Or, si le ministre de la justice est pour toi, qu'as-tu donc Ă craindre de ton prĂ©sident et du Procureur-gĂ©nĂ©ral? - Mais monsieur et madame de SĂ©risy!... s'Ă©cria le pauvre juge. Madame de SĂ©risy, je te le rĂ©pĂšte, est folle! et folle par ma faute, dit-on! - Eh! si elle est folle, juge sans jugement, s'Ă©cria madame Camusot en riant, elle ne pourra pas te nuire! Voyons, raconte-moi toutes les circonstances de la journĂ©e. - Mon Dieu, rĂ©pondit Camusot, au moment oĂÂč j'avais confessĂ© ce malheureux jeune homme et oĂÂč il venait de dĂ©clarer que ce soi-disant prĂÂȘtre espagnol est bien Jacques Collin, la duchesse de Maufrigneuse et madame de SĂ©risy m'ont envoyĂ©, par un valet de chambre, un petit mot oĂÂč elles me priaient de ne pas l'interroger. Tout Ă©tait consommĂ©... - Mais, tu as donc perdu la tĂÂȘte! dit AmĂ©lie; car, sĂ»r comme tu l'es de ton commis greffier, tu pouvais alors faire revenir Lucien, le rassurer adroitement, et corriger ton interrogatoire! - Mais tu es comme madame de SĂ©risy, tu te moques de la justice! dit Camusot incapable de se jouer de sa profession. Madame de SĂ©risy a pris mes procĂšs-verbaux et les a jetĂ©s au feu! - En voilĂ une femme! bravo! s'Ă©cria madame Camusot. - Madame de SĂ©risy m'a dit qu'elle ferait sauter le Palais plutĂÂŽt que de laisser un jeune homme, qui avait eu les bonnes grĂÂąces de la duchesse de Maufrigneuse et les siennes, aller sur les bancs de la Cour d'assises en compagnie d'un forçat!... - Mais, Camusot, dit AmĂ©lie, en ne pouvant pas retenir un sourire de supĂ©rioritĂ©, ta position est superbe... - Ah! oui, superbe! - Tu as fait ton devoir... - Mais malheureusement, et malgrĂ© l'avis jĂ©suitique de monsieur de Granville, qui m'a rencontrĂ© sur le quai Malaquais... - Ce matin? - Ce matin! - A quelle heure? - A neuf heures. - Oh! Camusot! dit AmĂ©lie en joignant les mains et les tordant, moi qui ne cesse de te rĂ©pĂ©ter de prendre garde Ă tout... Mon Dieu, ce n'est pas un homme, c'est une charrette de moellons que je traĂne!.. Mais, Camusot, ton procureur-gĂ©nĂ©ral t'attendait au passage, il a dĂ» te faire des recommandations. - Mais oui... - Et tu ne l'as pas compris! Si tu es sourd, tu resteras toute ta vie juge d'instruction sans aucune espĂšce d'instruction. Aie donc l'esprit de m'Ă©couter! dit-elle en faisant taire son mari qui voulut rĂ©pondre. Tu crois l'affaire finie? dit AmĂ©lie. Camusot regarda sa femme de l'air qu'ont les paysans devant un charlatan. Projets d'AmĂ©lie - Si la duchesse de Maufrigneuse et la comtesse de SĂ©risy sont compromises, tu dois les avoir toutes les deux pour protectrices, reprit AmĂ©lie. Voyons? madame d'Espard obtiendra pour toi du Garde-des-sceaux une audience oĂÂč tu lui donneras le secret de l'affaire, et il en amusera le Roi; car tous les souverains aiment Ă connaĂtre l'envers des tapisseries, et savoir les vĂ©ritables motifs des Ă©vĂ©nements que le public regarde passer bouche bĂ©ante. DĂšs lors, ni le Procureur-gĂ©nĂ©ral, ni monsieur de SĂ©risy ne seront plus Ă craindre... - Quel trĂ©sor qu'une femme comme toi! s'Ă©cria le juge en reprenant courage. AprĂšs tout, j'ai dĂ©busquĂ© Jacques Collin, je vais l'envoyer rendre ses comptes en Cour d'assises, je dĂ©voilerai ses crimes. C'est une victoire dans la carriĂšre d'un juge d'instruction qu'un pareil procĂšs... - Camusot, reprit AmĂ©lie en voyant avec plaisir son mari revenu de la prostration morale et physique oĂÂč l'avait jetĂ© le suicide de Lucien de RubemprĂ©, le prĂ©sident t'a dit tout Ă l'heure que tu avais donnĂ© Ă gauche; mais ici tu donnes trop Ă droite... Tu te fourvoies encore, mon ami! Le juge d'instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupĂ©faction. - Le Roi, le Garde-des-sceaux pourront ĂÂȘtre trĂšs contents d'apprendre le secret de cette affaire, et tout Ă la fois trĂšs fĂÂąchĂ©s de voir des avocats de l'opinion libĂ©rale traĂnant Ă la barre de l'opinion et de la Cour d'assises, par leurs plaidoiries, des personnages aussi importants que les SĂ©risy, les Maufrigneuse et les Grandlieu, enfin tout ceux qui sont mĂÂȘlĂ©s directement ou indirectement Ă ce procĂšs. - ils y sont fourrĂ©s tous!.. Je les tiens? s'Ă©cria Camusot. Le juge, qui se leva, marcha par son cabinet, Ă la façon de Sganarelle sur le thĂ©ĂÂątre quand il cherche Ă sortir d'un mauvais pas. - Ecoute, AmĂ©lie! reprit-il en se posant devant sa femme, il me revient Ă l'esprit une circonstance, en apparence, minime, et qui, dans la situation oĂÂč je suis, est d'un intĂ©rĂÂȘt capital. Figure-toi, ma chĂšre amie, que ce Jacques Collin est un colosse de ruse, de dissimulation, de rouerie... un homme d'une profondeur... Oh! c'est... quoi?... le Cromwell du bagne!... Je n'ai jamais rencontrĂ© pareil scĂ©lĂ©rat, il m'a presque attrapĂ©!... Mais, en instruction criminelle, un bout de fil qui passe vous fait trouver un peloton avec lequel on se promĂšne dans le labyrinthe des consciences les plus tĂ©nĂ©breuses, ou des faits les plus obscurs. Lorsque Jacques Collin m'a vu feuilletant les lettres saisies au domicile de Lucien de RubemprĂ©, mon drĂÂŽle y a jetĂ© le coup d'oeil d'un homme qui voulait voir si quelque autre paquet ne s'y trouvait pas, et il a laissĂ© Ă©chapper un mouvement de satisfaction visible. Ce regard de voleur Ă©valuant un trĂ©sor, ce geste de prĂ©venu qui se dit "J'ai mes armes", m'ont fait comprendre un monde de choses. Il n'y a que vous autres femmes qui puissiez, comme nous et les prĂ©venus, lancer, dans une oeillade Ă©changĂ©e, des scĂšnes entiĂšres oĂÂč se rĂ©vĂšlent des tromperies compliquĂ©es comme des serrures de sĂ»retĂ©. On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde! C'est effrayant, c'est la vie ou la mort, dans un clin d'oeil. Le gaillard a d'autres lettres entre les mains! ai-je pensĂ©. Puis les mille autres dĂ©tails de l'affaire m'ont prĂ©occupĂ©. J'ai nĂ©gligĂ© cet incident, car je croyais avoir Ă confronter mes prĂ©venus et pouvoir Ă©claircir plus tard ce point de l'instruction. Mais regardons comme certain que Jacques Collin a mis en lieu sĂ»r, selon l'habitude de ces misĂ©rables, les lettres les plus compromettantes de la correspondance du beau jeune homme adorĂ© de tant de... - Et tu trembles, Camusot! Tu seras prĂ©sident de chambre Ă la Cour royale, bien plus tĂÂŽt que je ne le croyais!... s'Ă©cria madame Camusot, dont la figure rayonna. Voyons! il faut te conduire de maniĂšre Ă contenter tout le monde, car l'affaire devient si grave qu'elle pourrait bien nous ĂÂȘtre VOLEE!... N'a-t-on pas ĂÂŽtĂ© des mains de Popinot, pour te la confier, la procĂ©dure, dans le procĂšs en interdiction intentĂ© par madame et monsieur d'Espard! dit-elle pour rĂ©pondre Ă un geste d'Ă©tonnement que fit Camusot. Eh! bien, le Procureur-gĂ©nĂ©ral qui prend un intĂ©rĂÂȘt si vif Ă l'honneur de monsieur et de madame de SĂ©risy, ne peut-il pas Ă©voquer l'affaire Ă la Cour royale et faire commettre un conseiller Ă lui pour l'instruire Ă nouveau?... - Ah çà ! ma chĂšre, oĂÂč donc as-tu fait ton droit criminel? s'Ă©cria Camusot. Tu sais tout, tu es mon maĂtre... - Comment! tu crois que demain matin monsieur de Granville ne sera pas effrayĂ© de la plaidoirie probable d'un avocat libĂ©ral que ce Jacques Collin saura bien trouver; car on viendra lui proposer de l'argent pour ĂÂȘtre son dĂ©fenseur!... Ces dames connaissent leur danger aussi bien, pour ne pas dire mieux, que tu ne le connais; elles en instruiront le Procureur-gĂ©nĂ©ral, qui, dĂ©jĂ , voit ces familles traĂnĂ©es bien prĂšs du banc des accusĂ©s, par suite du mariage de ce forçat avec Lucien de RubemprĂ©, fiancĂ© de mademoiselle de Grandlieu, Lucien, amant d'Esther, ancien amant de la duchesse de Maufrigneuse, le chĂ©ri de madame de SĂ©risy. Tu dois donc manoeuvrer de maniĂšre Ă te concilier l'affection de ton procureur-gĂ©nĂ©ral, la reconnaissance de monsieur de SĂ©risy, celle de la marquise d'Espard, de la comtesse ChĂÂątelet, Ă corroborer la protection de madame de Maufrigneuse par celle de la maison de Grandlieu, et Ă te faire adresser des compliments par ton prĂ©sident. Moi, je me charge de mesdames d'Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieut. Toi, tu dois aller demain matin chez le Procureur-gĂ©nĂ©ral. Monsieur de Granville est un homme qui ne vit pas avec sa femme, il a eu pour maĂtresse, pendant une dizaine d'annĂ©es, une mademoiselle de Bellefeuille, qui lui a donnĂ© des enfants adultĂ©rins, n'est-ce pas? Eh bien, ce magistrat-lĂ n'est pas un saint, c'est un homme tout comme un autre; on peut le sĂ©duire, il donne prise sur lui par quelque endroit, il faut dĂ©couvrir son faible, le flatter; dernande-lui des conseils, fais-lui voir le danger de l'affaire; enfin, tĂÂąchez de vous compromettre de compagnie, et tu seras... - Non; je devrais baiser la marque de tes pas, dit Camusot en interrompant sa femme, la prenant par la taille et la serrant sur son coeur. AmĂ©lie! tu me sauves! - C'est moi qui t'ai remorquĂ© d'Alençon Ă Mantes, et de Mantes au tribunal de la Seine, rĂ©pondit AmĂ©lie. Eh! bien, sois tranquille!... je veux qu'on m'appelle madame la prĂ©sidente dans cinq ans d'ici; mais, mon chat, pense donc toujours pendant longtemps avant de prendre des rĂ©solutions. Le mĂ©tier de juge n'est pas celui d'un sapeur-pompier, le feu n'est jamais Ă vos papiers, vous avez le temps de rĂ©flĂ©chir; aussi, dans vos places, les sottises sont-elles inexcusables... - La force de ma position est tout entiĂšre dans l'identitĂ© du faux prĂÂȘtre espagnol avec Jacques Collin, reprit le juge aprĂšs une longue pause. Une fois cette identitĂ© bien Ă©tablie, quand mĂÂȘme la Cour s'attribuerait la connaissance de ce procĂšs, ce sera toujours un fait acquis dont ne pourra se dĂ©barrasser aucun magistrat, juge ou conseiller. J'aurai imitĂ© les enfants qui attachent une ferraille Ă la queue d'un chat; la procĂ©dure, n'importe oĂÂč elle s'instruise, fera toujours sonner les fers de Jacques Collin. - Bravo! dit AmĂ©lie. - Et le Procureur-gĂ©nĂ©ral aimera mieux s'entendre avec moi, qui pourrais seul enlever cette Ă©pĂ©e de DamoclĂšs suspendue sur le coeur du faubourg Saint-Germain, qu'avec tout autre!...Mais tu ne sais pas combien il est difficile d'obtenir ce magnifique rĂ©sultat?... Le Procureur-gĂ©nĂ©ral et moi, tout Ă l'heure, dans son cabinet, nous sommes convenus d'accepter Jacques Collin pour ce qu'il se donne, pour un chanoine du chapitre de TolĂšde, pour Carlos Herrera; nous sommes convenus d'admettre sa qualitĂ© d'envoyĂ© diplomatique, et de le laisser rĂ©clamer par l'ambassade d'Espagne. C'est par suite de ce plan que j'ai fait le rapport qui met en libertĂ© Lucien de RubemprĂ©, que j'ai recommencĂ© les interrogatoires de mes prĂ©venus, en les rendant blancs comme neige. Demain, messieurs de Rastignac, Bianchon, et je ne sais qui encore, doivent ĂÂȘtre confrontĂ©s avec le soi-disant chanoine du chapitre royal de TolĂšde, ils ne reconnaĂtront pas en lui Jacques Collin, dont l'arrestation a eu lieu en leur prĂ©sence, il y a dix ans, dans une pension bourgeoise, oĂÂč ils l'ont connu sous le nom de Vautrin. Un moment de silence rĂ©gna pendant lequel madame Camusot rĂ©flĂ©chissait. - Es-tu sĂ»r que ton prĂ©venu soit Jacques Collin, demanda-t-elle. - SĂ»r, rĂ©pondit le juge, et le Procureur-gĂ©nĂ©ral aussi. - Eh! bien, tĂÂąche donc, sans laisser voir tes griffes de chat fourrĂ©, de susciter un Ă©clat au Palais-de-Justice! Si ton homme est encore au secret, va voir immĂ©diatement le directeur de la Conciergerie et fais en sorte que le forçat y soit publiquement reconnu. Au lieu d'imiter les enfants, imite les ministres de la police dans les pays absolus, qui inventent des conspirations contre le souverain pour se donner le mĂ©rite de les avoir dĂ©jouĂ©es et se rendre nĂ©cessaires; mets trois familles en danger pour avoir la gloire de les sauvera. - Ah! quel bonheur! s'Ă©cria Camusot. J'ai la tĂÂȘte si troublĂ©e que je ne me souvenais plus de cette circonstance. L'ordre de mettre Jacques Collin Ă la pistole a Ă©tĂ© portĂ© par Coquart Ă monsieur Gault, le directeur de la Conciergerie. Or, par les soins de Bibi-Lupin, l'ennemi de Jacques Collin, on a transfĂ©rĂ© de la Force Ă la Conciergerie trois criminels qui le connaissent; et, s'il descend demain matin au prĂ©au, l'on s'attend Ă des scĂšnes terribles... - Et pourquoi? - Jacques Collin, ma chĂšre, est le dĂ©positaire des fortunes que possĂšdent les bagnes et qui se montent Ă des sommes considĂ©rables; or, il les a, dit-on, dissipĂ©es pour entretenir le luxe de feu Lucien, et on va lui demander des comptes. Ce sera, m'a dit Bibi-Lupin, une tuerie qui nĂ©cessitera l'intervention des surveillants, et le secret sera dĂ©couvert. Il y va de la vie de Jacques Collin. Or, en me rendant au Palais de bonne heure, je pourrai dresser procĂšs-verbal de l'identitĂ©. - Ah! si ses commettants te dĂ©barrassaient de lui! tu serais regardĂ© comme un homme bien capable! Ne va pas chez monsieur de Granville, attends-le Ă son parquet avec cette arme formidable! C'est un canon chargĂ© sur les trois plus considĂ©rables familles de la Cour et de la Pairie. Sois hardi, propose Ă monsieur de Granville de vous dĂ©barrasser de Jacques Collin en le tranfĂ©rant Ă la Force, oĂÂč les forçats savent se dĂ©barrasser de leurs dĂ©nonciateurs. J'irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mĂšnera chez les Grandlieu. Peut-ĂÂȘtre verrai-je aussi monsieur de SĂ©risy. Fie-toi Ă moi pour sonner l'alarme partout. Ecris-moi surtout un petit mot convenu pour que je sache si le prĂÂȘtre espagnol est judiciairement reconnu pour ĂÂȘtre Jacques Collin. Arrange-toi pour quitter le Palais Ă deux heures, je t'aurai fait obtenir une audience particuliĂšre du Garde-des-sceaux peut-ĂÂȘtre sera-t-il chez la marquise d'Espard. Camusot restait plantĂ© sur ses jambes dans une admiration qui fit sourire la fine ArnĂ©lie. - Allons, viens dĂner, et sois gai, dit-elle en terminant. Vois! nous ne sommes Ă Paris que depuis deux ans, et te voilĂ en passe de devenir conseiller avant la fin de l'annĂ©e... De lĂ , mon chat, Ă la prĂ©sidence d'une chambre Ă la cour, il n'y aura pas d'autre distance qu'un service rendu dans quelque affaire politique. Cette dĂ©libĂ©ration secrĂšte montre Ă quel point les actions et les moindres paroles de Jacques Collin, dernier personnage de cette Ă©tude, intĂ©ressaient l'honneur des familles au sein desquelles il avait placĂ© son dĂ©funt protĂ©gĂ©. Observation magnĂ©tique La mort de Lucien et l'invasion Ă la Conciergerie de la comtesse de SĂ©risy venaient de produire un si grand trouble dans les rouages de la machine, que le directeur avait oubliĂ© de lever le secret du prĂ©tendu prĂÂȘtre espagnol. Quoiqu'il y en ait plus d'un exemple dans les annales judiciaires, la mort d'un prĂ©venu pendant le cours de l'instruction d'un procĂšs, est un Ă©vĂ©nement assez rare pour que les surveillants, le greffier et le directeur fussent sortis du calme dans lequel ils fonctionnent. NĂ©anmoins, pour eux, le grand Ă©vĂ©nement n'Ă©tait pas ce beau jeune homme devenu si promptement un cadavre, mais bien la rupture de la barre en fer forgĂ© de la premiĂšre grille du guichet par les dĂ©licates mains d'une femme du monde. Aussi, directeur, greffier et surveillants, dĂšs que le Procureur-gĂ©nĂ©ral, le comte Octave de Bauvan, furent partis dans la voiture du comte de SĂ©risy, en emmenant sa femme Ă©vanouie, se groupĂšrent-ils au guichet en reconduisant monsieur Lebrun, le mĂ©decin de la prison, appelĂ© pour constater la mort de Lucien et s'en entendre avec le mĂ©decin des morts de l'arrondissement oĂÂč demeurait cet infortunĂ© jeune homme. On nomme Ă Paris mĂ©decin des morts le docteur chargĂ©, dans chaque mairie, d'aller vĂ©rifier le dĂ©cĂšs et d'en examiner les causes. Avec ce coup d'oeil rapide qui le distinguait, monsieur de Granville avait jugĂ© nĂ©cessaire, pour l'honneur des familles compromises, de faire dresser l'acte de dĂ©cĂšs de Lucien, Ă la mairie dont dĂ©pend le quai Malaquais, oĂÂč demeurait le dĂ©funt, et de le conduite de son domicile Ă l'Ă©glise Saint-Germain-des-PrĂ©s, oĂÂč le service funĂšbre allait avoir lieu. Monsieur de Chargeboeuf, secrĂ©taire de monsieur de Granville, mandĂ© par lui, reçut des ordres Ă cet Ă©gard. La translation de Lucien devait ĂÂȘtre opĂ©rĂ©e pendant la nuit. Le jeune secrĂ©taire Ă©tait chargĂ© de s'entendre immĂ©diatement avec la mairie, avec la paroisse et l'administration des pompes funĂšbres. Ainsi, pour le monde, Lucien serait mort libre et chez lui, son convoi partirait de chez lui, ses amis seraient convoquĂ©s chez lui pour la cĂ©rĂ©monie. Donc, au moment oĂÂč Camusot, l'esprit en repos, se mettait Ă table avec son ambitieuse moitiĂ©, le directeur de la Conciergerie et monsieur Lebrun, mĂ©decin des prisons, Ă©taient en dehors du guichet, dĂ©plorant la fragilitĂ© des barres de fer et la force des femmes amoureuses. - On ne sait pas, disait le docteur Ă monsieur Gault en le quittant, tout ce qu'il y a de puissance nerveuse dans l'homme surexcitĂ© par la passion! La dynamique et les mathĂ©matiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-lĂ . Tenez, hier, j'ai Ă©tĂ© tĂ©moin d'une expĂ©rience qui m'a fait frĂ©mir et qui rend compte du terrible pouvoir physique dĂ©ployĂ© tout Ă l'heure par cette petite dame. - Contez-moi cela, dit monsieur Gault, car j'ai la faiblesse de m'intĂ©resser au magnĂ©tisme, sans y croire, mais il m'intrigue. - Un mĂ©decin magnĂ©tiseur, car il y a des gens parmi nous qui croient au magnĂ©tisme, reprit le docteur Lebrun, m'a proposĂ© d'expĂ©rimenter sur moi-mĂÂȘme un phĂ©nomĂšne qu'il me dĂ©crivait et duquel je doutais. Curieux de voir par moi-mĂÂȘme une des Ă©tranges crises nerveuses par lesquelles on prouve l'existence du magnĂ©tisme, je consentis! Voici le fait. Je voudrais bien savoir ce que dirait notre AcadĂ©mie de mĂ©decine si l'on soumettait, l'un aprĂšs l'autre, ses membres Ă cette action qui ne laisse aucune Ă©chappatoire Ă l'incrĂ©dulitĂ©. Mon vieil ami... Ce mĂ©decin, dit le docteur Lebrun en ouvrant une parenthĂšse, est un vieillard persĂ©cutĂ© pour ses opinions par la FacultĂ©, depuis Mesmer; il a soixante-dix ou douze ans, et se nomme Bouvard. C'est aujourd'hui le patriarche de la doctrine du magnĂ©tisme animal. Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon Ă©tat. Donc le vieux et respectable Bouvard me proposait de me prouver que la force nerveuse mise en action par le magnĂ©tiseur Ă©tait non pas infinie, car l'homme est soumis Ă des lois dĂ©terminĂ©es, mais qu'elle procĂ©dait comme les forces de la nature dont les principes absolus Ă©chappent Ă nos calculs. - Ainsi, me dit-il, si tu veux abandonner ton poignet au poignet d'une somnambule qui dans l'Ă©tat de veille ne te le presserait pas au-delĂ d'une certaine force apprĂ©ciable, tu reconnaĂtras que, dans l'Ă©tat si sottement nommĂ© somnambulique, ses doigts auront la facultĂ© d'agir comme des cisailles manoeuvrĂ©es par un serrurier! Eh! bien, monsieur, lorsque j'ai eu livrĂ© mon poignet Ă celui de la femme, non pas endormie, car Bouvard rĂ©prouve cette expression, mais isolĂ©e, et que le vieillard eut ordonnĂ© Ă cette femme de me presser indĂ©finiment et de toute sa force le poignet, j'ai priĂ© d'arrĂÂȘter au moment oĂÂč le sang allait jaillir du bout de mes doigts. Tenez! voyez le bracelet que je porterai pendant plus de trois mois? - Diable! dit monsieur Gault en regardant une ecchymose circulaire qui ressemblait Ă celle qu'eĂ»t produite une brĂ»lure. - Mon cher Gault, reprit le mĂ©decin, j'aurais eu ma chair prise dans un cercle de fer qu'un serrurier aurait vissĂ© par un Ă©crou, je n'aurais pas senti ce collier de mĂ©tal aussi durement que les doigts de cette femme; son poignet Ă©tait de l'acier inflexible, et j'ai la conviction qu'elle aurait pu me briser les os et me sĂ©parer la main du poignet. Cette pression, commencĂ©e d'abord d'une maniĂšre insensible, a continuĂ© sans relĂÂąche en ajoutant toujours une force nouvelle Ă la force de pression antĂ©rieure; enfin un tourniquet ne se serait pas mieux comportĂ© que cette main changĂ©e en un appareil de torture. Il me paraĂt donc prouvĂ© que, sous l'empire de la passion qui est la volontĂ© ramassĂ©e sur un point et arrivĂ©e Ă des quantitĂ©s de force animale incalculables, comme le sont toutes les diffĂ©rentes espĂšces de puissances Ă©lectriques, l'homme peut apporter sa vitalitĂ© tout entiĂšre, soit pour l'attaque, soit pour la rĂ©sistance, dans tel ou tel de ses organes... Cette petite dame avait, sous la pression de son dĂ©sespoir, envoyĂ© sa puissance vitale dans ses poignets. - Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgĂ©... dit le chef des surveillants en hochant la tĂÂȘte. - Il y avait une paille! fit observer monsieur Gault. - Moi, reprit le mĂ©decin, je n'ose plus assigner de limites Ă la force nerveuse. C'est d'ailleurs ainsi que les mĂšres, pour sauver leurs enfants, magnĂ©tisent des lions, descendent dans un incendie, le long des corniches oĂÂč les chats se tiendraient Ă peine, et supportent les tortures de certains accouchements. LĂ est le secret des tentatives des prisonniers et des forçats pour recouvrer la libertĂ©... On ne connaĂt pas encore la portĂ©e des forces vitales, elles tiennent Ă la puissance mĂÂȘme de la nature, et nous les puisons Ă des rĂ©servoirs inconnus! - Monsieur, vint dire tout bas un surveillant Ă l'oreille du directeur qui reconduisait le docteur Lebrun Ă la grille extĂ©rieure de la Conciergerie, le Secret numĂ©ro deux se dit malade et rĂ©clame le mĂ©decin; il se prĂ©tend Ă la mort, ajouta le surveillant. - Vraiment? dit le directeur. - Mais il rĂÂąle! rĂ©pliqua le surveillant. - Il est cinq heures, rĂ©pondit le docteur, je n'ai pas dĂnĂ©... Mais aprĂšs tout, me voilĂ tout portĂ©, voyons, allons... L'homme au secret - Le Secret numĂ©ro deux est prĂ©cisĂ©ment le prĂÂȘtre espagnol soupçonnĂ© d'ĂÂȘtre Jacques Collin, dit monsieur Gault au mĂ©decin, et l'un des prĂ©venus dans le procĂšs oĂÂč ce pauvre jeune homme Ă©tait impliquĂ©... - Je l'ai dĂ©jĂ vu ce matin, rĂ©pondit le docteur. Monsieur Camusot m'a mandĂ© pour constater l'Ă©tat sanitaire de ce gaillard-lĂ , qui, soit dit entre nous, se porte Ă merveille et qui de plus ferait fortune Ă poser pour les Hercules dans les troupes de saltimbanques. - Il peut vouloir se tuer aussi, dit monsieur Gault. Donnons un coup de pied aux secrets tous deux, car je dois ĂÂȘtre lĂ , ne fĂ»t-ce que pour le transfĂ©rer Ă la pistole. Monsieur Camusot a levĂ© le secret pour ce singulier anonyme... Jacques Collin, surnommĂ© Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et Ă qui maintenant il ne faut plus donner d'autre nom que le sien, se trouvait depuis le moment de sa rĂ©intĂ©gration au secret, d'aprĂšs l'ordre de Camusot, en proie Ă une anxiĂ©tĂ© qu'il n'avait jamais connue pendant sa vie marquĂ©e par tant de crimes, par trois Ă©vasions du bagne et par deux condamnations en Cour d'assises. Cet homme, en qui se rĂ©sument la vie, les forces, l'esprit, les passions du bagne, et qui vous en prĂ©sente la plus haute expression, n'est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami? Condamnable, infĂÂąme et horrible de tant de cĂÂŽtĂ©s, ce dĂ©vouement absolu Ă son idole le rend si vĂ©ritablement intĂ©ressant, que cette Ă©tude, dĂ©jĂ si considĂ©rable, paraĂtrait inachevĂ©e, Ă©courtĂ©e, si le dĂ©noĂ»ment de cette vie criminelle n'accompagnait pas la fin de Lucien de RubemprĂ©. Le petit Ă©pagneul mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra! Dans la vie rĂ©elle, dans la sociĂ©tĂ©, les faits s'enchaĂnent si fatalement Ă d'autres faits, qu'ils ne vont pas les uns sans les autres. L'eau du fleuve forme une espĂšce de plancher liquide; il n'est pas un flot, si mutinĂ© qu'il soit, Ă quelque hauteur qu'il s'Ă©lĂšve, dont la puissante gerbe ne s'efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapiditĂ© de son cours que les rĂ©bellions des gouffres qui marchent avec elle. De mĂÂȘme qu'on regarde l'eau couler en y voyant de confuses images, peut-ĂÂȘtre dĂ©sirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommĂ© Vautrin? voir Ă quelle distance ira s'abĂmer le flot rebelle, comment finira la destinĂ©e de cet homme vraiment diabolique, mais rattachĂ© par l'amour Ă l'humanitĂ©? tant ce principe cĂ©leste pĂ©rit difficilement dans les coeurs les plus gangrenĂ©s! L'ignoble forçat en matĂ©rialisant le poĂšme caressĂ© par tant de poĂštes, par Moore, par lord Byron, par Mathurin, par Canalis un dĂ©mon possĂ©dant un ange attirĂ© dans son enfer pour le rafraĂchir d'une rosĂ©e dĂ©robĂ©e au paradis, Jacques Collin, si l'on a bien pĂ©nĂ©trĂ© dans ce coeur de bronze, avait renoncĂ© Ă lui-mĂÂȘme depuis sept ans. Ses puissantes facultĂ©s, absorbĂ©es en Lucien, ne jouaient que pour Lucien; il jouissait de ses progrĂšs, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien Ă©tait son ĂÂąme visible. Trompe-la-Mort dĂnait chez les Grandlieu, se glissait dans le boudoir des grandes dames, aimait Esther par procuration. Enfin, il voyait en Lucien un Jacques Collin, beau, jeune, noble, arrivant au poste d'ambassadeur. Trompe-la-Mort avait rĂ©alisĂ© la superstition allemande DU DOUBLE par un phĂ©nomĂšne de paternitĂ© morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimĂ© vĂ©ritablement, qui ont senti leur ĂÂąme passĂ©e dans celle de l'homme aimĂ©, qui ont vĂ©cu de sa vie, noble ou infĂÂąme, heureuse ou malheureuse, obscure ou glorieuse, qui ont Ă©prouvĂ©, malgrĂ© les distances, du mal Ă leur jambe, s'il s'y faisait une blessure, qui ont senti qu'il se battait en duel, et qui, pour tout dire en un mot, n'ont pas eu besoin d'apprendre une infidĂ©litĂ© pour la savoir. Reconduit dans son cabanon, Jacques Collin se disait "On interroge le petit!" Et il frissonnait, lui qui tuait comme un ouvrier boit. - A-t-il pu voir ses maĂtresses? se demandait-il. Ma tante a-t-elle trouvĂ© ces damnĂ©es femelles? Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marchĂ©, ont-elles empĂÂȘchĂ© l'interrogatoire?... Lucien a-t-il reçu mes instructions?... Et si la fatalitĂ© veut qu'on l'interroge, comment se tiendra-t-il? Pauvre petit, c'est moi qui l'ai conduit lĂ ! C'est ce brigand de Paccard et cette fouine d'Europe qui causent tout ce grabuge, en chippant les sept cent cinquante mille francs de l'inscription donnĂ©e par Nucingen Ă Esther. Ces deux drĂÂŽles nous ont fait trĂ©bucher au dernier pas; mais ils paieront cher cette farce-lĂ ! Un jour de plus, et Lucien Ă©tait riche! il Ă©pousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n'avais plus Esther sur les bras. Lucien aimait trop cette fille, tandis qu'il n'eĂ»t jamais aimĂ© cette planche de salut, cette Clotilde... Ah! le petit aurait alors Ă©tĂ© tout Ă moi! Et dire que notre sort dĂ©pend d'un regard, d'une rougeur de Lucien devant ce Camusot, qui voit tout, qui ne manque pas de la finesse des juges! car nous avons Ă©changĂ©, lorsqu'il m'a montrĂ© les lettres, un regard par lequel nous nous sommes sondĂ©s mutuellement, et il a devinĂ© que je puis faire chanter les maĂtresses de Lucien!... Ce monologue dura trois heures. L'angoisse fut telle qu'elle eut raison de cette organisation de fer et de vitriol. Jacques Collin, dont le cerveau fut comme incendiĂ© par la folie, ressentit une soif si dĂ©vorante, qu'il Ă©puisa, sans s'en apercevoir, toute la provision d'eau contenue dans un des deux baquets qui forment, avec le lit en bois, tout le mobilier d'un secret. - S'il perd la tĂÂȘte, que deviendra-t-il? car ce cher enfant n'a pas la force de ThĂ©odore... se demanda-t-il en se couchant sur le lit de camp, semblable Ă celui d'un corps de garde. Un mot sur ce ThĂ©odore de qui se souvenait Jacques Collin en ce moment suprĂÂȘme. ThĂ©odore Calvi, jeune Corse, condamnĂ© Ă perpĂ©tuitĂ© pour onze meurtres, Ă l'ĂÂąge de dix-huit ans, grĂÂące Ă certaines protections achetĂ©es Ă prix d'or, avait Ă©tĂ© le compagnon de chaĂne de Jacques Collin, de 1819 Ă 1820. La derniĂšre Ă©vasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons il Ă©tait sorti dĂ©guisĂ© en gendarme et conduisant ThĂ©odore Calvi marchant Ă ses cĂÂŽtĂ©s en forçat, menĂ© chez le commissaire, cette superbe Ă©vasion avait eu lieu dans le port de Rochefort, oĂÂč les forçats meurent dru, et oĂÂč l'on espĂ©rait voir finir ces deux dangereux personnages. EvadĂ©s ensemble, ils avaient Ă©tĂ© forcĂ©s de se sĂ©parer par les hasards de leur fuite. ThĂ©odore, repris, avait Ă©tĂ© rĂ©intĂ©grĂ© au bagne. AprĂšs avoir gagnĂ© l'Espagne et s'y ĂÂȘtre transformĂ© en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse Ă Rochefort, lorsqu'il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le hĂ©ros des bandits et des macchis Ă qui Trompe-la-Mort devait de savoir l'italien, fut sacrifiĂ© naturellement Ă cette nouvelle idole. La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d'ailleurs belle et magnifique comme le soleil d'une journĂ©e d'Ă©tĂ©; tandis qu'avec ThĂ©odore, Jacques Collin n'apercevait plus d'autre dĂ©nouement que l'Ă©chafaud, aprĂšs une sĂ©rie de crimes indispensables. L'idĂ©e d'un malheur causĂ© par la faiblesse de Lucien, Ă qui le rĂ©gime du secret devait faire perdre la tĂÂȘte, prit des proportions Ă©normes dans l'esprit de Jacques Collin; et, en supposant la possibilitĂ© d'une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillĂ©s de larmes, phĂ©nomĂšne qui, depuis son enfance, ne s'Ă©tait pas produit une seule fois en lui. - Je dois avoir une fiĂšvre de cheval, se dit-il, et peut-ĂÂȘtre en faisant venir le mĂ©decin et lui proposant une somme considĂ©rable me mettrait-il en rapport avec Lucien. En ce moment le surveillant apporta le dĂner au prĂ©venu. - C'est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites Ă monsieur le directeur de cette prison de m'envoyer le mĂ©decin, je me trouve si mal que je crois ma derniĂšre heure arrivĂ©e. En entendant les sons gutturaux du rĂÂąle par lesquels le forçat accompagna sa phrase, le surveillant inclina la tĂÂȘte et partit. Jacques Collin s'accrocha furieusement Ă cette espĂ©rance; mais, quand il vit entrer dans son cabanon le docteur en compagnie du directeur, il regarda sa tentative comme avortĂ©e, et il attendit froidement l'effet de la visite, en tendant son pouls au mĂ©decin. - Monsieur a la fiĂšvre, dit le docteur Ă monsieur Gault; mais c'est la fiĂšvre que nous reconnaissons chez tous les prĂ©venus, et qui, dit-il Ă l'oreille du faux Espagnol, est toujours pour moi la preuve d'une criminalitĂ© quelconque. En ce moment, le directeur, Ă qui le Procureur-gĂ©nĂ©ral avait donnĂ© la lettre Ă©crite par Lucien Ă Jacques Collin pour la lui remettre, laissa le docteur et le prĂ©venu sous la garde du surveillant, et alla chercher cette lettre. - Monsieur, dit Jacques Collin au docteur en voyant le surveillant Ă la porte, et ne s'expliquant pas l'absence du directeur, je ne regarderais pas Ă trente mille francs pour pouvoir faire passer cinq lignes Ă Lucien de RubemprĂ©. - Je ne veux pas vous voler votre argent, dit le docteur Lebrun, personne au monde ne peut plus communiquer avec lui... - Personne? dit Jacques Collin stupĂ©fait, et pourquoi? - Mais il s'est pendu... Jamais tigre trouvant ses petits enlevĂ©s n'a frappĂ© les jungles de l'Inde d'un cri aussi Ă©pouvantable que le fut celui de Jacques Collin, qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brĂ»lant, comme l'Ă©clair de la foudre quand elle tombe; puis il s'affaissa sur son lit de camp en disant "Oh! mon fils!" - Pauvre homme! s'Ă©cria le mĂ©decin Ă©mu de ce terrible effort de la nature. En effet, cette explosion fut suivie d'une si complĂšte faiblesse, que ces mots "Oh! mon fils!" furent comme un murmure. - Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-lĂ ? demanda le surveillant. - Non, ce n'est pas possible! reprit Jacques Collin en se soulevant et regardant les deux tĂ©moins de cette scĂšne d'un oeil sans flamme ni chaleur. Vous vous trompez, ce n'est pas lui! Vous n'avez pas bien vu. L'on ne peut pas se pendre au secret! Voyez comment pourrais-je me pendre ici? Paris tout entier me rĂ©pond de cette vie-lĂ ! Dieu me la doit! Le surveillant et le mĂ©decin Ă©taient Ă leur tour stupĂ©faits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien Ă la main. A l'aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence mĂÂȘme de cette explosion de douleur, parut se calmer. - Voici une lettre que monsieur le Procureur-; gĂ©nĂ©ral m'a chargĂ© de vous donner, en permettant que vous l'eussiez non dĂ©cachetĂ©e, fit observer monsieur Gault. - C'est de Lucien... dit Jacques Collin. - Oui, monsieur. - N'est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme?... - Est mort, reprit le directeur. Quand mĂÂȘme monsieur le docteur se serait trouvĂ© ici, malheureusement il serait toujours arrivĂ© trop tard... Ce jeune homme est mort, lĂ ..., dans une des pistoles... - Puis-je le voir de mes yeux? demanda timidement Jacques Collin; laisserez-vous un pĂšre libre d'aller pleurer son fils? - Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j'ai l'ordre de vous transfĂ©rer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levĂ© pour vous, monsieur. Les yeux du prĂ©venu, dĂ©nuĂ©s de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au mĂ©decin; Jacques Collin les interrogeait, croyant Ă quelque piĂšge, et il hĂ©sitait Ă sortir. - Si vous voulez voir le corps, lui dit le mĂ©decin, vous n'avez pas de temps Ă perdre, on doit l'enlever cette nuit... - Si vous avez des enfants, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbĂ©cillitĂ©, j'y vois Ă peine clair... Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis... Vous n'ĂÂȘtes pĂšre, si vous l'ĂÂȘtes, que d'une maniĂšre;... je suis mĂšre, aussi!... Je... je suis fou... je le sens. Les adieux En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s'ouvrent que devant le directeur, il est possible d'aller en peu de temps des secrets aux pistoles. Ces deux rangĂ©es d'habitations sont sĂ©parĂ©es par un corridor souterrain formĂ© de deux gros murs qui soutiennent la voĂ»te sur laquelle repose la galerie du Palais-de-Justice, nommĂ©e la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, accompagnĂ© du surveillant qui le prit par le bras, prĂ©cĂ©dĂ© du directeur et suivi par le mĂ©decin, arriva-t-il en quelques minutes Ă la cellule oĂÂč gisait Lucien, qu'on avait mis sur le lit. A cet aspect, il tomba sur ce corps et s'y colla par une Ă©treinte dĂ©sespĂ©rĂ©e, dont la force et le mouvement passionnĂ© firent frĂ©mir les trois spectateurs de cette scĂšne. - VoilĂ , dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez!... cet homme va pĂ©trir ce corps, et vous ne savez pas ce qu'est un cadavre, c'est de la pierre... - Laissez-moi lĂ !... dit Jacques Collin d'une voix Ă©teinte, je n'ai pas longtemps Ă le voir, on va me l'enlever pour... Il s'arrĂÂȘta devant le mot enterrer. - Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant!... Ayez la bontĂ© de me couper vous-mĂÂȘme, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mĂšches de ses cheveux, car je ne le puis pas... - C'est bien son fils! dit le mĂ©decin. - Vous croyez? rĂ©pondit le directeur d'un air profond, qui jeta le mĂ©decin dans une courte rĂÂȘverie. Le directeur dit au surveillant de laisser le prĂ©venu dans cette cellule, et de couper quelques mĂšches de cheveux pour le prĂ©tendu pĂšre sur la tĂÂȘte du fils, avant qu'on vĂnt enlever le corps. A cinq heures et demie, au mois de mai, l'on peut facilement lire une lettre Ă la Conciergerie, malgrĂ© les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenĂÂȘtres. Jacques Collin Ă©pela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien. On ne connait pas d'homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace, en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapiditĂ© mortelle. Mais l'effet de ce froid terrible, et agissant comme un poison, est Ă peine comparable Ă celui que produit sur l'ĂÂąme la main raide et glacĂ©e d'un mort tenue ainsi, serrĂ©e ainsi. La Mort parle alors Ă la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments; car, en fait de sentiment, changer, n'est-ce pas mourir? En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet Ă©crit suprĂÂȘme paraĂtra ce qu'il fut pour cet homme, une coupe de poison. "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbĂ©, je n'ai reçu que des bienfaits de vous et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus lĂ pour me sauver. Vous m'aviez donnĂ© pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant Ă terre comme un bout de cigare, mais j'ai disposĂ© de vous sottement. Pour sortir d'embarras, sĂ©duit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adoptĂ©, s'est rangĂ© du cĂÂŽtĂ© de ceux qui veulent vous assassiner Ă tout prix, en voulant faire croire Ă une identitĂ© que je sais impossible entre vous et un scĂ©lĂ©rat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'ĂÂȘtre, il ne saurait y avoir de niaiseries Ă©changĂ©es au moment d'une sĂ©paration suprĂÂȘme. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez prĂ©cipitĂ© dans les abĂmes du suicide, voilĂ tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postĂ©ritĂ© de CaĂÂŻn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. CaĂÂŻn, dans le grand drame de l'HumanitĂ©, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continuĂ© de souffler le feu dont la premiĂšre Ă©tincelle avait Ă©tĂ© jetĂ©e sur Eve. Parmi les dĂ©mons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, Ă organisations vastes, qui rĂ©sument toutes les forces humaines, et qui ressemblent Ă ces fiĂ©vreux animaux du dĂ©sert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-lĂ sont dangereux dans la sociĂ©tĂ© comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pĂÂąture, ils dĂ©vorent les hommes vulgaires et broutent les Ă©cus des niais, leurs jeux sont si pĂ©rilleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces ĂÂȘtres mystĂ©rieux sont MoĂÂŻse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou NapolĂ©on; mais quand il laisse rouiller au fond de l'ocĂ©an d'une gĂ©nĂ©ration ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbĂ© Carlos Herrera. DouĂ©s d'un immense pouvoir sur les ĂÂąmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vĂ©nĂ©neuse aux riches couleurs qui fascinent les enfants dans les bois. C'est la poĂ©sie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n'en pas sortir. Tu rn'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tĂÂȘte des noeuds gordiens de ta politique, pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour rĂ©parer ma faute, je transmets au Procureur-gĂ©nĂ©ral une rĂ©tractation de mon interrogatoire; vous verrez Ă tirer parti de cette piĂšce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbĂ©, les sommes appartenant Ă votre Ordre, desquelles vous avez disposĂ© trĂšs imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portĂ©e. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez Ă©tĂ© plus que XimĂ©nĂšs, plus que Richelieu; vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'Ă©tais au bord de la Charente, aprĂšs vous avoir dĂ» les enchantements d'un rĂÂȘve; mais, malheureusement, ce n'est plus la riviĂšre de mon pays oĂÂč j'allais noyer les peccadilles de ma jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mĂ©pris pour vous Ă©tait Ă©gal Ă mon admiration. LUCIEN." Avant une heure du matin, lorsqu'on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillĂ© devant le lit, cette lettre Ă terre, lĂÂąchĂ©e sans doute comme le suicidĂ© lĂÂąche le pistolet qui l'a tuĂ©; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu. En voyant cet homme, les porteurs s'arrĂÂȘtĂšrent un moment, car il ressemblait Ă une de ces figures de pierre agenouillĂ©es pour l'Ă©ternitĂ© sur les tombeaux du Moyen-Age, par le gĂ©nie des tailleurs d'images. Ce faux prĂÂȘtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres et raidi par une immobilitĂ© surnaturelle, imposa tellement Ă ces gens, qu'ils lui dirent avec douceur de se lever. - Pourquoi? demanda-t-il timidement. Cet audacieux Trompe-la-Mort Ă©tait devenu faible comme un enfant. Le directeur montra ce spectacle Ă monsieur de Chargeboeuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant Ă la qualitĂ© de pĂšre que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Granville relatifs au service et au convoi de Lucien, qu'il fallait absolument transfĂ©rer Ă son domicile du quai Malaquais, oĂÂč le clergĂ© l'attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit. - Je reconnais bien lĂ la grande ĂÂąme de ce magistrat, s'Ă©cria d'une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu'il peut compter sur ma reconnaissance... Oui, je suis capable de lui rendre de grands services... N'oubliez pas cette phrase; elle est, pour lui, de la derniĂšre importance. Ah! monsieur, il se fait d'Ă©tranges changements dans le coeur d'un homme, quand il a pleurĂ© pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci... Je ne le verrai donc plus!... AprĂšs avoir couvĂ© Lucien par un regard de mĂšre Ă qui l'on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s'affaissa sur lui-mĂÂȘme. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa Ă©chapper un gĂ©missement qui fit hĂÂąter les porteurs. Le secrĂ©taire du Procureur-gĂ©nĂ©ral et le directeur de la prison s'Ă©taient dĂ©jĂ soustraits Ă ce spectacle. Qu'Ă©tait devenue cette nature de bronze, oĂÂč la dĂ©cision Ă©galait le coup d'oeil en rapiditĂ©, chez laquelle la pensĂ©e et l'action jaillissaient comme un mĂÂȘme Ă©clair, dont les nerfs aguerris par trois Ă©vasions, par trois sejours au bagne avaient atteint Ă la soliditĂ© mĂ©tallique des nerfs du sauvage? Le fer cĂšde Ă certains degrĂ©s de battage ou de pression rĂ©itĂ©rĂ©e; ses impĂ©nĂ©trables molĂ©cules, purifiĂ©es par l'homme et rendues homogĂšnes, se dĂ©sagrĂšgent; et, sans ĂÂȘtre en fusion, le mĂ©tal n'a plus la mĂÂȘme vertu de rĂ©sistance. Les marĂ©chaux, les serruriers, les taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce mĂ©tal en expriment alors l'Ă©tat par un mot de leur technologie "Le fer est roui!" disent-ils en s'appropriant cette expression exclusivement consacrĂ©e au chanvre, dont la dĂ©sorganisation s'obtient par le rouissage. Eh bien, l'ĂÂąme humaine, ou, si vous voulez la triple Ă©nergie du corps, du coeur et de l'esprit se trouve dans une situation analogue Ă celle du fer par suite de certains chocs rĂ©pĂ©tĂ©s. Il en est alors des hommes comme du chanvre et du fer ils sont rouis. La science et la justice, le public cherchent mille causes aux terribles catastrophes causĂ©es sur les chemins de fer, par la rupture d'une barre de fer, et dont le plus affreux exemple est celui de Bellevue; mais personne n'a consultĂ© les vrais connaisseurs en ce genre, les forgerons, qui ont tous dit le mĂÂȘme mot "Le fer Ă©tait roui!" Ce danger est imprĂ©visible. Le mĂ©tal devenu mou, le mĂ©tal restĂ© rĂ©sistant, offrent la mĂÂȘme apparence. C'est dans cet Ă©tat que les confesseurs et les juges d'instruction trouvent souvent les grands criminels. Les sensations terribles de la Cour d'assises et celles de la toilette dĂ©terminent presque toujours chez les natures les plus fortes cette dislocation de l'appareil nerveux. Les aveux s'Ă©chappent alors des bouches les plus violemment serrĂ©es; les coeurs les plus durs se brisent alors; et, chose Ă©trange! au moment oĂÂč les aveux sont inutiles, lorsque cette faiblesse suprĂÂȘme arrache Ă l'homme le masque d'innocence sous lequel il inquiĂ©tait la justice, toujours inquiĂšte lorsque le condamnĂ© meurt sans avouer son crime. NapolĂ©on a connu cette dissolution de toutes les forces humaines sur le champ de bataille de Waterloo! Le prĂ©au de la conciergerie A huit heures du matin, quand le surveillant des pistoles entra dans la chambre oĂÂč se trouvait Jacques Collin, il le vit pĂÂąle et calme, comme un homme redevenu fort par un violent parti pris. - Voici l'heure d'aller au prĂ©au, dit le porte-clefs, vous ĂÂȘtes enfermĂ© depuis trois jours, si vous voulez prendre l'air et marcher, vous le pouvez! Jacques Collin, tout Ă ses pensĂ©es absorbantes, ne prenant aucun intĂ©rĂÂȘt Ă lui-mĂÂȘme, se regardant comme un vĂÂȘtement sans corps, comme un haillon, ne soupçonna pas le piĂšge que lui tendait Bibi-Lupin, ni l'importance de son entrĂ©e au prĂ©au. Le malheureux, sorti machinalement, enfila le corridor qui longe les cabanons pratiquĂ©s dans les corniches des magnifiques arcades du Palais des rois de France, et sur lesquelles s'appuie la galerie dite de Saint-Louis, par oĂÂč l'on va maintenant aux diffĂ©rentes dĂ©pendances de la Cour de Cassation. Ce corridor rejoint celui des pistoles; et, circonstance digne de remarque, la chambre oĂÂč fut dĂ©tenu Louvel, l'un des plus fameux rĂ©gicides, est celle situĂ©e Ă l'angle droit formĂ© par le coude des deux corridors. Sous le joli cabinet qui occupe la tour Bonbec se trouve un escalier en colimaçon auquel aboutit ce sombre corridor, et par oĂÂč les dĂ©tenus logĂ©s, dans les pistoles ou dans les cabanons, vont et viennent pour se rendre au prĂ©au. Tous les dĂ©tenus, les accusĂ©s qui doivent comparaĂtre en Cour d'assises et ceux qui y ont comparu, les prĂ©venus qui ne sont plus au secret, tous les prisonniers de la Conciergerie enfin se promĂšnent dans cet Ă©troit espace entiĂšrement pavĂ©, pendant quelques heures de la journĂ©e, et surtout le matin de bonne heure en Ă©tĂ©. Ce prĂ©au, l'antichambre de l'Ă©chafaud ou du bagne, y aboutit d'un bout, et de l'autre il tient Ă la sociĂ©tĂ© par le gendarme, par le cabinet du juge d'instruction ou par la Cour d'assises. Aussi est-ce plus glacial Ă voir que l'Ă©chafaud. L'Ă©chafaud peut devenir un piĂ©destal pour aller au ciel; mais le prĂ©au, c'est toutes les infamies de la terre rĂ©unies et sans issue! Que ce soit le prĂ©au de la Force ou celui de Poissy, ceux de Melun ou de Sainte-PĂ©lagie, un prĂ©au est un prĂ©au. Les mĂÂȘmes faits s'y reproduisent identiquement, Ă la couleur prĂšs des murailles, Ă la hauteur ou Ă l'espace. Aussi les ETUDES DE MOEURS mentiraient-elles Ă leur titre, si la description la plus exacte de ce pandĂ©monium parisien ne se trouvait ici. Sous les puissantes voĂ»tes qui soutiennent la salle des audiences de la Cour de Cassation, il existe Ă la quatriĂšme arcade une pierre qui servait, dit-on, Ă saint Louis pour distribuer ses aumĂÂŽnes, et qui, de nos jours, sert de table pour vendre quelques comestibles aux dĂ©tenus. Aussi, dĂšs que le prĂ©au s'ouvre pour les prisonniers, tous vont-ils se grouper autour de cette pierre Ă friandises de dĂ©tenus, l'eau-de-vie, le rhum, etc. Les deux premiĂšres arcades de ce cĂÂŽtĂ© du prĂ©au, qui fait face Ă la magnifique galerie byzantine, seul vestige de l'Ă©lĂ©gance du Palais de saint Louis, sont prises par un parloir oĂÂč confĂšrent les avocats et les accusĂ©s, et oĂÂč les prisonniers parviennent au moyen d'un guichet formidable, composĂ© d'une double voie tracĂ©e par des barreaux Ă©normes, et comprise dans l'espace de la troisiĂšme arcade. Ce double chemin ressemble Ă ces rues momentanĂ©ment créées Ă la porte des thĂ©ĂÂątres par des barriĂšres pour contenir la queue, lors des grands succĂšs. Ce parloir, situĂ© au bout de l'immense salle du guichet actuel de la Conciergerie, Ă©clairĂ© sur le prĂ©au par des hottes, vient d'ĂÂȘtre mis Ă jour par des chĂÂąssis vitrĂ©s du cĂÂŽtĂ© du guichet, en sorte qu'on y surveille les avocats en confĂ©rence avec leurs clients. Cette innovation a Ă©tĂ© nĂ©cessitĂ©e par les trop fortes sĂ©ductions que de jolies femmes exerçaient sur leurs dĂ©fenseurs. On ne sait plus oĂÂč s'arrĂÂȘtera la morale?... Ces prĂ©cautions ressemblent Ă ces examens de conscience tout faits, oĂÂč les imaginations pures se dĂ©pravent en rĂ©flĂ©chissant Ă des monstruositĂ©s ignorĂ©es. Dans ce parloir ont Ă©galement lieu les entrevues des parents et des amis Ă qui la Police permet de voir des prisonniers, accusĂ©s ou dĂ©tenus. On doit maintenant comprendre ce qu'est le prĂ©au pour les deux cents prisonniers de la Conciergerie; c'est leur jardin, un jardin sans arbres, ni terre, ni fleurs, un prĂ©au enfin! Les annexes du parloir et de la pierre de saint Louis, sur laquelle se distribuent les comestibles et les liquides autorisĂ©s, constituent l'unique communication possible avec le monde extĂ©rieur. Les moments passĂ©s au prĂ©au sont les seuls pendant lesquels le prisonnier se trouve Ă l'air et en compagnie; nĂ©anmoins, dans les autres prisons, les dĂ©tenus sont rĂ©unis lans les ateliers du travail; mais, Ă la Conciergerie, on ne peut se livrer Ă aucune occupation, Ă moins d'ĂÂȘtre Ă la pistole. LĂ , le drame de la Cour d'assises prĂ©occupe d'ailleurs tous es esprits, puisqu'on ne vient lĂ que pour subir ou l'instruction ou le jugement. Cette cour prĂ©sente un affreux spectacle; on ne peut se le figurer, il faut le voir, ou l'avoir vu. D'abord, la rĂ©union, sur un espace de quarante mĂštres le long sur trente de large, d'une centaine d'accusĂ©s ou le prĂ©venus, ne constitue pas l'Ă©lite de la sociĂ©tĂ©. Ces misĂ©rables, qui, pour la plupart, appartiennent aux plus basses classes, sont mal vĂÂȘtus; leurs physionomies sont ignobles ou horribles; car un criminel venu des sphĂšres sociales supĂ©ieures est une exception heureusement assez rare. La conclusion, le faux ou la faillite frauduleuse, seuls crimes qui peuvent amener lĂ des gens comme il faut, ont d'ailleurs le privilĂšge de la pistole, et l'accusĂ© ne quitte alors presque jamais sa cellule. Ce lieu de promenade, encadrĂ© par de beaux et formidables murs noirĂÂątres, par une colonnade partagĂ©e en cabanons, par une fortification du cĂÂŽtĂ© du quai, par les cellules grillagĂ©es de la pistole au nord, gardĂ© par des surveillants attentifs, occupĂ©s par un troupeau de criminels ignobles et se dĂ©fiant tous les uns des autres, attriste dĂ©jĂ par les dispositions locales; mais il effraie bientĂÂŽt, lorsque vous vous y voyez le centre de tous ces regards pleins de haine, de curiositĂ©, de dĂ©sespoir, en face de ces ĂÂȘtres dĂ©shonorĂ©s. Aucune joie! tout est sombre, les lieux et les hommes. Tout est muet, les murs et les consciences. Tout est pĂ©ril pour ces malheureux; ils n'osent, Ă moins d'une amitiĂ© sinistre comme le bagne dont elle est le produit, se fier les uns aux autres. La Police, qui plane sur eux, empoisonne pour eux l'atmosphĂšre et corrompt tout, jusqu'au serrement de main de deux coupables intimes. Un criminel qui rencontre lĂ son meilleur camarade ignore si ce dernier ne s'est pas repenti, s'il n'a pas fait des aveux dans l'intĂ©rĂÂȘt de sa vie. Ce dĂ©faut de sĂ©curitĂ©, cette crainte du mouton gĂÂąte la libertĂ© dĂ©jĂ si mensongĂšre du prĂ©au. En argot de prison, le mouton est un mouchard, qui paraĂt ĂÂȘtre sous le poids d'une mĂ©chante affaire, et dont l'habiletĂ© proverbiale consiste Ă se faire prendre pour un ami. Le mot ami signifie, en argot, un voleur Ă©mĂ©rite un voleur consommĂ©, qui, depuis longtemps, a rompu avec la sociĂ©tĂ©, qui veut rester voleur toute sa vie, et qui demeure fidĂšle quand mĂÂȘme aux lois de la haute pĂšgre. Le crime et la folie ont quelque similitude. Voir les prisonniers de la Conciergerie au prĂ©au, ou voir des fous dans le jardin d'une maison de santĂ©, c'est une mĂÂȘme chose. Les uns et les autres se promĂšnent en s'Ă©vitant, se jettent des regards au moins singuliers, atroces, selon leurs pensĂ©es du moment, jamais gais ni sĂ©rieux; car ils se connaissent ou ils se craignent. L'attente d'une condamnation, les remords, les anxiĂ©tĂ©s donnent aux promeneurs du prĂ©au l'air inquiet et hagard des fous. Les criminels consommĂ©s ont seuls une assurance qui ressemble Ă la tranquillitĂ© d'une vie honnĂÂȘte, Ă la sincĂ©ritĂ© d'une conscience pure. L'homme des classes moyennes Ă©tant lĂ l'exception, et la honte retenant dans leurs cellules ceux que le crime y envoie, les habituĂ©s du prĂ©au sont gĂ©nĂ©ralement mis comme les gens de la classe ouvriĂšre. La blouse, le bourgeron, la veste de velours dominent. Ces costumes grossiers ou sales, en harmonie avec les physionomies communes ou sinistres, avec les maniĂšres brutales, un peu domptĂ©es nĂ©anmoins par les pensĂ©es tristes dont sont saisis les prisonniers, tout, jusqu'au silence du lieu, contribue Ă frapper de terreur ou de dĂ©goĂ»t le rare visiteur, Ă qui de hautes protections ont valu le privilĂšge peu prodiguĂ© d'Ă©tudier la Conciergerie. De mĂÂȘme que la vue d'un cabinet d'anatomie, oĂÂč les maladies infĂÂąmes sont figurĂ©es en cire, rend chaste et inspire de saintes et nobles amours au jeune homme qu'on y mĂšne; de mĂÂȘme la vue de la Conciergerie et l'aspect du prĂ©au, meublĂ© de ces hĂÂŽtes dĂ©vouĂ©s au bagne, Ă l'Ă©chafaud, Ă une peine infamante quelconque, donnent la crainte de la justice humaine Ă ceux qui pourraient ne pas craindre la justice divine, dont la voix parle si haut dans la conscience; et ils en sortent honnĂÂȘtes gens pour longtemps. Essai philosophique, linguistique et littĂ©raire sur l'argot, les filles et les voleurs Les promeneurs qui se trouvaient au prĂ©au quand Jacques Collin y descendit devant ĂÂȘtre les acteurs d'une scĂšne capitale dans, la vie de Trompe-la-Mort, il n'est pas indiffĂ©rent de peindre quelques-unes des principales figures de cette terrible assemblĂ©e. LĂ , comme partout oĂÂč les hommes sont rassemblĂ©s; lĂ , comme au collĂšge, rĂšgnent la force physique et la force morale. LĂ donc, comme dans les bagnes, l'aristocratie est la criminalitĂ©. Celui dont la tĂÂȘte est en jeu prime tous les autres. Le prĂ©au, comme on le pense, est une Ă©cole de Droit criminel; on l'y professe infiniment mieux qu'Ă la place du PanthĂ©on. La plaisanterie pĂ©riodique consiste Ă rĂ©pĂ©ter le drame de la Cour d'assises, Ă constituer un prĂ©sident, un jury, un ministĂšre public, un avocat, et Ă juger le procĂšs. Cette horrible farce se joue presque toujours Ă l'occasion des crimes cĂ©lĂšbres. A cette Ă©poque, une grande cause criminelle Ă©tait Ă l'ordre du jour des assises, l'affreux assassinat commis sur monsieur et madame Crottat, anciens fermiers, pĂšre et mĂšre du notaire, qui gardaient chez eux, comme cette malheureuse affaire l'a prouvĂ©, huit cent mille francs en or. L'un des auteurs de ce double assassinat Ă©tait le cĂ©lĂšbre Dannepont, dit La Pouraille, forçat libĂ©rĂ©, qui, depuis cinq ans, avait Ă©chappĂ© aux recherches les plus actives de la Police Ă la faveur de sept ou huit noms diffĂ©rents. Les dĂ©guisements de ce scĂ©lĂ©rat Ă©taient si parfaits, qu'il avait subi deux ans de prison sous le nom de Delsouq un de ses Ă©lĂšves, voleur cĂ©lĂšbre qui ne dĂ©passait jamais, dans les affaires, la compĂ©tence du tribunal correctionnel. La Pouraille en Ă©tait, depuis sa sortie du bagne, Ă son troisiĂšme assassinat. La certitude d'une condamnation Ă mort rendait cet accusĂ©, non moins que sa fortune prĂ©sumĂ©e, l'objet de la terreur et de l'admiration des prisonniers; car pas un liard des fonds volĂ©s ne se retrouvait. On peut encore, malgrĂ© les Ă©vĂ©nements de juillet 1830, se rappeler l'effroi que causa dans Paris ce coup hardi, comparable au vol des mĂ©dailles de la BibliothĂšque pour son importance; car la malheureuse tendance de notre temps Ă tout chiffrer rend un assassinat d'autant plus frappant que la somme volĂ©e est plus considĂ©rable. La Pouraille, petit homme sec et maigre, Ă visaue de fouine ĂÂągĂ© de quarante-cinq ans, l'une des cĂ©lĂ©britĂ©s des trois bagnes qu'il avait habitĂ©s, successivement dĂšs l'ĂÂąge de dix-neuf ans, connaissait intimement Jacques Collin, et l'on va savoir comment et pourquoi. TransfĂ©rĂ©s de la Force Ă la Conciergerie depuis vingt-quatre heures avec La Pouraille, deux autres forçats avaient reconnu sur-le-champ, et fait reconnaĂtre au prĂ©au cette royautĂ© sinistre de l'ami promis Ă l'Ă©chafaud. L'un de ces forçats, un libĂ©rĂ© nommĂ© SĂ©lĂ©rier, surnommĂ© l'Auvergnat, le pĂšre Ralleau, le Rouleur, et qui, dans la sociĂ©tĂ© que le bagne appelle la haute pĂšgre, avait nom Fil-de-Soie, sobriquet dĂ» Ă l'adresse avec laquelle il Ă©chappait aux pĂ©rils du mĂ©tier, Ă©tait un des anciens affidĂ©s de Trompe-la-Mort. Trompe-la-Mort soupçonnait tellement Fil-de-Soie de jouer un double rĂÂŽle, d'ĂÂȘtre Ă la fois dans les conseils de la haute pĂšgre, et l'un des entretenus de la Police, qu'il lui avait Voyez le PĂšre Goriot attribuĂ© son arrestation dans la maison Vauquer, en 1819. SĂ©lĂ©rier, qu'il faut appeler Fil-de-Soie, de mĂÂȘme que Dannepont se nommera La Pouraille, dĂ©jĂ sous le coup d'une rupture de ban, Ă©tait impliquĂ© dans des vols qualifiĂ©s, mais sans une goutte de sang rĂ©pandu, qui devaient le faire rĂ©intĂ©grer au moins pour vingt ans au bagne. L'autre forçat, nommĂ© Riganson, formait avec sa concubine, appelĂ©e la Biffe, un des plus redoutables mĂ©nages de la haute pĂšgre. Riganson, en dĂ©licatesse avec la Justice dĂšs l'ĂÂąge le plus tendre, avait pour surnom le Biffon. Le Biffon Ă©tait le mĂÂąle de la Biffe, car il n'y a rien de sacrĂ© pour la haute pĂšgre. Ces sauvages ne respectent ni la loi, ni la religion, rien, pas mĂÂȘme l'histoire naturelle, dont la sainte nomenclature est, comme on le voit, parodiĂ©e par eux. Une digression est ici nĂ©cessaire; car l'entrĂ©e de Jacques Collin au prĂ©au, son apparition au milieu de ses ennemis, si bien mĂ©nagĂ©e par Bibi-Lupin et par le juge d'instruction, les scĂšnes curieuses qui devaient s'ensuivre, tout en serait inadmissible et incomprĂ©hensible, sans quelques explications sur le monde des voleurs et des bagnes, sur ses lois, sur ses moeurs, et surtout sur son langage, dont l'affreuse poĂ©sie est indispensable dans cette partie du rĂ©cit. Donc, avant tout un mot sur la langue des grecs, des filous, des voleurs et des assassins, nommĂ©e l'argot, et que la littĂ©rature a, dans ces derniers temps, employĂ©e avec tant de succĂšs, que plus d'un mot de cet Ă©trange vocabulaire a passĂ© sur les lĂšvres roses des jeunes femmes, a retenti sous les lambris dorĂ©s, a rĂ©joui les princes, dont plus d'un a pu s'avouer flouĂ©! Disons-le, peut-ĂÂȘtre Ă l'Ă©tonnement de beaucoup de gens, il n'est pas de langue plus Ă©nergique, plus colorĂ©e que celle de ce monde souterrain qui, depuis l'origine des empires Ă capitale, s'agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisiĂšme-dessous des sociĂ©tĂ©s, pour emprunter Ă l'art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n'est-il pas un thĂ©ĂÂątre? Le TroisiĂšme-Dessous est la derniĂšre cave pratiquĂ©e sous les planches de l'OpĂ©ra, pour en recĂ©ler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus que vomit l'enfer, etc. Chaque mot de ce langage est une image brutale, ingĂ©nieuse ou terrible. Une culotte est une montante; n'expliquons pas ceci. En argot on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle Ă©nergie ce verbe exprime le sommeil particulier. la bĂÂȘte traquĂ©e, fatiguĂ©e, dĂ©fiante, appelĂ©e Voleur, et qui, dĂšs qu'elle est en sĂ»retĂ©, tombe et roule dans les abĂmes d'un sommeil profond et nĂ©cessaire sous les puissantes ailes du Soupçon planant toujours sur elle. Affreux sommeil, semblable Ă celui de l'animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont nĂ©anmoins les oreilles veillent doublĂ©es de prudence! Tout est farouche dans cet idiome. Les syllabes qui commencent ou qui finissent, les mots sont ĂÂąpres et Ă©tonnent singuliĂšrement. Une femme est une largue. Et quelle poĂ©sie! la paille est la plume de Beauce. Le mot minuit est rendu par cette pĂ©riphrase douze plombes crossent! ĂâĄa ne donne-t-il pas le frisson? Rincer une cabriole, veut dire dĂ©valiser une chambre. Qu'est-ce que l'expression se coucher, comparĂ©e Ă se piausser, revĂÂȘtir une autre peau. Quelle vivacitĂ© d'images! Jouer des dominos, signifie manger; comment mangent les gens poursuivis? L'argot va toujours, d'ailleurs! il suit la civilisation, il la talonne, il s'enrichit d'expressions nouvelles Ă chaque nouvelle invention. La pomme de terre, créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier, est aussitĂÂŽt saluĂ©e par l'argot d'orange Ă cochons. On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatĂ©s, du nom de Garat, le caissier qui les signe. Fafiot! n'entendez-vous pas le bruissement du papier de soie? Le billet de mille francs est un fafiot mĂÂąle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. Les forçats baptiseront, attendez-vous-y, les billets de cent ou de deux cents francs de quelque nom bizarre. En 1790, Guillotin trouve, dans l'intĂ©rĂÂȘt de l'humanitĂ©, la mĂ©canique expĂ©ditive qui rĂ©sout tous les problĂšmes soulevĂ©s par le supplice de la peine de mort. AussitĂÂŽt les forçats, les ex-galĂ©riens, examinent cette mĂ©canique placĂ©e sur les confins monarchiques de l'ancien systĂšme, et sur les frontiĂšres de la justice nouvelle, ils l'appellent tout Ă coup l'Abbaye de Monte-Ă -Regret! Ils Ă©tudient l'angle dĂ©crit par le couperet d'acier, et trouvent pour en peindre l'action, le verbe faucher! Quand on songe que le bagne se nomme le prĂ©, vraiment ceux qui s'occupent de linguistique doivent admirer la crĂ©ation de ces affreux vocables, eĂ»t dit Charles Nodier. Reconnaissons d'ailleurs la haute antiquitĂ© de l'argot! il contient un dixiĂšme de mots de la langue romane, un autre dixiĂšme de la vieille langue gauloise de Rabelais. Effondrer enfoncer, otolondrer ennuyer, cambrioler tout ce qui se fait dans une chambre, auber argent, gironde belle, le nom d'un fleuve en langue d'Oc, fouillousse poche appartiennent Ă la langue du quatorziĂšme et du quinziĂšme siĂšcle. L'affe, pour la vie, est de la plus haute antiquitĂ©. Troubler l'affe a fait les affres, d'oĂÂč vient le mot affreux, dont la traduction est ce qui trouble la vie, etc. Cent mots au moins de l'argot appartiennent Ă la langue de PANURGE, qui, dans l'oeuvre rabelaisienne, symbolise le peuple, car ce nom est composĂ© de deux mots grecs qui veulent dire Celui quifait tout. La science change la face de la civilisation par le chemin de fer, l'argot l'a dĂ©jĂ nommĂ© le roulant vif- Le nom de la tĂÂȘte, quand elle est encore sur leurs Ă©paules, la sorbonne, indique la source antique de cette langue dont il est question dans les romanciers les plus anciens, comme Cervantes, comme les nouvelliers italiens et l'ArĂ©tin. De tout temps, en effet, la fille, hĂ©roĂÂŻne de tant de vieux romans, fut la protectrice, la compagne, la consolation du grec, du voleur, du tire-laine, du filou, de l'escroc. La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mĂÂąle et femelle, de l'Ă©tat naturel contre l'Ă©tat social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriĂ©ristes, arrivent-ils, sans s'en douter, Ă ces deux conclusions la prostitution et le vol. Le voleur ne met pas en question dans les livres sophistiques, la propriĂ©tĂ©, l'hĂ©rĂ©ditĂ©, les garanties sociales; il les supprime net. Pour lui, voler, c'est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l'accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimĂ©es, ce consentement mutuel, cette alliance Ă©troite des ĂÂąmes impossible Ă gĂ©nĂ©raliser; il s'accouple avec une violence dont les chaĂnons sont incessamment resserrĂ©s par le marteau de la nĂ©cessitĂ©. Les novateurs modernes Ă©crivent des thĂ©ories pĂÂąteuses, filandreuses et nĂ©buleuses, ou des romans philanthropiques; mais le voleur pratique! il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. Et quel style!... Autre observation! Le monde des filles, des voleurs et des assassins, les bagnes et les prisons comportent une population d'environ soixante Ă quatre-vingt mille individus mĂÂąles et femelles. Ce monde ne saurait ĂÂȘtre dĂ©daignĂ© dans la peinture de nos moeurs, dans la reproduction littĂ©rale de notre Ă©tat social. La justice, la gendarmerie et la police offrent un nombre d'employĂ©s presque correspondant, n'est-ce pas Ă©trange? Cet antagonisme de gens qui se cherchent et qui s'Ă©vitent rĂ©ciproquement constitue un immense duel, Ă©minemment dramatique, esquissĂ© dans cette Ă©tude. Il en est du vol et du commerce de fille publique, comme du thĂ©ĂÂątre, de la police, de la prĂÂȘtrise et de la gendarmerie. Dans ces six conditions, l'individu prend un caractĂšre indĂ©lĂ©bile. Il ne peut plus ĂÂȘtre que ce qu'il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. Il en est ainsi des autres Ă©tats qui sont de fortes oppositions, des contraires dans la civilisation. Ces diagnostics violents, bizarres, singuliers, sui generis, rendent la fille publique et le voleur, l'assassin et le libĂ©rĂ©, si faciles Ă reconnaĂtre, qu'ils sont pour leurs ennemis, l'espion et le gendarme, ce qu'est le gibier pour le chasseur ils ont des allures, des façons, un teint, des regards, une couleur, une odeur, enfin des propriĂ©tĂ©s infaillibles. De lĂ , cette science profonde du dĂ©guisement chez les cĂ©lĂ©britĂ©s du bagne. Les grands fanandels Encore un mot sur la constitution de ce monde, que l'abolition de la marque, l'adoucissement des pĂ©nalitĂ©s et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cernĂ© par une armĂ©e de quarante mille libĂ©rĂ©s. Le dĂ©partement de la Seine et ses quinze cent mille habitants Ă©tant le seul point de la France oĂÂč ces malheureux puissent se cacher, Paris est, pour eux, ce qu'est la forĂÂȘt vierge pour les animaux fĂ©roces. La haute pĂšgre, qui est pour ce monde son faubourg Saint-Germain, son aristocratie, s'Ă©tait rĂ©sumĂ©e, en 1816, Ă la suite d'une paix qui mettait tant d'existences en question, dans une association dite des Grands Fanandels, oĂÂč se rĂ©unirent les plus cĂ©lĂšbres chefs de bande et quelques gens hardis, alors sans aucun moyen d'existence. Ce mot de fanandels veut dire Ă la fois frĂšres, amis, camarades. Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels. Or, les Grands Fanandels, fine fleur de la haute pĂšgre, furent pendant vingt et quelques annĂ©es la cour de cassation, l'institut, la chambre des pairs de ce peuple. Les Grands Fanandels eurent tous leur fortune particuliĂšre, des capitaux en commun et des moeurs Ă part. Ils se devaient aide et secours dans l'embarras, ils se connaissaient. Tous d'ailleurs au-dessus des ruses et des sĂ©ductions de la police, ils eurent leur charte particuliĂšre, leurs mots de passe et de reconnaissance. Ces ducs et pairs du bagne avaient formĂ©, de 1815 Ă 1819 la fameuse sociĂ©tĂ© des Dix-Mille Voyez le PĂšre Goriot ainsi nommĂ©e de la convention en vertu de laquelle on ne pouvait jamais entreprendre une affaire oĂÂč il se trouvait moins de dix mille francs Ă prendre. En ce moment mĂÂȘme, en 1820 et 1830, il se publiait des mĂ©moires oĂÂč l'Ă©tat des forces de cette sociĂ©tĂ©, les noms de ses membres, Ă©taient indiquĂ©s par une des cĂ©lĂ©britĂ©s de la police judiciaire. On y voyait avec Ă©pouvante une armĂ©e de capacitĂ©s, en hommes et en femmes; mais si formidable, si habile, si souvent heureuse, que des voleurs comme les LĂ©vy, les Pastourel, les Collonge, les Chimaux, ĂÂągĂ©s de cinquante et de soixante ans, y sont signalĂ©s comme Ă©tant en rĂ©volte contre la sociĂ©tĂ© depuis leur enfance!... Quel aveu d'impuissance pour la Justice que l'existence de voleurs si vieux! Jacques Collin Ă©tait le caissier, non seulement de la sociĂ©tĂ© des Dix-Mille, mais encore des Grands Fanandels, les hĂ©ros du bagne. De l'aveu des autoritĂ©s compĂ©tentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. Cette bizarrerie se conçoit. Aucun vol ne se retrouve, exceptĂ© dans des cas bizarres. Les condamnĂ©s, ne pouvant rien emporter avec eux au bagne, sont forcĂ©s d'avoir recours Ă la confiance, Ă la capacitĂ©, de confier leurs fonds, comme dans la sociĂ©tĂ© l'on se confie Ă une maison de banque. Primitivement, Bibi-Lupin, chef de la police de sĂ»retĂ© depuis dix ans, avait fait partie de l'aristocratie des Grands Fanandels. Sa trahison venait d'une blessure d'amour-propre; il s'Ă©tait vu constamment prĂ©fĂ©rer la haute intelligence et la force prodigieuse de Trompe-la-Mort. De lĂ l'acharnement constant de ce fameux chef de la police de sĂ»retĂ© contre Jacques Collin. De lĂ provenaient aussi certains compromis entre Bibi-Lupin et ses anciens camarades, dont commençaient Ă se prĂ©occuper les magistrats. Donc, dans son dĂ©sir de vengeance, auquel le juge d'instruction avait donnĂ© pleine carriĂšre par la nĂ©cessitĂ© d'Ă©tablir l'identitĂ© de Jacques Collin, le chef de la police de sĂ»retĂ© avait trĂšs habilement choisi ses aides en lançant sur le faux Espagnol, La Pouraille, Fil-de-Soie et le Biffon, car La Pouraille appartenait aux Dix-Mille, ainsi que Fil-de-Soie, et le Biffon Ă©tait un Grand Fanandel. La Biffe, cette redoutable largue du Biffon, qui se dĂ©robe encore Ă toutes les recherches de la Police, Ă la faveur de ses dĂ©guisements en femme comme il faut, Ă©tait libre. Cette femme, qui sait admirablement faire la marquise, la baronne, la comtesse, a voiture et des gens. Cette espĂšce de Jacques Collin en jupon est la seule femme comparable Ă cette Asie, le bras droit de Jacques Collin. Chacun des hĂ©ros du bagne est, en effet, doublĂ© d'une femme dĂ©vouĂ©e. Les fastes judiciaires, la chronique secrĂšte du Palais vous le diront aucune passion d'honnĂÂȘte femme, pas mĂÂȘme celle d'une dĂ©vote pour son directeur, rien ne surpasse l'attachement de la maĂtresse qui partage les pĂ©rils des grands criminels. La passion est presque toujours, chez ces gens, la raison primitive de leurs audacieuses entreprises, de leurs assassinats. L'amour excessif qui les entraĂne, constitutionnellement, disent les mĂ©decins, vers la femme, emploie toutes les forces morales et physiques de ces hommes Ă©nergiques. De lĂ , l'oisivetĂ© qui dĂ©vore les journĂ©es; car les excĂšs en amour exigent et du repos et des repas rĂ©parateurs. De lĂ , cette haine de tout travail, qui force ces gens Ă recourir Ă des moyens rapides pour se procurer de l'argent. NĂ©anmoins, la nĂ©cessitĂ© de vivre, et de bien vivre, dĂ©jĂ si violente, est peu de chose en comparaison des prodigalitĂ©s inspirĂ©es par la fille Ă qui ces gĂ©nĂ©reux MĂ©dor veulent donner des bijoux, des robes, et qui, toujours gourmande, aime la bonne chĂšre. La fille dĂ©sire un chĂÂąle, l'amant le vole, et la femme y voit une preuve d'amour! C'est ainsi qu'on marche au vol, qui, si l'on veut examiner le coeur humain Ă la loupe, sera reconnu pour un sentiment presque naturel chez l'homme. Le vol mĂšne Ă l'assassinat, et l'assassinat conduit de degrĂ©s en degrĂ©s l'amant Ă l'Ă©chafaud. L'amour physique et dĂ©rĂ©glĂ© de ces hommes serait donc, si l'on en croit la FacultĂ© de mĂ©decine, l'origine des sept dixiĂšmes des crimes. La preuve s'en trouve toujours, d'ailleurs, frappante, palpable, Ă l'autopsie de l'homme exĂ©cutĂ©. Aussi l'adoration de leurs maĂtresses est-elle acquise Ă ces monstrueux amants, Ă©pouvantails de la sociĂ©tĂ©. C'est ce dĂ©vouement femelle accroupi fidĂšlement Ă la porte des prisons, toujours occupĂ© Ă dĂ©jouer les ruses de l'instruction, incorruptible gardien des plus noirs secrets, qui rend tant de procĂšs obscurs, impĂ©nĂ©trables. LĂ gĂt la force et aussi la faiblesse du criminel. Dans le langage des filles, avoir de la probitĂ©, c'est ne manquer Ă aucune des lois de cet attachement, c'est donner tout son argent Ă l'homme enflacquĂ© emprisonnĂ©, c'est veiller Ă son bien-ĂÂȘtre, lui garder toute espĂšce de foi, tout entreprendre pour lui. La plus cruelle injure qu'une fille puisse jeter au front dĂ©shonorĂ© d'une autre fille, c'est de l'accuser d'infidĂ©litĂ© envers un amant serrĂ© mis en prison. Une fille, dans ce cas, est regardĂ©e comme une femme sans coeur!... La Pouraille aimait passionnĂ©ment une femme, comme on va le voir. Fil-de-Soie, philosophe Ă©goĂÂŻste, qui volait pour se faire un sort, ressemblait beaucoup Ă Paccard, le sĂ©ide de Jacques Collin, qui s'Ă©tait enfui avec Prudence Servien, riches tous deux de sept cent cinquante mille francs. Il n'avait aucun attachement, il mĂ©prisait les femmes et n'aimait que Fil-de-Soie. Quant au Biffon, il tirait, comme on le sait maintenant, son surnom de son attachement Ă la Biffe. Or, ces trois illustrations de la haute pĂšgre avaient des comptes Ă demander Ă Jacques Collin, comptes assez difficiles Ă Ă©tablir. Le caissier savait seul combien d'associĂ©s survivaient, quelle Ă©tait la fortune de chacun. La mortalitĂ© particuliĂšre Ă ses mandataires Ă©tait entrĂ©e dans les calculs de Trompe la-Mort, au moment oĂÂč il rĂ©solut de manger la grenouille au profit de Lucien. En se dĂ©robant Ă l'attention de ses camarades et de la Police pendant neuf ans, Jacques Collin avait une presque certitude d'hĂ©riter, aux termes de la charte des Grands Fanandels, des deux tiers de ses commettants. Ne pouvait-il pas d'ailleurs allĂ©guer des paiements faits aux fanandels fauchĂ©s? Aucun contrĂÂŽle n'atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. On se fiait absolument Ă lui par nĂ©cessitĂ©, car la vie de bĂÂȘte fauve que mĂšnent les forçats, impliquait entre les gens comme il faut de ce monde sauvage, la plus haute dĂ©licatesse. Sur les cent mille Ă©cus du dĂ©lit, Jacques Collin pouvait peut-ĂÂȘtre alors se libĂ©rer avec une centaine de mille francs. En ce moment, comme on le voit, La Pouraille, un des crĂ©anciers de Jacques Collin, n'avait que quatre-vingt-dix jours Ă vivre. Nanti d'une somme sans doute bien supĂ©rieure Ă celle que lui gardait son chef, La Pouraille devait d'ailleurs ĂÂȘtre assez accommodant. Un des diagnostics infaillibles auxquels les directeurs de prison et leurs agents, la Police et ses aides, et mĂÂȘme les magistrats instructeurs reconnaissent les chevaux de retour, c'est-Ă -dire ceux qui ont dĂ©jĂ mangĂ© les gourganes espĂšce de haricots destinĂ©s Ă la nourriture des forçats de l'Etat, est leur habitude de la prison; les rĂ©cidivistes en connaissent naturellement les usages; ils sont chez eux, ils ne s'Ă©tonnent de rien. Aussi Jacques Collin, en garde contre lui-mĂÂȘme, avait-il jusqu'alors admirablement bien jouĂ© son rĂÂŽle d'innocent et d'Ă©tranger, soit Ă la Force, soit Ă la Conciergerie. Mais, abattu par la douleur, Ă©crasĂ© par sa double mort, car dans cette fatale nuit, il Ă©tait mort deux fois, il redevint Jacques Collin. Le surveillant fut stupĂ©fait de n'avoir pas Ă dire Ă ce prĂÂȘtre espagnol par oĂÂč l'on allait au prĂ©au. Cet acteur si parfait oublia son rĂÂŽle, il descendit la vis de la tour Bonbec en habituĂ© de la Conciergerie. - Bibi-Lupin a raison, se dit en lui-mĂÂȘme le surveillant, c'est un cheval de retour, c'est Jacques Collin. L'entrĂ©e du sanglier Au moment oĂÂč Trompe-la-Mort se montra dans l'espĂšce de cadre que lui fit la porte de la tourelle, les prisonniers ayant tous fini leurs acquisitions Ă la table en pierre dite de Saint-Louis, se dispersaient sur le prĂ©au, toujours trop Ă©troit pour eux le nouveau dĂ©tenu fut donc aperçu par tous Ă la fois, avec d'autant plus de rapiditĂ© que rien n'Ă©gale la prĂ©cision du coup d'oeil des prisonniers, qui sont tous dans un prĂ©au comme l'araignĂ©e au centre de sa toile. Cette comparaison est d'une exactitude mathĂ©matique, car l'oeil Ă©tant bornĂ© de tous cĂÂŽtĂ©s par de hautes et noires murailles, le dĂ©tenu voit toujours, mĂÂȘme sans regarder, la porte par laquelle entrent les surveillants, les fenĂÂȘtres du parloir et de l'escalier de la tour Bonbec, seules issues du prĂ©au. Dans le profond isolement oĂÂč il est, tout est accident pour l'accusĂ©, tout l'occupe; son ennui, comparable Ă celui du tigre en cage au Jardin-des-Plantes, dĂ©cuple sa puissance d'attention. Il n'est pas indiffĂ©rent de faire observer que Jacques Collin, vĂÂȘtu comme un ecclĂ©siastique qui ne s'astreint pas au costume, portait un pantalon noir, des bas noirs, des souliers Ă boucles en argent, un gilet noir, et une certaine redingote marron foncĂ©, dont la coupe trahit le prĂÂȘtre quoi qu'il fasse, surtout quand ces indices sont complĂ©tĂ©s par la taille caractĂ©ristique des cheveux. Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclĂ©siastique, et d'un naturel exquis. - Tiens! tiens! dit La Pouraille au Biffon, mauvais signe! un sanglier comment s'en trouve-t-il un ici? - C'est un de leurs trucs, un cuisinier espion d'un nouveau genre, rĂ©pondit Fil-de-Soie. C'est quelque marchand de lacets la marĂ©chaussĂ©e d'autrefois dĂ©guisĂ© qui vient faire son commerce. Le gendarme a diffĂ©rents noms en argot quand il poursuit le voleur, c'est un marchand de lacets; quand il l'escorte, c'est une hirondelle de la grĂšve; quand il le mĂšne Ă l'Ă©chafaud, c'est le hussard de la guillotine. Pour achever la peinture du prĂ©au, peut-ĂÂȘtre est-il nĂ©cessaire de peindre en peu de mots les deux autres fanandels, SĂ©lĂ©rier, dit l'Auvergnat, dit le pĂšre Ralleau, dit le Rouleur, enfin Fil-de-Soie il avait trente noms et autant de passeports, ne sera plus dĂ©signĂ© que par ce sobriquet, le seul qu'on lui donnĂÂąt dans la haute pĂšgre. Ce profond philosophe, qui voyait un gendarme dans le faux prĂÂȘtre, Ă©tait un gaillard de cinq pieds quatre pouces, dont tous les muscles produisaient des saillies singuliĂšres. Il faisait flamboyer, sous une tĂÂȘte Ă©norme, de petits yeux couverts, comme ceux des oiseaux de proie, d'une paupiĂšre grise, mate et dure. Au premier aspect, il ressemblait Ă un loup par la largeur de ses mĂÂąchoires vigoureusement tracĂ©es et prononcĂ©es; mais tout ce que cette ressemblance impliquait de cruautĂ©, de fĂ©rocitĂ© mĂÂȘme, Ă©tait contrebalancĂ© par la ruse, par la vivacitĂ© de ses traits, quoique sillonnĂ©s de marques de petite vĂ©role. Le rebord de chaque couture, coupĂ© net, Ă©tait comme spirituel. On y lisait autant de railleries. La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passĂ©es au bivouac des quais, des berges. des ponts et des rues, les orgies de liqueurs fortes par lesquelles on cĂ©lĂšbre les triomphes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis. A trente pas, si Fil-de-Soie se fĂ»t montrĂ© au naturel, un agent de police, un gendarme eĂ»t reconnu son gibier; mais il Ă©galait Jacques Collin dans l'art de se grimer et de se costumer. En ce moment, Fil-de-Soie, en nĂ©gligĂ© comme les grands acteurs qui ne soignent leur mise qu'au thĂ©ĂÂątre portait une espĂšce de veste de chasse oĂÂč manquaient les boutons, et dont les boutonniĂšres dĂ©garnies laissaient voir le blanc de la doublure, de mauvaises pantoufles vertes, un pantalon de nankin devenu grisĂÂątre, et sur la tĂšte une casquette sans visiĂšre par oĂÂč passaient les coins d'un vieux madras Ă barbe, sillonnĂ© de dĂ©chirures et lavĂ©. A cĂÂŽtĂ© de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. Ce cĂ©lĂšbre voleur, de petite stature, gros et gras, agile, au teint livide, Ă l'oeil noir et enfoncĂ©, vĂÂȘtu comme un cuisinier, plantĂ© sur deux jambes trĂšs arquĂ©es, effrayait par une physionomie oĂÂč prĂ©dominaient tous les symptĂÂŽmes de l'organisation particuliĂšre aux animaux carnassiers. Fil-de-Soie et le Biffon faisaient la cour Ă La Pouraille, qui ne conservait aucune espĂ©rance. Cet assassin rĂ©cidiviste savait qu'il serait jugĂ©, condamnĂ©, exĂ©cutĂ© avant quatre mois. Aussi Fil-de-Soie et le Biffon, amis de La Pouraille, ne l'appelaient-ils pas autrement que le Chanoine, c'est-Ă -dire chanoine de l'Abbaye de Monte-Ă -Regret. On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon cĂÂąlinaient La Pouraille. La Pouraille avait enterrĂ© deux cent cinquante mille francs d'or, sa part du butin fait chez les Ă©poux Crottat, en style d'acte d'accusation. Quel magnifique hĂ©ritage Ă laisser Ă deux fanandels, quoique ces deux anciens forçats dussent retourner dans quelques jours au bagne. Le Biffon et Fil-de-Soie allaient ĂÂȘtre condamnĂ©s pour des vols qualifiĂ©s c'est-Ă -dire rĂ©unissant des circonstances aggravantes Ă quinze ans qui ne se confondraient point avec dix annĂ©es d'une condamnation prĂ©cĂ©dente qu'ils avaient pris la libertĂ© d'interrompre. Ainsi, quoiqu'ils eussent l'un vingt-deux et l'autre vingt-six annĂ©es de travaux forcĂ©s Ă faire, ils espĂ©raient tous deux s'Ă©vader et venir chercher le tas d'or de La Pouraille. Mais le Dix Mille gardait son secret, il lui paraissait inutile de le livrer tant qu'il ne serait pas condamnĂ©. Appartenant Ă la haute aristocratie du bagne, il n'avait rien rĂ©vĂ©lĂ© sur ses complices. Son caractĂšre Ă©tait connu; monsieur Popinot, l'instructeur de cette Ă©pouvantable affaire, n'avait rien pu obtenir de lui. Ce terrible triumvirat stationnait en haut du prĂ©au, c'est-Ă -dire au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l'instruction d'un jeune homme qui n'en Ă©tait qu'Ă son premier coup, et qui, sĂ»r d'une condamnation Ă dix annĂ©es de travaux forcĂ©s, prenait des renseignements sur les diffĂ©rents prĂ©s. - Eh bien, mon petit, lui disait sentencieusement Fil-de-Soie, au moment oĂÂč Jacques Collin apparut, la diffĂ©rence qu'il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici. - Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiositĂ© d'un novice. Cet accusĂ©, fils de famille sous le poids d'une accusation de faux, Ă©tait descendu de la pistole voisine de celle oĂÂč Ă©tait Lucien. - Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, Ă Brest on est sĂ»r de trouver des gourganes Ă la troisiĂšme cuillerĂ©e, en puisant au baquet; Ă Toulon, vous n'en avez qu'Ă la cinquiĂšme; et Ă Rochefort, on n'en attrape jamais, Ă moins d'ĂÂȘtre un ancien. Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, trĂšs intriguĂ©s par le sanglier, se mirent Ă descendre le prĂ©au, tandis que Jacques Collin, abĂmĂ© de douleur, le remontait. Trompe-la-Mort, tout Ă de terribles pensĂ©es, les pensĂ©es d'un empereur dĂ©chu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l'objet de l'attention gĂ©nĂ©rale, et il allait lentement, regardant la fatale croisĂ©e Ă laquelle Lucien de RubemprĂ© s'Ă©tait pendu. Aucun des prisonniers ne savait cet Ă©vĂ©nement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu'on va bientĂÂŽt connaĂtre, n'en avait rien dit. Les trois fanandels s'arrangĂšrent pour barrer le chemin au prĂÂȘtre. - Ce n'est pas un sanglier, dit La Pouraille Ă Fil-de-Soie, c'est un cheval de retour. Vois comme il tire la droite! Il est nĂ©cessaire d'expliquer ici, car tous les lecteurs n'ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplĂ© Ă un autre toujours un vieux et un jeune ensemble par une chaĂne. Le poids de cette chaĂne, rivĂ©e Ă un anneau au-dessus de la cheville, est tel, qu'il donne, au bout d'une annĂ©e, un vice de marche Ă©ternel au forçat. ObligĂ© d'envoyer dans une jambe plus de force que dans l'autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donnĂ© dans le bagne Ă ce ferrement, le condamnĂ© contracte invinciblement l'habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaĂne, il en est de cet appareil comme des jambes coupĂ©es, dont l'amputĂ© souffre toujours; le forçat sent toujours sa manicle, il ne peut jamais se dĂ©faire de ce tic de dĂ©marche. En termes de police, il tire la droite. Ce diagnostic, connu des forçats entre eux, comme il l'est des agents de police, s'il n'aide pas Ă la reconnaissance d'un camarade, du moins la complĂšte. Chez Trompe-la-Mort, Ă©vadĂ© depuis huit ans, ce mouvement s'Ă©tait bien affaibli; mais, par l'effet de son absorbante mĂ©ditation, il allait d'un pas si lent et si solennel que, quelque faible que fĂ»t ce vice de dĂ©marche, il devait frapper un oeil exercĂ© comme celui de La Pouraille. On comprend trĂšs bien d'ailleurs que les rorçats, toujours en prĂ©sence les uns des autres au bagne, et n'ayant qu'eux-mĂÂȘmes Ă observer, aient Ă©tudiĂ© tellement leurs physionomies, qu'ils connaissent certaines habitudes qui doivent Ă©chapper Ă leurs ennemis systĂ©matiques les mouchards, les gendarmes et les commissaires de police. Aussi fut-ce Ă un certain tiraillement des muscles maxillaires de la joue gauche reconnu par un forçat, qui fut envoyĂ© Ă une revue de la lĂ©gion de la Seine, que le lieutenant-colonel de ce corps, le fameux Coignard, dut son arrestation; car, malgrĂ© la certitude de Bibi-Lupin, la Police n'osait croire Ă l'identitĂ© du comte Pontis de Sainte-HĂ©lĂšne et de Coignard. Sa majestĂ© le Dab - C'est notre dab! notre maĂtre, dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l'homme abĂmĂ© dans le dĂ©sespoir sur tout ce qui l'entoure. - Ma foi oui, c'est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh! c'est sa taille, sa carrure; mais qu'a-t-il fait? il ne se ressemble plus Ă lui-mĂÂȘme. - Oh! j'y suis, dit Fil-de-Soie, il a un plan! il veut revoir sa tante qu'on doit exĂ©cuter bientĂÂŽt. Pour donner une vague idĂ©e du personnage que les reclus, les argousins et les surveillants appellent une tante, il suffira de rapporter ce mot magnifique du directeur d'une des maisons centrales au feu lord Durham, qui visita toutes les prisons pendant son sĂ©jour Ă Paris. Ce lord, curieux d'observer tous les dĂ©tails de la justice française, fit mĂÂȘme dresser par feu Sanson, l'exĂ©cuteur des hautes oeuvres, la mĂ©canique, et demanda l'exĂ©cution d'un veau vivant pour se rendre compte du jeu de la machine que la rĂ©volution française a illustrĂ©e. Le directeur, aprĂšs avoir montrĂ© toute la prison, les prĂ©aux, les ateliers, les cachots, etc., dĂ©signa du doigt un local, en faisant un geste de dĂ©goĂ»t. - Je ne mĂšne pas lĂ Votre Seigneurie, dit-il, car c'est le quartier des tantes... - Hao! fit lord Durham, et qu'est-ce? - C'est le troisiĂšme sexe, milord. - On va terrer guillotiner ThĂ©odore! dit La Pouraille, un gentil garçon! quelle main! quel toupet! quelle perte pour la sociĂ©tĂ©! - Oui, ThĂ©odore Calvi morfile mange sa derniĂšre bouchĂ©e, dit Biffon. Ah! ses largues doivent joliment chigner des yeux, car il Ă©tait aimĂ©, le petit gueux! - Te voilĂ , mon vieux? dit La Pouraille Ă Jacques Collin. Et, de concert avec ses deux acolytes, avec lesquels il Ă©tait bras dessus bras dessous, il barra le chemin au nouveau venu. - Oh! dab, tu t'es donc fait sanglier? ajouta La Pouraille. - On dit que tu as poissĂ© nos philippes filoutĂ© nos piĂšces d'or, reprit le Biffon d'un air menaçant. - Tu vas nous abouler du carle? tu vas nous donner de l'argent demanda Fil-de-Soie. Ces trois interrogations partirent comme trois coups de pistolet. - Ne plaisantez pas un pauvre prĂÂȘtre mis ici par erreur, rĂ©pondit machinalement Jacques Collin, qui reconnut aussitĂÂŽt ses trois camarades. - C'est bien le son du grelot, si ce n'est pas la frimousse figure, dit La Pouraille en mettant sa main sur l'Ă©paule de Jacques Collin. Ce geste, l'aspect de ses trois camarades, tirĂšrent violemment le dab de sa prostration, et le rendirent au sentiment de la vie rĂ©elle; car, pendant cette fatale nuit, il avait roulĂ© dans les mondes spirituels et infinis des sentiments en y cherchant une voie nouvelle. - Ne fais pas de ragoĂ»t sur ton dab! n'Ă©veille pas les soupçons sur ton maĂtre dit tout bas Jacques Collin d'une voix creuse et menaçante qui ressemblait assez au grognement sourd d'un lion. La raille la police est lĂ , laisse-la couper dans le pont donner dans le panneau. Je joue la mislocq la comĂ©die pour un fanandel en fine pegrĂšne un camarade Ă toute extrĂ©mitĂ©. Ceci fut dit avec l'onction d'un prĂÂȘtre essayant de convertir des malheureux, et accompagnĂ© d'un regard par lequel Jacques Collin embrassa le prĂ©au, vit les surveillants sognonsus les arcades, et les montra railleusement Ă ses trois compagnons. - N'y a-t-il pas ici des cuisiniers? Allumez vos clairs, et remouchez! voyez et observez! Ne me conobrez pas, Ă©pargnons le poitou et engantez-moi en sanglier ne me connaissez plus, prenons nos prĂ©cautions et traitez-moi en prĂÂȘtre, ou je vous effondre, vous, vos langues et votre aubert je vous ruine, vous, vos femmes et votre fortune. - T'as donc tafe de nozigues? tu te mĂ©fies donc de nous? dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante sauver ton ami. - Madeleine est parĂ© pour la placarde de vergne est prĂÂȘt pour la place de GrĂšve, dit La Pouraille. - ThĂ©odore! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri. Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse dĂ©truit. - On va le buter, rĂ©pĂ©ta La Pouraille, il est depuis deux mois gerbĂ© Ă la passe condamnĂ© Ă mort. Jacques Collin, saisi par une dĂ©faillance, les genoux, presque coupĂ©s, fut soutenu par ses trois compagnons, et il eut la prĂ©sence d'esprit de joindre ses mains en prenant un air de componction. La Pouraille et le Biffon soutinrent respectueusement le sacrilĂšge Trompe-la-Mort, pendant que Fil-de-Soie courait vers le surveillant en faction Ă la porte du guichet qui mĂšne au parloir. - Ce vĂ©nĂ©rable prĂÂȘtre voudrait s'asseoir, donnez une chaise pour lui. Ainsi, le coup montĂ© par Bibi-Lupin manquait. Trompe-la-Mort, de mĂÂȘme que NapolĂ©on reconnu par ses soldats, obtenait soumission et respect des trois forçats. Deux mots avaient suffi. Ces deux mots Ă©taient vos largues et votre aubert, vos femmes et votre argent, le rĂ©sumĂ© de toutes les affections vraies de l'homme. Cette menace fut pour les trois forçats l'indice du suprĂÂȘme pouvoir, le dab tenait toujours leur fortune entre ses mains. Toujours tout-puissant au dehors, leur dab n'avait pas trahi, comme de faux frĂšres le disaient. La colossale renommĂ©e d'adresse et d'habiletĂ© de leur chef stimula, d'ailleurs, la curiositĂ© des trois forçats; car, en prison, la curiositĂ© devient le seul aiguillon de ces ĂÂąmes flĂ©tries. La hardiesse du dĂ©guisement de Jacques Collin, conservĂ© jusque sous les verrous de la Conciergerie, Ă©tourdissait d'ailleurs les trois criminels. - Au secret depuis quatre jours, je ne savais pas ThĂ©odore si prĂšs de l'abbaye... dit Jacques Collin. J'Ă©tais venu pour sauver un pauvre petit qui s'est pendu lĂ , hier, Ă quatre heures, et me voici devant un autre malheur. Je n'ai plus d'as dans mon jeu!... - Pauvre dab! dit Fil-de-Soie. - Ah! le boulanger le diable m'abandonne! s'Ă©cria Jacques Collin ens'arrachant des bras de ses deux camarades et se dressant d'un air formidable. Il y a un moment oĂÂč le monde est plus fort que nous autres! La Cigogne Le Palais-de-Justice finit par nous gober. Le directeur de la Conciergerie, averti de la dĂ©faillance du prĂÂȘtre espagnol, vint lui-mĂÂȘme au prĂ©au pour l'espionner, il le fit asseoir sur une chaise, au soleil, en examinant tout avec cette perspicacitĂ© redoutable qui s'augmente de jour en jour dans l'exercice de pareilles fonctions, et qui se cache sous une apparente indiffĂ©rence. - Ah! mon Dieu! dit Jacques Collin, ĂÂȘtre confondu parmi ces gens, le rebut de la sociĂ©tĂ©, des criminels, des assassins!... Mais Dieu n'abandonnera pas son serviteur. Mon cher monsieur le directeur, je marquerai mon passage ici par des actes de charitĂ© dont le souvenir restera! Je convertirai ces malheureux, ils apprendront qu'ils ont une ĂÂąme, que la vie Ă©ternelle les attend, et que, s'ils ont tout perdu sur la terre, ils ont encore le ciel Ă conquĂ©rir, le ciel qui leur appartient au prix d'un vrai, d'un sincĂšre repentir. Vingt ou trente prisonniers, accourus et groupĂ©s en arriĂšre des trois terribles forçats, dont les farouches regards avaient maintenu trois pieds de distance entre eux et les curieux, entendirent cette allocution prononcĂ©e avec une onction Ă©vangĂ©lique. - Celui-lĂ , monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh! bien, nous l'Ă©couterions... - On m'a dit, reprit Jacques Collin, prĂšs de qui monsieur Gault se tenait, qu'il y avait dans cette prison un condamnĂ© Ă mort. - On lui lit en ce moment le rejet de son pourvoi, dit monsieur Gault. - J'ignore ce que cela signifie, demanda naĂÂŻvement Jacques Collin en regardant autour de lui. - Dieu! est-il sinve simple, dit le petit jeune homme qui consultait naguĂšre Fil-de-Soie sur la fleur des gourganes de prĂ©s. - Eh! bien, aujourd'hui ou demain on le fauche! dit un dĂ©tenu. - Faucher? demanda Jacques Collin, dont l'air d'innocence et d'ignorance frappa ses trois fanandels d'admiration. - Dans leur langage, rĂ©pondit le directeur, cela veut dire l'exĂ©cution de la peine de mort. Si le greffier lit le pourvoi, sans doute l'exĂ©cuteur va recevoir l'ordre pour l'exĂ©cution. Le malheureux a constamment refusĂ© les secours de la religion... - Ah! monsieur le directeur, c'est une ĂÂąme Ă sauver!... s'Ă©cria Jacques Collin. Le sacrilĂšge joignit les mains avec une expression d'amant au dĂ©sespoir qui parut ĂÂȘtre l'effet d'une divine ferveur au directeur attentif. - Ah! monsieur, reprit Trompe-la-Mort, laissez-moi vous prouver ce que je suis et tout ce que je puis, en me permettant de faire Ă©clore le repentir dans ce coeur endurci! Dieu m'a donnĂ© la facultĂ© de dire certaines paroles qui produisent de grands changements. Je brise les coeurs, je les ouvre... Que craignez-vous? faites-moi accompagner par des gendarmes, par des gardiens, par qui vous voudrez. - Je verrai si l'aumĂÂŽnier de la maison veut vous permettre de le remplacer, dit monsieur Gault. Et le directeur se retira, frappĂ© de l'air parfaitement indiffĂ©rent, quoique curieux, avec lequel les forçats et les prisonniers regardaient ce prĂÂȘtre, dont la voix Ă©vangĂ©lique donnait du charme Ă son baragouin mi-parti de français et d'espagnol. Ruse contre ruse - Comment vous trouvez-vous ici, monsieur l'abbĂ©? demanda le jeune interlocuteur de Fil-de-Soie Ă Jacques Collin. - Oh! par erreur, rĂ©pondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. On m'a trouvĂ© chez une courtisane qui venait d'ĂÂȘtre volĂ©e aprĂšs sa mort. On a reconnu qu'elle s'Ă©tait tuĂ©e; et les auteurs du vol, qui sont probablement les domestiques, ne sont pas encore arrĂÂȘtĂ©s. - Et c'est Ă cause de ce vol que ce jeune homme s'est pendu?... - Ce pauvre enfant n'a pas sans doute pu soutenir l'idĂ©e d'ĂÂȘtre flĂ©tri par un emprisonnement injuste, rĂ©pondit Trompe-la-Mort en levant les yeux au ciel. - Oui, dit le jeune homme, on venait le mettre en libertĂ© quand il s'est suicidĂ©. Quelle chance! - Il n'y a que les innocents qui se frappent ainsi l'imagination, dit JacquesCollin. Remarquez que le vol a Ă©tĂ© commis Ă son prĂ©judice. - Et de combien s'agit-il? demanda le profond et fin Fil-de-Soie. - De sept cent cinquante mille francs, rĂ©pondit tout doucement Jacques Collin. Les trois forçats se regardĂšrent entre eux, et ils se retirĂšrent du groupe que tous les dĂ©tenus formaient autour du soi-disant ecclĂ©siastique. - C'est lui qui a rincĂ© la profone la cave de la fille! dit Fil-de-Soie Ă l'oreille du Biffon. On voulait nous coquer le taffe faire peur pour nos thunes de balles nos piĂšces de cent sous. - Ce sera toujours le dab des grands fanandels, repondit La Pouraille. Notre carle n'est pas declarĂ© envolĂ©. La pouraille, qui cherchait un homme Ă qui se fier, avait intĂ©rĂÂȘt Ă trouver Jacques Collin honnĂÂȘte homme. Or, c'est surtout en prison qu'on croit Ă ce qu'on espĂšrel - Je gage qu'il esquinte le dab de la Cigogne! qu'il enfonce le Procureur-gĂ©nĂ©ral, et qu'il va cromper sa tante sauver son ami, dit Fil-de-Soie. - S'il y arrive, dit le Biffon, je ne le crois pas tout Ă fait Meg Dieu; mais il aura, comme on le prĂ©tend, bouffardĂ© avec le boulanger fumĂ© une pipe avec le diable. - L'as-tu entendu crier Le boulanger m'abandonne! fit observer Fil-de-Soie. - Ah! s'Ă©cria La Pouraille, s'il voulait cromper ma sorbonne sauver ma tĂÂȘte, quel viocque vie je ferais avec mon fade de carle ma part de fortune, et mes rondins jaunes servis et l'or volĂ© que je viens de cacher. - Fais sa balle! suis ses instructions dit Fil-de-Soie. - Planches-tu? ris-tu? reprit La Pouraille en regardant son fanandel. - Es-tu sinve simple, tu seras roide gerbĂ© Ă la passe condamnĂ© Ă mort. Ainsi, tu n'as pas d'autre lourde Ă pessigner porte Ă soulever pour pouvoir rester sur tes paturons pieds, morflier, te dessaler et goupiner encore manger, boire et voler, lui rĂ©pliqua le Biffon, que de lui prĂÂȘter le dos! - V'lĂ qu'est dit, reprit La Pouraille, pas un de nous ne sera pour le dab Ă la manque pas un de nous ne le trahira, ou je me charge de l'emmener oĂÂč je vais.. - Il le ferait comme il le dit! s'Ă©cria Fil-de-Soie. Les gens les moins susceptibles de sympathie pour ce monde Ă©trange peuvent se figurer la situation d'esprit de Jacques Collin, qui se trouvait entre le cadavre de l'idole qu'il avait adorĂ©e pendant cinq heures de nuit et la mort prochaine de son ancien compagnon de chaĂne, le futur cadavre du jeune Corse ThĂ©odore. Ne fĂ»t-ce que pour voir ce malheureux, il avait besoin de dĂ©ployer une habiletĂ© peu commune; mais le sauver, c'Ă©tait un miracle! Et il y pensait dĂ©jĂ . Pour l'intelligence de ce qu'allait tenter Jacques Collin, il est nĂ©cessaire de faire observer ici que les assassins, les voleurs, que tous ceux qui peuplent les bagnes ne sont pas aussi redoutables qu'on le croit. A quelques exceptions trĂšs rares, ces gens-lĂ sont tous lĂÂąches, sans doute Ă cause de la peur perpĂ©tuelle qui leur comprime le coeur. Leurs facultĂ©s Ă©tant incessamment tendues Ă voler, et l'exĂ©cution d'un coup exigeant l'emploi de toutes les forces de la vie, une agilitĂ© d'esprit Ă©gale Ă l'aptitude du corps, une attention qui abuse de leur moral, ils deviennent stupides, hors de ces violents exercices de leur volontĂ©, par la mĂÂȘme raison qu'une cantatrice ou qu'un danseur tombent Ă©puisĂ©s aprĂšs un pas fatigant ou aprĂšs l'un de ces formidables duos comme en infligent au public les compositeurs modernes. Les malfaiteurs sont en effet si dĂ©nuĂ©s de raison, ou tellement oppressĂ©s par la crainte, qu'ils deviennent absolument enfants. CrĂ©dules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. AprĂšs la rĂ©ussite d'une affaire, ils sont dans un tel Ă©tat de prostration, que livrĂ©s immĂ©diatement Ă des dĂ©bauches nĂ©cessaires, ils s'enivrent de vin, de liqueurs, et se jettent dans les bras de leurs femmes avec rage, pour retrouver du calme en perdant toutes leurs forces, et cherchent l'oubli de leur crime dans l'oubli de leur raison. En cette situation, ils sont Ă la merci de la Police. Une fois arrĂÂȘtĂ©s ils sont aveugles, ils perdent la tĂÂȘte, et ils ont tant besoin d'espĂ©rance qu'ils croient Ă tout', aussi n'est-il pas d'absurditĂ© qu'on ne leur fasse admettre. Un exemple expliquera jusqu'oĂÂč va la bĂÂȘtise du criminel enflacquĂ©. Bibi-Lupin avait rĂ©cemment obtenu les aveux d'un assassin ĂÂągĂ© de dix-neuf ans, en lui persuadant qu'on n'exĂ©cutait jamais les mineurs. Quand on transfĂ©ra ce garçon Ă la Conciergerie pour subir son jugement, aprĂšs le rejet du pourvoi, ce terrible agent Ă©tait venu le voir. - Es-tu sĂ»r de ne pas avoir vingt ans?... lui demanda-t-il. - Oui, je n'ai que dix-neuf ans et demi, dit l'assassin parfaitement calme. - Eh! bien, rĂ©pondit Bibi-Lupin, tu peux ĂÂȘtre tranquille, tu n'auras jamais vingt ans... - Et pourquoi? - Eh! mais, tu seras fauchĂ© dans trois jours, rĂ©pliqua le chef de la sĂ»retĂ©. L'assassin, qui croyait toujours, mĂÂȘme aprĂšs son jugement, qu'on n'exĂ©cutait pas les mineurs, s'affaissa comme une omelette soufflĂ©e. Ces hommes, si cruels par la nĂ©cessitĂ© de supprimer des tĂ©moignages, car ils n'assassinent que pour se dĂ©faire de preuves c'est une des raisons allĂ©guĂ©es par ceux qui demandent la suppression de la peine de mort; ces colosses d'adresse, d'habiletĂ©, chez qui l'action de la main, la rapiditĂ© du coup d'oeil, les sens sont exercĂ©s comme chez les sauvages, ne deviennent des hĂ©ros de malfaisance que sur le thĂ©ĂÂątre de leurs exploits. Non seulement, le crime commis, leurs embarras commencent, car ils sont aussi hĂ©bĂ©tĂ©s par la nĂ©cessitĂ© de cacher les produits de leur vol qu'ils Ă©taient oppressĂ©s par la misĂšre; mais encore ils sont affaiblis comme la femme qui vient d'accoucher. Energiques Ă effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants aprĂšs la rĂ©ussite. C'est, en un mot, le naturel des bĂÂȘtes sauvages, faciles Ă tuer quand elles sont repues. En prison, ces hommes singuliers sont hommes par la dissimulation et par leur discrĂ©tion, qui ne cĂšde qu'au dernier moment, alors qu'on les a brisĂ©s, rouĂ©s, par la durĂ©e de la dĂ©tention. On peut alors comprendre comment les trois forçats, au lieu de perdre leur chef, voulurent le servir; ils l'admirĂšrent en le soupçonnant d'ĂÂȘtre le maĂtre des sept cent cinquante mille francs volĂ©s, en le voyant calme sous les verrous de la Conciergerie, et le croyant capable de les prendre sous sa protection. La chambre du condamnĂ© Ă mort Lorsque monsieur Gault eut quittĂ© le faux Espagnol, il revint par le parloir Ă son greffe, et alla trouver Bibi-Lupin, qui, depuis vingt minutes que Jacques Collin Ă©tait descendu de sa cellule, observait tout, tapi contre une des fenĂÂȘtres donnant sur le prĂ©au, par un judas. - Aucun d'eux ne l'a reconnu, dit monsieur Gault, et Napolitas, qui les surveille tous, n'a rien entendu. Le pauvre prĂÂȘtre, dans son accablement, cette nuit, n'a pas dit un mot qui puisse faire croire que sa soutane cache Jacques Collin. - ĂâĄa prouve qu'il connaĂt bien les prisons, rĂ©pondit le chef de la police de sĂ»retĂ©. Napolitas, secrĂ©taire de Bibi-Lupin, inconnu de tous les gens en ce moment dĂ©tenus Ă la Conciergerie, y jouait le rĂÂŽle de fils de famille accusĂ© de faux. - Enfin, il demande Ă confesser le condamnĂ© Ă mort! reprit le directeur. - Voici notre derniĂšre ressource! s'Ă©cria Bibi-Lupin, je n'y pensais pas. ThĂ©odore Calvi, ce Corse, est le camarade de chaĂne de Jacques Collin; Jacques Collin lui faisait au prĂ©, m'a-t-on dit, de bien belles patarasses... Les forçats se fabriquent des espĂšces de tampons qu'ils glissent entre leur anneau de fer et leur chair, afin d'amortir la pesanteur de la manicle sur leurs chevilles et leur cou-de-pied. Ces tampons, composĂ©s d'Ă©toupe et de linge, s'appellent, au bagne, des patarasses. - Qui veille le condamnĂ©? demanda Bibi-Lupin Ă monsieur Gault. - C'est Coeur-la-Virole! - Bien, je vais me peausser en gendarme, j'y serai; je les entendrai, je rĂ©ponds de tout. - Ne craignez-vous pas, si c'est Jacques Collin, d'ĂÂȘtre reconnu et qu'il ne vous Ă©trangle? demanda le directeur de la Conciergerie Ă Bibi-Lupin. - En gendarme, j'aurai mon sabre, rĂ©pondit le chef; d'ailleurs si c'est Jacques Collin, il ne fera jamais rien pour se faire gerber Ă la passe; et, si c'est un prĂÂȘtre, je suis en sĂ»retĂ©. - Il n'y a pas de temps Ă perdre, dit alors monsieur Gault; il est huit heures et demie, le pĂšre Sauteloup vient de lire le rejet de pourvoi, monsieur Sanson attend dans la salle d'ordre du Parquet. - Oui, c'est pour aujourd'hui, les hussards de la veuve autre nom, nom terrible de la mĂ©canique! sont commandĂ©s, rĂ©pondit Bibi-Lupin. Je comprends cependant que le Procureur-gĂ©nĂ©ral hĂ©site, ce garçon s'est toujours dit innocent, et il n'y a pas eu, selon moi, de preuves convaincantes contre lui. - C'est un vrai Corse, reprit monsieur Gault, il n'a pas dit un mot, et il a rĂ©sistĂ© Ă tout. Le dernier mot du directeur de la Conciergerie au chef de la police de sĂ»retĂ© contenait la sombre histoire des condamnĂ©s Ă mort. Un homme que la justice a retranchĂ© du nombre des vivants appartient au Parquet. Le Parquet est souverain; il ne dĂ©pend de personne, il ne relĂšve que de sa conscience. La prison appartient au Parquet, il en est le maĂtre absolu. La poĂ©sie s'est emparĂ©e de ce sujet social, Ă©minemment propre Ă frapper les imaginations, le CondamnĂ© Ă mort La poĂ©sie a Ă©tĂ© sublime, la prose n'a d'autre ressource que le rĂ©el, mais le rĂ©el est assez terrible comme il est pour pouvoir lutter avec le lyrisme. La vie du condamnĂ© Ă mort qui n'a pas avouĂ© ses crimes ou ses complices est livrĂ©e Ă d'affreuses tortures. Il ne s'agit ici ni de brodequins qui brisent les pieds, ni d'eau ingurgitĂ©e dans l'estomac, ni de la distension des membres au moyen d'affreuse machine; mais d'une torture sournoise et pour ainsi dire nĂ©gative. Le Parquet livre le condamnĂ© tout Ă lui-mĂÂȘme, il le laisse dans le silence et dans les tĂ©nĂšbres, avec un compaonon un mouton dont il doit se defier. L'aimable philanthropie moderne croit avoir devinĂ© l'atroce supplice de l'isolement, elle se trompe. Depuis l'abolition de la torture, le Parquet, dans le dĂ©sir bien naturel de rassurer les consciences dĂ©jĂ bien dĂ©licates des jurĂ©s, avait devinĂ© les ressources terribles que la solitude donne Ă la Justice contre le remords. La solitude, c'est le vide; et la nature morale en a tout autant d'horreur que la nature physique. La solitude n'est habitable que pour l'homme de gĂ©nie qui la remplit de ses idĂ©es, filles du monde spirituel, ou pour le contemplateur des oeuvres divines qui la trouve illuminĂ©e par le jour du ciel, animĂ©e par le souffle et par la voix de Dieu. Hormis cesdeux hommes, si voisins du paradis, la solitude est Ă la torture ce que le moral est au physique. Entre la solitude et la torture il y a toute la diffĂ©rence de la maladie nerveuse Ă la maladie chirurgicale. C'est la souffrance multipliĂ©e par l'infini. Le corps touche Ă l'infini par le systĂšme nerveux, comme l'esprit y pĂ©nĂštre par la pensĂ©e. Aussi, dans les annales du Parquet de Paris, compte-t-on les criminels qui n'avouent pas. Cette sinistre situation, qui prend des proportions Ă©normes dans certains cas, en politique par exemple, lorsqu'il s'agit d'une dynastie ou de l'Etat, aura son histoire Ă sa place dans La COMEDIE HUMAINE. Mais, ici la description de la boĂte en pierre, oĂÂč, sous la Restauration, le Parquet de Paris gardait le condamnĂ© Ă mort, peut suffire Ă faire entre-voir l'horreur des derniers jours d'un suppliciable. Avant la rĂ©volution de juillet, il existait Ă la Conciergerie, et il y existe encore aujourd'hui, d'ailleurs, la chambre du condamnĂ© Ă mort. Cette chambre, adossĂ©e au greffe, en est sĂ©parĂ©e par un gros mur tout en pierre de taille, et elle est flanquĂ©e Ă l'opposite par le gros mur de sept ou huit pieds d'Ă©paisseur qui soutient une portion de l'immense salle des Pas-Perdus. On y entre par la premiĂšre porte qui se trouve dans le long corridor sombre oĂÂč le regard plonge quand on est au milieu de la grande salle voĂ»tĂ©e du guichet. Cette chambre sinistre tire son jour d'un soupirail, armĂ© d'une grille formidable, et qu'on aperçoit Ă peine en entrant Ă la Conciergerie, car il est pratiquĂ© dans le petit espace qui reste entre la fenĂÂȘtre du greffe, Ă cĂÂŽtĂ© de la grille du guichet, et le logement du greffier de la Conciergerie, que l'architecte a plaquĂ© comme une armoire au fond de la cour d'entrĂ©e. Cette situation explique comment cette piĂšce, encadrĂ©e par quatre Ă©paisses murailles, a Ă©tĂ© destinĂ©e, lors du remaniement de la Conciergerie, Ă ce sinistre et funeste usage. Toute Ă©vasion y est impossible. Le corridor, qui mĂšne aux secrets et au quartier des femmes, dĂ©bouche en face du poĂÂȘle, oĂÂč gendarmes et surveillants sont toujours groupĂ©s. Le soupirail, seule issue extĂ©rieure, situĂ© Ă neuf pieds au-dessus des dalles, donne sur la premiĂšre cour gardĂ©e par les gendarmes en faction Ă la porte extĂ©rieure de la Conciergerie. Aucune puissance humaine ne peut attaquer les gros murs. D'ailleurs, un criminel condamnĂ© Ă mort est aussitĂÂŽt revĂÂȘtu de la camisole, vĂÂȘtement qui supprime, comme on le sait, l'action des mains; puis il est enchaĂnĂ© par un pied Ă son lit de camp; enfin il a pour le servir et le garder un mouton. Le sol de cette chambre est dallĂ© de pierres Ă©paisses, et le jour si faible qu'on y voit Ă peine. Il est impossible de ne pas se sentir gelĂ© jusqu'aux os en entrant lĂ , mĂÂȘme aujourd'hui, quoique depuis seize ans cette chambre soit sans destination, par suite des changement introduits Ă Paris dans l'exĂ©cution des arrĂÂȘts de la Justice. Voyez-y le criminel en compagnie de ses remords, dans le silence et les tĂ©nĂšbres, deux sources d'horreur, et demandez-vous si ce n'est pas Ă devenir fou? Quelles organisations que celles dont la trempe rĂ©siste Ă ce rĂ©gime auquel la camisole ajoute l'immobilitĂ© l'inaction! ThĂ©odore Calvi, ce Corse alors ĂÂągĂ© de vingt-sept ans, enveloppĂ© dans les voiles d'une discrĂ©tion absolue, rĂ©sistait cependant depuis deux mois Ă l'action de ce cachot et au bavardage captieux du mouton!... Voici le singulier procĂšs criminel oĂÂč le Corse avait gagnĂ© sa condamnation Ă mort. Quoiqu'elle soit excessivement curieuse, cette analyse sera trĂšs rapide. Il est impossible de faire une longue digression au dĂ©nouement d'une scĂšne dĂ©jĂ si Ă©tendue et qui n'offre pasd'autre intĂ©rĂÂȘt que celui dont est entourĂ© Jacques Collin, espĂšce de colonne vertĂ©brale qui, par son horrible influence,relie pour ainsi dire le pĂšre Goriot a illusions perdues, et illusions perdues a cette Ă©tude. L'imagination du lecteur dĂ©veloppera d'ailleurs ce thĂšme obscur qui causait en ce moment bien des inquiĂ©tudes aux jurĂ©s de la session oĂÂč ThĂ©odore Calvi avait comparu. Aussi, depuis huit jours que le pourvoi du criminel Ă©tait rejetĂ© par la Cour de Cassation, monsieur de Granville s'occupait-il de cette affaire et suspendait-il l'ordre d'Ă©xecution de jour en jour; tant il tenait Ă rassurer les jurĂ©s en publiant que le condamnĂ©, sur le seuil de la mort, avait avouĂ© son crime. Un singulier procĂšs criminel Une pauvre veuve de Nanterre, dont la maison Ă©tait isolĂ©e dans cette commune, situĂ©e, comme on sait, au milieu de la plaine infertile qui s'Ă©tale entre le Mont-ValĂ©rin, Saint-Germain, les collines de Sartrouvilles et d'Argenteuil, avait Ă©tĂ© assassinĂ©e et volĂ©e quelques jours aprĂšs avoir reçu sa par d'un hĂ©ritage inespĂ©rĂ©. Cette part se montait Ă trois mille francs, Ă une douzaine de couverts, une chaĂne, une montre en or et du lieu de placer les trois mille francs Ă Paris, comme le lui conseiilait le notaire du marchand de vin dĂ©cĂ©dĂ© de qui elle hĂ©ritait, la vieille femme avait voulu tout garder. D'abord elle ne s'Ă©tait jamais vu tant d'argent Ă elle, puis elle se dĂ©fiait de tout le monde en toute espĂšce d'affaires, comme la plupart des gens du peuple ou de la campagne. AprĂšs de mĂ»res causeriesavc un marchand de vin der Nanterre, son parent et parent du marchand de vin dĂ©cĂ©dĂ©, cette veuve s'Ă©tait rĂ©solue Ă mettre la somme au viager, Ă vendre sa maison de Nanterre et Ă aller vivre en bourgeoise Ă Saint-Germain. La maison oĂÂč elle demeurait, accompagnĂ©e d'un assez grand jardin enclos de mauvaises palissades, Ă©tait l'ignoble maison que bĂÂątissent les petits cultivateurs des environs de Paris. Le plĂÂątre et les moellons extrĂÂȘmement abondantes Ă Nanterre, dont le territoire est couvert de carriĂšres exploitĂ©es Ă ciel ouvert, avaient Ă©tĂ©, comme on le voit communĂ©ment autour de Paris, employĂ©s Ă la hĂÂąte et sans aucune idĂ©e architecturale. C'est presque toujours la hutte du Sauvage civilisĂ©. Cette maison consistait en un rez-de-chaussĂ©e et un premier Ă©tage au-dessus duquel s'Ă©tendaient des mansardes. Le carrier, mari de cette femme et constructeur de ce logis, avait mis des barres de fer trĂšs solides Ă toutes les fenĂÂȘtres. La porte d'entrĂ©e Ă©tait d'une soliditĂ© remarquable. Le dĂ©funt se savait lĂ , seul, en rase campagne, et quelle campagne! Sa clientĂšle se Composait des principaux maĂtres maçons de Paris, il avait donc rapportĂ© les plus importants matĂ©riaux de sa maison, bĂÂątie Ă cinq cents pas de sa carriĂšre, sur ses voitures qui revenaient Ă vide. Il choisissait dans les dĂ©molitions de Paris les choses Ă sa convenance et Ă trĂšs bas prix. Ainsi, les fenĂÂȘtres, les grilles, les portes, les volets, la menuiserie, tout Ă©tait provenu de dĂ©prĂ©dations autorisĂ©es, de cadeaux Ă lui faits par ses pratiques, de bons cadeaux bien choisis. De deux chĂÂąssis Ă prendre il emportait le meilleur. La maison,prĂ©cĂ©dĂ©e d'une cour assez vaste,oĂÂč se trouvaient les Ă©curies, Ă©tait fermĂ©e de murs sur le chemin. Une forte grille servait de porte. D'ailleurs, des chiens de garde habitaient l'Ă©curie, et un petit chien passait la nuit dans la maison. DerriĂšre la maison, il existait un jardin d'un hectare environ. Devenue veuve et sans enfants, la femme du carrier demeurait dans cette maison avec une seule servante. Le prix de sa carriĂšre vendue avait soldĂ© les dettes du carrier, mort deux ans auparavant. Le seul avoir de la veuve fut cette maison dĂ©serte, oĂÂč elle nourrissait des poules et des vaches en en vendant les oeufs et le lait Ă Nanterre. N'ayant plus de garçon d'Ă©curie, de charretier, ni d'ouvriers carriers que le dĂ©funt faisait travailler Ă tout, elle ne cultivait plus le jardin, elle y coupait le peu d'herbes et de lĂ©gumes que la nature de ce sol caillouteux y laisse venir. Le prix de la maison et l'argent de la succession pouvant produire sept Ă huit mille francs, cette femme se voyait trĂšs heureuse Ă Saint-Germain avec sept ou huit cents francs de rentes viagĂšres qu'elle croyait pouvoir tirer de ses huit mille francs. Elle avait eu dĂ©jĂ plusieurs confĂ©rences avec le notaire de Saint-Germain, car elle se refusait Ă donner son argent en viager au marchand de vin de Nanterre qui le lui demandait. Dans ces circonstances, un jour, on ne vit plus reparaĂtre la veuve Pigeau ni sa servante. La grille de la cour, la porte d'entrĂ©e de la maison, les volets, tout Ă©tait clos. AprĂšs trois jours, la justice, informĂ©e de cet Ă©tat de choses, fit une descente. Monsieur Popinot, juge d'instruction, accompagnĂ© du Procureur du roi, vint de Paris, et voici ce qui fut constatĂ©. Ni la grille de la cour, ni la porte d'entrĂ©e de la maison ne portaient des traces d'effraction. La clef se trouvait dans la serrure de la porte d'entrĂ©e, Ă l'intĂ©rieur. Pas un barreau de fer n'avait Ă©tĂ© forcĂ©. Les serrures, les volets, toutes les fermetures Ă©taient intactes. Les murailles ne prĂ©sentaient aucune trace qui pĂ»t dĂ©voiler le passage des malfaiteurs. Les cheminĂ©es en poterie n'offrant pas d'issue praticable, n'avaient pu permettre de s'introduire par cette voie. Les faĂteaux, sains et entiers, n'accusaient d'ailleurs aucune violence. En pĂ©nĂ©trant dans les chambres au premier Ă©tage, les magistrats, les gendarmes et Bibi-Lupin trouvĂšrent la veuve Pigeau Ă©tranglĂ©e dans son lit et la servante Ă©tranglĂ©e dans le sien, au moyen de leurs foulards de nuit. Les trois mille francs avaient Ă©tĂ© pris, ainsi que les couverts et les bijoux. Les deux corps Ă©taient en putrĂ©faction, ainsi que ceux du petit chien et d'un gros chien de basse-cour. Les palissades d'enceinte du jardin furent examinĂ©es, rien n'y Ă©tait brisĂ©. Dans le jardin, les allĂ©es n'offraient aucun vestige de passage. Il parut probable au juge d'instruction que l'assassin avait marchĂ© sur l'herbe pour ne pas laisser l'empreinte de ses pas, s'il s'Ă©tait introduit par lĂ , mais comment avait-il pu pĂ©nĂ©trer dans la maison? Du cĂÂŽtĂ© du jardin, la porte avait une imposte garnie de trois barreaux de fer intacts. De ce cĂÂŽtĂ©, la clef se trouvait Ă©galement dans la serrure, comme Ă la porte d'entrĂ©e du cĂÂŽtĂ© de la cour. Une fois ces impossibilitĂ©s parfaitement constatĂ©es par monsieur Popinot, par Bibi-Lupin, qui resta pendant une journĂ©e Ă tout observer, par le Procureur du roi lui-mĂÂȘme et par le brigadier du poste de Nanterre, cet assassinat devint un affreux problĂšme oĂÂč la politique et la justice devaient avoir le dessous. Ce drame, publiĂ© par la Gazette des Tribunaux, avait eu lieu dans l'hiver de 1828 Ă 1829. Dieu sait quel intĂ©rĂÂȘt de curiositĂ© cette Ă©trange aventure souleva dans Paris; mais Paris qui, tous les matins, a de nouveaux drames Ă dĂ©vorer, oublie tout. La Police, elle, n'oublie rien. Trois mois aprĂšs ces perquisitions infructueuses, une fille publique, remarquĂ©e pour ses dĂ©penses par des agents de Bibi-Lupin, et surveillĂ©e Ă cause de ses accointances avec quelques voleurs, voulut faire engager par une de ses amies douze couverts, une montre et une chaĂne d'or. L'amie refusa. Le fait parvint aux oreilles de Bibi-Lupin, qui se souvint des douze couverts, de la montre et de la chaĂne d'or volĂ©s Ă Nanterre. AussitĂÂŽt les commissionnaires du Mont-de-PiĂ©tĂ©, tous les recĂ©leurs de Paris furent avertis, et Bibi-Lupin soumit Manon-la-Blonde Ă un espionnage formidable. On apprit bientĂÂŽt que Manon-la-Blonde Ă©tait amoureuse folle d'un jeune homme qu'on ne voyait guĂšre, car il passait pour ĂÂȘtre sourd Ă toutes les preuves d'amour de la blonde Manon. MystĂšre sur mystĂšre. Ce jeune homme, soumis Ă l'attention des espions, fut bientĂÂŽt vu, puis reconnu pour ĂÂȘtre un forçat Ă©vadĂ©, le fameux hĂ©ros des vendettes corses, le beau ThĂ©odore Calvi, dit Madeleine. On lĂÂącha sur ThĂ©odore un de ces recĂ©leurs Ă double face, qui servent Ă la fois les voleurs et la Police, et il promit Ă ThĂ©odore d'acheter les couverts, la montre et la chaĂne d'or. Au moment oĂÂč le ferrailleur de la cour Saint-Guillaume comptait l'argent Ă ThĂ©odore, dĂ©guisĂ© en femme, Ă dix heures et demie du soir, la Police fit une descente, arrĂÂȘta ThĂ©odore et saisit les objets. L'instruction commença sur-le-champ. Avec de si faibles Ă©lĂ©ments, il Ă©tait impossible, en style de parquet, d'en tirer une condamnation Ă mort. Jamais Calvi ne se dĂ©mentit. Il ne se coupa jamais il dit qu'une femme de la campagne lui avait vendu ces objets Ă Argenteuil, et, qu'aprĂšs les lui avoir achetĂ©s, le bruit de l'assassinat commis Ă Nanterre l'avait Ă©clairĂ© sur le danger de possĂ©der ces couverts, cette montre et ces bijoux, qui, d'ailleurs, ayant Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s dans l'inventaire fait aprĂšs le dĂ©cĂšs du marchand de vin de Paris, oncle de la veuve Pigeau, se trouvaient ĂÂȘtre les objets volĂ©s. Enfin, forcĂ© par la misĂšre de vendre ces objets, disait-il, il avait voulu s'en dĂ©faire en employant une personne non compromise. On ne put rien obtenir de plus du forçat libĂ©rĂ©, qui sut, par son silence et par sa fermetĂ©, faire croire Ă la justice que le marchand de vin de Nanterre avait commis le crime et que la femme de qui il tenait les choses compromettantes Ă©tait l'Ă©pouse de ce marchand. Le malheureux parent de la veuve Pigeau et sa femme furent arrĂÂȘtĂ©s; mais, aprĂšs huit jours de dĂ©tention et une enquĂÂȘte scrupuleuse, il fut Ă©tabli que ni le mari ni la femme n'avaient quittĂ© leur Ă©tablissement Ă l'Ă©poque du crime. D'ailleurs, Calvi ne reconnut pas, dans l'Ă©pouse du marchand de vin, la femme qui, selon lui, lui aurait vendu l'argenterie et les bijoux. Comme la concubine de Calvi, impliquĂ©e dans le procĂšs, fut convaincue d'avoir dĂ©pensĂ© mille francs environ depuis l'Ă©poque du crime jusqu'au moment oĂÂč Calvi voulut engager l'argenterie et les bijoux, de telles preuves parurent suffisantes pour faire envoyer aux assises le forçat et sa concubine. Cet assassinat Ă©tant le dix-huitiĂšme commis par ThĂ©odore, il fut condamnĂ© Ă mort, car il parut ĂÂȘtre l'auteur de ce crime si habilement commis. S'il ne reconnut pas la marchande de vin de Nanterre, il fut reconnu par la femme et par le mari. L'instruction avait Ă©tabli, par de nombreux tĂ©moignages, le sĂ©jour de ThĂ©odore Ă Nanterre pendant environ un mois; il y avait servi les maçons, la figure enfarinĂ©e de plĂ tre et mal vĂÂȘtu. A Nanterre, chacun donnait dix-huit ans Ă ce garçon, qui devait avoir nourri ce poupon complotĂ©, prĂ©parĂ© ce crime pendant un mois. Le Parquet croyait Ă des complices. On mesura la largeur des tuyaux pour l'adapter au corps de Manon-la-Blonde, afin de voir si elle avait pu s'introduire par les cheminĂ©es; mais un enfant de six ans n'aurait pu passer par les tuyaux en poterie, par lesquels l'architecture moderne remplace aujourd'hui les vastes cheminĂ©es d'autrefois. Sans ce singulier et irritant mystĂšre, ThĂ©odore eĂ»t Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© depuis une semaine. L'aumĂÂŽnier des prisons avait, comme on l'a vu, totalement Ă©chouĂ©. Cette affaire et le nom de Calvi dut Ă©chapper Ă l'attention de Jacques Collin, alors prĂ©occupĂ© de son duel avec Contenson, Corentin et Peyrade. Trompe-la-Mort essayait, d'ailleurs, d'oublier le plus possible les amis, et tout ce qui regardait le Palais-de-justice. Il tremblait d'une rencontre qui l'aurait mis face Ă face avec un fanandel par qui le dab se serait vu demander des comptes impossibles Ă rendre. Charlot Le directeur de la Conciergerie alla sur-le-champ au parquet du Procureur-gĂ©nĂ©ral, et y trouva le premier avocat gĂ©nĂ©ral causant avec monsieur de Granville, et tenant l'ordre d'exĂ©cution Ă la main. Monsieur de Granville, qui venait de passer toute la nuit Ă l'hĂÂŽtel de SĂ©risy, quoique accablĂ© de fatigue et de douleurs, car les mĂ©decins n'osaient encore affirmer que la comtesse conserverait sa raison, Ă©tait obligĂ©, par cette exĂ©cution importante, de donner quelques heures Ă son Parquet. AprĂšs avoir causĂ© un instant avec le directeur, monsieur de Granville reprit l'ordre d'exĂ©cution Ă son avocat gĂ©nĂ©ral et le remit Ă Gault. - Que l'exĂ©cution ait lieu, dit-il, Ă moins de circonstances extraordinaires que vous jugerez; je me fie Ă votre prudence. On peut retarder le dressage de l'Ă©chafaud jusqu'Ă dix heures et demie, il vous reste donc une heure. Dans une pareille matinĂ©e, les heures valent des siĂšcles, et il tient bien des Ă©vĂ©nements dans un siĂšcle! Ne laissez pas croire Ă un sursis. Qu'on fasse la toilette, s'il le faut, et s'il n'y a pas de rĂ©vĂ©lation, remettez l'ordre Ă Sanson Ă neuf heures et demie. Qu'il attende! Au moment oĂÂč le directeur de la prison quittait le cabinet du Procureur-gĂ©nĂ©ral, il rencontra, sous la voĂ»te du passage qui dĂ©bouche dans la galerie, monsieur Camusot qui s'y rendait. Il eut donc une rapide conversation avec le juge; et, aprĂšs l'avoir instruit de ce qui se passait Ă la Conciergerie, relativement Ă Jacques Collin, il y descendit pour opĂ©rer cette confrontation de Trompe-la-Mort et de Madeleine; mais il ne permit au soi-disant ecclĂ©siastique de communiquer avec le condamnĂ© Ă mort qu'au moment oĂÂč Bibi-Lupin, admirablement dĂ©guisĂ© en gendarme, eut remplacĂ© le mouton qui surveillait le jeune Corse. On ne peut pas se figurer le profond Ă©tonnement des trois forçats en voyant un surveillant venir chercher Jacques Collin, pour le mener dans la chambre du condamnĂ© Ă mort. Ils se rapprochĂšrent de la chaise oĂÂč Jacques Collin Ă©tait assis, par un bond simultanĂ©. - C'est pour aujourd'hui, n'est-ce pas, monsieur Julien? dit Fil-de-Soie au surveillant. - Mais, oui, Charlot est lĂ , rĂ©pondit le surveillant avec une parfaite indiffĂ©rence. Le peuple et le monde des prisons appellent ainsi l'exĂ©cuteur des hautes-oeuvres de Paris. Ce sobriquet date de la rĂ©volution de 1789. Ce nom produisit une profonde sensation. Tous les prisonniers se regardĂšrent entre eux. - C'est fini rĂ©pondit le surveillant, l'ordre d'exĂ©cution est arrivĂ© Ă monsieur Gault, et l'arrĂÂȘt vient d'ĂÂȘtre lu. - Ainsi, reprit La Pouraille, la belle Madeleine a reçu tous les sacrements?... il avala une derniĂšre bouffĂ©e d'air. - Pauvre petit ThĂ©odore... s'Ă©cria le Biffori, il est bien gentil. C'est dommage d'Ă©ternuer dans le son Ă son ĂÂąge... Le surveillant se dirigeait vers le guichet, en se croyant suivi de Jacques Collin; mais l'Espagnol allait lentement, et, quand il se vit Ă dix pas de Julien, il parut faiblir et demanda par un geste le bras de La Pouraille. - C'est un assassin! dit Napolitas au prĂÂȘtre en montrant La Pouraille et offrant son bras. - Non, pour moi c'est un malheureux!... rĂ©pondit Trompe-la-Mort avec la prĂ©sence d'esprit et l'onction de l'archevĂÂȘque de Cambrai. Et il se sĂ©para de Napolitas, qui du premier coup d'oeil lui avait paru trĂšs suspect. - Il est sur la premiĂšre marche de l'Abbaye-de Monte- Ă Regret; mais j'en suis le prieur! Je vais vous montrer comment je sais m'entifler avec la Cigogne rouer le Procureur-gĂ©nĂ©ral. Je veux cromper cette sorbonne de ses pattes. - A cause de sa montante! dit Fil-de-Soie en souriant. - Je veux donner cette ĂÂąme au ciel! rĂ©pondit avec componction Jacques Collin en se voyant entourĂ© par quelques prisonniers. Et il rejoignit le surveillant au guichet. - Il est venu pour sauver Madeleine, dit Fil-de-Soie, nous avons bien devinĂ© la chose. Quel dab!... - Mais comment?... les hussards de la guillotine sont lĂ , il ne le verra seulement pas, reprit le Biffon. - Il a le boulanger pour lui! s'Ă©cria La Pouraille. Lui, poisser nos philippes!... Il aime trop les amis! il a trop besoin de nous. On voulait nous mettre Ă la manque pour lui nous le faire livrer, nous ne sommes pas des gnioles S'il crompe sa Madeleine, il aura ma balle mon secret! Ce dernier mot eu pour effet d'augmenter le dĂ©vouement des trois forçats pour leur dieu; car en ce moment leur fameux dab devint toute leur espĂ©rance. Jacques Collin, malgrĂ© le danger de Madeleine, ne faillit pas Ă son rĂÂŽle. Cet homme, qui connaissait la Conciergerie aussi bien que les trois bagnes, se trompa si naturellement, que le surveillant fut obligĂ© de lui dire Ă tout moment "Par ici, - par lĂ !" jusqu'Ă ce qu'ils fussent arrivĂ©s au greffe. LĂ Jacques Collin vit, du premier regard, accoudĂ© sur le poĂÂȘle, un homme grand et gros, dont le visage rouge et long ne manquait pas d'une certaine distinction, et il reconnut Sanson. - Monsieur est l'aumĂÂŽnier, dit-il en allant Ă lui d'un air plein de bonhomie. Cette erreur fut si terrible qu'elle glaça les spectateurs. - Non, monsieur, rĂ©pondit Sanson, j'ai d'autres fonctions. Sanson, le pĂšre du dernier exĂ©cuteur de ce nom, car il a Ă©tĂ© destituĂ© rĂ©cemment, Ă©tait le fils de celui qui exĂ©cuta Louis XVI. AprĂšs quatre cents ans d'exercice de cette charge, l'hĂ©ritier de tant de tortionnaires avait tentĂ© de rĂ©pudier ce fardeau hĂ©rĂ©ditaire. Les Sanson, bourreaux Ă Rouen pendant deux siĂšcles, avant d'ĂÂȘtre revĂÂȘtus de la premiĂšre charge du royaume, exĂ©cutaient de pĂšre en fils les arrĂÂȘts de la justice depuis le treiziĂšme siĂšcle. Il est peu de familles qui puissent offrir l'exemple d'un office ou d'une noblesse conservĂ©e de pĂšre en fils pendant six siĂšcles. Au moment oĂÂč ce jeune homme, devenu capitaine de cavalerie, se voyait sur le point de faire une belle carriĂšre dans les armes, son pĂšre exigea qu'il vĂnt l'assister pour l'exĂ©cution du Roi. Puis il fit de son fils son second, lorsqu'en 1793 il y eut deux Ă©chafauds en permanence l'un Ă la barriĂšre du TrĂÂŽne, l'autre Ă la place de GrĂšve. Alors ĂÂągĂ© d'environ soixante ans, ce terrible fonctionnaire se faisait remarquer par une excellente tenue, par des maniĂšres douces et posĂ©es, par un grand mĂ©pris pour Bibi-Lupin et ses acolytes, les pourvoyeurs de la machine. Le seul indice qui, chez cet homme, trahissait le sang des vieux tortionnaires du Moyen-Age, Ă©tait une largeur et une Ă©paisseur formidables dans les mains. Assez instruit d'ailleurs, tenant fort Ă sa qualitĂ© de citoyen et d'Ă©lecteur, passionnĂ©, dit-on, pour le jardinage, ce grand et gros homme, parlant bas, d'un maintien calme, trĂšs silencieux, au front large et chauve a, ressemblait beaucoup plus Ă un membre de l'aristocratie anglaise qu'Ă un exĂ©cuteur des hautes-oeuvres. Aussi, un chanoine espagnol devait-il commettre l'erreur que commettait volontairement Jacques Collin. - Ce n'est pas un forçat, dit le chef des surveillants au directeur. - Je commence Ă le croire, se dit monsieur Gault en faisant un mouvement de tĂÂȘte Ă son subordonnĂ©. La Confession Jacques Collin fut introduit dans l'espĂšce de cave oĂÂč le jeune ThĂ©odore, en camisole de force, Ă©tait assis au bord de l'affreux lit de camp de cette chambre. Trompe-la-Mort, momentanĂ©ment Ă©clairĂ© par le jour du corridor, reconnut sur-le-champ Bibi-Lupin dans le gendarme qui se tenait debout, appuyĂ© sur son sabre. - Io sono Gaba-Morto! Parla nostro italiano, dit vivement Jacques Collin. Vengo ti salvar je suis Trompe-la-Mort, parlons italien, je viens te sauver. Tout ce qu'allaient se dire les deux amis devait ĂÂȘtre inintelligible pour le faux gendarme, et, comme Bibi-Lupin Ă©tait censĂ© garder le prisonnier, il ne pouvait quitter son poste. Aussi, la rage du chef de la police de sĂ»retĂ© ne saurait-elle se dĂ©crire. ThĂ©odore Calvi, jeune homme au teint pĂÂąle et olivĂÂątre, Ă cheveux blonds, aux yeux caves et d'un bleu trouble, trĂšs bien proportionnĂ© d'ailleurs, d'une prodigieuse force musculaire cachĂ©e sous cette apparence lymphatique que prĂ©sentent parfois les MĂ©ridionaux, aurait eu la plus charmante physionomie sans des sourcils arquĂ©s, sans un front dĂ©primĂ©, qui lui donnaient quelque chose de sinistre, sans des lĂšvres rouges d'une cruautĂ© sauvage, et sans un mouvement de muscles qui dĂ©note cette facultĂ© d'irritation particuliĂšre aux Corses, et qui les rend si prompts Ă l'assassinat dans une querelle soudaine. Saisi d'Ă©tonnement par les sons de cette voix, ThĂ©odore leva brusquement la tĂÂȘte et crut Ă quelque hallucination; mais, comme il Ă©tait familiarisĂ© par une habitation de deux mois avec la profonde obscuritĂ© de cette boĂte en pierre de taille, il regarda le faux ecclĂ©siastique et soupira profondĂ©ment. Il ne reconnut pas Jacques Collin, dont le visage couturĂ© par l'action de l'acide sulfurique ne lui sembla point ĂÂȘtre celui de son dab. - C'est bien moi, ton Jacques, je suis en prĂÂȘtre et je viens te sauver. Ne fais pas la bĂÂȘtise de me reconnaĂtre, et aie l'air de te confesser. Ceci fut dit rapidement. - Ce jeune homme est trĂšs abattu, la mort l'effraie, il va tout avouer, dit Jacques Collin en s'adressant au gendarme. - Dis-moi quelque chose qui me prouve que tu es lui, car tu n'as que sa voix. - Voyez-vous, il me dit, le pauvre malheureux, qu'il est innocent, reprit Jacques Collin en s'adressant au gendarme. Bibi-Lupin n'osa point parler, de peur d'ĂÂȘtre reconnu. - Sempremi! rĂ©pondit Jacques en revenant Ă ThĂ©odore et lui jetant ce mot de convention dans l'oreille. - Sempreti! dit le jeune homme en donnant la rĂ©plique de la passe. C'est bien mon dab... - As-tu fait le coup? - Oui. - Raconte-moi tout, afin que je puisse voir comment je ferai pour te sauver; il est temps, Charlot est lĂ . AussitĂÂŽt le Corse se mit Ă genoux et parut vouloir se confesser. Bibi-Lupin ne savait que faire, car cette conversation fut si rapide qu'elle prit Ă peine le temps pendant lequel elle se lit. ThĂ©odore raconta promptement les circonstances connues de son crime et que Jacques Collin ignorait. - Les jurĂ©s m'ont condamnĂ© sans preuves, dit-il en terminant. - Enfant, tu discutes quand on va te couper les cheveux!... - Mais, je puis bien avoir Ă©tĂ© seulement chargĂ© de mettre en plan les bijoux. Et voilĂ comme on juge, et Ă Paris encore!... Mais comment s'est fait le coup? demanda Trompe-la-Mort. - Ah! voilĂ ! Depuis que je ne t'ai vu, j'ai fait la connaissance d'une petite fille corse, que j'ai rencontrĂ©e en arrivant Ă Pantin Paris. - Les hommes assez bĂÂȘtes pour aimer une femme, s'Ă©cria Jacques Collin, pĂ©rissent toujours par lĂ !... C'est des tigres en libertĂ©, des tigres qui babillent et qui se regardent dans des miroirs... Tu n'as pas Ă©tĂ© sage!... - Mais... - Voyons, Ă quoi t'a-t-elle servi cette sacrĂ©e largue?... - Cet amour de femme grande comme un fagot, mince comme une anguille, adroite comme un singe, a passĂ© par le haut du four et m'a ouvert la porte de la maison. Les chiens, bourrĂ©s de boulettes, Ă©taient morts. J'ai refroidi les deux femmes. Une fois l'argent pris, la Ginetta a refermĂ© la porte et est sortie par le haut du four. - Une si belle invention vaut la vie, dit Jacques Collin en admirant la façon du crime, comme un ciseleur admire le modĂšle d'une figurine. J'ai commis la sottise de dĂ©ployer tout ce talent-lĂ pour mille Ă©cus!... - Non, pour une femme! reprit Jacques Collin. Quand je te disais qu'elles nous ĂÂŽtent notre intelligence!... Jacques Collin jeta sur ThĂ©odore un regard flamboyant de mĂ©pris. - Tu n'Ă©tais plus lĂ ! rĂ©pondit le Corse, j'Ă©tais abandonnĂ©e. - Et l'aimes-tu, cette petite? demanda Jacques Collin sensible au reproche que contenait cette rĂ©ponse. - Ah! si je veux vivre, c'est maintenant pour toi plus que pour elle. - Reste tranquille! je ne me nomme pas pour rien Trompe-la-Mort! je me charge de toi! - Quoi! la vie!... s'Ă©cria le jeune Corse en levant ses bras emmaillotĂ©s vers la voĂ»te humide de ce cachot. - Ma petite Madeleine, apprĂÂȘte-toi Ă retourner au prĂ© Ă vioque, reprit Jacques Collin. Tu dois t'y attendre, on ne va pas te couronner de roses, comme le boeuf gras!... S'ils nous ont dĂ©jĂ ferrĂ©s pour Rochefort, c'est qu'ils essaient Ă se dĂ©barrasser de nous! Mais je te ferai diriger sur Toulon, tu t'Ă©vaderas, et tu reviendras Ă Pantin, oĂÂč je t'arrangerai quelque petite existence bien gentille... Un soupir comme il en avait peu retenti sous cette voĂ»te inflexible, un soupir exhalĂ© par le bonheur de la dĂ©livrance, choqua la pierre, qui renvoya cette note, sans Ă©gale en musique, dans l'oreille de Bibi-Lupin stupĂ©fait. - C'est l'effet de l'absolution que je viens de lui promettre Ă cause de ses rĂ©vĂ©lations, dit Jacques Collin au chef de la police de sĂ»retĂ©. Ces Corses, voyez-vous, monsieur le gendarme, sont pleins de foi! Mais il est innocent comme l'Enfant jĂ©sus, et je vais essayer de le sauver... Dieu soit avec vous! monsieur l'abbĂ©!... dit en français ThĂ©odore. Trompe-la-Mort, plus Carlos Herrera, plus chanoine que jamais, sortit de la chambre du condamnĂ©, se prĂ©cipita dans le corridor, et joua l'horreur en se prĂ©sentant Ă monsieur Gault. - Monsieur le directeur, ce jeune homme est innocent, il m'a rĂ©vĂ©lĂ© le coupable!... Il allait mourir pour un faux point d'honneur... C'est un Corse! Allez demander pour moi, dit-il, cinq minutes d'audience Ă monsieur le Procureur-gĂ©nĂ©ral. Monsieur de Granville ne refusera pas d'Ă©couter immĂ©diatement un prĂÂȘtre espagnol qui souffre tant des erreurs de la justice française! - J'y vais! rĂ©pondit monsieur Gault au grand Ă©tonnement de tous les spectateurs de cette scĂšne extraordinaire. - Mais, reprit Jacques Collin, faites-moi reconduire dans cette cour en attendant, car j'y achĂšverai la conversion d'un criminel que j'ai dĂ©jĂ frappĂ© dans le coeur... Ils ont un coeur, ces gens-lĂ ! Cette allocution produisit un mouvement parmi toutes les personnes qui se trouvaient lĂ . Les gendarmes, le greffier des Ă©crous, Sanson, les surveillants, l'aide de l'exĂ©cuteur, qui attendaient l'ordre d'aller faire dresser la mĂ©canique, en style de prison; tout ce monde, sur qui les Ă©motions glissent, fut agitĂ© par une curiositĂ© trĂšs concevable. OĂÂč mademoiselle Collin entre en scĂšne En ce moment, on entendit le fracas d'un Ă©quipage Ă chevaux fins qui arrĂÂȘtait Ă la grille de la Conciergerie, sur le quai, d'une maniĂšre significative. La portiĂšre fut ouverte, le marchepied fut dĂ©pliĂ© si vivement que toutes les personnes crurent Ă l'arrivĂ©e d'un grand personnage. BientĂÂŽt une dame, agitant un papier bleu, se prĂ©senta, suivie d'un valet de pied et d'un chasseur, Ă la grille du guichet. VĂÂȘtue tout en noir, et magnifiquement, le chapeau couvert d'un voile, elle essuyait ses larmes avec un mouchoir brodĂ© trĂšs ample. Jacques Collin reconnut aussitĂÂŽt Asie, ou, pour rendre son vĂ©ritable nom Ă cette femme, Jacqueline Collin, sa tante. Cette atroce vieille, digne de son neveu, dont toutes les pensĂ©es Ă©taient concentrĂ©es sur le prisonnier, et qui le dĂ©fendait avec une intelligence, une perspicacitĂ© au moins Ă©gales en puissance Ă celles de la justice, avait une permission, donnĂ©e la veille au nom de la femme de chambre de la duchese de Maufrigneuse, sur la recommandation de monsieur de SĂ©risy, de communiquer avec Lucien et l'abbĂ© Carlos Herrera, dĂšs qu'il ne serait plus au secret, et sur laquelle le chef de division, chargĂ© des prisons, avait Ă©crit un mot. Le papier, par sa couleur, impliquait dĂ©jĂ de puissantes recommandations; car ces permissions, comme les billets de faveur au spectacle, diffĂšrent de forme et d'aspect. Aussi le porte-clefs ouvrit-il le guichet, surtout en apercevant ce chasseur emplumĂ© dont le costume vert et or, brillant comme celui d'un gĂ©nĂ©ral russe, annonçait une visiteuse aristocratique et un blason quasi royal. - Ah! mon cher abbĂ©! s'Ă©cria la fausse grande dame qui versa un torrent de larmes en apercevant l'ecclĂ©siastique, comment a-t-on pu mettre ici, mĂÂȘme pour un instant un si saint homme! Le directeur prit la permission et lut A la recommandation de Son Excellence le Comte de SĂ©risy. - Ah! madame de San-Esteban, madame la marquise, dit Carlos Herrera, quel beau dĂ©vouement! - Madame, on ne communique pas ainsi, dit le bon vieux Gault. Et il arrĂÂȘta lui-mĂÂȘme au, passage cette tonne de moire noire et de dentelles. - Mais Ă cette distance! reprit Jacques Collin, et devant vous?... ajouta-t-il en jetant un regard circulaire Ă l'assemblĂ©e. La tante, dont la toilette devait Ă©tourdir le greffe, le directeur, les surveillants et les gendarmes, puait le musc. Elle portait, outre des dentelles pour mille Ă©cus, un cachemire noir de six mille francs. Enfin le chasseur paradait dans la cour de la Conciergerie avec l'insolence d'un laquais qui se sait indispensable Ă une princesse exigeante. Il ne parlait pas au valet de pied, qui stationnait Ă la grille du quai, toujours ouverte pendant le jour. - Que veux-tu? Que dois-je faire? dit madame de San-Esteban dans l'argot convenu entre la tante et le neveu. Cet argot consistait Ă donner des terminaisons en ar ou en or, en al ou en i, de façon Ă dĂ©figurer les mots, soit français soit d'argot, en les agrandissant. C'Ă©tait le chiffre diplomatique appliquĂ© au langage. - Mets toutes les lettres en lieu sĂ»r, prends les plus compromettantes pour chacune de ces dames, reviens mise en voleuse dans la salle des Pas-Perdus, et attends-y mes ordres. Asie ou Jacqueline s'agenouilla comme pour recevoir la bĂ©nĂ©diction, et le faux abbĂ© bĂ©nit sa tante avec une componction Ă©vangĂ©lique. - Addio, marchesa! dit-il Ă haute voix. Et, ajouta-t-il en se servant de leur langage de convention, retrouve Europe et Paccard avec les sept cent cinquante mille francs qu'ils ont effarouchĂ©s, il nous les faut. - Paccard est lĂ , rĂ©pondit la pieuse marquise en montrant le chasseur les larmes aux yeux. Cette promptitude de comprĂ©hension arracha non seulement un sourire, mais encore un mouvement de surprise Ă cet homme, qui ne pouvait ĂÂȘtre Ă©tonnĂ© que par sa tante. La fausse marquise se tourna vers les tĂ©moins de cette scĂšne en femme habituĂ©e Ă se poser. - Il est au dĂ©sespoir de ne pouvoir aller aux obsĂšques de son enfant, dit-elle en mauvais français, car cette affreuse mĂ©prise de la Justice a fait connaĂtre le secret de ce saint homme!... Moi, je vais assister Ă la messe mortuaire. Voici, monsieur, dit-elle Ă monsieur Gault, en lui donnant une bourse pleine d'or, voici pour soulager les pauvres prisonniers... - Quel chique-mar! lui dit Ă l'oreille son neveu satisfait. Jacques Collin suivit le surveillant qui le menait au prĂ©au. Bibi-Lupin, au dĂ©sespoir, avait fini par se faire voir d'un vrai gendarme, Ă qui, depuis le dĂ©part de Jacques Collin il adressait des hem! hem! significatifs, et qui vint le remplacer dans la chambre du condamnĂ©. Mais cet ennemi de Trompe-la-Mort ne put arriver assez Ă temps pour voir la grande dame, qui disparut dans son brillant Ă©quipage, et dont la voix, quoique dĂ©guisĂ©e, apportait Ă son oreille des sons rogommeux. - Trois cents balles pour les dĂ©tenus!... disait le chef des surveillants en montrant Ă Bibi-Lupin la bourse que monsieur Gault avait remise Ă son greffier. - Montrez, monsieur Jacomety, dit Bibi-Lupin. Le chef de la police secrĂšte prit la bourse, vida l'or dans sa main, l'examina attentivement. - C'est bien de l'or!... dit-il, et la bourse est armoriĂ©e! - Ah! le gredin, est-il fort! est-il complet! Il nous met tous dedans, et Ă chaque instant!... On devrait tirer sur lui comme sur un chien! - Qu'y a-t-il donc? demanda le greffier en reprenant la bourse. - Il y a que cette femme doit ĂÂȘtre une voleuse!... s'Ă©cria Bibi-Lupin en frappant du pied avec rage sur la dalle extĂ©rieure du guichet. Ces mots produisirent une vive sensation parmi les spectateurs, groupĂ©s Ă une certaine distance de monsieur Sanson, qui restait toujours debout, le dos appuyĂ© contre le gros poĂÂȘle, au centre de cette vaste salle voĂ»tĂ©e, en attendant un ordre pour faire la toilette au criminel et dresser l'Ă©chafaud sur la place de GrĂšve. Une seduction En se retrouvant au prĂ©au, Jacques Collin se dirigea vers ses amis du pas que devait avoir un habituĂ© du prĂ©. - Qu'as-tu sur le casaquin? dit-il Ă La Pouraille. - Mon affaire est faite, reprit l'assassin que Jacques Collin avait emmenĂ© dans un coin. J'ai besoin maintenant d'un ami sĂ»r. - Et pourquoi? La Pouraille, aprĂšs avoir racontĂ© tous ses crimes Ă son chef, mais en argot, lui dĂ©tailla l'assassinat et le vol commis chez les Ă©poux Crottat. - Tu as mon estime, lui dit Jacques Collin. C'est bien travaillĂ©; mais tu me parais coupable d'une faute. - Laquelle? - Une fois l'affaire faite, tu devais avoir un passeport russe, te dĂ©guiser en prince russe, acheter une belle voiture armoriĂ©e, aller dĂ©poser hardiment ton or chez un banquier, demander une lettre de crĂ©dit pour Hambourg, prendre la poste, accompagnĂ© d'un valet de chambre, d'une femme de chambre et de ta maĂtresse habillĂ©e en princesse; puis, Ă Hambourg, t'embarquer pour le Mexique. Avec deux cent quatre-vingt mille francs en or, un gaillard d'esprit doit faire ce qu'il veut, et aller oĂÂč il veut, sinve! - Ah! tu as de ces idĂ©es-lĂ , parce que tu es le dab!... - Tu ne perds jamais la sorbonne, toi! Mais moi. - Enfin, un bon conseil dans ta position, c'est du bouillon pour un mort, reprit Jacques Collin en jetant un regard fascinateur Ă son fanandel, - C'est vrai! dit avec un air de doute La Pouraille. Donne-le-moi toujours, ton bouillon; s'il ne me nourrit pas, je m'en ferai un bain de pieds... - Te voilĂ pris par la Cigogne, avec cinq vols qualifiĂ©s, trois assassinats, dont le plus rĂ©cent concerne deux riches bourgeois... Les jurĂ©s n'aiment pas qu'on tue des bourgeois. Tu seras gerbĂ© Ă la passe, et tu n'as pas le moindre espoir!... - Ils m'ont tous dit cela, rĂ©pondit piteusement La Pouraille. - Ma tante Jacqueline, avec qui je viens d'avoir un petit bout de conversation en plein greffe, et qui est, tu le sais, la mĂšre aux Fanandels, m'a dit que la Cigogne voulait se dĂ©faire de toi, tant elle te craignait. - Mais, dit La Pouraille avec une naĂÂŻvetĂ© qui prouve combien les voleurs sont pĂ©nĂ©trĂ©s du droit naturel de voler, je suis riche Ă prĂ©sent, que craignent-ils? - Nous n'avons pas le temps de faire de la philosophie, dit Jacques Collin. Revenons Ă ta situation... - Que veux-tu faire de moi? demanda La Pouraille en interrompant son dab. - Tu vas voir! un chien mort vaut encore quelque chose. - Pour les autres! dit La Pouraille. - Je te prends dans mon jeu! rĂ©pliqua Jacques Collin. - Cest dĂ©jĂ quelque chose!... dit l'assassin. AprĂšs? - Je ne demande pas oĂÂč est ton argent, mais ce que tu veux en faire? La Pouraille espionna l'oeil impĂ©nĂ©trable du dab, qui continua froidement. - As-tu quelque largue que tu aimes, un enfant, un fanandel Ă protĂ©ger? je serai dehors dans une heure, je pourrai tout pour ceux Ă qui tu veux du bien. La Pouraille hĂ©sitait encore, il restait au port d'armes de l'indĂ©cision. Jacques Collin fit alors avancer un dernier argument. - Ta part dans notre caisse cst de trente mille francs, la laisses-tu aux fanandels, la donnes-tu Ă quelqu'un? Ta part est en sĂ»retĂ©, je puis la remettre ce soir Ă qui tu veux la lĂ©guer. L'assassin laissa Ă©chapper un mouvement de plaisir. - Je le tiens! se dit Jacques Collin. - Mais ne flĂÂąnons pas, rĂ©flĂ©chis?... reprit-il en parlant Ă l'oreille de La Pouraille. Mon vieux, nous n'avons pas dix minutes Ă nous... Le Procureur-gĂ©nĂ©ral va me demander et je vais avoir une confĂ©rence avec lui. Je le tiens, cet homme, je puis tordre le cou Ă la Cigogne! je suis certain de sauver Madeleine. - Si tu sauves Madeleine, mon bon dab, tu peux bien me... - Ne perdons pas notre salive, dit Jacques Collin d'une voix brĂšve. Fais ton testament. - Eh! bien! je voudrais donner l'argent Ă la Gonore, rĂ©pondit La Pouraille d'un air piteux. - Tiens!... tu vis avec la veuve de MoĂÂŻse, ce juif qui Ă©tait Ă la piste des rouleurs du midi? demanda Jacques Collin. Semblable aux grands gĂ©nĂ©raux, Trompe-la-Mort connaissait admirablement bien le personnel de toutes les troupes. - C'est elle-mĂÂȘme, dit La Pouraille excessivement flattĂ©. - Jolie femme! dit Jacques Collin qui s'entendait admirablement Ă manoeuvrer ces machines terribles. La largue est fine! elle a de grandes connaissances et beaucoup de probitĂ©! c'est une voleuse finie. Ah! tu t'es retrempĂ© dans la Gonore! c'est bĂÂȘte de se faire terrer quand on tient une pareille largue. ImbĂ©cile! Il fallait prendre un petit commerce honnĂÂȘte, et vivoter!... Et que goupine-t-elle? - Elle est Ă©tablie rue Sainte-Barbe, elle gĂšre une maison... - Ainsi, tu l'institues ton hĂ©ritiĂšre? VoilĂ , mon cher, oĂÂč nous mĂšnent ces gueuses-lĂ , quand on a la bĂÂȘtise de les aimer... - Oui, mais ne lui donne rien qu'aprĂšs ma culbute! - C'est sacrĂ©, dit Jacques Collin d'un ton sĂ©rieux. Rien aux fanandels? - Rien, ils m'ont servi, rĂ©pondit haineusement La Pouraille. - Qui t'a vendu? Veux-tu que je te venge, demanda vivement Jacques Collin en essayant de rĂ©veiller le dernier sentiment qui fasse vibrer ces coeurs au moment suprĂÂȘme. Qui sait, mon vieux fanandel, si je ne pourrais pas, tout en te vengeant, faire ta paix avec la Cigogne? LĂ , l'assassin regarda son dab d'un air hĂ©bĂ©tĂ© de bonheur. - Mais, rĂ©pondit ledab Ă cette expression de physionomie parlante, je ne joue en ce moment la mislocq que pour ThĂ©odore. AprĂšs le succĂšs de ce vaudeville, mon vieux, pour un de mes amis, car tu es des miens, toi! je suis capable de bien des choses. - Si je te vois seulement faire ajourner la cĂ©rĂ©monie pour ce pauvre petit ThĂ©odore, tiens, je ferai tout ce que tu voudras. - Mais c'est fait, je suis sĂ»r de cromper sa sorbonne des griffes de la Cigogne. Pour se dĂ©senflacquer, vois-tu, La Pouraille, il faut se donner la main les uns aux autres... On ne peut rien tout seul... - C'est vrai! s'Ă©cria l'assassin. La confiance Ă©tait si bien Ă©tablie, et sa foi dans le dab si fanatique que la Pourraille n'hĂ©sita plus. DerniĂšre incarnation La Pouraille livra le secret de ses complices, ce secret si bien gardĂ© jusqu'Ă prĂ©sent. C'Ă©tait tout ce que Jacques Collin voulait savoir. - Voici la balle! Dans le poupon, Ruffard, l'agent de Bibi-Lupin a, Ă©tait en tiers avec moi et Godet... - Arrachelaine?... s'Ă©cria Jacques Collin en donnant Ă Ruffard son nom de voleur. - C'est cela. Les gueux m'ont vendu, parce que je connais leur cachette et qu'ils ne connaissent pas la mienne. - Tu graisse mes bottes! mon amour, dit Jacques Collin. - Quoi! - Eh! bien, rĂ©pondit le dab, vois ce qu'on gagne Ă mettre en moi toute sa confiance!... Maintenant ta vengeance est un point de la partie que je joue!... Je ne te demande pas de m'indiquer ta cachette, tu me la diras au dernier moment; mais, dis-moi tout ce qui regarde Ruffard et Godet. - Tu es et tu seras toujours notre dab, je n'aurai pas de secrets pour toi, rĂ©pliqua La Pouraille. Mon or est dans la profonde la cave de la maison Ă la Gonore. - Tu ne crains rien de ta largue? - Ah! Ouiche!l elle ne sait rien de mon tripotage! reprit La Pouraille. J'ai soĂ»lĂ© la Gonore, quoique ce soit une femme Ă ne rien dire la tĂÂȘte dans la lunette. Mais tant d'or! - Oui, ça fait tourner le lait de la conscience la plus pure! rĂ©pliqua Jacques Collin. - J'ai donc pu travailler sans luisant sur moi! Toute la volaille dormait dans le poulailler. L'or est Ă trois pieds sous terre, derriĂšre les bouteilles de vin. Et par-dessus j'ai mis une couche
GravesRouge - Accords Mets et Vins : quel plat ou mets manger avec un Graves Rouge ? Recherche des Accords Mets et Vins et Accords Plats et Vins. Gestion de cave Ă vin en ligne. Avec quels vins accompagner un plat ? Avec quels plats accompagner un vin ? Accords entre 6669 plats et 1764 vins de 25 pays - Accord mets et vins du jour (20/08/2022) entre du Foie
1 h Facile 1 kg de mandarines 10 morceaux de sucre 15 dl de vin blanc moelleux 3 feuilles de gélatine 1 Faites tremper la gélatine dans un bol d'eau froide. Gestes techniques Utiliser la geŽlatine 2 Lavez les fruits en les brossant sous l'eau, essuyez-les. Pressez les morceaux de sucre sur les zestes des fruits pour en recueillir le parfum 3 Et déposer-les dans une casserole. 4 Versez un verre d'eau, ajoutez un morceau de zeste de 8 cm et portez à ébullition pour faire un sirop. Hors du feu, ajoutez le vin, faites 5 Chauffer sans bouillir. 6 Essorez la gélatine, faites-la fondre dans le sirop chaud. Mélangez intimement. Filtrez et faites refroidir; 7 Pelez les mandarines à vif ainsi que les quartiers, épépinez. Gestes techniques Comment peler à vif ? 8 Versez un peu de gelée au fond des coupes. SitÎt la gelée prise, posez une rangée de fruits, recouvrez de gelée, et ainsi jusqu'à épuisement 9 Des ingrédients. 10 Placez au frais 2 h, servez avec des cigarettes russes. Astuces Pour cette recette de Mandarines en gelée, vous pouvez compter 50 minutes de préparation. Pour en savoir plus sur les aliments de cette recette de desserts, rendez-vous ici sur notre guide des aliments. Recettes similaires Haut de page
Excellenterecette !! Je la recommande vivement aux amateurs de bonnes gelées de mûres ! Rapide et beaucoup plus efficace que la traditionnelle sans agar agar ! Disons que 24h ce n'est vraiment pas la peine, une fois l'air passé à travers la gelée c'est suffisant.
TĂ©lĂ©charger l'article TĂ©lĂ©charger l'article Les goyaves sont de dĂ©licieux fruits dont le jus a Ă©tĂ© dĂ©crit, au cours de l'Histoire, comme le nectar des dieux ». Ne vous laissez pas sĂ©duire uniquement par le jus, l'intĂ©gralitĂ© de la goyave peut faire office de gouter savoureux. Cette derniĂšre pourra vous donner l'impression d'entrer au paradis, mĂȘme si vous ĂȘtes au bureau. 1 Cherchez la goyave la plus molle que vous pouvez trouver. Plus la goyave sera molle, plus elle sera sucrĂ©e et par consĂ©quent savoureuse. Gardez en tĂȘte qu'en contrepartie, c'est parce que la goyave est extrĂȘmement molle qu'elle est extrĂȘmement pĂ©rissable. Une fois que vous avez achetĂ© ou rĂ©coltĂ© vos goyaves, vous avez environ deux jours avant qu'elles ne pourrissent, selon la maturitĂ© du fruit au moment oĂč vous l'achetez [1] . Afin de dĂ©terminer si une goyave est mure, pressez-la doucement. Si elle s'affaisse lĂ©gĂšrement sous vos doigts, c'est qu'elle est mure. 2Faites attention au moindre dĂ©faut des goyaves. TĂąchez de sĂ©lectionner des goyaves sans dĂ©fauts. Les dĂ©fauts ou les taches peuvent indiquer que le fruit est pourri ou qu'il n'aura pas le meilleur gout possible. 3PrĂȘtez attention Ă la couleur de la goyave. Les goyaves mures sont passĂ©es d'un vert vif Ă une couleur plus douce, entre le jaune et le vert. Si vous dĂ©celez une touche de rose sur le fruit, c'est qu'il est parfaitement mĂ»r. Si vous ne trouvez aucune goyave jaune, il est toujours possible d'acheter des goyaves vertes et d'attendre qu'elles murissent [2] . 4Sentez-les avant de les choisir. Si les goyaves sont parfaitement mures, vous devriez pouvoir les sentir sans mĂȘme avoir Ă les approcher de votre nez. Si vous avez dĂ©jĂ mangĂ© des goyaves, sĂ©lectionnez des goyaves qui ont la mĂȘme odeur que leur gout [3] . 1Lavez vos goyaves. Lavez chaque goyave minutieusement, puisque la peau est comestible. Rincez le fruit sous l'eau froide, afin d'Ă©liminer les bactĂ©ries. SĂ©chez vos goyaves en les essuyant avec des serviettes en papier. 2 Placez une goyave sur une planche Ă dĂ©couper. Ă l'aide d'un couteau, coupez votre goyave en deux. Les couteaux munis d'une lame dentelĂ©e se rĂ©vĂšlent ĂȘtre les plus pratiques pour ouvrir une goyave. Vous pouvez soit la couper en deux, soit la dĂ©couper en tranches plus fines [4] . 3Mangez votre goyave. Il est possible de manger toute la goyave la peau et le reste ou de dĂ©guster uniquement la chair Ă l'aide d'une cuillĂšre. Dans les deux cas, vous vous rĂ©galerez. Certaines personnes aiment ajouter des assaisonnements Ă leur goyave, tels que de la sauce soja, du sucre ou mĂȘme du vinaigre. 4Conservez le reste de goyave si vous ne mangez pas tout. Il est possible d'envelopper les restes de goyave dans du film plastique et de les conserver jusqu'Ă quatre jours au rĂ©frigĂ©rateur. Si vous ne pensez pas manger les restes dans les quatre jours, vous devriez alors congeler votre goyave. Les goyaves surgelĂ©es peuvent ĂȘtre conservĂ©es au congĂ©lateur jusqu'Ă huit mois [5] . 1Vous souhaitez ajouter une note tropicale Ă votre prochaine sauce BBQ ? RĂ©alisez une sauce barbecue Ă la goyave. Cette combinaison sucrĂ©e salĂ©e accompagnera vos festins et vous mettra sur le chemin du paradis. 2Essayez de prĂ©parer des pĂątisseries Ă la goyave. Vous avez assez vu ces Ă©ternels pains aux raisins ? Pourquoi ne pas agrĂ©menter vos petits dĂ©jeuners avec quelque chose de nouveau ? 3PrĂ©parez une dĂ©licieuse gelĂ©e de goyave. Troquez les gelĂ©es aux parfums habituels avec quelque chose d'un peu plus tropical. Il est mĂȘme possible de rĂ©aliser de la gelĂ©e parsemĂ©e de vĂ©ritables morceaux de goyave. 4AmĂ©liorez le classique cocktail Mimosa avec du jus de goyave. PlutĂŽt que de mĂ©langer du jus d'orange au vin mousseux, versez du jus de goyave dans votre Mimosa Ă la place. Versez simplement le vin mousseux, un trait de jus de goyave et ajoutez une ou deux cerises confites. Conseils Sachez repĂ©rer les fruits murs. Les goyaves deviennent gĂ©nĂ©ralement jaunes, marron ou vertes lorsqu'elles sont mures. Faites attention aux graines lorsque vous mangez de la goyave. RĂ©fĂ©rences Ă propos de ce wikiHow RĂ©sumĂ© de l'articleXPour dĂ©guster une goyave, commencez par la choisir verte, virant au jaune, et souple que vous appuyez dessus avec un doigt. Choisissez la goyave la plus tendre possible, mais qui ne prĂ©sente aucune tache ni imperfection. Rincez le fruit Ă lâeau froide, puis placez-la sur une planche Ă dĂ©couper et coupez-la en deux ou en fines rondelles. Vous pouvez la manger en la mordant ou Ă l'aide d'une petite cuillĂšre. Vous pouvez Ă©galement vous en servir pour faire des sauces, des gĂąteaux, ou des cocktails. Pour savoir comment conserver une goyave entamĂ©e ou la cuisiner, poursuivez la lecture ! Cette page a Ă©tĂ© consultĂ©e 99 021 fois. Cet article vous a-t-il Ă©tĂ© utile ?
475âŹ. 12.84⏠par kg. La gelĂ©e extra de MYRTILLES des moines trappistes de Sept-Fons a Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e avec 70g de fruits (origine UE/non-UE) pour 100g de confiture. Pot de 370 g. IngrĂ©dients : sucre de canne ; jus de myrtilles concentrĂ© ; gĂ©lifiant : pectine ; acidifiant : jus de citron concentrĂ©. QuantitĂ©.
Un endroit mal aĂ©rĂ© Pour Ă©viter que le jambon ne sĂšche trop, il est conseillĂ© de ne pas le placer dans un endroit trĂšs aĂ©rĂ©. Lorsque le jambon est exposĂ© Ă lâair, lâeau quâil contient sâĂ©vapore, sĂ©chant la charcuterie. Pourquoi mon jambon moisi ? Le moule fait partie du processus de sĂ©chage du jambon. Sur le mĂȘme sujet Quel est le masculin du prĂ©nom Sarah ?. SĂšche, comme les mois prĂ©cĂ©dents, et Ă©vacue naturellement lâhumiditĂ©. Dans ce processus, en fonction de la maniĂšre dont il est stockĂ© et des conditions dâhumiditĂ©, la moisissure se dĂ©veloppe Ă la surface. Comment conserver le jambon au rĂ©frigĂ©rateur ? Assurez-vous Ă©galement de placer le jambon dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur. Sortez-le de son emballage sous vide pour Ă©viter la transpiration et la vapeur dâeau qui se forme Ă sa surface. Câest ce qui permet Ă la moisissure de se dĂ©velopper. Au lieu de cela, mettez-le dans une boĂźte en plastique sĂšche. Comment savoir si le jambon est pĂ©rimĂ© ? Les signes dâun jambon blanc rassis sont une odeur aigre, une couleur terne et une texture collante. Lire aussi Comment conserver une Epaule de jambon ?. Jetez le jambon cuit sâil sent ou semble anormal. Comment conserver des tranches de jambon blanc au frigo ? Comment conserver le jambon ? Le jambon blanc doit ĂȘtre conservĂ© dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur entre 0 et 4°C. Sâil sâagit dâun jambon industriel en table, respectez les DLC et consommez dans les 2 jours suivant lâouverture. Est-ce grave de manger du jambon pĂ©rimĂ© ? Quels sont les risques de manger du jambon pĂ©rimĂ© ? La consommation de jambon pĂ©rimĂ© expose le consommateur Ă un risque important de contamination bactĂ©rienne. La plus connue est la salmonelle, une bactĂ©rie qui se dĂ©veloppe dans les charcuteries et peut ĂȘtre dangereuse voire mortelle chez les enfants ou les personnes ĂągĂ©es. OĂč faire sĂ©cher un jambon ? Le sac Ă jambon est pour ainsi dire obligatoire il protĂšge des parasites extĂ©rieurs mouches etc. Ceci pourrez vous intĂ©resser Pourquoi le Pata Negra est cher ?⊠mais surtout un bon sĂ©chage sâeffectuera avec du temps et de la patience Ă une tempĂ©rature fraĂźche environ 12 Ă 15° dans une piĂšce sans pour autant humiditĂ© Un petit airflow est idĂ©al. Comment faire sĂ©cher une noix de jambon ? Enveloppez notre jambon dans une serviette et suspendez-le dans un endroit frais et sec pendant 2 semaines. AprĂšs 2 semaines, retirez-le de la serviette et frottez le poivre. Selon votre goĂ»t, laissez sĂ©cher encore 1 semaine ou dĂ©gustez immĂ©diatement. Comment sĂ©cher un jambon frais ? vider la caisse, laver et noyer le jambon dans une caisse dâeau froide pendant 2 jours. Vous pouvez changer lâeau le matin et le soir. Lorsque la noyade est terminĂ©e, essuyez-la soigneusement avec un chiffon propre et laissez-la sĂ©cher 2 heures Ă lâair libre. Comment nettoyer un jambon ? La moisissure peut ĂȘtre Ă©liminĂ©e en lavant le jambon avec de lâeau, de lâhuile ou un mĂ©lange des deux eau et vinaigre. Balayez simplement la surface avec une brosse, prĂ©parez de la maniĂšre habituelle et savourez. Comment dĂ©graisser un jambon ? Versez de lâeau pour couvrir complĂštement le jambon. La quantitĂ© dâeau dĂ©pend de la taille du pot et de la taille du jambon. Ajouter les feuilles de laurier et les graines dâabeilles. Laisser mijoter environ deux heures. Comment bien conserver le jambon blanc ? Comment conserver le jambon ? Le jambon blanc doit ĂȘtre conservĂ© dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur entre 0 et 4°C. Sâil sâagit dâun jambon industriel en table, respectez les DLC et consommez dans les 2 jours suivant lâouverture. Lire aussi Quel est le jambon le plus sec ? LâEspagne est Ă©galement cĂ©lĂšbreâŠComment conserver le jambon cru entier ? Un jambon entier, un demi ou un quart de jambon peut ĂȘtre conservĂ© dans un endroit frais et sec. Par exemple, vous pouvez le ranger dans le bac Ă lĂ©gumes du rĂ©frigĂ©rateur. Dans tous les cas, pour Ă©viter tout dessĂšchement, il conviendra de recouvrir le dĂ©but dâun chiffon, dâune feuille dâaluminium ou dâun film Ă©tirable aprĂšs chaque dĂ©coupe. Comment conserver un jambon fumĂ© entier ? envelopper le jambon dans du film alimentaire en prenant soin de bien coller le film sur la tranche, cela Ă©vitera le dessĂšchement du jambon sur lâos et le protĂ©gera de lâoxygĂšne. envelopper le jambon dans un torchon ou une feuille dâaluminium suffisamment Ă©pais pour limiter lâoxydation induite par la lumiĂšre. Comment conserver du jambon cru sans os ? Contrairement au jambon dĂ©sossĂ©, le jambon dĂ©sossĂ© doit ĂȘtre conservĂ© au frais, entre 0 et 8°C, dans le bac Ă lĂ©gumes de votre rĂ©frigĂ©rateur par exemple. Cela permettra de conserver ses qualitĂ©s optimales, sa couleur et ses saveurs. Une fois dĂ©marrĂ©, enveloppez-le dans un film ou une serviette sĂšche. Comment conserver du jambon serrano sans os ? Si vous avez du jambon serrano dĂ©sossĂ©, vous pouvez conserver le morceau de jambon au rĂ©frigĂ©rateur, enveloppĂ© dans une serviette chiffon sec, pendant environ 3 Ă 4 mois, en le consommant une fois par semaine. Comment conserver un jambon cru au frigo ? Sâil est cru ou cuit dĂšs la dĂ©coupe ou achetĂ© en tranches dans lâemballage sous vide, sachez quâil ne se conserve pas plus de 3 jours au rĂ©frigĂ©rateur. Attention Ă ne pas rompre la chaĂźne du froid afin quâelle ne se dĂ©grade pas rapidement. Comment conserver un jambon cru Serrano ? Si vous avez du jambon serrano dĂ©sossĂ©, vous pouvez conserver le morceau de jambon au rĂ©frigĂ©rateur, enveloppĂ© dans une serviette chiffon sec, pendant environ 3 Ă 4 mois, en le consommant une fois par semaine. Comment garder un jambon de Serrano ? Commencer le jambon en retirant toujours la peau et le gras de la premiĂšre tranche. Une fois commencĂ©, recouvrez dâun linge propre et dĂ©gustez dans 2 mois. PrĂ©levez soigneusement le dĂ©marreur avant de couper le nombre de tranches que vous prĂ©voyez de goĂ»ter. Conserver dans un torchon au rĂ©frigĂ©rateur. Comment conserver un jambon serrano sans os ? envelopper le jambon dans du film Ă©tirable en prenant soin de bien coller le film sur la tranche, cela Ă©vitera au jambon dĂ©sossĂ© de se dessĂ©cher et le protĂ©gera de lâoxygĂšne. Sur le mĂȘme sujet Quel est le menu le moins calorique chez KFC ? Pour les⊠Enveloppez notre jambon dans une serviette et suspendez-le dans un endroit frais et sec pendant 2 semaines. AprĂšs 2 semaines, retirez-le de la serviette et frottez le poivre. Selon votre goĂ»t, laissez sĂ©cher encore 1 semaine ou dĂ©gustez immĂ©diatement. Comment sĂ©cher un morceau de jambon cru ? Le sac Ă jambon est pour ainsi dire obligatoire il protĂšge des parasites externes mouches etc⊠mais surtout un bon sĂ©chage se fera avec du temps et de la patience Ă une tempĂ©rature fraĂźche environ 12 Ă 15° dans une piĂšce sans pour autant humiditĂ© Un petit airflow est idĂ©al. Comment conserver une noix de jambon cru ? Pour conserver vos noix, vous devez retirer lâaspirateur. Comme pour le jambon, vous pouvez aussi crĂ©mer le dĂ©but avec un morceau dâhuile dâolive pour que la tranche ne sâoxyde pas. Tout dâabord, vous pouvez lâenvelopper dans un chiffon en coton et le mettre Ă sĂ©cher dans un endroit frais et sec. Comment conserver un morceau de jambon cru ? La conservation dâun jambon cru avec lâos Lorsque vous venez dâacheter un beau jambon cru entier avec son os, il est impĂ©ratif de le stocker dans un endroit frais, autour de 10 Ă 15°C, comme une cave. PrĂ©fĂ©rez une piĂšce oĂč vous serez sĂ»r que la tempĂ©rature sera trĂšs stable et Ă lâabri de la lumiĂšre. Comment conserver le jambon cru au frigo ? Sâil est cru ou cuit dĂšs la coupe ou achetĂ© en tranches dans lâemballage sous vide, sachez quâil ne se conserve pas plus de 3 jours au rĂ©frigĂ©rateur. Attention Ă ne pas rompre la chaĂźne du froid afin quâelle ne se dĂ©grade pas rapidement. Comment conserver de la noix de jambon ? Conservation. A conserver au frais 15°C ou au rĂ©frigĂ©rateur pour une conservation plus longue. Pour Ă©viter un sĂ©chage excessif une fois la premiĂšre tranche dĂ©coupĂ©e, protĂ©gez la face ouverte avec un film alimentaire. Comment conserver un morceau de jambon cru ? La conservation dâun jambon cru avec lâos Lorsque vous venez dâacheter un beau jambon cru entier avec son os, il est impĂ©ratif de le stocker dans un endroit frais, autour de 10 Ă 15°C, comme une cave. PrĂ©fĂ©rez une piĂšce oĂč vous serez sĂ»r que la tempĂ©rature sera trĂšs stable et Ă lâabri de la lumiĂšre. Comment ramollir une noix de jambon ? Une idĂ©e simple mais excellente Prenez le jambon et mettez-le dans une grande marmite remplie dâeau froide le jambon doit ĂȘtre recouvert dâeau. Ajoutez idĂ©alement une bonne poignĂ©e de foin oui, oui !âŠ. Comment sĂ©cher une noix de jambon ? Vous pouvez envelopper votre jambon sec dans un torchon ou un torchon en coton, que vous placerez de prĂ©fĂ©rence dans un endroit sec et frais. Ainsi, les conditions rencontrĂ©es sont similaires Ă celles de la premiĂšre phase de sĂ©chage. Quelle tempĂ©rature pour faire sĂ©cher un jambon ? SĂ©chage les jambons passent dans un sĂ©choir naturel oĂč lâhumiditĂ© et la tempĂ©rature sont contrĂŽlĂ©es grĂące aux fenĂȘtres de ventilation rĂ©glables. La tempĂ©rature oscille entre 15Âș et 30Âș C pendant les 6 mois de sĂ©chage. Voir lâarticle Comment reconnaĂźtre un bon jambon ? La viande doit avoir une couleurâŠEst-ce quâon peut congeler du jambon cru ? Si vous souhaitez congeler un jambon cru entier, coupez-le en tranches Ă©paisses et congelez-le, puis enveloppez-le dans du papier cuisson puis dans du plastique. Ensuite, placez-les dans des sacs de congĂ©lation, enlevez le plus dâair possible des sacs. Ensuite, il ne vous reste plus quâĂ le mettre au congĂ©lateur. Le jambon peut-il ĂȘtre congelĂ©? Ce nâest pas une Ă©vidence folle comme pour les baies ou les plats au four, mais vous savez quâen suivant quelques bonnes astuces, le jambon se congĂšle finalement trĂšs bien. Ce qui est trĂšs pratique Ă avoir sous la main et garnir de toasts ou de baguette, aussi facile Ă congeler ! Comment congeler le jambon cru ? Vous pouvez Ă©galement congeler votre jambon cru. Enveloppez vos tranches individuellement dans du papier sulfurisĂ©, puis emballez-les toutes dans du film plastique avant de les placer dans des sacs de congĂ©lation. Essayez Ă nouveau de faire sortir le plus dâair possible du sac avant de le mettre au congĂ©lateur. Comment conserver charcuterie au congĂ©lateur ? Pour assurer une bonne congĂ©lation de la charcuterie, emballez-la dans du papier dâaluminium ou un film. Il est mĂȘme prĂ©fĂ©rable de le conserver dans son emballage spĂ©cialement conçu pour sa conservation. Mettre ensuite dans un rĂ©cipient hermĂ©tique. Est-ce que je peux congeler du jambon cru ? Oui, il est possible de congeler du jambon cru tranchĂ©. Bien sĂ»r, il faut sâassurer de la qualitĂ© de la viande avant de la congeler. Les bactĂ©ries sont prĂ©sentes mĂȘme si la viande est congelĂ©e. Nâattendez donc pas que la date de pĂ©remption soit dĂ©passĂ©e pour le congeler. Comment Decongeler du jambon cru ? Restent les mĂȘmes conditions de gel. Le jambon cuit sera de prĂ©fĂ©rence tranchĂ© et ne devra pas dĂ©passer la date de pĂ©remption. Gelez le plan. Et pour dĂ©congeler, mettez-le au rĂ©frigĂ©rateur pendant quelques heures afin que la dĂ©congĂ©lation soit progressive et que le goĂ»t ne soit pas altĂ©rĂ©. Est-il possible de congeler de la charcuterie ? La charcuterie se congĂšle trĂšs bien Ă -18°C ou moins dites adieu au congĂ©lateur et peut se conserver jusquâĂ 2 mois au congĂ©lateur. Est-ce que le jambon sous vide se congĂšle ? Comme toute viande, le jambon peut ĂȘtre congelĂ©. Cependant, ce nâest pas une mĂ©thode de conservation habituelle, puisque le danger est sĂ©chĂ© et salĂ© ou cuit et emballĂ© sous vide pour Ă©viter le dĂ©veloppement de micro-organismes. Comment conserver du jambon au congĂ©lateur ? Pour cela, vous devez vous protĂ©ger de tout contact direct avec le froid. Si vous nâavez plus lâemballage dâorigine, conservez vos tranches de jambon dans un sac de congĂ©lation, un film alimentaire ou une boĂźte de congĂ©lation hermĂ©tique. Comment bien conserver le jambon blanc ? Comment conserver le jambon ? Le jambon blanc doit ĂȘtre conservĂ© dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur entre 0 et 4°C. Sâil sâagit dâun jambon industriel en table, respectez les DLC et consommez dans les 2 jours suivant lâouverture. Comment Decongeler du jambon cru ? Comment dĂ©congeler des saucisses ? Il est important de laisser vos saucisses dĂ©congeler lentement. Prenez vos viandes congelĂ©es et mettez-les au rĂ©frigĂ©rateur. Laissez ensuite agir 12 Ă 24 heures. Pourquoi le jambon devient vert ? Il le devient grĂące aux nitrites ajoutĂ©s par les producteurs. Mais cette belle couleur ne serait pas sans consĂ©quence sur la santĂ©. Ces additifs Ă©tant considĂ©rĂ©s comme cancĂ©rigĂšnes, de nombreux dĂ©putĂ©s ont dĂ©cidĂ© de se saisir du problĂšme. Comment savoir si le jambon est pĂ©rimĂ© ? Les signes dâun jambon blanc rassis sont une odeur aigre, une couleur terne et une texture collante. Jetez le jambon cuit sâil sent ou semble anormal. Comment bien conserver le jambon blanc ? Comment conserver le jambon ? Le jambon blanc doit ĂȘtre conservĂ© dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur entre 0 et 4°C. Sâil sâagit dâun jambon industriel en table, respectez les DLC et consommez-le dans les 2 jours suivant lâouverture. Est-ce que du jambon blanc se congĂšle ? Contrairement aux autres types de charcuterie, le jambon cuit est dĂ©jĂ cuit. Le risque de transformation lors de la congĂ©lation est donc minime. Mais pour que la prĂ©servation du danger sâeffectue dans les meilleures conditions possibles, il faut sâen mĂ©fier ! Comment congeler des tranches de jambon blanc ? Congelez des tranches de prosciutto Portion de 8 ou 10 tranches maximum et mettez-les dans un sac congĂ©lation que vous lisserez pour faire sortir le plus dâair possible. Mettez une Ă©tiquette avec le nom du produit et surtout la date de congĂ©lation. Comment savoir si un jambon cru est encore bon ? La texture des tranches de jambon doit ĂȘtre intacte pour conserver leur saveur. Il nâest pas facile de manger ou de cuire un jambon trop sec, car cela peut signifier quâil sâest dĂ©tĂ©riorĂ©. Pour le renforcer, mieux vaut le mettre dans un endroit lĂ©gĂšrement humide. Comment savoir si de la charcuterie est encore bonne ? Les charcuteries sĂ©chĂ©es Si lâaspect est correct, les charcuteries crues et sĂ©chĂ©es peuvent donc ĂȘtre consommĂ©es aprĂšs leur date de pĂ©remption. Attention, cela ne sâapplique pas aux viandes cuites telles que le jambon cuit, le pĂątĂ©, les rillettes ou les exsangue. Ces produits sont trĂšs fragiles. Comment conserver le jambon cru au frigo ? Conserver le jambon cru dĂ©sossĂ© Vous retrouverez alors toutes les saveurs du jambon cru. Une fois ouvert, il doit ĂȘtre consommĂ© dans les 3 Ă 4 mois. Pour cela, enveloppez-le dans un chiffon propre et sec, mais ne le remettez pas dans son emballage dâorigine. Conservez-le ensuite dans votre rĂ©frigĂ©rateur.
Quelfromage avec de la confiture ? En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les fromages de chĂšvre et de brebis, quelle que soit la famille, sâaccordent trĂšs bien avec la confiture de fruits rouges, mais sont Ă©galement dĂ©licieux accompagnĂ©s dâune confiture de
Table des matiĂšres NOTE DU TRADUCTEUR NOTE DE LâAUTEUR PRĂFACE FAMILIĂRE I II III IV V VI VII Ce livre numĂ©rique Ă VALERY LARBAUD en souvenir de lâauteur qui lâaimait, en tĂ©moignage de lâaffection du traducteur. NOTE DU TRADUCTEUR Ce livre, Ă©crit au cours des annĂ©es 1908 et 1909 Ă Someries, Aldington Kent parut dâabord sous le titre de Some Reminiscences, dans lâ English Review » du numĂ©ro de dĂ©cembre 1908 au numĂ©ro de juin 1909 inclusivement. Lors de cette publication, lâouvrage Ă©tait divisĂ© en deux parties la premiĂšre se terminant avec le chapitre IV. Cette division fut abandonnĂ©e par la suite. En 1911, lâauteur Ă©crivit lâintroduction intitulĂ©e A Familiar Preface. En 1912, ces Souvenirs parurent en un volume, Ă Londres, chez lâĂ©diteur Eveleigh Nash, sous le litre de Some Reminiscences, et, la mĂȘme annĂ©e, Ă New York, chez Harpers & Bros, sous celui de A Personal Record, titre qui fut adoptĂ© par lâauteur pour toutes les Ă©ditions suivantes aussi bien en Angleterre quâaux Ătats-Unis. Une réédition de cet ouvrage par Dent & Sons, Ă Londres, en 1919, fut lâoccasion de la Note de lâAuteur que lâon trouvera Ă©galement ici. * * * La plus grande partie de cette traduction avait dĂ©jĂ passĂ© sous les yeux de Joseph Conrad qui prenait particuliĂšrement Ă cĆur la version française de ses Ćuvres nous lui en portions les derniers feuillets le jour mĂȘme oĂč survint soudainement sa mort, le 3 aoĂ»t dernier. Son amitiĂ© sâĂ©tait plu Ă en relire avec nous toutes les pages il avait lui-mĂȘme choisi le titre sous lequel paraĂźt ce volume. Câest Ă ses cĂŽtĂ©s que nous avons, mot Ă mot, revĂ©cu ces Souvenirs » qui rĂ©vĂšlent lâesprit et le cĆur de cet homme admirable on pourra donc comprendre avec quel sentiment nous les livrons aujourdâhui au public français. Septembre 1924. G. NOTE DE LâAUTEUR La rĂ©impression de ce livre sous une nouvelle forme ne rĂ©clame pas Ă proprement parler une autre PrĂ©face. Mais puisque des remarques personnelles sont ici parfaitement Ă leur place, je saisis lâoccasion, dans cette Note », de relever deux assertions qui ont rĂ©cemment paru dans la Presse, Ă mon sujet. Lâune dâelles a trait Ă la langue dont je me sers. Jâai toujours eu lâimpression que lâon me considĂ©rait comme une sorte de phĂ©nomĂšne câest lĂ une situation qui ne me paraĂźt souhaitable que dans un cirque. Il faut ĂȘtre douĂ© dâun tempĂ©rament spĂ©cial, pour se complaire Ă commettre des actes singuliers, et cela, par pure vanitĂ©. Le fait que je nâĂ©cris pas dans ma langue maternelle a Ă©tĂ© naturellement lâoccasion de frĂ©quents commentaires dans les comptes-rendus que lâon a publiĂ©s de mes diffĂ©rents ouvrages ou dans les articles plus Ă©tendus qui mâont Ă©tĂ© consacrĂ©s. Je suppose que câĂ©tait inĂ©vitable et ces commentaires Ă©taient, dâailleurs, des plus flatteurs pour la vanitĂ©. Il nây a toutefois, en cette affaire, place pour aucune vanitĂ©. Je nâen saurais avoir. Et le premier objet de cette Note est de dĂ©cliner le mĂ©rite dâavoir accompli lĂ un acte de volontĂ© dĂ©libĂ©rĂ©. Lâimpression sâest rĂ©pandue que jâavais choisi entre deux langues, â le français et lâanglais â, qui mâĂ©taient toutes deux Ă©trangĂšres. Cette impression est inexacte. Elle a pris naissance, me semble-t-il, dans un article Ă©crit par Sir Hugh Clifford et publiĂ©, je crois, au cours de lâannĂ©e 1898. Quelque temps auparavant, Sir Hugh Clifford Ă©tait venu me voir. Il est, sinon le premier, du moins lâun des deux premiers amis que mon Ćuvre mâa faits, lâautre est M. Cunninghame Graham quâavait sĂ©duit lâun de mes premiers contes Lâavant-poste du progrĂšs ». Ces amitiĂ©s qui ne se sont jamais dĂ©menties depuis lors comptent parmi mes biens les plus prĂ©cieux. M. Hugh Clifford il nâavait pas encore de titre Ă cette Ă©poque venait de publier son premier volume dâEsquisses malaises. Je fus naturellement ravi de le voir et trĂšs touchĂ© des choses aimables quâil trouva Ă me dire sur mes premiers romans et sur quelques-uns de mes contes dont la scĂšne se passe dans lâArchipel malais. Je me rappelle quâaprĂšs mâavoir dit nombre de choses capables de faire rougir jusquâĂ la racine des cheveux ma modestie outragĂ©e, il finit par me dĂ©clarer, avec lâassurance ferme et pourtant aimable dâun homme habituĂ© Ă dire dâamĂšres vĂ©ritĂ©s mĂȘme Ă des potentats orientaux dans leur intĂ©rĂȘt, cela va sans dire â que, somme toute, je ne connaissais rien aux Malais. Je ne lâignorais certes pas. Je nâavais jamais prĂ©tendu le moins du monde possĂ©der pareille connaissance et je lui rĂ©pliquai je mâĂ©tonne encore aujourdâhui de mon impertinence Bien sĂ»r que je ne connais rien aux Malais. Si je savais seulement la centiĂšme partie de ce que vous et Frank Swettenham savez des Malais, je ferais tomber tout le monde Ă la renverse. » Il jeta vers moi un regard aimable mais ferme et nous Ă©clatĂąmes de rire tous les deux. Au cours de cette trĂšs agrĂ©able visite qui eut lieu il y a vingt ans, mais est restĂ©e trĂšs prĂ©sente Ă mon esprit, nous abordĂąmes de nombreux sujets entre autres, les caractĂšres particuliers Ă diverses langues et câest ce jour-lĂ que mon ami partit avec lâimpression que jâavais exercĂ© un choix dĂ©libĂ©rĂ© entre le français et lâanglais. Par la suite, lorsque lâamitiĂ© qui nâest pas pour lui un mot vide de sens le poussa Ă Ă©crire sur Joseph Conrad une Ă©tude dans la North American Review », il communiqua cette impression au public. Je suis probablement responsable de ce malentendu, car ce nâest rien dâautre. Jâai dĂ» mal mâexprimer au cours dâun de ces entretiens amicaux et intimes, oĂč lâon ne surveille pas ses phrases avec soin. Ce que je voulais dire, je mâen souviens bien, câĂ©tait que si jâavais Ă©tĂ© dans la nĂ©cessitĂ© de faire un choix entre les deux langues, et quoique je connusse assez bien le français et que cette langue me fĂ»t familiĂšre depuis lâenfance, jâaurais apprĂ©hendĂ© dâavoir Ă mâexprimer dans une langue aussi parfaitement cristallisĂ©e ». Ce fut, je crois, le mot que jâemployai. Puis nous passĂąmes Ă autre chose. Il me fallut lui parler un peu de moi, et ce quâil me raconta de son Ćuvre en ExtrĂȘme-Orient, son ExtrĂȘme-Orient dont je nâavais eu, moi, quâun aperçu rapide et nuageux, Ă©tait du plus vif intĂ©rĂȘt. Le gouverneur actuel de la NigĂ©rie ne se rappelle peut-ĂȘtre pas aussi bien que moi notre conversation, mais je suis sĂ»r quâil ne se formalisera pas de me voir apporter ce que dans le langage diplomatique on appelle une rectification », Ă une opinion qui lui fut exprimĂ©e par un Ă©crivain obscur dont sa gĂ©nĂ©reuse sympathie lâavait poussĂ© Ă se faire un ami. La vĂ©ritĂ© est que la facultĂ© dâĂ©crire en anglais mâest aussi naturelle que toute autre aptitude que je peux possĂ©der de naissance. Jâai le sentiment Ă©trange et pĂ©nĂ©trant quâelle a toujours fait partie inhĂ©rente de moi-mĂȘme. Lâanglais nâa jamais Ă©tĂ© pour moi une question de choix ni dâadoption. La simple idĂ©e dâun choix ne mâest jamais venue Ă lâesprit. Et quant Ă une adoption, eh bien, certes, il y a eu adoption mais câest moi qui ai Ă©tĂ© adoptĂ© par le gĂ©nie de la langue celui-ci, dĂšs que jâeus franchi la pĂ©riode des bĂ©gaiements, sâempara de moi Ă tel point que ses idiomes mĂȘmes, je le crois fermement, ont exercĂ© une action directe sur mon tempĂ©rament et façonnĂ© mon caractĂšre, encore plastique Ă cette Ă©poque. Ce fut une action trĂšs intime et, par lĂ -mĂȘme, trĂšs mystĂ©rieuse. Il serait aussi difficile de lâexpliquer que de tenter dâexpliquer un amour Ă premiĂšre vue. Cette rencontre eut le caractĂšre dâune re-connaissance exaltĂ©e, presque physique, oĂč une sorte dâabandon Ă©mu se mĂȘlait Ă lâorgueil de la possession, tout cela rĂ©uni dans lâĂ©merveillement dâune grande dĂ©couverte mais il ne sây trouvait pas cette ombre du terrible doute qui sâĂ©tend jusque sur la flamme de nos pĂ©rissables passions. Tout y donnait lâassurance que câĂ©tait pour toujours. Objet dâune dĂ©couverte et non dâun hĂ©ritage, lâinfĂ©rioritĂ© mĂȘme du titre ne rend la facultĂ© que plus prĂ©cieuse, impose Ă celui qui la possĂšde lâobligation perpĂ©tuelle de demeurer digne de sa magnifique fortune. Mais on dirait que je tente ici une explication, â tĂąche que jâai prĂ©cisĂ©ment dĂ©clarĂ©e impossible. Si lâon peut encore admettre que, dans le domaine de lâaction, lâImpossible recule devant lâesprit indomptable des hommes ; lâImpossible, dans le domaine de lâanalyse, tiendra toujours bon sur un point ou un autre. Tout ce que je puis demander, aprĂšs avoir pendant tant dâannĂ©es fait usage de cette langue avec dĂ©votion, et non sans que des doutes, des imperfections, des hĂ©sitations vinssent accumuler lâangoisse dans mon cĆur, câest le droit quâon me croie quand je dis que si je nâavais pas Ă©crit en anglais, je nâaurais pas Ă©crit du tout. Lâautre remarque que je dĂ©sire faire ici est Ă©galement une rectification, mais dâun genre moins direct. Elle nâa rien Ă voir avec le mode dâexpression. Elle a trait dâune autre façon Ă ma qualitĂ© dâauteur. Il ne mâappartient pas de critiquer mes juges, dâautant plus que jâai toujours eu lâimpression dâen obtenir plus que justice. Mais il me semble que leur constante sympathie a attribuĂ© Ă des raisons de race et Ă des influences historiques, une bonne part de ce qui, je crois, nâappartient simplement quâĂ lâindividu. Rien nâest plus Ă©tranger que ce quâon appelle dans le monde littĂ©raire lâesprit slave », au tempĂ©rament polonais avec sa tradition de self-government », son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagĂ©rĂ© des droits individuels sans parler du fait important que toute la mentalitĂ© polonaise, occidentale par nature, a Ă©tĂ© Ă©duquĂ©e par lâItalie et la France, et, historiquement, nâa jamais cessĂ©, mĂȘme en matiĂšre religieuse, de demeurer en sympathie avec les courants les plus libĂ©raux de la pensĂ©e europĂ©enne. Une vue impartiale de lâhumanitĂ© Ă ses divers degrĂ©s de splendeur ou de misĂšre, jointe Ă des Ă©gards spĂ©ciaux pour les droits de ceux qui ne sont pas les privilĂ©giĂ©s de ce monde, â et cela non pas pour des raisons mystiques, mais par simple solidaritĂ© et en vue dâune entraide honorable â, tel fut le caractĂšre dominant de lâatmosphĂšre mentale et morale des maisons qui abritĂšrent ma hasardeuse enfance objets dâune conviction calme et profonde, Ă la fois durable et consĂ©quente, et aussi Ă©loignĂ©e quâil se peut de cet humanitarisme qui ne semble ĂȘtre quâune affaire de nerfs exaspĂ©rĂ©s ou de conscience morbide. Lâun des plus bienveillants dâentre mes critiques a cru devoir attribuer certains caractĂšres de mon Ćuvre au fait que je suis, Ă ce quâil dit, le fils dâun rĂ©volutionnaire ». Aucune Ă©pithĂšte ne pourrait moins sâappliquer Ă un homme douĂ© dâun sentiment aussi profond de la responsabilitĂ© dans le domaine des idĂ©es, et aussi indiffĂšrent aux suggestions de lâambition personnelle que lâĂ©tait mon pĂšre. Pourquoi a-t-on, dans toute lâEurope, appliquĂ© lâĂ©pithĂšte rĂ©volutionnaire » aux soulĂšvements polonais de 1831 et de 1863, je ne peux vraiment pas le comprendre. Ces soulĂšvements ont Ă©tĂ© purement et simplement des rĂ©voltes contre une domination Ă©trangĂšre. Les Russes eux-mĂȘmes, les ont appelĂ©s des rĂ©bellions », ce qui, Ă leur point de vue, Ă©tait lâexacte vĂ©ritĂ©. Parmi les hommes qui prirent part aux prĂ©liminaires de lâinsurrection de 1863, mon pĂšre nâĂ©tait pas plus rĂ©volutionnaire » que les autres, si par ĂȘtre rĂ©volutionnaire » on entend travailler Ă dĂ©truire un systĂšme politique et social. CâĂ©tait simplement un patriote, au sens oĂč un homme, pĂ©nĂ©trĂ© de lâesprit dâune existence nationale, ne peut supporter de voir cet esprit asservi. ĂvoquĂ©e ici publiquement pour tenter de justifier lâĆuvre de son fils, que cette figure de mon passĂ© ne se dissipe pas avant que jâajoute encore quelques mots. Durant mon enfance jâai assurĂ©ment fort peu connu les travaux de mon pĂšre, car je nâavais pas tout Ă fait douze ans quand il est mort. Ce que jâai vu de mes propres yeux, ce furent les funĂ©railles publiques, les rues dĂ©gagĂ©es, la foule silencieuse mais je comprenais parfaitement bien que câĂ©tait lĂ une manifestation de lâesprit national qui saisissait une occasion favorable. Cette foule de gens du peuple, tĂȘte nue, ces jeunes gens de lâUniversitĂ©, ces femmes aux fenĂȘtres, ces Ă©coliers sur les trottoirs, ne savaient peut-ĂȘtre rien de positif Ă son sujet, si ce nâest la renommĂ©e de sa fidĂ©litĂ© Ă cette Ă©motion mĂȘme qui guidait tous leurs cĆurs. Moi-mĂȘme alors je ne savais que cela et cette grande dĂ©monstration silencieuse me semblait le tribut le plus naturel du monde, rendu non pas Ă lâhomme, mais Ă lâIdĂ©e. Ce qui mâavait beaucoup plus intimement impressionnĂ©, çâavait Ă©tĂ© dâavoir vu brĂ»ler ses manuscrits quinze jours Ă peu prĂšs avant sa mort. Cela avait Ă©tĂ© fait sous sa surveillance. Jâentrai par hasard dans sa chambre un peu plus tĂŽt que de coutume ce soir-lĂ , et, Ă son insu, je restai Ă regarder la religieuse qui alimentait le feu dans la cheminĂ©e. Mon pĂšre Ă©tait assis dans un grand fauteuil et soutenu par des oreillers. Ce fut la derniĂšre fois que je le vis hors de son lit. Il me donna lâimpression non pas tant dâun homme dĂ©sespĂ©rĂ©ment malade que dâun homme mortellement las, â dâun vaincu. Cet acte de destruction mâaffecta profondĂ©ment par son air de reddition. Non pas Ă la mort pourtant. Pour un homme dâune aussi forte conviction, la mort ne pouvait pas ĂȘtre une ennemie. Pendant bien des annĂ©es jâavais cru que tous ses Ă©crits avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s, mais en juillet 1914, le BibliothĂ©caire de lâUniversitĂ© de Cracovie qui me rendait visite durant notre court sĂ©jour en Pologne, mentionna lâexistence de quelques manuscrits de mon pĂšre et spĂ©cialement dâune sĂ©rie de lettres adressĂ©es, avant et durant lâexil, Ă son plus intime ami qui en avait fait don Ă lâUniversitĂ© pour quâon les y conservĂąt. Je me rendis aussitĂŽt Ă la BibliothĂšque, mais je nâeus le temps que dây jeter un coup dâĆil. Je me proposais de revenir le lendemain et de faire copier toute cette correspondance. Mais le jour suivant fut celui de la dĂ©claration de la Guerre. Ainsi peut-ĂȘtre ne saurai-je jamais ce quâil Ă©crivait Ă son plus intime ami Ă lâĂ©poque de son bonheur domestique, de sa rĂ©cente paternitĂ©, de ses vives espĂ©rances, â et plus tard, aux heures de dĂ©sillusion, dâaffliction, de chagrin. Je croyais aussi quâil Ă©tait complĂštement oubliĂ©, quarante-cinq ans aprĂšs sa mort. Mais il nâen Ă©tait rien. Quelques jeunes Ă©crivains lâavaient dĂ©couvert, surtout comme un remarquable traducteur de Shakespeare, de Victor Hugo et dâAlfred de Vigny en tĂȘte de sa traduction de Chatterton » il avait Ă©crit une Ă©loquente prĂ©face pour dĂ©fendre lâhumanitĂ© profonde du poĂšte et son idĂ©al de noble stoĂŻcisme. On rappelait aussi le cĂŽtĂ© politique de sa vie car des hommes de son Ă©poque, qui avaient avec lui collaborĂ© Ă maintenir fermement la foi nationale dans lâespoir dâune indĂ©pendance future, avaient sur leurs vieux jours publiĂ© leurs mĂ©moires, oĂč se rĂ©vĂ©lait publiquement pour la premiĂšre fois le rĂŽle quâil avait jouĂ©. Jâappris alors sur sa vie des choses que jâavais ignorĂ©es jusque-lĂ , des choses que tout le monde ignorait hormis un petit groupe dâinitiĂ©s, si ce nâest peut-ĂȘtre ma mĂšre. Ce fut ainsi que par un volume posthume de MĂ©moires qui traitaient de ces annĂ©es amĂšres, jâappris que la premiĂšre conception du ComitĂ© National, secrĂštement formĂ© pour organiser la rĂ©sistance morale contre lâoppression accrue du Russianisme, Ă©tait due Ă lâinitiative de mon pĂšre, et que ses premiĂšres rĂ©unions sâĂ©taient tenues dans notre maison de Varsovie, dont je ne me rappelle rien quâune seule piĂšce, blanc et cramoisi, probablement le salon. Lâun de ses murs ouvrait sur un corridor extrĂȘmement Ă©levĂ©. OĂč il conduisait, cela reste pour moi un mystĂšre mais aujourdâhui encore je ne puis Ă©chapper Ă lâimpression que les proportions de tout cela Ă©taient Ă©normes, et que ceux qui apparaissaient et disparaissaient dans cet immense espace Ă©taient dâune stature supĂ©rieure Ă celle de lâhumanitĂ© que je devais connaĂźtre par la suite. Parmi eux je revois ma mĂšre, figure plus familiĂšre Ă mes yeux que les autres, tout habillĂ©e de noir en signe de deuil national et en dĂ©pit de fĂ©roces rĂšglements de la police. Jâai aussi conservĂ© de cette Ă©poque particuliĂšre le sentiment craintif de sa mystĂ©rieuse gravitĂ© qui, pourtant, savait parfois sourire. Car je me rappelle ses sourires oui, aussi. Peut-ĂȘtre que pour moi elle pouvait toujours trouver un sourire. Elle Ă©tait jeune alors, elle nâavait certainement pas encore trente ans. Elle mourut quatre ans plus tard en exil. Dans les pages qui suivent jâai rappelĂ© la visite quâelle fit Ă son frĂšre un an environ avant sa mort. Je parle aussi un peu de mon pĂšre tel que je me le rappelle durant les annĂ©es qui suivirent la perte qui fut pour lui le coup mortel. Et maintenant, aprĂšs avoir Ă©tĂ© ainsi Ă©voquĂ©es pour rĂ©pondre aux paroles dâun critique amical, quâil soit permis Ă ces Ombres de retourner, Ă leur lieu de repos oĂč les formes quâelles eurent durant la vie persistent encore, attĂ©nuĂ©es mais poignantes, et oĂč elles attendent le moment oĂč leur obsĂ©dante rĂ©alitĂ©, derniĂšre trace de leur passage sur la terre, sâeffacera Ă jamais avec moi de ce monde. 1919. J. C. PRĂFACE FAMILIĂRE Lâon nâa pas, dâordinaire, besoin de beaucoup dâencouragement pour parler de soi. Pourtant ce petit livre est nĂ© de la suggestion dâun ami, et mĂȘme dâune amicale insistance. Je me dĂ©fendis avec une certaine vivacitĂ©, mais, avec une tĂ©nacitĂ© caractĂ©ristique, la voix amicale insista Vous savez, il faut vraiment ». Ce nâĂ©tait pas lĂ un argument, mais je me soumis aussitĂŽt. Du moment quâil faut⊠Vous voyez lĂ la puissance dâun mot. Celui qui veut convaincre doit se fier non pas Ă lâargument juste, mais au mot juste. Le son a toujours eu plus de pouvoir que le sens. Je ne dis pas cela par maniĂšre de dĂ©nigrement. Mieux vaut pour lâespĂšce humaine ĂȘtre impressionnable que rĂ©flĂ©chie. Rien dâhumainement grand par grand, jâentends qui puisse affecter un ensemble dâexistences humaines nâest nĂ© de la rĂ©flexion. On ne peut, dâailleurs, manquer de constater le pouvoir de simples mots, de mots comme gloire, par exemple, ou pitiĂ©. Je nâen veux pas citer dâautres. Point nâest besoin de les chercher bien loin. PrononcĂ©s avec persĂ©vĂ©rance, avec ardeur, avec conviction, ces deux mots-lĂ , rien que par leur son, ont mis en mouvement des nations entiĂšres et soulevĂ© lâaride et dur terrain sur lequel repose tout notre Ă©difice social. Il y a aussi le mot vertu si vous voulez⊠Naturellement, il faut y mettre lâaccent. Lâaccent juste. Câest trĂšs important. La force des poumons, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne me parlez pas du levier de votre ArchimĂšde. CâĂ©tait un distrait douĂ© dâimagination mathĂ©matique. Les mathĂ©matiques ont droit Ă tout mon respect, mais je nâai aucunement besoin de machines. Quâon me donne le mot juste et lâaccent juste et je remuerai le monde. Quel rĂȘve, â pour un Ă©crivain ! Car les mots Ă©crits ont eux aussi leur accent. Oui ! laissez-moi seulement trouver le mot juste. Il doit sĂ»rement se trouver quelque part parmi les Ă©paves de toutes les plaintes et de tous les enthousiasmes jaillis des cĆurs humains depuis ce premier jour oĂč lâimmortelle espĂ©rance est descendue sur la terre. Peut-ĂȘtre est-il lĂ , tout prĂšs de moi, dĂ©daignĂ©, invisible, Ă portĂ©e de la main. Mais Ă quoi bon ! Il y a, paraĂźt-il, des gens capables de trouver du premier coup une aiguille dans une botte de foin. Quant Ă moi, je nâai jamais eu pareille bonne fortune. Et puis il y a cet accent. Autre difficultĂ©. Car qui peut dire si lâaccent est juste ou non avant que le mot ne soit lancĂ© sans rĂ©ussir Ă se faire entendre peut-ĂȘtre, et ne soit emportĂ© par le vent avant dâĂ©mouvoir le monde. Il y avait une fois un empereur qui Ă©tait en mĂȘme temps un sage et quelque peu un homme de lettres. Il notait, sur des tablettes dâivoire, des pensĂ©es, des maximes, des rĂ©flexions que le hasard a conservĂ©es pour lâĂ©dification de la postĂ©ritĂ©. Entre autres pensĂ©es, â je cite de mĂ©moire, â je me rappelle ce conseil solennel Que toutes tes paroles aient lâaccent de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque. » Lâaccent de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque ! Câest trĂšs beau, mais je pense que câest chose facile pour un empereur austĂšre que de noter un conseil grandiose. En ce bas monde la plupart des vĂ©ritĂ©s efficaces sont humbles et non pas hĂ©roĂŻques et il y a eu des moments dans lâhistoire de lâhumanitĂ© oĂč les accents de la vĂ©ritĂ© hĂ©roĂŻque nâont rien suscitĂ© dâautre que de la dĂ©rision. Personne ne doit sâattendre Ă trouver sous la couverture de ce petit ouvrage des mots dâune puissance extraordinaire ou des accents dâun irrĂ©sistible hĂ©roĂŻsme. Si humiliant que ce puisse ĂȘtre pour mon amour-propre, il me faut bien avouer que les conseils de Marc-AurĂšle ne sont pas faits pour moi. Ils conviennent mieux Ă un moraliste quâĂ un artiste. Je puis vous promettre de la vĂ©ritĂ© dâun genre modeste et aussi de la sincĂ©ritĂ© ; cette complĂšte et louable sincĂ©ritĂ© qui, tout en vous exposant aux assauts des esprits hostiles, est Ă©galement capable de vous brouiller avec vos meilleurs amis. Brouiller » est peut-ĂȘtre une expression trop forte. Je ne puis imaginer, parmi mes amis ou mes ennemis, quelquâun dâassez inoccupĂ© pour en ĂȘtre rĂ©duit Ă me chercher querelle. DĂ©cevoir vos amis » serait plus prĂšs de la vĂ©ritĂ©. Presque toutes les amitiĂ©s de ma vie dâĂ©crivain me sont venues de mes livres et je sais bien quâun romancier nâexiste que dans son Ćuvre. Il est lĂ , unique rĂ©alitĂ© dâun monde inventĂ©, parmi des choses, des faits, des gens imaginaires. En les dĂ©crivant, il ne fait que se dĂ©crire lui-mĂȘme. Mais il ne se dĂ©couvre jamais complĂštement. Il demeure, jusquâĂ un certain point, un personnage voilĂ© une prĂ©sence que lâon soupçonne plutĂŽt quâon ne la voit, â un mouvement et une voix derriĂšre lâĂ©cran tendu de son roman. Dans les notes personnelles qui suivent, semblable Ă©cran nâexiste pas. Et je ne puis mâempĂȘcher de songer Ă un passage de lâimitation de JĂ©sus-Christ oĂč lâascĂ©tique Ă©crivain, qui possĂ©dait une si profonde connaissance de la vie, a dit Il arrive assez souvent quâun inconnu est estimĂ© sur sa bonne rĂ©putation, duquel on se dĂ©goĂ»te dĂšs quâon le voit. » Câest le danger auquel sâexpose un romancier qui prend le parti de parler de soi sans rien dĂ©guiser. Alors quâune revue publiait ces souvenirs, un ami me reprocha ma mauvaise Ă©conomie, comme si ce nâĂ©tait lĂ quâune sorte de satisfaction purement personnelle qui gaspillait la matiĂšre de futurs volumes. Il faut croire que je ne suis pas suffisamment littĂ©rateur. Ă la vĂ©ritĂ©, un homme qui, avant sa trente-sixiĂšme annĂ©e, nâĂ©crivit jamais une ligne destinĂ©e Ă lâimpression ne peut parvenir Ă ne voir dans son existence et son expĂ©rience, dans la somme de ses pensĂ©es, de ses sensations et ses Ă©motions, dans ses souvenirs et ses regrets, que des matĂ©riaux pour le travail de ses mains. Une fois dĂ©jĂ , lorsque je publiai le Miroir de la Mer, un recueil dâimpressions et de souvenirs, on me fit semblable remarque. Remarque dâordre pratique. Mais, Ă dire vrai, je nâai jamais compris Ă quelle sorte de profit faisaient allusion des remarques de ce genre. Je voulais payer mon tribut Ă la mer, Ă ses navires et aux Ă©quipages qui les montaient, auxquels je dois une si grande part de ce qui a contribuĂ© Ă faire de moi lâĂȘtre que je suis. CâĂ©tait lĂ , me semblait-il, la seule forme sous laquelle je pouvais sacrifier Ă leurs ombres. Il ne pouvait, dans mon esprit, ĂȘtre question de quoi que ce fĂ»t dâautre. Il se peut que je sois un mauvais Ă©conomiste mais il est certain que je suis incorrigible. Pour avoir grandi dans le cadre et les conditions particuliĂšres de la vie dâun marin, je ressens une piĂ©tĂ© spĂ©ciale pour cette forme de mon passĂ© car ses impressions ont Ă©tĂ© vivaces, sa sĂ©duction directe, ses exigences en accord avec le naturel Ă©lan dâune jeunesse qui Ă©tait de taille Ă y suffire. Rien dans cette vie qui pĂ»t troubler une jeune conscience. AprĂšs avoir rompu avec mes origines sous une tempĂȘte de reproches lancĂ©s par tous ceux qui avaient le moindre droit Ă Ă©mettre une opinion, sĂ©parĂ© par de grandes distances des affections naturelles qui me restaient encore, et Ă©loignĂ© dâelles, en outre, par le caractĂšre complĂštement inintelligible de la vie dont la sĂ©duction avait si mystĂ©rieusement triomphĂ© de leur rĂ©sistance, je puis bien dire que, par la force aveugle des circonstances, la mer devait ĂȘtre tout mon univers, et la marine marchande mon unique foyer pendant une longue suite dâannĂ©es. Que lâon ne sâĂ©tonne donc pas si, dans mes deux livres exclusivement consacrĂ©s Ă la mer Le NĂšgre du Narcisse » et le Miroir de la mer et dans quelques rĂ©cits comme Jeunesse et Typhon, jâai essayĂ©, avec une piĂ©tĂ© presque filiale, de rendre la vibration intime du grand monde des eaux, des cĆurs simples des hommes qui, depuis des siĂšcles, traversĂšrent ses solitudes, et aussi ce je ne sais quoi de vivant qui semble exister dans le corps des navires, â crĂ©atures nĂ©es de leurs mains et objet de leur dĂ©vouement. Une existence littĂ©raire doit frĂ©quemment chercher sa substance dans des souvenirs et sâentretenir avec des ombres, Ă moins que lâĂ©crivain ne se donne pour seul objet de reprocher Ă lâhumanitĂ© dâĂȘtre ce quâelle est, ou de la louer de ce quâelle nâest pas, â ou, gĂ©nĂ©ralement, de lui apprendre Ă se conduire. Comme je ne suis pas dâun naturel querelleur et que je ne suis ni un flatteur ni un sage, je nâai rien fait de semblable et je suis prĂȘt Ă mâaccommoder avec sĂ©rĂ©nitĂ© de lâinsignifiance qui sâattache aux gens qui ne se mĂȘlent en aucune maniĂšre des affaires de leurs semblables. Mais rĂ©signation ne veut pas dire indiffĂ©rence. Il ne me plairait pas de demeurer simple spectateur sur la rive du grand fleuve qui emporte dans son courant de si nombreuses existences. Jâaime Ă croire que je possĂšde la facultĂ© de comprendre, autant quâelle peut sâexprimer par la voix de la sympathie et de la compassion. Jâai cru dĂ©mĂȘler que, dans lâun, tout au moins, des cercles critiques qui font autoritĂ©, on me soupçonne dâune certaine indiffĂ©rence devant la force Ă©mouvante des faits de ce quâon appellerait en français sĂ©cheresse de cĆur ». Quinze annĂ©es de silence ininterrompu devant la louange ou le blĂąme attestent suffisamment mon respect pour la critique, cette fine fleur de lâexpression personnelle dans le jardin des Lettres. Mais un tel soupçon est une chose plutĂŽt personnelle qui atteint lâhomme Ă travers son Ćuvre, et câest pourquoi il est permis dây faire allusion dans un ouvrage qui est une sorte de note personnelle mise en marge de la page publique. Non pas que je mâen sente offensĂ© le moins du monde. Lâaccusation, dâailleurs, si tant est que ce fĂ»t une accusation, mâen fut faite dans les termes les plus modĂ©rĂ©s, sur un ton de regret. Je rĂ©pondrai que, sâil est vrai que tout roman contient des Ă©lĂ©ments autobiographiques il serait difficile de le nier, puisquâun crĂ©ateur ne peut que sâexprimer soi-mĂȘme dans sa crĂ©ation, il en est parmi nous qui Ă©prouvent une invincible rĂ©pugnance Ă Ă©taler leurs sentiments intimes. Je ne voudrais pas louer indĂ»ment les vertus de la discrĂ©tion. Ce nâest souvent quâune question de tempĂ©rament. Mais ce nâest pas toujours un signe de froideur. Cela peut ĂȘtre de lâamour-propre. Il nây a rien de plus humiliant que de voir le trait lancĂ© par une Ă©motion vraie manquer son but, que ce soit celui du rire ou des larmes. Rien de plus humiliant. Et cela pour la bonne raison que, si le but est manquĂ©, si lâĂ©motion ne rĂ©ussit pas Ă Ă©mouvoir, elle est condamnĂ©e Ă sombrer sans retour dans le dĂ©goĂ»t ou le mĂ©pris. On ne saurait reprocher Ă aucun artiste de reculer devant un danger auquel la sottise seule peut sâexposer de gaietĂ© de cĆur et que le gĂ©nie seul peut impunĂ©ment affronter. Dans une tĂąche qui consiste plus ou moins Ă dĂ©voiler son ĂȘtre intime devant le monde, ce souci de la dĂ©cence, fĂ»t-ce au prix du succĂšs, nâest que le souci de la dignitĂ© personnelle qui est insĂ©parablement liĂ©e Ă la dignitĂ© mĂȘme de lâart que lâon sert. Dâailleurs, il est bien difficile dâĂȘtre entiĂšrement gai ou entiĂšrement triste en ce bas monde. Le comique, quand il est humain, prend facilement les traits de la souffrance ; et quelques-unes de nos peines quelques-unes seulement, pas toutes, car câest la capacitĂ© de souffrir qui rend lâhomme auguste aux yeux des hommes ont leur source dans des faiblesses quâil faut considĂ©rer avec une souriante compassion comme notre commun hĂ©ritage Ă tous. La joie et la douleur, en ce monde, se pĂ©nĂštrent lâune lâautre, mĂȘlent leurs formes et leurs murmures dans ce crĂ©puscule de la vie, mystĂ©rieux comme un ocĂ©an assombri, tandis que lâĂ©clat scintillant des suprĂȘmes espĂ©rances apparaĂźt, fascinant et immobile, sur la ligne lointaine de lâhorizon. Certes, moi aussi jâaimerais possĂ©der la baguette magique qui donne ce pouvoir de susciter le rire et les larmes quâon dit ĂȘtre le plus digne accomplissement de la littĂ©rature dâimagination. Seulement, pour ĂȘtre un grand magicien, il faut se livrer Ă des puissances occultes et irresponsables, qui nous entourent ou nous pĂ©nĂštrent. Nous avons tous entendu parler de gens crĂ©dules qui, pour prix de lâamour ou du pouvoir, vendent leur Ăąme Ă quelque diable grotesque. Lâintelligence la plus ordinaire peut comprendre, sans beaucoup de rĂ©flexion, que ce ne peut ĂȘtre lĂ quâun marchĂ© de dupe. Je ne me flatte pas dâune sagesse particuliĂšre du fait de mon antipathie et de ma dĂ©fiance pour des transactions de ce genre. Peut-ĂȘtre mon Ă©ducation de marin ajoutĂ©e Ă une disposition native me porte-t-elle tout naturellement Ă embrasser Ă©troitement la seule chose qui soit rĂ©ellement bien Ă moi, mais le fait est que jâai positivement horreur de perdre, ne fut-ce quâun instant, cette pleine possession de soi qui est la condition essentielle de ceux qui veulent bien servir. Et jâai transportĂ© cette notion de bon service » de ma premiĂšre existence dans la seconde. Moi qui nâai jamais cherchĂ© dans le mot Ă©crit autre chose quâune forme du beau, jâai transportĂ© cet article de foi du pont des navires Ă lâespace plus restreint de ma table de travail et, ce faisant, je suppose que je suis devenu Ă jamais imparfait au regard de lâineffable compagnie des purs esthĂštes. Dans la vie politique comme dans lâactivitĂ© littĂ©raire, un homme se fait des amitiĂ©s la plupart du temps par lâardeur de ses prĂ©jugĂ©s et lâĂ©troitesse innĂ©e de ses vues. Mais je nâai jamais pu aimer ce qui nâĂ©tait pas digne dâĂȘtre aimĂ© ni haĂŻr ce qui nâĂ©tait pas haĂŻssable au nom de quelque grand principe gĂ©nĂ©ral. Je ne sais sâil y a quelque courage Ă faire cet aveu. Quand on est parvenu Ă la moitiĂ© du chemin de la vie, on est portĂ© Ă contempler les dangers et les joies avec une Ă©gale sĂ©rĂ©nitĂ©. Aussi dĂ©clarerai-je tranquillement que lâeffort fait pour mettre en jeu des Ă©motions extrĂȘmes mâa toujours fait soupçonner la bassesse inhĂ©rente Ă un manque de sincĂ©ritĂ©. Pour Ă©mouvoir les autres profondĂ©ment, il faut se laisser dĂ©libĂ©rĂ©ment entraĂźner au-delĂ des limites de sa sensibilitĂ© normale, â assez innocemment peut-ĂȘtre et par nĂ©cessitĂ©, comme un acteur qui, sur la scĂšne, Ă©lĂšve la voix au-dessus du ton de la conversation habituelle, mais encore faut-il le faire. AssurĂ©ment ce nâest pas lĂ un grand pĂ©chĂ©. Mais le danger consiste pour lâĂ©crivain Ă devenir la victime de sa propre exagĂ©ration, Ă perdre le juste sentiment de la sincĂ©ritĂ©, et Ă en venir enfin Ă mĂ©priser la vĂ©ritĂ© mĂȘme comme quelque chose de trop froid, de trop Ă©moussĂ© pour le but quâil se propose, dâinsuffisant en somme pour son exigeante Ă©motion. Du rire et des pleurs, il est aisĂ© de tomber aux pleurnicheries et au ricanement. Tout ceci peut ne paraĂźtre quâĂ©goĂŻsme pur mais, en bonne morale, on ne peut vraiment pas reprocher Ă un homme dâavoir le souci de son intĂ©gritĂ© personnelle. Câest assurĂ©ment son devoir. Et, moins que tout autre, on peut condamner un artiste qui, si humblement et imparfaitement que ce soit, veut rester fidĂšle Ă son esprit crĂ©ateur. Dans le monde intĂ©rieur oĂč sa pensĂ©e et son Ă©motion vont chercher lâexpĂ©rience dâaventures imaginaires, il nâest ni gendarme ni loi, ni pression de circonstances, ni crainte de lâopinion pour le maintenir dans le droit chemin. Qui donc alors pourra dire Non ! » Ă ses tentations, si ce nâest sa conscience ? En outre câest ici, souvenez-vous en, le lieu et le moment dâune entiĂšre franchise, je pense que toutes les ambitions sont lĂ©gitimes, exceptĂ© celles qui sont fondĂ©es sur la misĂšre et la crĂ©dulitĂ© du genre humain. Toutes les ambitions intellectuelles sont permises, jusquâĂ la limite dâun jugement prudent et mĂȘme au-delĂ . Elles ne peuvent blesser personne. Si elles sont absurdes, tant pis pour lâartiste. En vĂ©ritĂ©, il en est de semblables ambitions comme de la vertu, elles portent en elles-mĂȘmes leur rĂ©compense. Est-ce une folle prĂ©somption que de mettre sa foi dans le souverain pouvoir de son art, dâessayer par dâautres moyens, par dâautres voies dâaffirmer cette croyance dans la trĂšs profonde portĂ©e de son Ćuvre ? Tenter dâaller plus au fond des choses, cela ne signifie pas quâon est insensible. Un historien des cĆurs nâest pas un historien des Ă©motions, cependant il pĂ©nĂštre plus avant, si rĂ©servĂ© quâil soit, puisque son but est dâatteindre Ă la source mĂȘme du rire et des larmes. Le spectacle des affaires humaines mĂ©rite lâadmiration et la pitiĂ©. Il mĂ©rite aussi le respect. Et ce nâest pas ĂȘtre insensible que de leur accorder, avec retenue, le tribut dâun soupir qui nâest pas un sanglot, dâun sourire qui nâest pas une grimace. Une rĂ©signation, non pas mystique ni dĂ©tachĂ©e, mais une rĂ©signation en Ă©veil, consciente et guidĂ©e par lâamour, est le seul de nos sentiments qui ne puisse jamais devenir un faux-semblant. Non pas que je considĂšre la rĂ©signation comme le dernier mot de la sagesse. Je suis trop lâhomme de mon temps pour cela. Mais je crois que la vĂ©ritable sagesse est de vouloir ce que veulent les Dieux, sans ĂȘtre certain peut-ĂȘtre de ce quâest leur volontĂ©. Et dans cette question de vie et dâart, ce nâest pas autant le pourquoi qui importe Ă notre bonheur que le comment. Comme disent les Français Il y a toujours la maniĂšre. » Câest trĂšs juste. Oui, il y a la maniĂšre, la maniĂšre dans le rire, les pleurs, lâironie, lâindignation, lâenthousiasme, les jugements, â et mĂȘme dans lâamour. La maniĂšre dont la vĂ©ritĂ© intĂ©rieure sâexprime, comme dans les traits et le caractĂšre dâun visage humain, pour ceux qui savent observer leur prochain. Ceux qui me lisent savent ma conviction que le monde, le monde temporel, repose sur quelques idĂ©es trĂšs simples si simples quâelles doivent ĂȘtre vieilles comme le monde. Il repose notamment sur lâidĂ©e de FidĂ©litĂ©. Ă une Ă©poque oĂč rien de ce qui nâest pas rĂ©volutionnaire de façon ou dâautre nâa chance dâattirer lâattention, je nâai Ă©tĂ© aucunement rĂ©volutionnaire dans mes ouvrages. Lâesprit rĂ©volutionnaire a cet immense avantage quâil vous libĂšre de toute espĂšce de scrupule Ă lâĂ©gard des idĂ©es. Son optimisme Ăąpre et absolu rĂ©pugne Ă mon esprit par ce quâil contient dâintolĂ©rance et de fanatisme latents. Sans doute, on devrait sourire de ces choses mais, esthĂšte imparfait, je ne vaux pas mieux comme philosophe. Toute prĂ©tention Ă la possession de vertus exceptionnelles Ă©veille en moi ce mĂ©pris et cette colĂšre dont un esprit vraiment philosophique doit ĂȘtre libĂ©ré⊠Je crains quâĂ vouloir conserver ici le ton de la conversation, je nâaie rĂ©ussi quâĂ ĂȘtre extrĂȘmement dĂ©cousu. Lâart de la conversation nâa jamais Ă©tĂ© mon fort cet art qui, Ă ce quâon dit, est Ă prĂ©sent disparu. Mes jeunes annĂ©es, les annĂ©es oĂč se forment les habitudes et le caractĂšre, ont Ă©tĂ© bien plutĂŽt accoutumĂ©es Ă de longs silences. Les voix qui venaient les rompre nâavaient rien du ton de la conversation. Non. Je nâen ai pas pris lâhabitude. Cependant semblable dĂ©cousu nâest pas tellement dĂ©placĂ© en tĂȘte des pages qui suivent. On leur a, Ă elles aussi, reprochĂ© dâĂȘtre dĂ©cousues, de ne pas tenir compte de lâordre chronologique ce qui est un crime en soi, de ne pas respecter la forme conventionnelle ce qui est une inconvenance. On mâa fait observer avec sĂ©vĂ©ritĂ© que le public nâaimerait pas le caractĂšre irrĂ©gulier de mes souvenirs. HĂ©las ! protestai-je doucement, pouvais-je commencer par les mots sacramentels Je suis nĂ© en telle annĂ©e, en tel endroit. LâĂ©loignement de la localitĂ© aurait enlevĂ© Ă la chose tout intĂ©rĂȘt. Je nâai pas connu dâaventures merveilleuses qui se puissent relater lâune aprĂšs lâautre. Je nâai pas connu de personnages distinguĂ©s sur lesquels jâeus pu passer de fastidieux jugements. Je nâai pas Ă©tĂ© mĂȘlĂ© Ă de grandes ou de scandaleuses affaires. Ceci nâest quâun petit document psychologique ; et mĂȘme ainsi, je ne lâai pas Ă©crit pour en tirer une conclusion personnelle. » Mais mon interlocuteur ne sâen montra pas apaisĂ©. Il me rĂ©pondit que câĂ©taient lĂ dâexcellentes raisons pour ne pas Ă©crire du tout, mais pas pour justifier ce qui Ă©tait Ă©crit. Jâadmets que nâimporte quoi, nâimporte quoi en ce monde, peut ĂȘtre une bonne raison pour ne pas Ă©crire du tout. Mais puisque jâai Ă©crit ces pages, tout ce que je puis dire Ă leur dĂ©fense, câest que ces souvenirs, transcrits sans Ă©gard aux conventions, nâont pas Ă©tĂ© jetĂ©s sur le papier sans rime ni raison. Ils contiennent un espoir et ils ont un but. Lâespoir que la lecture de ces pages puisse Ă©voquer la vision dâune personnalitĂ©, de lâhomme qui se trouve derriĂšre des livres aussi fondamentalement diffĂ©rents, par exemple, que la Folie Almayer » et LâAgent secret », personnalitĂ© pourtant cohĂ©rente dont la justification se trouve dans ses origines comme dans ses actions. Tel est lâespoir. Quant au but immĂ©diat, Ă©troitement liĂ© Ă cet espoir, câest de relater ici des souvenirs personnels en exposant fidĂšlement les sentiments et les sensations qui demeurent associĂ©s Ă la composition de mon premier livre et Ă mon premier contact avec la mer. En mĂȘlant ainsi les rĂ©sonnances de ces deux motifs, jâai lâespoir quâil se trouvera, ici ou lĂ , quelque ami qui pourra, peut-ĂȘtre, y saisir un subtil accord. J. C. K[1]. I On peut Ă©crire des livres en toutes sortes dâendroits. Lâinspiration verbale peut pĂ©nĂ©trer dans la cabine dâun marin, Ă bord dâun navire pris par les glaces sur une riviĂšre, au milieu dâune ville ; et puisque les saints veillent, dit-on, avec bienveillance sur les humbles croyants, une aimable fantaisie me pousse Ă penser que lâombre du vieux Flaubert, â qui sâimaginait ĂȘtre entre autres choses un descendant des Vikings, â planait avec un intĂ©rĂȘt amusĂ© au-dessus du pont dâun steamer de tonnes, du nom dâAdowa, saisi par lâhiver inclĂ©ment, le long dâun quai de Rouen, et Ă bord duquel je commençai le dixiĂšme chapitre de la Folie Almayer[2] ». Avec intĂ©rĂȘt, dis-je, car le bon gĂ©ant normand, aux Ă©normes moustaches et Ă la voix de tonnerre, ne fut-il pas le dernier des romantiques ? Ne fut-il pas, par son Ă©loignement du monde et par sa presque ascĂ©tique dĂ©votion Ă son art, une sorte dâermite et de saint littĂ©raire ? Il est enfin couchĂ©, dit Nina Ă sa mĂšre, en montrant les collines derriĂšre lesquelles le soleil avait disparu⊠» Ces mots de la fille romantique dâAlmayer, je me revois les traçant sur le papier gris dâun bloc posĂ© sur la couverture de ma couchette. Ils se rapportaient Ă un coucher de soleil dans les Ăźles de la Malaisie et se formaient dans mon esprit en une vision hallucinĂ©e de forĂȘts, de riviĂšres et de mers, bien Ă©loignĂ©e de cette ville commerciale et cependant romantique de lâhĂ©misphĂšre septentrional. Mais Ă ce moment ma facultĂ© visuelle et verbale fut brusquement suspendue par le troisiĂšme officier, un jeune homme fort enjouĂ©, qui survint en faisant battre la porte et sâĂ©cria Il fait joliment bon chez vous. » Il y faisait bon. Jâavais tournĂ© le robinet de chauffage, aprĂšs avoir placĂ© dessous une boĂźte de conserve, â car peut-ĂȘtre ne savez-vous pas que lâeau peut fuir Ă un joint oĂč la vapeur ne passerait pas. Je ne sais ce que mon jeune ami avait bien pu faire sur le pont toute la matinĂ©e, mais ses mains, quâil se frottait vigoureusement lâune contre lâautre, Ă©taient trĂšs rouges et me faisaient grelotter rien quâĂ les voir. Il est restĂ© le seul joueur de banjo de ma connaissance, et comme il Ă©tait Ă©galement le fils cadet dâun colonel en retraite, il me semblait toujours que le poĂšme de M. Kipling, par une Ă©trange association dâidĂ©es, avait Ă©tĂ© Ă©crit Ă son intention exclusive. Quand il ne jouait pas de son banjo, il se plaisait Ă le contempler. Il procĂ©da Ă cette inspection sentimentale et, aprĂšs avoir mĂ©ditĂ© un moment au-dessus des cordes de son instrument, sous mon regard scrutateur, il me demanda dâun air dĂ©gagĂ© â Que diable griffonnez-vous toujours ainsi, si ce nâest pas indiscret de vous le demander. CâĂ©tait une question des plus naturelles, mais je ne lui rĂ©pondis pas et dâun mouvement instinctif retournai simplement le bloc de papier ; je nâaurais vraiment pas pu lui dire quâil avait mis en fuite la psychologie de Nina Almayer, les mots quâelle prononce au dixiĂšme chapitre et les paroles de sagesse de Mme Almayer qui y font suite, dans lâombre inquiĂ©tante dâune nuit tropicale. Je ne pouvais lui rĂ©vĂ©ler que Nina avait dit Il est enfin couchĂ©. » Il en aurait Ă©tĂ© fort surpris et peut-ĂȘtre en aurait-il laissĂ© tomber son prĂ©cieux banjo. Je ne pouvais pas lui dire non plus que le soleil de mon existence de marin Ă©tait lui aussi sur le point de se coucher, au moment mĂȘme oĂč jâĂ©crivais ces mots qui exprimaient lâimpatience de la jeunesse passionnĂ©e absorbĂ©e dans son dĂ©sir. Je nâen savais rien moi-mĂȘme, et je puis dire avec assurance quâil nây aurait pas prĂȘtĂ© beaucoup dâattention, quoique ce fĂ»t un charmant jeune homme et quâil me traitĂąt avec plus de dĂ©fĂ©rence que notre position respective ne mây donnait droit. Il abaissa un tendre regard sur son banjo, et je me mis Ă regarder Ă travers le hublot. Lâouverture ronde encadrait dans sa bordure de cuivre un morceau de quai, avec une file de tonneaux alignĂ©s sur la terre glacĂ©e, et lâarriĂšre dâune charrette. Un charretier au nez rouge, en blouse et avec un bonnet de laine, Ă©tait appuyĂ© contre la roue. Un douanier faisait les cent pas, le ceinturon bouclĂ© par-dessus la capote bleue, et avait lâair fort dĂ©primĂ© par cette tempĂ©rature et la monotonie de son existence officielle. Un arriĂšre-plan de maisons tristes trouvait place Ă©galement dans le cadre que formait mon hublot, au-delĂ dâune assez grande Ă©tendue dâun quai pavĂ©, noirci par la boue gelĂ©e. Le coloris Ă©tait sombre et le dĂ©tail le plus notable Ă©tait un petit cafĂ© avec des rideaux aux fenĂȘtres et une misĂ©rable devanture de bois, peinte en blanc, tout Ă fait en rapport avec la misĂšre de ce quartier pauvre qui bordait le fleuve. On nous avait amenĂ©s lĂ , dâun autre poste dâamarrage, aux abords de lâOpĂ©ra, oĂč ce mĂȘme hublot mâoffrait la vue dâune tout autre sorte de cafĂ©, le meilleur de la ville, je crois, et celui-lĂ mĂȘme, oĂč le digne Bovary et sa femme, la romantique fille du pĂšre Rouault, avaient pris des rafraĂźchissements aprĂšs la mĂ©morable reprĂ©sentation dâun opĂ©ra qui nâĂ©tait autre que la tragique histoire de Lucie de Lammermoor, mise en musique dâopĂ©ra-comique. Impossible de retrouver lâhallucination de cet archipel dâExtrĂȘme-Orient que certainement je comptais bien revoir. Lâhistoire de la Folie Almayer » fut mise ce jour-lĂ sous lâoreiller. Ce nâest pas que jâeusse une occupation qui mâen tĂźnt Ă©loignĂ©, car, Ă vrai dire, nous menions Ă bord de ce navire une vie contemplative. Je ne dirai rien de ma position privilĂ©giĂ©e. JâĂ©tais lĂ juste pour obliger », comme il arrive quâun acteur de marque prend un petit rĂŽle dans une reprĂ©sentation au bĂ©nĂ©fice dâun ami. Pour ce qui Ă©tait de mes sentiments, je nâavais aucun dĂ©sir dâĂȘtre Ă bord de ce navire, Ă ce moment-lĂ et dans ces circonstances. Et peut-ĂȘtre mĂȘme nây avait-on pas besoin de moi, au sens habituel oĂč un navire a besoin » dâun officier. CâĂ©tait la premiĂšre et derniĂšre fois de ma vie de marin que je servais des armateurs que je nâavais vus ni de loin ni de prĂšs. Je ne dis pas cela pour les armateurs bien connus de Londres qui avaient affrĂ©tĂ© le navire Ă la, â je ne dirai pas passagĂšre, â mais Ă©phĂ©mĂšre Compagnie Franco-Canadienne de Transports. Une mort laisse quelque chose derriĂšre elle, mais jamais rien de tangible ne subsista de la Elle ne vĂ©cut pas plus longtemps que les roses et, contrairement aux roses, on la vit fleurir au beau milieu de lâhiver ; elle rĂ©pandit un lĂ©ger parfum dâaventure et mourut avant la venue du printemps. Mais câĂ©tait indubitablement une Compagnie elle avait mĂȘme un pavillon tout blanc, avec les lettres artistement entrelacĂ©es en un monogramme compliquĂ©. Nous le hissions Ă la tĂȘte de notre grand mĂąt, et je suis maintenant persuadĂ© que ce pavillon Ă©tait le seul de son espĂšce. Toutefois, des jours durant, nous eĂ»mes Ă bord lâimpression dâĂȘtre une unitĂ© dâune grande flotte, avec des dĂ©parts deux fois par mois pour MontrĂ©al et QuĂ©bec, comme lâannonçaient les brochures et les prospectus qui nous arrivĂšrent Ă bord en un grand colis au Dock Victoria de Londres, juste avant notre dĂ©part pour Rouen France. Et dans la vie fantomale de la gĂźt le secret de ce qui vint, â dernier emploi de ma vocation, â interrompre en un certain sens le dĂ©veloppement rythmique de lâhistoire de Nina Almayer. Ă cette Ă©poque, le secrĂ©taire de lâAssociation des capitaines au long cours de Londres, dont le modeste logement se trouvait dans Fenchurch Street, Ă©tait un homme dâune infatigable activitĂ© et du plus grand dĂ©vouement Ă sa tĂąche. Il est responsable de ce qui devait ĂȘtre ma derniĂšre association avec un navire. Je lâappelle ainsi parce quâon ne peut guĂšre appeler cela un service de mer. Ce cher capitaine Froud comment, aprĂšs tant dâannĂ©es, ne pas lui rendre lâhommage dâune affectueuse familiaritĂ© ? avait des vues trĂšs sensĂ©es sur lâamĂ©lioration des connaissances et de la position de tout le corps des officiers de la marine marchande. Il avait organisĂ© pour nous des cours professionnels, les classes de lâambulance Saint-Jean ; il correspondait activement avec les corps constituĂ©s et les membres du Parlement, sur les questions qui intĂ©ressaient notre service ; et sâil survenait quelque enquĂȘte ou commission relative aux questions maritimes ou aux marins, câĂ©tait lĂ une vĂ©ritable aubaine pour son constant besoin de se dĂ©vouer Ă notre corporation. Outre le sentiment Ă©levĂ© de ses devoirs officiels, il y avait en lui une bontĂ© personnelle, une disposition des plus fortes Ă faire tout le bien quâil pouvait aux divers membres de cette profession Ă laquelle il avait en son temps appartenu et oĂč il sâĂ©tait montrĂ© excellent capitaine. Et quelle plus grande bontĂ© tĂ©moigner Ă un marin que de le mettre sur la voie dâun emploi ? Le capitaine Froud ne voyait pas pourquoi lâAssociation des capitaines au long cours, Ă cĂŽtĂ© de la surveillance gĂ©nĂ©rale de ses intĂ©rĂȘts, ne serait pas officieusement une agence de placement de premier ordre. Jâessaie de persuader toutes nos grandes compagnies de navigation de sâadresser Ă nous pour leurs officiers. Notre association nâa aucunement lâesprit dâune trade-union ». Je ne vois vraiment pas pourquoi elles ne le feraient pas », me dit-il une fois. Je dis toujours aux capitaines que, toutes choses Ă©gales, ils doivent donner la prĂ©fĂ©rence aux membres de la sociĂ©tĂ©. Dans ma position, je peux gĂ©nĂ©ralement trouver ce quâil leur faut parmi nos membres ou nos membres associĂ©s. » Dans mes promenades dâun bout Ă lâautre de Londres jâĂ©tais alors fort dĂ©sĆuvrĂ©, les deux petites piĂšces de Fenchurch Street Ă©taient une sorte de lieu de repos oĂč mon esprit, soupirant aprĂšs la mer, se sentait plus prĂšs des navires, des Ă©quipages et de la vie de son choix, plus prĂšs lĂ quâen aucun autre endroit de la terre ferme. Ce lieu de repos Ă©tait, dâordinaire, vers les cinq heures de lâaprĂšs-midi, rempli dâhommes et de fumĂ©e de tabac, mais le capitaine Froud se rĂ©servait la plus petite piĂšce et il y accordait des entretiens privĂ©s dont le motif principal Ă©tait de rendre service. Câest ainsi quâun sombre aprĂšs-midi de novembre il me fit signe dâun doigt crochu et dâun regard particulier par-dessus ses lunettes qui est peut-ĂȘtre le souvenir physique le plus vif que jâaie conservĂ© de cet homme. Un capitaine est venu ce matin », me dit-il en me montrant une chaise, qui a besoin dâun officier. Câest pour un navire Ă vapeur. Vous le savez, ça me fait plaisir quâon me demande, mais malheureusement je ne vois pas tout Ă fait ce que je pourrais faire⊠» Comme lâautre piĂšce Ă©tait bondĂ©e de monde, je lançai un regard dâĂ©tonnement vers la porte fermĂ©e mais il secoua la tĂȘte. Bien sĂ»r, je ne serais que trop heureux de pouvoir obtenir cette place pour lâun dâeux, mais la question, câest que le capitaine de ce navire a besoin dâun officier qui puisse parler français couramment, et ce nâest pas si facile Ă trouver. Je ne connais personne en dehors de vous. Câest un poste de second officier et naturellement cela ne vous irait pas⊠Voudriez-vous ? Je sais que ce nâest pas ce que vous cherchez. » En effet, jâĂ©tais en proie Ă lâoisivetĂ© dâun homme hantĂ© qui passe son temps Ă chercher des mots pour y capturer ses visions, mais jâadmets quâextĂ©rieurement jâavais assez lâair dâun homme capable de faire un second officier Ă bord dâun navire affrĂ©tĂ© par une compagnie française. Aucun signe ne rĂ©vĂ©lait que je fusse hantĂ© par le destin de Nina et les murmures des forĂȘts tropicales, et mĂȘme mes relations avec Almayer personnage trĂšs faible de caractĂšre ne laissaient pas de trace visible sur mes traits. Depuis des annĂ©es, lui et le monde de son histoire avaient Ă©tĂ© les compagnons de mon imagination sans affecter, je lâespĂšre, les capacitĂ©s nĂ©cessaires aux rĂ©alitĂ©s de la vie maritime. Lâhomme et son entourage mâĂ©taient prĂ©sents depuis mon retour dâExtrĂȘme-Orient, quatre annĂ©es environ avant le jour dont je parle. Câest dans le salon dâun appartement oĂč jâhabitais et qui donnait sur un square de Pimlico quâils sâĂ©taient mis Ă revivre avec une vivacitĂ© et une acuitĂ© tout Ă fait Ă©trangĂšres Ă notre premier et vĂ©ritable entretien. Je mâĂ©tais permis un long sĂ©jour Ă terre, et, devant la nĂ©cessitĂ© oĂč je me trouvais dâoccuper mes matinĂ©es, Almayer cette vieille connaissance vint noblement Ă la rescousse. Peu aprĂšs, comme il Ă©tait convenable, sa femme et sa fille vinrent le rejoindre autour de ma table et le reste de la bande de Pantai les suivit avec leurs paroles et leurs gestes. Sans que sâen doutĂąt ma respectable hĂŽtesse, jâavais, aussitĂŽt aprĂšs mon petit dĂ©jeuner, des rĂ©ceptions fort animĂ©es de Malais, dâArabes et de mulĂątres. Ils nâessayaient aucunement dâattirer mon attention par des clameurs. Ils venaient Ă mon silencieux et irrĂ©sistible appel â et cet appel, je lâaffirme ici, nâavait rien Ă faire avec mon amour-propre ni ma vanitĂ©. Il semble maintenant avoir eu plutĂŽt un caractĂšre moral, car pourquoi le souvenir de ces ĂȘtres vus dans une existence Ă la fois obscure et baignĂ©e de soleil, aurait-il demandĂ© Ă sâexprimer dans la forme dâun roman, si ce nâest, Ă cause de cette mystĂ©rieuse fraternitĂ© qui unit par de communs espoirs et de communs effrois tous les habitants de cette terre ? Je nâaccueillis pas mes visiteurs avec un ardent empressement comme les porteurs de dons profitables ou glorieux. Je nâavais pas devant mes yeux la vision dâun livre imprimĂ© lorsque jâĂ©crivais Ă cette table dâun endroit dĂ©modĂ© du quartier de Belgravia. AprĂšs toutes ces annĂ©es dont chacune a laissĂ© son tĂ©moignage de pages lentement noircies, je puis dire en toute honnĂȘtetĂ© que câest un sentiment voisin de la piĂ©tĂ© qui me poussa Ă rendre, Ă lâaide de mots consciencieusement assemblĂ©s, le souvenir de choses lointaines et dâhommes disparus. Mais pour revenir au capitaine Froud et Ă lâidĂ©e fixe quâil avait de toujours satisfaire armateurs et capitaines, il nâĂ©tait pas vraisemblable que je ne pusse pas remplir son ambition qui Ă©tait de fournir, quelques heures dâavance, une demande aussi exceptionnelle que celle dâun officier parlant français. Il mâexpliqua que le navire Ă©tait affrĂ©tĂ© par une compagnie française qui voulait Ă©tablir un service mensuel de Rouen au Canada pour le transport dâĂ©migrants. Franchement cela ne mâintĂ©ressait guĂšre. Je lui dĂ©clarai dâun ton grave que, sâil sâagissait rĂ©ellement de soutenir la rĂ©putation de lâAssociation des Capitaines, jây rĂ©flĂ©chirais. Mais la rĂ©flexion nâĂ©tait que pour la forme. Le lendemain, je fus prĂ©sentĂ© au capitaine et je crois que nous fĂ»mes favorablement impressionnĂ©s lâun par lâautre. Il mâexpliqua que son second Ă©tait un excellent garçon et quâil ne pouvait vraiment pas le renvoyer pour me donner un grade plus Ă©levĂ©, mais que, si je consentais Ă embarquer comme second officier, on mâaccorderait certains avantages, et ainsi de suite. Je lui rĂ©pondis que, si je dĂ©cidais dâembarquer, le rang importait peu. â Je suis sĂ»r, insista-t-il, que vous vous entendrez parfaitement, avec M. Paramor. » Je mâengageai Ă rester deux voyages au moins, et ce fut dans ces circonstances que commença ce qui devait ĂȘtre ma derniĂšre relation avec un navire. Et, en fin de compte, nous ne fĂźmes pas mĂȘme un seul voyage. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce lĂ simplement lâeffet du destin, dâun mot Ă©crit sur mon front qui apparemment mâinterdisait, au cours de tout mon service Ă la mer, de jamais rĂ©ussir Ă traverser lâAtlantique. La vie nouvelle marche sur les talons de lâautre, et les neuf chapitres de la Folie Almayer » mâaccompagnĂšrent au Dock Victoria dâoĂč, quelques jours plus tard, nous partĂźmes pour Rouen. Je nâirai pas jusquâĂ dire que lâengagement dâun homme marquĂ© par le destin pour ne jamais traverser lâAtlantique fut la cause absolue de lâinsuccĂšs que la Compagnie des Transports Franco-Canadiens rencontra Ă accomplir ne fĂ»t-ce quâune simple traversĂ©e. Ăâaurait pu ĂȘtre cela naturellement, mais lâobstacle matĂ©riel Ă©vident fut le manque dâargent. Quatre cent soixante couchettes pour Ă©migrants furent amĂ©nagĂ©es dans lâentrepont par des charpentiers industrieux pendant que nous Ă©tions au bassin Victoria, mais jamais il nâarriva le moindre Ă©migrant Ă Rouen, â ce dont mon naturel compatissant ne put manquer de se rĂ©jouir. Il vint quelques messieurs de Paris, â je crois quâils Ă©taient trois, et lâun dâeux Ă©tait le prĂ©sident, â qui parcoururent le navire dâun bout Ă lâautre en cognant cruellement leurs chapeaux hauts de forme aux poutres du pont. Je fus chargĂ© de les accompagner, et je dois dire, que lâintĂ©rĂȘt quâils prirent aux choses ne manquait pas dâintelligence, quoique, de toute Ă©vidence, ils nâeussent jamais rien vu de semblable auparavant. En redescendant Ă terre, une expression satisfaite et incertaine se peignait sur leurs visages. Quoique cette cĂ©rĂ©monie dâinspection dĂ»t ĂȘtre le prĂ©liminaire dâun dĂ©part immĂ©diat, câest au moment mĂȘme oĂč ils franchissaient la passerelle que jâeus lâavertissement intĂ©rieur quâaucun dĂ©part conforme Ă lâesprit de notre charte-partie nâaurait jamais lieu. Il faut dire que, moins de trois semaines plus tard, il y eut du changement. Ă notre arrivĂ©e, nous avions Ă©tĂ© reçus avec beaucoup de cĂ©rĂ©monie, bien placĂ©s au centre de la ville, et, comme on avait affichĂ© Ă tous les coins de rues un placard tricolore qui annonçait la naissance de notre compagnie, les petits bourgeois, escortĂ©s de leur femme et de leur famille, se firent une fĂȘte dâinspecter le navire. Je me tenais toujours en Ă©vidence dans mon plus bel uniforme pour donner des renseignements, comme si jâavais Ă©tĂ© un interprĂšte de lâAgence Cook Ă lâusage des touristes, cependant que nos quartiers-maĂźtres rĂ©coltaient une moisson de gros sous Ă accompagner personnellement des groupes. Mais lorsque le changement eut lieu, â changement qui nous fit descendre la riviĂšre dâun mille et demi pour nous amarrer Ă un quai boueux et sordide, â alors en vĂ©ritĂ© la dĂ©solation de la solitude nous Ă©chut en partage. Ce fut une complĂšte et muette stagnation ; car, comme le navire Ă©tait prĂȘt Ă prendre la mer jusque dans le plus petit dĂ©tail, quâil gelait ferme et que les jours Ă©taient courts, nous Ă©tions absolument oisifs, oisifs au point de rougir de honte, quand la pensĂ©e nous venait que, pendant tout ce temps, nos salaires continuaient Ă courir. Le jeune Cole en Ă©tait chagrin, parce que, disait-il, on nâavait plus aucun entrain le soir aprĂšs avoir paressĂ© ainsi toute la journĂ©e ; le banjo mĂȘme perdait de son charme depuis que rien nâempĂȘchait plus dâen gratter sans discontinuer entre les repas. Le bon Paramor, â câĂ©tait vĂ©ritablement un excellent homme, â devint malheureux autant quâil Ă©tait possible Ă son heureuse nature, jusquâĂ ce quâun jour lugubre je lui suggĂ©rai, par pure malice, dâoccuper lâĂ©nergie assoupie de lâĂ©quipage Ă haler les deux cĂąbles sur le pont et Ă les retourner de bout en bout. M. Paramor parut un moment radieux. Excellente idĂ©e ! » Mais aussitĂŽt aprĂšs sa figure sâallongea Ma foi ! Oui. Mais nous ne pouvons pas faire durer cela plus de trois jours », murmura-t-il dâun air de mĂ©contentement. Je me demande combien de temps il pensait que nous resterions amarrĂ©s au quai dâun faubourg de Rouen, mais je sais que les cĂąbles furent bel et bien halĂ©s et tournĂ©s bout pour bout conformĂ©ment Ă mon conseil satanique, puis remis en place, et leur existence mĂȘme avait Ă©tĂ© complĂštement oubliĂ©e, je crois, avant quâun pilote français ne vĂźnt Ă bord pour descendre notre navire jusquâen rade du Havre. Vous pensez peut-ĂȘtre que cet Ă©tat dâoisivetĂ© forcĂ©e favorisa lâavancement de la fortune dâAlmayer et de sa fille. Il nâen fut rien pourtant. Comme sous le coup de quelque mauvais sort, lâirruption de mon camarade banjoĂŻste, relatĂ©e prĂ©cĂ©demment, arrĂȘta court ce fatal coucher de soleil durant de nombreuses semaines encore. Il en fut toujours de mĂȘme avec ce livre commencĂ© en 1889 et terminĂ© en 1894, â le plus court de tous les romans que je devais Ă©crire par la suite. Entre lâexclamation du dĂ©but par laquelle Almayer entend sa femme lâappeler pour dĂźner et lâinvocation dâAbdullah son ennemi au Dieu de lâIslam, le MisĂ©ricordieux, le Compatissant », qui termine le livre, devaient survenir plusieurs longues traversĂ©es, une visite pour me servir de la phrasĂ©ologie distinguĂ©e qui convient en la circonstance aux lieux certains dâentre eux, du moins oĂč sâĂ©tait passĂ©e mon enfance, et enfin la rĂ©alisation de quelques vaines paroles de cette enfance oĂč sâĂ©tait exprimĂ©e la fantaisie dâun cĆur romantique et lĂ©ger. Câest en 1868, alors que jâavais dix ans environ, que, regardant une carte dâAfrique de cette Ă©poque et mettant le doigt sur lâespace blanc qui reprĂ©sentait alors lâinconnu mystĂ©rieux de ce continent, je me dis avec une assurance parfaite et une Ă©tonnante audace qui ne sont plus maintenant dans ma nature Quand je serai grand, jâirai lĂ ! » Et naturellement je nây pensai plus jusquâĂ ce quâun quart de siĂšcle plus tard ou Ă peu prĂšs, une occasion sâoffrit dây aller, â comme si le pĂ©chĂ© dâaudace de mon enfance devait retomber sur la tĂȘte de lâhomme mĂ»r. Oui, je fus lĂ , lĂ Ă©tant cette rĂ©gion des Chutes Stanley qui, en 1868, Ă©tait le plus blanc des espaces blancs de la surface figurĂ©e de la terre. Et le manuscrit de la Folie Almayer », que jâemportai avec moi comme si çâeĂ»t Ă©tĂ© un talisman ou un trĂ©sor, alla aussi lĂ . Quâil pĂ»t jamais sortir de lĂ semble avoir Ă©tĂ© un dessein particulier de la Providence ; car une bonne part de mes autres possessions, dâune valeur infiniment plus grande et de plus dâutilitĂ© pour moi, y restĂšrent, par suite de dĂ©plorables accidents de transport. Je me rappelle, entre autres, un certain tournant, spĂ©cialement fĂącheux, du Congo, entre Kinshasa et LĂ©opoldville, â surtout quand on devait le franchir dans une grande pirogue avec seulement la moitiĂ© du nombre convenable de pagayeurs. Peu sâen fallut que je ne fusse le second blanc noyĂ© Ă cet intĂ©ressant endroit par un canot chavirĂ©. Le premier avait Ă©tĂ© un jeune officier belge ; lâaccident Ă©tait arrivĂ© quelques mois auparavant, et lui aussi rentrait dans sa patrie, peut-ĂȘtre pas aussi malade que je lâĂ©tais, â mais enfin il rentrait chez lui. Je franchis ce tournant, plus ou moins en vie, quoique je fusse trop malade pour me soucier de ce qui pourrait mâarriver ; et, toujours avec la Folie Almayer » parmi mes bagages fort diminuĂ©s, je parvins Ă cette dĂ©lectable capitale, Boma, oĂč, avant le dĂ©part du vapeur qui devait me ramener, jâeus le temps de souhaiter cent fois ma mort avec une parfaite sincĂ©ritĂ©. Ă cette Ă©poque, il nâexistait encore que sept chapitres de la Folie Almayer, » mais le chapitre suivant de ma propre histoire fut celui dâune longue, longue maladie et dâune trĂšs triste convalescence. GenĂšve, ou plus prĂ©cisĂ©ment lâĂ©tablissement hydrothĂ©rapique de Champel, est rendu Ă jamais fameux par lâachĂšvement du huitiĂšme chapitre de lâhistoire de la dĂ©cadence et de la chute dâAlmayer. Les Ă©vĂ©nements du neuviĂšme sont inextricablement mĂȘlĂ©s aux dĂ©tails de lâamĂ©nagement dâun entrepĂŽt au bord de la Tamise, entrepĂŽt qui appartenait Ă une maison de la CitĂ© dont le nom importe peu ici. Mais ce travail, entrepris pour me rĂ©habituer Ă lâactivitĂ© dâune existence normale, fut bientĂŽt achevĂ©. La terre nâavait rien qui pĂ»t me retenir plus longtemps. Et câest ainsi que ce mĂ©morable roman se trouva, â comme un fĂ»t de madĂšre de choix, â portĂ© durant trois ans çà et lĂ sur la mer. Si ce traitement en augmenta ou non la qualitĂ©, câest ce que je ne saurais dire. En tout cas cela nâen amĂ©liora pas lâapparence. Le manuscrit en prit un aspect fanĂ© et un ton jaunĂątre de vieux papier. Il devenait Ă la fin dĂ©raisonnable de supposer que quoi que ce fĂ»t au monde pĂ»t jamais arriver Ă Almayer et Nina. Et pourtant une chose plus invraisemblable encore en mer devait rĂ©veiller leur activitĂ© assoupie. Novalis nâa-t-il pas dit Il est certain que ma conviction sâaccroĂźt infiniment du moment quâune autre Ăąme la partage. » Et quâest-ce quâun roman, sinon une conviction dans lâexistence dâautres ĂȘtres, assez forte pour prendre une forme de vie imaginaire plus claire que la rĂ©alitĂ© mĂȘme, et oĂč lâaccumulation dâĂ©pisodes choisis surpasse lâhistoire documentaire ? La Providence qui sauva mon manuscrit au milieu des rapides du Congo le communiqua Ă une Ăąme secourable trĂšs loin sur la mer. Il serait pour moi de la plus grande ingratitude dâoublier jamais le visage blĂȘme et creusĂ©, et les yeux noirs enfoncĂ©s dans les orbites de cet Ă©tudiant de Cambridge il voyageait pour sa santĂ© » Ă bord de lâexcellent navire le Torrens Ă destination de lâAustralie, qui fut le premier lecteur de la Folie Almayer », â le premier lecteur que jâaie jamais eu. Cela vous ennuierait-il beaucoup de lire un manuscrit dâune Ă©criture du genre de la mienne ? » lui demandai-je un soir, sous le coup dâune impulsion soudaine, Ă la suite dâune longue conversation dont le sujet avait Ă©tĂ© lâHistoire de Gibbon. Jacques tel Ă©tait son nom Ă©tait venu sâasseoir dans ma cabine, pendant un quart des plus orageux, aprĂšs mâavoir apportĂ© un livre tirĂ© de sa provision de voyage. Pas le moins du monde », rĂ©pondit-il du ton le plus courtois et avec un faible sourire. Comme jâouvrais un tiroir, sa curiositĂ© soudainement Ă©veillĂ©e lui donna une expression dâattention tendue. Je me demande ce quâil sâattendait Ă voir. Un poĂšme peut-ĂȘtre. Impossible de le deviner maintenant. Ce nâĂ©tait pas un homme froid, mais calme, et plus encore assujetti par la maladie, â un homme volontiers silencieux et de la plus simple modestie dans les rapports habituels, mais avec, dans toute sa personne, quelque chose de particulier qui tranchait sur le reste de nos soixante passagers. Ses yeux Ă©taient pensifs, son regard semblait dirigĂ© en dedans. Avec la rĂ©serve charmante qui lui Ă©tait habituelle, et dâune voix voilĂ©e et sympathique, il demanda â Quâest-ce que câest ? â Câest une sorte de rĂ©cit, rĂ©pondis-je avec effort. Ce nâest mĂȘme pas encore terminĂ©. Mais jâaimerais savoir ce que vous en pensez. » Il mit le manuscrit dans la poche de cĂŽtĂ© de son veston je revois parfaitement ses longs doigts bruns le plier dans la longueur. Je le lirai demain », fit-il en saisissant la poignĂ©e de la porte, puis, aprĂšs avoir attendu un moment propice du roulis du navire, il ouvrit la porte et disparut. Comme il partait, jâentendis le grondement prolongĂ© du vent, le bruit de lâeau roulant sur le pont du Torrens et le mugissement adouci et comme lointain de la grosse mer. Jâeus conscience dâune agitation croissante dans la turbulence de lâocĂ©an, et le sentiment professionnel fit naĂźtre en moi la pensĂ©e quâĂ huit heures, dans une autre demi-heure tout au plus, il faudrait serrer les perroquets. Le lendemain, mais cette fois vers quatre heures de lâaprĂšs-midi, Jacques entra dans ma cabine. Il portait un Ă©norme cache-nez autour du cou et tenait le manuscrit Ă la main. Il me le rendit avec un regard fixe, mais sans prononcer une parole. Je le pris en silence. Il sâassit sur le canapĂ© et ne dit rien encore. Jâouvris et refermai le tiroir de mon bureau sur lequel se trouvait une ardoise de lock couverte dâĂ©criture dans son cadre de bois et qui attendait dâĂȘtre reportĂ©e au net sur ce genre de livre que jâĂ©tais habituĂ© Ă Ă©crire avec soin, le livre de bord du navire. Je tournai carrĂ©ment le dos au pupitre. Et mĂȘme alors Jacques ne prononça pas un mot. Eh ! bien, quâen dites-vous ? demandai-je enfin. Cela mĂ©rite-t-il dâĂȘtre terminĂ© ? » Cette question exprimait exactement ma pensĂ©e. â AssurĂ©ment », rĂ©pondit-il dâun ton calme, voilĂ© ; puis il toussa lĂ©gĂšrement. â Cela vous a-t-il intĂ©ressĂ© ? » demandai-je ensuite presque dans un murmure. â Beaucoup ! » AprĂšs une pause, je me mis Ă suivre attentivement le fort roulis du navire et Jacques sâĂ©tendit sur le canapĂ©. Le rideau de mon lit allait et venait comme si câeĂ»t Ă©tĂ© un punkah ; la lampe de la cloison encerclĂ©e dans son balancier et, de temps en temps, la porte de la cabine Ă©taient lĂ©gĂšrement secouĂ©es parmi les bouffĂ©es du vent. Câest par 40°de latitude Sud et presque Ă la longitude de Greenwich, autant que je puis me rappeler, que se dĂ©roulĂšrent ces paisibles rites de la rĂ©surrection dâAlmayer et de Nina. Dans le silence prolongĂ© il me vint Ă lâesprit que cette histoire contenait passablement de narration rĂ©trospective, dans lâĂ©tat oĂč elle Ă©tait. Pouvait-on en suivre lâaction, me demandai-je Ă moi-mĂȘme, comme si dĂ©jĂ le romancier Ă©tait nĂ© dans le corps du marin. Mais jâentendis sur le pont le sifflet de lâofficier de quart et restai en alerte pour saisir lâordre qui allait suivre cet avertissement. Il me parvint comme un faible et furieux appel Brassez carrĂ© derriĂšre ! » â Ah ! pensai-je en moi-mĂȘme, un coup de vent dâOuest qui sâamĂšne ! » Alors je me tournai vers mon premier lecteur qui, hĂ©las ! ne devait pas vivre assez longtemps pour connaĂźtre la fin de lâhistoire. â Maintenant laissez-moi vous demander encore une chose lâhistoire est-elle suffisamment claire Ă votre avis, telle quâelle est ? » Il releva ses sombres yeux bienveillants vers mon visage et sembla surpris. â Mais oui, parfaitement. » Ce fut tout ce que je devais entendre tomber de ses lĂšvres touchant les mĂ©rites de la Folie Almayer ». Nous ne reparlĂąmes plus jamais du livre. Une longue pĂ©riode de mauvais temps survint et je nâeus dâautre pensĂ©e que celle du service, cependant que le pauvre M. Jacques attrapait un rhume fatal et devait rester confinĂ© dans sa cabine. Lorsque nous arrivĂąmes Ă AdĂ©laĂŻde, le premier lecteur de ma prose partit aussitĂŽt pour lâintĂ©rieur et mourut enfin assez soudainement en Australie ou peut-ĂȘtre durant son voyage de retour par le canal de Suez. Je nâen suis pas sĂ»r maintenant et je ne pense pas que je lâaie jamais su prĂ©cisĂ©ment, quoique je me fusse enquis de lui Ă maintes reprises auprĂšs de quelques-uns de nos passagers de retour qui, se promenant pour voir le pays » pendant que le navire Ă©tait au port, lâavaient rencontrĂ© ici ou lĂ . Ă la fin nous partĂźmes, rentrant Ă notre port dâattache, sans que jâeusse ajoutĂ© une ligne au griffonnage nonchalant des nombreuses pages que le pauvre M. Jacques avait eu la patience de lire alors que les ombres mĂȘmes de lâĂternitĂ© sâamassaient dĂ©jĂ dans les profondeurs de ses bons yeux caves. Lâintention que son simple et dĂ©cisif AssurĂ©ment » mâavait insinuĂ©e sommeillait en moi, mais nâattendait quâune occasion. Je peux dire que je suis maintenant obligĂ©, inconsciemment obligĂ©, dâĂ©crire volume aprĂšs volume, comme autrefois jâĂ©tais obligĂ© dâaller Ă la mer voyage aprĂšs voyage. Les pages doivent se suivre lâune lâautre comme les lieues se suivaient jadis jusquâĂ cette fin dĂ©terminĂ©e qui, puisquâelle est la VĂ©ritĂ© elle-mĂȘme, est Une, â une pour tous les hommes et pour toutes les occupations. Je ne sais laquelle de ces deux impulsions mâa paru la plus mystĂ©rieuse et la plus Ă©tonnante. Encore, pour Ă©crire, de mĂȘme que pour devenir marin, mâa-t-il fallu attendre une occasion. Quâon me permette dâavouer ici que je nâai jamais Ă©tĂ© de ces gens Ă©tonnants qui navigueraient dans un baquet pour le plaisir, et, si je puis mâenorgueillir de mon esprit de suite, il en fut de mĂȘme lorsque je me mis Ă Ă©crire. Il y a des gens, mâa-t-on dit, qui Ă©crivent en wagon, et le feraient peut-ĂȘtre assis les jambes croisĂ©es sur une corde Ă linge ; mais jâavoue que ma disposition sybaritique ne me permet dâĂ©crire que si jâai quelque chose qui ressemble au moins Ă une chaise. Ligne Ă ligne plutĂŽt que page Ă page, telle fut la croissance de la Folie Almayer ». Câest ainsi quâil mâarriva presque de perdre le manuscrit, qui sâĂ©tendait maintenant jusquâaux premiers mots du neuviĂšme chapitre, Ă la gare de la Friedrichstrasse Ă Berlin comme vous voyez alors que je me rendais en Pologne ou plus prĂ©cisĂ©ment en Ukraine. Un matin, de bonne heure, jâoubliai mon sac au buffet. Un digne et intelligent KoffertrĂ€ger le sauva. Cependant, dans mon anxiĂ©tĂ©, ce nâest pas du tout au manuscrit que je pensais, mais Ă toutes les autres choses qui se trouvaient dans ce sac. Ă Varsovie oĂč je restai deux jours, ces pages vagabondes ne furent jamais exposĂ©es Ă la lumiĂšre, sauf une fois Ă la lumiĂšre des bougies pendant que le sac demeurait ouvert sur une chaise. Je mâhabillais pour aller dĂźner Ă un club sportif. Un de mes amis dâenfance il avait appartenu au service diplomatique, mais faisait maintenant valoir des terres paternelles, et nous ne nous Ă©tions pas revus depuis plus de vingt ans Ă©tait assis sur le canapĂ©, mâattendant pour mây accompagner. â Racontez-moi donc quelque chose de votre vie tout en vous habillant », me suggĂ©ra-t-il aimablement. Je ne crois pas que je lui aie dit grandâchose de ma vie alors, ni par la suite. La conversation du petit groupe choisi avec lequel il me fit dĂźner fut des plus animĂ©es et embrassa de nombreux sujets, depuis la chasse aux fauves en Afrique jusquâau dernier poĂšme publiĂ© dans une revue trĂšs moderniste, Ă©ditĂ©e par de trĂšs jeunes gens et patronnĂ©e par la plus haute sociĂ©tĂ©. Mais elle nâaborda jamais la Folie Almayer », et le lendemain matin, dans une obscuritĂ© ininterrompue, cet insĂ©parable compagnon continua Ă rouler avec moi dans la direction du Sud-Est vers le gouvernement de Kiev. Ă cette Ă©poque, il fallait huit heures de voiture, sinon plus, pour se rendre de la gare du chemin de fer Ă la maison de campagne qui Ă©tait ma destination. Dear boy » ces mots Ă©taient toujours Ă©crits en anglais, câest ainsi que commençait la derniĂšre lettre quâĂ Londres jâavais reçue de cette maison. Fais-toi conduire Ă la seule auberge de lâendroit, dĂźne aussi bien que tu le pourras, et dans la soirĂ©e mon propre serviteur particulier factotum et majordome, M. V⊠S⊠je te prĂ©viens quâil est de noble extraction, se prĂ©sentera devant toi pour tâannoncer lâarrivĂ©e du petit traĂźneau qui doit tâamener ici le lendemain. Jâenvoie avec lui ma fourrure la plus Ă©paisse qui, je pense, avec le genre de pardessus que tu dois avoir tâempĂȘchera de geler en route. » En effet, alors que je dĂźnais, servi par un garçon juif, dans une Ă©norme chambre Ă coucher Ă allure de grange avec un plancher fraĂźchement peint, la porte sâouvrit et, dans son costume de voyage, longues bottes, haut bonnet de peau de mouton, paletot court serrĂ© par une ceinture de cuir, le M. V⊠S⊠de noble extraction, homme de trente-cinq ans environ, apparut avec un air de perplexitĂ© rĂ©pandu sur sa physionomie ouverte et moustachue. Je me levai de table et lâaccueillis en polonais, avec, je lâespĂšre, la nuance juste de considĂ©ration quâexigeait son sang noble et sa situation de serviteur particulier. Sa figure sâĂ©claira dâĂ©tonnante façon. Jâappris plus tard quâen dĂ©pit des assurances rĂ©itĂ©rĂ©es de mon oncle, le brave garçon avait conservĂ© des doutes sur notre comprĂ©hension rĂ©ciproque. Il sâimaginait que je lui parlerais dans une langue Ă©trangĂšre. Ses derniers mots en montant en traĂźneau pour venir me chercher avaient pris la forme dâune exclamation anxieuse â Bien ! Eh bien ! Me voilĂ parti, mais Dieu seul sait comment je me ferai entendre du neveu de notre maĂźtre. » Nous nous comprĂźmes trĂšs bien dĂšs lâabord. Il sâoccupa de moi comme si je nâeusse pas Ă©tĂ© une grande personne. Jâeus la dĂ©licieuse sensation dâun garçon au retour de lâĂ©cole, quand le lendemain matin il mâenveloppa dans un Ă©norme paletot de voyage en peau dâours et prit place, dâun air protecteur, Ă mon cĂŽtĂ©. Le traĂźneau Ă©tait tout petit et avait lâair tout Ă fait insignifiant, presque dâun jouet, derriĂšre les quatre gros chevaux bais attelĂ©s deux Ă deux. Nous trois, en comptant le cocher, le remplissions complĂštement. CâĂ©tait un jeune garçon aux yeux bleu clair le grand col du paletot de fourrure de sa livrĂ©e encadrait sa figure pleine de bonne humeur et la protĂ©geait jusquâau sommet de la tĂȘte. â Dites-moi, Joseph, lui dit mon compagnon, pensez-vous que nous puissions arriver Ă la maison avant six heures ? » Sa rĂ©ponse fut que nous arriverions sĂ»rement, avec lâaide de Dieu, et pourvu quâil nây eĂ»t aucun amoncellement de neige dans lâespace compris entre des villages dont les noms sonnĂšrent on ne peut plus familiĂšrement Ă mes oreilles. Il se montra excellent cocher, tĂ©moignant dâun instinct sĂ»r pour tenir sa route au milieu des champs couverts de neige, et sachant obtenir de ses chevaux tout ce quâils pouvaient fournir. â Câest le fils de ce Joseph dont je suppose que le capitaine se souvient. Celui qui conduisait feu la grandâmĂšre du capitaine, de sainte mĂ©moire », dĂ©clara V⊠S⊠tout en disposant autour de mes pieds les couvertures de fourrure. Je me rappelais parfaitement le fidĂšle Joseph qui conduisait ma grandâmĂšre. Parbleu ! Câest lui qui mâavait laissĂ© tenir les guides pour la premiĂšre fois de ma vie et qui me permettait de jouer hors de la remise avec le grand fouet de la voiture Ă quatre chevaux. â Quâest-il devenu ? demandai-je. Il ne sert plus, je suppose ? » â Il servait notre maĂźtre, » fut la rĂ©ponse. Mais il est mort du cholĂ©ra il y a environ dix ans maintenant, â pendant la grande Ă©pidĂ©mie que nous avons eue. Et sa femme est morte en mĂȘme temps. De toute la maisonnĂ©e, ce garçon est le seul qui ait Ă©chappĂ©. » Le manuscrit de la Folie Almayer » reposait dans la valise sous nos pieds. Je revis le soleil se coucher sur la plaine comme je le voyais dans les voyages de mon enfance. Il se coucha, clair et rouge, sâenfonçant dans la neige, en pleine vue, comme sâil se couchait sur la mer. Il y avait vingt-trois ans que je nâavais vu le soleil se coucher sur cette terre. Nous continuĂąmes notre route dans lâobscuritĂ© qui tombait rapidement sur la livide Ă©tendue de neige, jusquâĂ ce que, dâune lande blanche qui se joignait au ciel, surgĂźt la forme noire de groupes dâarbres autour dâun village de la plaine ukrainienne. Une chaumiĂšre ou deux passĂšrent Ă nos cĂŽtĂ©s, un interminable mur bas, puis ce furent, brillant faiblement et clignotant Ă travers un Ă©cran de sapins, les lumiĂšres de la maison du maĂźtre. Ce mĂȘme soir, le manuscrit errant de la Folie Almayer » fut dĂ©ballĂ© et posĂ© sans ostentation sur le secrĂ©taire de ma chambre, la chambre dâami qui, â jâen fus informĂ© dâun ton faussement dĂ©gagĂ©, â mâavait attendu depuis quelque quinze ans ou presque. Le manuscrit nâattira pas lâattention de cette affectueuse prĂ©sence qui sâactivait autour du fils de sa sĆur favorite. â Tu nâauras pas beaucoup de temps Ă toi pendant ta visite ici, frĂšre, me dit-il, â cette forme dâinterpellation empruntĂ©e au langage de nos paysans Ă©tait la forme habituelle de sa plus vive bonne humeur dans ses moments dâĂ©panchement affectueux. â Je ne cesserai de venir bavarder. » En fait, nous eĂ»mes toute la maison pour bavarder et nous passĂąmes notre temps Ă faire irruption lâun chez lâautre. Jâenvahissais la retraite de son cabinet de travail dont lâobjet principal Ă©tait un colossal encrier dâargent qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© pour sa cinquantiĂšme annĂ©e par une souscription de ses pupilles alors en vie. Il avait Ă©tĂ© le tuteur dâun grand nombre dâorphelins appartenant Ă des familles de propriĂ©taires-terriens des trois provinces mĂ©ridionales, depuis 1860. Quelques-uns avaient Ă©tĂ© mes camarades dâĂ©cole et de jeux, mais aucun dâeux, fille ou garçon, nâavait jamais, que je sache, Ă©crit un roman. Un ou deux Ă©taient plus ĂągĂ©s que moi, considĂ©rablement plus ĂągĂ©s mĂȘme. Lâun dâeux, qui nous rendait visite dans ma petite enfance, Ă©tait celui qui le premier mâavait juchĂ© sur un cheval, et son Ă©quipage Ă quatre, son parfait talent dâĂ©cuyer et son adresse pour les exercices en gĂ©nĂ©ral avaient Ă©tĂ© lâune de mes premiĂšres admirations. Il me semble que je revois ma mĂšre qui, dâune colonnade devant la fenĂȘtre de la salle Ă manger, me regarde monter sur le poney tenu en bride, autant que je me souvienne, par ce mĂȘme Joseph, le groom spĂ©cialement attachĂ© au service de ma grandâmĂšre, â et qui mourut du cholĂ©ra. CâĂ©tait certainement un jeune homme avec une casaque bleu foncĂ©, et un immense pantalon de cosaque, qui Ă©taient la livrĂ©e des hommes dâĂ©curie. Ce devait ĂȘtre en 1864, mais, pour prendre dâautres points de repĂšre, câĂ©tait certainement lâannĂ©e oĂč ma mĂšre avait obtenu la permission de venir de lâexil oĂč elle avait suivi mon pĂšre, et de se rendre dans le Sud pour aller voir les siens. Pour cela aussi, il lui avait fallu demander une permission et je sais quâune des conditions mises Ă cette faveur Ă©tait quâelle serait traitĂ©e exactement comme si elle Ă©tait elle-mĂȘme une exilĂ©e. Cependant, deux ans plus tard, en mĂ©moire de son frĂšre aĂźnĂ© qui avait servi dans les Gardes et qui, mort prĂ©maturĂ©ment, avait laissĂ© une foule dâamis et un souvenir trĂšs cher dans le grand monde de Saint-PĂ©tersbourg, un personnage influent obtint pour elle cette permission, â quâon appelait la TrĂšs Haute GrĂące, â dâun congĂ© de trois mois hors dâexil. Câest aussi lâannĂ©e oĂč je commence Ă me rappeler ma mĂšre avec plus de nettetĂ© quâune simple prĂ©sence protectrice au large front et dont les yeux avaient une expression de douce autoritĂ© ; et je me rappelle aussi la grande rĂ©union de parents proches ou Ă©loignĂ©s, et les tĂȘtes grises des amis de la famille qui Ă©taient venus lui rendre hommage de leur respect et de leur amour dans la maison de ce frĂšre favori qui, quelques annĂ©es plus tard, allait devoir me tenir lieu de lâun et lâautre de mes parents. Je ne compris pas alors la tragique signification de tout cela, quoique les docteurs vinssent aussi, je mâen souviens bien. Elle ne manifestait aucun signe de maladie, â mais je pense que dĂ©jĂ ils avaient prononcĂ© sa condamnation, Ă moins peut-ĂȘtre quâun changement dâair dans un climat mĂ©ridional ne permĂźt de rĂ©tablir ses forces chancelantes. Il me semble que pour moi câest la pĂ©riode la plus heureuse de mon existence. Il y avait lĂ ma cousine, une petite fille dĂ©licieuse et vive, de quelques mois plus jeune que moi, dont la vie amoureusement surveillĂ©e, comme celle dâune princesse royale, se termina vers sa quinziĂšme annĂ©e. Il y avait aussi dâautres enfants, dont beaucoup sont morts Ă prĂ©sent, et beaucoup dont jâai oubliĂ© jusquâaux noms. Sur tout cela est suspendue lâombre accablante du Grand Empire Russe, â lâombre chargĂ©e de la noirceur dâune haine nationale nouvelle, nĂ©e et entretenue par lâĂ©cole des journalistes de Moscou contre les Polonais, aprĂšs la malheureuse insurrection de 1863. Nous voici bien loin du manuscrit de la Folie Almayer », mais la mention publique de ces impressions nâest pas le caprice dâun inquiet Ă©goĂŻsme. Ce sont lĂ aussi des choses humaines, dont lâappel se fait dĂ©jĂ lointain. Il convient quâon laisse aux enfants du romancier quelque chose de plus que les couleurs et les figures de son labeur crĂ©ateur. Ce qui, dans les annĂ©es de leur maturitĂ©, peut paraĂźtre aux autres le cĂŽtĂ© le plus Ă©nigmatique de leur nature et leur rester peut-ĂȘtre toujours obscur Ă eux-mĂȘmes, sera leur rĂ©ponse inconsciente Ă la voix intĂ©rieure de cet inexorable passĂ© dont sont lointainement issues aussi bien son Ćuvre dâimagination que leurs propres personnalitĂ©s. Ce nâest que dans lâimagination des hommes que toute vĂ©ritĂ© trouve une rĂ©elle et indĂ©niable existence. Câest lâimagination, non pas lâinvention, qui est maĂźtresse suprĂȘme de lâart comme de la vie. Lâexpression imaginaire et exacte dâauthentiques souvenirs peut servir dignement cet esprit de piĂ©tĂ© envers toutes les choses humaines, qui sanctionne aussi bien les conceptions dâun romancier que les Ă©motions de lâhomme qui passe en revue sa propre expĂ©rience. II Comme je lâai dit, jâĂ©tais occupĂ© Ă dĂ©faire mes bagages aprĂšs un voyage de Londres en Ukraine. Le manuscrit de la Folie Almayer », â mon compagnon depuis trois ans et plus, et alors dans le neuviĂšme chapitre de son Ăąge, â Ă©tait posĂ© sans la moindre ostentation sur le secrĂ©taire qui se trouvait entre deux fenĂȘtres. Il ne me vint pas Ă lâesprit de lây ranger dans un tiroir, mais mon regard fut attirĂ© par la forme harmonieuse quâavait la poignĂ©e de cuivre de ce mĂȘme tiroir. Deux candĂ©labres Ă quatre bougies toutes allumĂ©es donnaient un air de fĂȘte Ă la chambre qui pendant tant dâannĂ©es avait attendu le neveu errant. Les persiennes Ă©taient closes. Ă cinq cents mĂštres environ de la chaise sur laquelle jâĂ©tais assis se trouvait la premiĂšre chaumiĂšre du village, â lequel faisait partie de la propriĂ©tĂ© de mon grand-pĂšre, et le seul qui restĂąt dans la possession dâun membre de la famille et au-delĂ du village, dans les tĂ©nĂšbres illimitĂ©es de la nuit dâhiver sâĂ©tendaient de vastes champs sans clĂŽture, â non pas une plaine unie et Ăąpre, mais de la bonne terre Ă blĂ©, ondulĂ©e de collines, toutes blanches maintenant, avec des bouquets dâarbres noirs nichĂ©s dans les creux. La route par laquelle jâĂ©tais venu traversait le village et faisait un coude juste au-delĂ des grilles qui fermaient la courte avenue. Quelquâun sâen allait sur le chemin creux couvert de neige un tintement vif de clochettes sâinsinuait graduellement dans la quiĂ©tude de la chambre comme un mĂ©lodieux murmure. Mon dĂ©ballage avait Ă©tĂ© surveillĂ© par le domestique qui Ă©tait venu pour mâaider et qui nâavait guĂšre fait que de rester attentif, mais inutile auprĂšs de la porte. Je nâavais pas le moins du monde besoin de lui, mais je ne voulais pas lui dire de sâen aller. CâĂ©tait un jeune garçon, certainement plus jeune que moi de dix ans. Je nâĂ©tais pas venu, â je ne dirai pas dans cet endroit, â mais Ă vingt lieues de lĂ , depuis lâannĂ©e 1867 et pourtant sa physionomie ouverte et son type de paysan me semblaient Ă©trangement familiers. Il aurait pu ĂȘtre un descendant, fils ou petit-fils des domestiques dont les visages amicaux mâavaient Ă©tĂ© familiers durant ma prime jeunesse. En vĂ©ritĂ©, il nâavait pas droit Ă tant de considĂ©ration de ma part. Il venait de quelque village des environs et avait Ă©tĂ© rĂ©cemment promu valet de chambre aprĂšs avoir appris le service Ă lâoffice de deux ou trois maisons. Je le sus le lendemain par le digne V⊠à qui je le demandai. Jâaurais pu mâĂ©pargner cette question. Je dĂ©couvris bientĂŽt que tous les visages de la maison et tous ceux du village graves visages Ă longues moustaches des chefs de famille, visages frais des jeunes hommes, visages des petites filles aux beaux cheveux, visages superbes et halĂ©s, larges fronts des mĂšres entrevus Ă la porte de leur chaumiĂšre, ils mâĂ©taient tous aussi familiers que si je les avais connus depuis lâenfance, et que si mon enfance ne remontait quâĂ avant-hier. Le tintement des clochettes du voyageur, aprĂšs sâĂȘtre accru, sâĂ©tait dissipĂ© rapidement et le furieux aboiement des chiens du village sâĂ©tait enfin calmĂ©. Mon oncle, allongĂ© sur le coin dâun petit divan, fumait son long chibouk turc en silence. â Tu as mis un bien joli secrĂ©taire dans ma chambre, remarquai-je. â Ă la vĂ©ritĂ©, il tâappartient, me rĂ©pondit-il, les yeux fixĂ©s sur moi, avec une expression songeuse et grave quâil nâavait cessĂ© dâavoir depuis mon arrivĂ©e dans la maison. Il y a quarante ans, ta mĂšre avait coutume dâĂ©crire Ă cette mĂȘme table. Chez nous, Ă Oratow, on lâavait mis dans le petit salon qui, par un accord tacite, avait Ă©tĂ© rĂ©servĂ© aux jeunes filles, â jâentends par lĂ ta mĂšre et sa sĆur qui mourut si jeune. CâĂ©tait un cadeau que leur avait fait lâoncle Nicolas Bobrowski quand ta mĂšre avait dix-sept ans et ta tante deux ans de moins. CâĂ©tait une bien charmante et dĂ©licieuse jeune fille que ta tante, je suppose que tu nâen as guĂšre su que le nom. Elle ne brillait pas dâune beautĂ© exceptionnelle ni dâun esprit trĂšs cultivĂ© en cela ta mĂšre lui Ă©tait bien supĂ©rieure. Mais son bon sens, lâadmirable douceur de sa nature, son exceptionnelle amabilitĂ© et sa gentillesse dans les relations quotidiennes la rendaient chĂšre Ă tous. Sa mort fut un terrible coup et une grande perte morale pour nous tous. Si elle avait vĂ©cu, elle aurait apportĂ© les plus grandes bĂ©nĂ©dictions sur la demeure oĂč il lui aurait Ă©tĂ© donnĂ© dâentrer comme femme, comme mĂšre ou comme maĂźtresse de maison. Elle aurait fait naĂźtre autour dâelle une atmosphĂšre de paix et de contentement que seuls peuvent crĂ©er ceux qui savent aimer avec dĂ©sintĂ©ressement. Ta mĂšre, â dâune bien plus grande beautĂ©, exceptionnellement distinguĂ©e dans sa personne, ses maniĂšres et son esprit, â Ă©tait dâun caractĂšre moins facile. Plus brillamment douĂ©e, elle demandait aussi davantage Ă la vie. Ă cette Ă©poque spĂ©cialement pĂ©nible, nous fĂ»mes trĂšs inquiets de son Ă©tat. Atteinte dans sa santĂ© par le choc que lui avait causĂ© la mort de son pĂšre elle se trouvait seule Ă la maison avec lui quand il expira soudainement, elle Ă©tait dĂ©chirĂ©e par le combat intĂ©rieur qui se livrait entre son amour pour lâhomme quâelle allait Ă la fin Ă©pouser, et lâopposition dĂ©clarĂ©e que son pĂšre nâavait cessĂ© de mettre Ă cette union. Incapable de manquer Ă cette mĂ©moire chĂ©rie et de ne tenir aucun compte dâun jugement quâelle nâavait cessĂ© de respecter et de suivre, et, dâautre part, sentant lâimpossibilitĂ© de rĂ©sister Ă un sentiment si profond et si vrai, elle semblait ne pas devoir conserver son Ă©quilibre moral et mental. En proie Ă une lutte intĂ©rieure, elle ne pouvait communiquer aux autres ce sentiment de paix quâelle nâĂ©prouvait pas elle-mĂȘme. Ce nâest que plus tard, quand elle fut enfin unie Ă lâhomme quâelle avait choisi, quâelle manifesta ces dons extraordinaires dâesprit et de cĆur qui lui acquirent le respect et lâadmiration de nos ennemis mĂȘmes. Supportant avec une calme fermetĂ© les Ă©preuves dâune vie qui reflĂ©tait toutes les infortunes nationales et sociales de la communautĂ©, elle incarna la plus noble conception du devoir comme femme, comme mĂšre et comme patriote, partageant lâexil de son mari et reprĂ©sentant lâidĂ©al de la femme polonaise. Notre oncle Nicolas nâĂ©tait pas un homme trĂšs accessible aux sentiments dâaffection. Ă part son culte pour le grand NapolĂ©on, il nâa aimĂ© rĂ©ellement, je crois, que trois personnes au monde sa mĂšre, â ta grandâmĂšre que tu as vue, mais que tu ne peux assurĂ©ment pas te rappeler, â son frĂšre, notre pĂšre dans la maison duquel il a habitĂ© si longtemps, et de nous tous, ses neveux et niĂšces qui avions grandi prĂšs de lui, ta mĂšre seule. Les qualitĂ©s modestes et aimables de la plus jeune des deux sĆurs, il ne sembla pas les distinguer. Ce fut moi qui ressentis le plus profondĂ©ment le coup inattendu qui sâabattit sur la famille, moins dâun an aprĂšs que jâen Ă©tais devenu le chef. Ce fut une catastrophe vĂ©ritablement inattendue. En venant chez nous en voiture un aprĂšs-midi dâhiver, pour me tenir compagnie dans notre maison vide, oĂč il me fallait demeurer en permanence pour administrer la propriĂ©tĂ© et mâoccuper dâaffaires compliquĂ©es les jeunes filles venaient chacune Ă tour de rĂŽle, chaque semaine, en venant, dis-je, de chez la comtesse Tekla Potocka oĂč notre mĂšre invalide habitait alors pour se trouver Ă proximitĂ© dâun mĂ©decin, ils se perdirent et sâenfoncĂšrent dans la neige. Elle Ă©tait seule avec le cocher et le vieux ValĂ©ry, le domestique particulier de feu notre pĂšre. Impatiente de ce retard, tandis quâils essayaient de sortir de lĂ , elle sauta Ă bas du traĂźneau et se mit Ă chercher la route elle-mĂȘme. Tout ceci se passa en 1851, Ă moins de quatre lieues de la maison oĂč nous sommes en ce moment. Ils retrouvĂšrent bientĂŽt la route ; mais la neige sâĂ©tait remise Ă tomber en abondance et il leur fallut encore quatre heures pour atteindre la maison. Les deux hommes avaient enlevĂ© leurs grands manteaux doublĂ©s de peau de mouton et lâavaient enveloppĂ©e dans leurs propres couvertures pour la prĂ©server du froid, en dĂ©pit de ses protestations, de ses ordres et mĂȘme de son refus absolu, comme ValĂ©ry me le raconta plus tard. Comment pourrai-je, lui dĂ©clara-t-il, aller rejoindre lâĂąme bĂ©nie de mon dĂ©funt maĂźtre, si je vous laisse attraper du mal tant quâil y a encore une Ă©tincelle de vie dans mon corps ? » Quand ils parvinrent enfin Ă la maison, le pauvre vieux Ă©tait raide et sans voix de sâĂȘtre ainsi exposĂ© au froid, et le cocher ne valait guĂšre mieux, quoiquâil eĂ»t encore la force de conduire lui-mĂȘme la voiture jusquâĂ la remise. Au reproche que je lui fis de sâĂȘtre aventurĂ©e dehors par un temps pareil, elle me rĂ©pondit, dâune façon qui Ă©tait bien Ă elle, quâelle nâaurait pas pu supporter lâidĂ©e de mâabandonner Ă ma triste solitude. Je ne comprends pas comment on lâavait laissĂ©e partir. Je suppose que cela devait ĂȘtre. Elle nĂ©gligea la petite toux qui survint le lendemain, mais, peu aprĂšs, une inflammation des poumons se dĂ©clara et trois semaines plus tard elle nâĂ©tait plus. Elle fut la premiĂšre emportĂ©e de la jeune gĂ©nĂ©ration confiĂ©e Ă mes soins. Voyez la vanitĂ© de toutes les espĂ©rances et de toutes les craintes. JâĂ©tais Ă ma naissance le plus frĂȘle de tous les enfants. Pendant des annĂ©es, je suis restĂ© si dĂ©licat que mes parents avaient peu dâespoir de mâĂ©lever et cependant jâai survĂ©cu Ă cinq frĂšres et deux sĆurs, et Ă beaucoup de mes contemporains jâai survĂ©cu Ă ma femme et Ă ma fille aussi, â et de tous ceux qui ont eu quelque connaissance de ce temps passĂ©, câest toi seul qui me restes. Ăâaura Ă©tĂ© ma destinĂ©e de mettre au tombeau prĂ©maturĂ©ment bien des cĆurs honnĂȘtes, bien des brillantes promesses, bien des espoirs pleins de vie. » Il se leva brusquement, soupira et me quitta en me disant Nous dĂźnerons dans une demi-heure. » Sans bouger, jâĂ©coutai son pas vif rĂ©sonner sur le parquet cirĂ© de la piĂšce voisine, traverser lâantichambre garnie de rayons, et passer dans le salon toutes ces piĂšces se faisaient suite oĂč il devint imperceptible sur le tapis Ă©pais. Mais jâentendis encore se fermer la porte de la chambre Ă coucher qui lui servait de cabinet de travail. Mon oncle avait alors soixante-deux ans et avait Ă©tĂ© pendant un quart de siĂšcle le plus avisĂ©, le plus ferme et le plus indulgent des tuteurs, Ă©tendant sur moi une affection et un soin paternels, un appui moral quâil me semblait toujours sentir prĂšs de moi jusque dans les endroits les plus reculĂ©s de la terre. Quant Ă M. Nicolas Bobrowski, sous-lieutenant en 1808, lieutenant en 1813 dans lâarmĂ©e française, et pendant quelque temps officier dâordonnance du marĂ©chal Marmont, puis capitaine au 2e rĂ©giment de chasseurs Ă cheval de lâarmĂ©e polonaise, â telle quâelle exista jusquâen 1830 dans le royaume rĂ©duit quâavait instituĂ© le CongrĂšs de Vienne, â je dois dire que de tout ce lointain passĂ© que jâavais connu par tradition ou un peu de visu, et que mâavaient rappelĂ© les paroles de lâhomme qui venait de sortir de la chambre, je nâen conservais quâune bien incomplĂšte image. Il est Ă©vident que jâai dĂ» le voir en 1864, car il est certain quâil nâaurait pas manquĂ© lâoccasion de voir ma mĂšre, dâautant plus quâil devait savoir que ce serait la derniĂšre fois. Depuis ma prime jeunesse jusquâĂ maintenant, quand jâessaie de me rappeler son image, une sorte de brume sâĂ©lĂšve devant mes yeux, une brume Ă travers laquelle je distingue seulement une tĂȘte Ă cheveux blancs ce qui est exceptionnel dans la famille Bobrowski oĂč il est de rĂšgle pour les hommes de devenir chauve avant trente ans et un nez mince, recourbĂ©, plein de dignitĂ©, tout Ă fait dans la tradition physique de la famille. Mais ce nâest pas par ces vestiges fragmentaires dâune humanitĂ© pĂ©rissable quâil survit dans ma mĂ©moire. Alors que jâĂ©tais trĂšs jeune, je savais dĂ©jĂ que mon grand-oncle Nicolas Ă©tait chevalier de la LĂ©gion dâhonneur et quâil avait aussi la croix polonaise Virtuti militari. La connaissance de ces glorieux faits mâinspirait un respect plein dâadmiration pourtant ce nâĂ©tait pas ce sentiment, si vif quâil pĂ»t ĂȘtre, qui rĂ©sumait pour moi la force et le sens de sa personnalitĂ©. Il Ă©tait dĂ©passĂ© par une tout autre et trĂšs complexe impression dâeffroi, de compassion et dâhorreur. M. Nicolas Bobrowski demeurait pour moi lâĂȘtre infortunĂ© et misĂ©rable mais hĂ©roĂŻque Ă qui, une fois dans sa vie, il Ă©tait arrivĂ© de manger du chien. Il y a plus dâun demi-siĂšcle que jâai entendu raconter cette histoire et lâimpression nâen est pas encore effacĂ©e. Je crois bien que câest la premiĂšre histoire, disons rĂ©aliste, que jâaie entendue de ma vie cependant je ne sais pourquoi elle mâavait fait une si effroyable impression. Bien sĂ»r, je sais Ă quoi ressemblent les chiens de nos villages, mais pourtant⊠Non. MĂȘme aujourdâhui, en me rappelant lâhorreur et la compassion de ma jeunesse, je me demande si jâai raison de rĂ©vĂ©ler Ă un monde plein de froideur et de dĂ©dain cet effroyable Ă©pisode de lâhistoire de ma famille. Je me demande si je le dois, Ă©tant donnĂ© que la famille Bobrowski a toujours Ă©tĂ© honorablement connue dans une grande partie du pays pour la dĂ©licatesse de ses goĂ»ts en matiĂšre de boire et de manger. Mais aprĂšs tout, et puisque cette dĂ©gradation gastronomique doit rester vraiment Ă la charge du grand NapolĂ©on, je pense que garder le silence Ă son sujet serait faire preuve dâune excessive rĂ©serve littĂ©raire. Ătablissons donc la vĂ©ritĂ©. La responsabilitĂ© en incombe Ă lâhomme de Sainte-HĂ©lĂšne, par suite de la dĂ©plorable lĂ©gĂšretĂ© avec laquelle il a conduit la campagne de Russie. Ce fut durant la mĂ©morable retraite de Moscou que M. Nicolas Bobrowski, en compagnie de deux autres officiers, â sur la moralitĂ© et la dĂ©licatesse de goĂ»t desquels je ne sais absolument rien, â fit gibier dâun chien dans les environs dâun village et ensuite le dĂ©vora. Autant que je puis mâen souvenir, lâarme employĂ©e avait Ă©tĂ© un sabre de cavalerie, et lâissue de cet Ă©pisode de chasse nâĂ©tait rien de moins quâune question de vie ou de mort, tout comme sâil se fĂ»t agi dâune rencontre avec un tigre. Un piquet de Cosaques bivouaquait dans ce village perdu au cĆur de la forĂȘt lithuanienne. Les trois chasseurs les avaient vus, dâune cachette, sâĂ©tablir confortablement parmi les chaumiĂšres, juste avant la venue hĂątive de la nuit dâhiver. Ils les avaient observĂ©s avec dĂ©goĂ»t et peut-ĂȘtre avec dĂ©sespoir. Tard dans la nuit, les conseils irrĂ©flĂ©chis de la faim triomphĂšrent des prĂ©ceptes de la prudence. Rampant Ă travers la neige, ils se glissĂšrent jusquâĂ la palissade de branches sĂšches qui enclĂŽt gĂ©nĂ©ralement les villages dans cette partie de la Lithuanie. Ce quâils espĂ©raient trouver et de quelle maniĂšre, et si cette espĂ©rance valait le risque, Dieu seul le sait. Cependant ces partis de cosaques, qui la plupart du temps erraient sans officiers, se gardaient gĂ©nĂ©ralement fort mal et souvent pas du tout. Le village se trouvant Ă une grande distance de la ligne de retraite des Français, ils ne pouvaient, en outre, y soupçonner la prĂ©sence de traĂźnards de la Grande ArmĂ©e. Les trois officiers sâĂ©taient Ă©loignĂ©s de la colonne principale au cours dâune tourmente de neige, et ils sâĂ©taient Ă©garĂ©s dans les bois pendant plusieurs jours, ce qui explique suffisamment le dĂ©nuement oĂč ils se trouvaient. Leur plan avait Ă©tĂ© dâessayer dâattirer lâattention des paysans dâune des chaumiĂšres les plus rapprochĂ©es de la palissade, mais comme ils se prĂ©paraient Ă sâaventurer dans la gueule mĂȘme du loup, si lâon peut ainsi dire, un chien il est mĂȘme Ă©trange quâil nây en eĂ»t quâun, crĂ©ature aussi formidable dans la circonstance quâun loup, se mit Ă aboyer de lâautre cĂŽtĂ© de la palissade⊠à cet endroit du rĂ©cit que jâai entendu bien des fois Ă ma demande de la bouche de ma grandâmĂšre la belle-sĆur du capitaine Nicolas Bobrowski, je tremblais toujours dâĂ©motion. Le chien aboya. Sâil nâavait rien fait de plus que dâaboyer, trois officiers de la Grande ArmĂ©e de NapolĂ©on auraient pĂ©ri honorablement Ă la pointe des lances des Cosaques ou peut-ĂȘtre, Ă©chappant Ă la poursuite de ceux-ci, seraient morts dĂ©cemment de faim. Mais avant quâils eussent eu mĂȘme le temps de penser Ă se sauver, le fatal chien, emportĂ© par lâexcĂšs de son zĂšle, sâĂ©lança par une brĂšche de la palissade. Il sâĂ©lança, et mourut. Sa tĂȘte dâun seul coup, paraĂźt-il, avait Ă©tĂ© sĂ©parĂ©e du corps. Il paraĂźt aussi que plus tard, dans la triste solitude des bois couverts de neige, quand, abritĂ© dans un creux, le petit groupe put allumer un feu, on dĂ©couvrit que lâĂ©tat de la curĂ©e nâĂ©tait pas des plus satisfaisants. Non pas que le chien fĂ»t maigre, â bien au contraire, il avait lâair dâĂȘtre malsainement obĂšse sa peau prĂ©sentait des endroits nus dâun aspect fort dĂ©plaisant. Cependant ils nâavaient pas tuĂ© ce chien pour en avoir la peau. Il Ă©tait de grande taille⊠Il fut mangé⊠Le reste est silence⊠Un silence pendant lequel un petit garçon tremble et dit avec conviction â Moi, je nâaurais pas pu manger de ce chien. Et sa grandâmĂšre reprend avec un sourire â Câest peut-ĂȘtre que tu ne sais pas ce que câest que dâĂȘtre affamĂ©. Je lâai su depuis. Non pas que jâaie Ă©tĂ© rĂ©duit Ă manger du chien. Je me suis nourri de cet emblĂ©matique animal que les frivoles Gaulois dans leur langage appellent de la vache enragĂ©e » ; jâai vĂ©cu de viandes salĂ©es ; je connais le goĂ»t du requin, du tripang, du serpent, de plats impossibles Ă dĂ©crire qui contenaient des choses sans nom, â mais de chien dâun village lithuanien, jamais. Je tiens Ă ce quâil soit bien entendu que ce nâest pas moi, mais mon grand-oncle Nicolas, gentilhomme campagnard polonais, chevalier de la LĂ©gion dâhonneur, etc., qui dans sa jeunesse a mangĂ© du chien lithuanien. Je souhaiterais quâil ne lâeĂ»t pas fait. Lâhorreur enfantine de cette action pĂšse encore absurdement sur lâhomme grisonnant que je suis. Que puis-je y faire ? Cependant, sâil fut contraint de le manger, quâon veuille bien se rappeler que ce fut alors quâil Ă©tait en service actif, et tout en se comportant bravement au cours du plus grand dĂ©sastre militaire de lâhistoire des temps modernes, et, en quelque sorte, pour le bien de sa patrie. Il lâavait mangĂ© pour apaiser sa faim sans doute, mais aussi pour satisfaire Ă un dĂ©sir inapaisable et patriotique, dans lâardeur dâune grande foi qui subsiste encore et dans la poursuite dâune grande illusion allumĂ©e comme un phare dĂ©cevant par un grand homme pour Ă©garer les efforts dâune brave nation. Pro Patria ! ConsidĂ©rĂ© sous ce jour, ce ne peut sembler quâun doux et convenable repas. Et, considĂ©rĂ© sous ce mĂȘme jour, mon propre rĂ©gime de vache enragĂ©e » ne semble quâune impertinente et extravagante forme de complaisance en soi, car pourquoi moi, fils dâune terre que de tels hommes ont retournĂ©e de leurs socs et baignĂ©e de leur sang, ai-je Ă©tĂ© poursuivre des repas fantastiques de viandes salĂ©es et de durs biscuits sur la haute mer ? Au regard mĂȘme le plus bienveillant, câest lĂ une question Ă laquelle il semble impossible de rĂ©pondre. HĂ©las ! je suis convaincu que des hommes dâune impeccable droiture ne seront pas loin de murmurer dĂ©daigneusement le mot de dĂ©sertion. Câest ainsi quâun innocent goĂ»t dâaventures peut devenir bien amer Ă la bouche. Il faut faire la part de lâinexplicable, si lâon veut juger la conduite des hommes en ce monde oĂč il nây a point dâexplication dĂ©finitive. On ne doit porter Ă la lĂ©gĂšre aucune accusation de dĂ©loyautĂ©. Les apparences de cette vie pĂ©rissable sont trompeuses comme tout ce qui tombe sous le jugement de nos sens imparfaits. La voix intĂ©rieure peut demeurer sincĂšre au sein de ses secrets conciliabules. La fidĂ©litĂ© Ă une tradition particuliĂšre peut persister au cours des Ă©vĂ©nements dâune existence dĂ©tachĂ©e, et suivre fidĂšlement aussi le chemin quâa tracĂ© une inexplicable impulsion. Il serait trop long dâexpliquer cette intime alliance de contradictions dans la nature humaine qui fait que lâamour mĂȘme prend parfois le visage dĂ©sespĂ©rĂ© de la trahison. Et peut-ĂȘtre nây a-t-il pas dâexplication possible. Lâindulgence, â comme on lâa dit, â est la plus intelligente de toutes les vertus. Jâose croire que câest une des moins communes, sinon la plus rare de toutes. Je ne voudrais pas donner Ă entendre par lĂ que tous les hommes sont des sots, â ni mĂȘme la plupart des hommes. Loin de lĂ . Le barbier et le curĂ©, appuyĂ©s par lâopinion de tout le village, condamnĂšrent Ă juste titre la conduite de lâingĂ©nieux hidalgo qui, sâĂ©lançant de son pays natal, sâen fut casser la tĂȘte du muletier, mit Ă mort un troupeau de moutons inoffensifs et connut de fĂącheuses expĂ©riences dans une certaine Ă©curie. Dieu interdit quâun rustre indigne Ă©chappe Ă la censure mĂ©ritĂ©e en se pendant Ă lâĂ©trier du sublime caballero. Sa fantaisie Ă©tait trĂšs noble, trĂšs dĂ©sintĂ©ressĂ©e et ne pouvait quâexciter lâenvie des plus vils mortels. Mais le charme de cette figure exaltĂ©e et dangereuse a plus dâun aspect. Lui aussi, il avait ses faiblesses. AprĂšs avoir lu tant de romans il voulut naĂŻvement Ă©chapper, et de tout son ĂȘtre mĂȘme, Ă lâintolĂ©rable rĂ©alitĂ© des choses. Il souhaita de rencontrer face Ă face le valeureux gĂ©ant Brandabarbaran, roi dâArabie, dont lâarmure est faite de la peau dâun dragon et dont le bouclier suspendu Ă son bras est la porte dâune ville fortifiĂ©e. Aimable et naturelle faiblesse ! SimplicitĂ© bĂ©nie dâun cĆur doux et dĂ©nuĂ© dâartifice ! Qui ne succomberait Ă une si consolante tentation ? Ce nâen Ă©tait pas moins une forme de complaisance en soi et lâingĂ©nieux hidalgo de la Manche nâĂ©tait pas un bon citoyen. Le curĂ© et le barbier nâavaient point tort dans leur critique. Sans aller aussi loin que le vieux roi Louis-Philippe qui avait coutume de dire dans son exil Les peuples ne se trompent jamais ! » on peut admettre que lâassentiment de tout un village contienne quelque part de justice. Fou ! Fou ! Celui qui passa en pieuses mĂ©ditations la rituelle veillĂ©e dâarmes prĂšs du puits dâune auberge et qui, Ă la pointe du jour, sâagenouilla avec rĂ©vĂ©rence pour se faire sacrer chevalier par un gras et malin fripon dâaubergiste, nâest pas loin de toucher Ă la perfection. Il chevauche, la tĂȘte aurĂ©olĂ©e dâun halo, saint patron de toutes les existences gĂąchĂ©es, ou sauvĂ©es, par la grĂące irrĂ©sistible de lâimagination. Mais ce ne fut pas un bon citoyen. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce cela tout simplement que signifiait cette exclamation lancĂ©e par mon prĂ©cepteur, et que je nâai jamais oubliĂ©e. CâĂ©tait durant la belle annĂ©e 1873, la derniĂšre annĂ©e prĂ©cisĂ©ment oĂč jâaie eu de bonnes vacances. Jâai connu ensuite des annĂ©es gĂąchĂ©es, assez belles pourtant, et qui ne furent pas sans profit, mais lâannĂ©e dont je parle fut la derniĂšre de mes vacances dâĂ©colier. Dâautres raisons encore me feraient me rappeler cette annĂ©e-lĂ , mais elles sont trop longues pour que je puisse les donner ici. En outre elles nâont rien Ă faire avec ces vacances. Ce qui a trait Ă ces vacances, câest quâavant le jour oĂč cette remarque me fut faite, nous avions vu Vienne, le haut Danube, Munich, les chutes du Rhin, le lac de Constance, â en fait ce furent de mĂ©morables vacances de voyage. Nous venions de parcourir Ă petites journĂ©es la vallĂ©e de la Reuss. CâĂ©tait un temps de dĂ©lices. CâĂ©tait beaucoup plus une promenade quâun voyage. AprĂšs avoir dĂ©barquĂ© dâun steamer Ă Fluelen sur le lac de Lucerne, nous nous trouvĂąmes Ă la fin du second jour, comme le crĂ©puscule enveloppait notre marche paisible, un peu plus loin que Hospenthal. Ce nâest pas ce jour-lĂ que la remarque me fut faite ; dans lâombre de cette vallĂ©e profonde et aprĂšs avoir laissĂ© derriĂšre nous les habitations des hommes, nos pensĂ©es ne sâattachaient pas Ă des principes moraux, mais au simple problĂšme dâun souper et dâun gĂźte. On ne voyait rien poindre qui y ressemblĂąt et nous songions Ă retourner sur nos pas lorsque soudain, Ă un tournant de route, nous aperçûmes un bĂątiment, fantomal dans le crĂ©puscule. Ă cette Ă©poque les travaux du tunnel du Saint-Gothard Ă©taient en cours et cette magnifique entreprise souterraine Ă©tait la raison directe de ce bĂątiment inattendu, isolĂ© au pied mĂȘme de la montagne. Il Ă©tait long sans ĂȘtre grand ; il Ă©tait bas ; il Ă©tait fait de planches sans aucun ornement, dans le style des baraques de campement, avec lâencadrement blanc des fenĂȘtres tranchant sur lâaspect jaune de sa façade unie. Cependant câĂ©tait un hĂŽtel ; il portait mĂȘme un nom que jâai oubliĂ©. Mais aucun portier galonnĂ© dâor ne se tenait Ă son humble porte. Une laide et vigoureuse servante rĂ©pondit Ă nos questions, puis survinrent lâhomme et la femme qui tenaient cet hĂŽtel. Il Ă©tait clair quâon nây attendait aucun voyageur, et peut-ĂȘtre quâon nâen dĂ©sirait pas dans cette Ă©trange hĂŽtellerie qui, par son style sĂ©vĂšre, ressemblait Ă la maison qui surmonte la coque peu marine des arches de NoĂ© enfantines, universelle possession de lâenfance europĂ©enne. Son toit pourtant nâĂ©tait pas Ă charniĂšres et il nâĂ©tait point rempli jusquâaux bords dâanimaux en bois peint et marbrĂ©. Lâanimal vivant dĂ©nommĂ© touriste ne sây montrait nulle part. On nous servit quelque chose Ă manger, dans une piĂšce longue et Ă©troite, au bout dâune table longue et Ă©troite qui semblait Ă ma perception fatiguĂ©e et Ă mes yeux assoupis ĂȘtre une balançoire, sans quâil y eĂ»t quelquâun Ă lâautre bout pour faire contrepoids Ă nos deux personnes couvertes de la poussiĂšre des routes⊠Nous nous hĂątĂąmes de monter nous coucher dans une chambre qui sentait le sapin et jâĂ©tais profondĂ©ment endormi avant mĂȘme que ma tĂȘte eĂ»t touchĂ© lâoreiller. Le matin mon prĂ©cepteur un Ă©tudiant de lâUniversitĂ© de Cracovie mâĂ©veilla de bonne heure, et tandis que nous nous habillions, il me dit Il doit y avoir bien du monde dans cet hĂŽtel. Jâai entendu un bruit de conversations jusquâĂ onze heures. » Jâen fus on ne peut plus surpris je nâavais pas entendu le moindre bruit, jâavais dormi comme un loir. Nous descendĂźmes dans la longue et Ă©troite salle Ă manger avec sa table longue et Ă©troite. On y voyait deux rangĂ©es dâassiettes. Ă lâune des nombreuses fenĂȘtres dĂ©pourvues de rideaux se tenait un homme grand et osseux, dont la tĂȘte chauve sâornait de deux touffes de cheveux au-dessus de chaque oreille, et qui portait une longue barbe noire. Il leva les yeux au-dessus du journal quâil lisait et parut visiblement surpris de notre intrusion. Dâautres personnes entrĂšrent. Aucune dâelles nâavait lâair dâun touriste. On ne vit pas paraĂźtre la moindre femme. Tous ces hommes semblaient se connaĂźtre assez intimement, mais je ne peux pas dire quâils Ă©taient trĂšs bavards. Lâhomme Ă la tĂȘte chauve sâassit gravement au haut bout de la table. Ăâavait tout lâair dâune rĂ©union de famille. Par la suite lâune des vigoureuses servantes en costume national nous rĂ©vĂ©la que câĂ©tait en vĂ©ritĂ© une pension pour quelques ingĂ©nieurs anglais occupĂ©s aux travaux du tunnel du Saint-Gothard et je pus Ă©couter Ă mon aise la sonoritĂ© de la langue anglaise, autant quâen font usage Ă lâheure du petit dĂ©jeuner des hommes qui ne croient pas devoir perdre beaucoup de paroles aux amĂ©nitĂ©s de la vie. Ce fut mon premier contact avec lâhumanitĂ© britannique, Ă lâexception des touristes que jâavais vus dans les hĂŽtels de Zurich et de Lucerne, â sorte de gens qui nâa aucune rĂ©alitĂ© dans la vie courante. Je sais maintenant que lâhomme Ă la tĂȘte chauve avait un trĂšs fort accent Ă©cossais. Jâen ai rencontrĂ© beaucoup de son espĂšce, depuis lors, soit Ă terre, soit Ă la mer. Le second mĂ©canicien du vapeur Mavis[3] aurait pu, par exemple, ĂȘtre son frĂšre jumeau. Je ne puis mâempĂȘcher de le croire, bien que, pour des raisons Ă lui, il mâait affirmĂ© nâavoir pas de frĂšre jumeau. En tout cas cet Ăcossais rĂ©flĂ©chi et chauve avec sa barbe noire semblait Ă mes yeux de jeune garçon une romanesque et mystĂ©rieuse personne. Nous partĂźmes sans quâon y prĂȘtĂąt attention. Notre itinĂ©raire devait nous mener par le col de la Furca[4] vers le glacier du RhĂŽne, avec le dessein de descendre ensuite la pente de la vallĂ©e de Hasli. Le soleil dĂ©clinait dĂ©jĂ quand nous arrivĂąmes au sommet du col, et câest lĂ que fut prononcĂ©e la remarque Ă laquelle jâai fait allusion. Nous nous Ă©tions assis sur le bord de la route pour poursuivre la discussion que nous avions commencĂ©e environ un kilomĂštre auparavant. Je suis certain que câĂ©tait une discussion, parce que je me rappelle parfaitement comment mon prĂ©cepteur argumentait et comment, sans pouvoir rĂ©pliquer, jâĂ©coutais, les yeux fixĂ©s Ă terre. Un mouvement sur la route me fit relever la tĂȘte, et je vis alors mon inoubliable Anglais. Jâai eu des relations plus rĂ©centes, des familiers, des camarades dont je me souviens moins clairement. Il marchait rapidement vers lâest escortĂ© dâun guide suisse Ă lâair morose, avec lâallure dâun voyageur ardent et intrĂ©pide. Il portait un pantalon court et nâavait en mĂȘme temps que des chaussettes sous ses bottines lacĂ©es, pour des raisons qui pour hygiĂ©niques ou raisonnĂ©es quâelles fussent Ă©taient sĂ»rement imaginaires, ses mollets, exposĂ©s au regard public et Ă lâair tonique des hautes altitudes, Ă©blouissaient le spectateur par leur apparence marmorĂ©enne et leur ton chaud de jeune ivoire. Il conduisait une petite caravane. La lueur dâune exaltation impĂ©tueuse et ardente illuminait son visage fort rouge aux traits nets, ses courts favoris argentĂ©s, ses yeux innocemment avides et triomphants. Il jeta en passant un regard de bienveillante curiositĂ© et un Ă©clair amical de ses dents saines et Ă©tincelantes vers lâhomme et lâenfant assis comme de poussiĂ©reux vagabonds sur le bord de la route, avec un modeste havresac Ă leurs pieds. Ses mollets blancs avaient un vif Ă©clat, le singulier guide suisse Ă bouche mauvaise se dandinait comme un ours rĂ©calcitrant Ă son cĂŽtĂ© un petit train de trois mulets suivait en file indienne lâentrain de cet enthousiaste. Sur les deux premiers mulets deux dames passĂšrent lâune derriĂšre lâautre, mais de la façon dont elles Ă©taient assises je ne vis que leur dos calme et semblable, et les longs bouts de leurs voiles bleus qui pendaient du bord de leur identique chapeau. Ses deux filles assurĂ©ment. Une mule zĂ©lĂ©e, chargĂ©e des bagages et dont les oreilles nâĂ©taient pas empesĂ©es, menĂ©e par un conducteur lourdaud et blĂȘme, formait lâarriĂšre-garde. Mon prĂ©cepteur aprĂšs sâĂȘtre interrompu, le temps de jeter un regard et un faible sourire, reprit son argumentation. Je vous dis que ce fut une annĂ©e mĂ©morable. On ne rencontre pas un Anglais comme celui-lĂ deux fois dans sa vie. Ătait-il dans lâordre mystique des choses, lâambassadeur de mon avenir envoyĂ© pour faire pencher le plateau de la balance Ă un moment critique, au sommet dâun col des Alpes, avec les pics de lâOberland Bernois comme solennels et muets tĂ©moins ? Son regard, son sourire, lâardeur comique et inextinguible de son effort mâaidĂšrent Ă me ressaisir. Il faut dire que, ce jour-lĂ et dans lâatmosphĂšre exaltante de cet endroit Ă©levĂ©, je mâĂ©tais senti profondĂ©ment opprimĂ©. CâĂ©tait lâannĂ©e oĂč jâavais pour la premiĂšre fois fait part de mon dĂ©sir de devenir marin. De prime abord, comme ces sons qui en dehors de la gamme Ă laquelle les oreilles humaines sont habituĂ©es restent inaccessibles Ă notre entendement, cette dĂ©claration avait passĂ© inaperçue. Ce fut comme si elle nâavait pas Ă©tĂ© faite. Ensuite, en lui donnant des tons variĂ©s, je fis en sorte dâamener par-ci par-lĂ une surprise momentanĂ©e, sous la forme dâune question comme Quel est ce drĂŽle de bruit ? » Puis ce fut Vous avez entendu ce que dit ce garçon ? Quâest-ce que câest que cette extraordinaire fantaisie ? » BientĂŽt une vague dâĂ©tonnement scandalisĂ© ce nâeĂ»t pas Ă©tĂ© pire si jâeusse dĂ©clarĂ© que je voulais entrer dans un monastĂšre de Chartreux, refluant hors de la ville acadĂ©mique de Cracovie, se rĂ©pandit sur plusieurs provinces. Elle se rĂ©pandit peu profondĂ©ment, mais fort loin, et mâattira nombre de remontrances, de paroles indignĂ©es, dâĂ©tonnements apitoyĂ©s, dâironies amĂšres et de plaisanteries directes. Câest Ă peine si je pouvais respirer sous leur poids et je ne trouvais en tout cas pas de mots pour rĂ©pondre. Des gens se demandaient ce que M. ThadĂ©e Bobrowski allait bien pouvoir faire de son dĂ©plorable neveu, et espĂ©raient bienveillamment quâil saurait me mettre Ă la raison. Ce quâil fit fut de venir du fin fond de lâUkraine pour sâen expliquer avec moi et juger par lui-mĂȘme, avec impartialitĂ© et en toute justice, en se plaçant sur le terrain de la sagesse et de lâaffection. Autant que la chose Ă©tait possible Ă un jeune garçon dont le pouvoir dâexpression Ă©tait encore assez informe, je lui confessai le secret de mes pensĂ©es et, en retour, il mâouvrit un moment son esprit et son cĆur premier coup dâĆil jetĂ© sur le noble et inĂ©puisable trĂ©sor dâune claire pensĂ©e et dâun chaleureux sentiment oĂč je devais puiser, au cours de ma vie, avec un amour et une confiance qui ne seraient jamais déçus. En fait, aprĂšs plusieurs entretiens prolongĂ©s, il arriva Ă la conclusion quâil ne voulait pas que je pusse lui reprocher plus tard dâavoir gĂąchĂ© ma vie par une opposition formelle. Mais il me fallait prendre sĂ©rieusement le temps de la rĂ©flexion. Il me fallait ne pas songer seulement Ă moi, mais aux autres, mettre les droits de lâaffection et de la conscience en balance avec la sincĂ©ritĂ© de ma propre intention. RĂ©flĂ©chis bien Ă tout ce que cela signifie Ă tous les points de vue, mon garçon, me dĂ©clara-t-il finalement sur le ton le plus amical. Et, en attendant, tĂąche dâavoir les meilleures notes possible Ă ton examen de fin dâannĂ©e. » La fin de lâannĂ©e scolaire arriva. Jâeus dâassez bonnes notes aux examens, ce qui mâĂ©tait pour certaines raisons plus difficile quâĂ dâautres. Ă cet Ă©gard je pouvais donc, la conscience tranquille, commencer ces vacances qui devaient ĂȘtre une sorte de longue visite pour prendre congĂ© de cette vieille Europe que je devais voir si peu pendant les vingt annĂ©es qui allaient suivre. Ce nâĂ©tait pas toutefois le but avouĂ© de ce voyage. On lâavait plutĂŽt, je suppose, combinĂ© pour me distraire et occuper mes pensĂ©es dans une autre direction. Depuis des mois on nâavait fait aucune allusion Ă mon dessein de devenir marin. Mais mon attachement Ă mon jeune prĂ©cepteur et son influence sur moi Ă©taient si connus quâil avait dĂ» recevoir la mission confidentielle de me dĂ©tourner de ma romanesque folie. CâĂ©tait une excellente idĂ©e, car ni lui ni moi nâavions jamais de notre vie entrevu la mer. Cela nous arriva Ă tous deux un peu plus tard Ă Venise, du rivage du Lido. Pendant ce temps il avait pris sa mission tellement Ă cĆur que je me sentais opprimĂ© avant que nous nâeussions atteint Zurich. Il discutait dans les trains, sur les bateaux des lacs, il avait mĂȘme, ma foi, discutĂ© pendant lâobligatoire lever de soleil sur le Righi[5] ! Son dĂ©vouement Ă son indigne pupille ne pouvait faire aucun doute. Il en avait dĂ©jĂ donnĂ© la preuve par deux annĂ©es de soins incessants et ardus. Je ne pouvais pas le haĂŻr. Mais il mâavait Ă©crasĂ© lentement et, quand il commença Ă discuter au sommet du passage de la Furca, il Ă©tait peut-ĂȘtre plus prĂšs du succĂšs que lui et moi ne lâimaginions. Je lâĂ©coutais, plongĂ© dans un silence dĂ©sespĂ©rĂ©, tout en sentant ce vague fantĂŽme dâune mer caressĂ©e dans mes rĂȘves Ă©chapper Ă lâĂ©treinte Ă©nervĂ©e de ma volontĂ©. Lâenthousiaste vieil Anglais avait passĂ© et lâargumentation allait son train. Quelle rĂ©compense pourrais-je espĂ©rer dâune semblable existence Ă la fin de mes jours, pour mon ambition, mon honneur ou ma conscience ? Question Ă laquelle on ne pouvait rĂ©pondre. Mais je ne me sentais plus opprimĂ©. Nos regards se rencontrĂšrent et une vĂ©ritable Ă©motion parut dans ses yeux comme dans les miens. Ce fut la fin. Il ramassa soudain le havresac et se remit sur pieds â Vous ĂȘtes un incorrigible et dĂ©sespĂ©rant don Quichotte. VoilĂ ce que vous ĂȘtes ! Je demeurai Ă©bahi. Jâavais quinze ans et je ne savais ce quâil voulait dire exactement. Mais je me sentis vaguement flattĂ© dâentendre le nom de lâimmortel chevalier mĂȘlĂ© Ă ma propre extravagance, ainsi que lâappelaient Ă mon nez et Ă ma barbe quantitĂ© de gens. HĂ©las ! je ne pense pas quâil y avait de quoi ĂȘtre fier. Je nâĂ©tais pas de lâĂ©toffe dont sont faits les protecteurs des demoiselles affligĂ©es, les redresseurs de torts de ce monde et mon prĂ©cepteur le savait mieux que personne. En cela, dans son indignation, il fut supĂ©rieur au barbier et au curĂ©, quand il me lança comme un reproche un nom honorĂ©. Je demeurai en arriĂšre de lui pendant plus de cinq minutes alors, sans se retourner, il sâarrĂȘta. Les ombres des pics Ă©loignĂ©s sâallongeaient sur le col de la Furca. Quand je le rattrapai, il se tourna vers moi et, en face du Finster Aarhorn[6] qui, avec sa compagnie de frĂšres gĂ©ants, dressait sa tĂȘte monstrueuse sur le ciel Ă©tincelant, il mit affectueusement sa main sur mon Ă©paule â Eh bien ! Câest bon. On nâen parlera plus. Et Ă la vĂ©ritĂ© il ne fut plus question entre nous de ma mystĂ©rieuse vocation. Il ne devait plus en ĂȘtre question du tout, nulle part, ni avec qui que ce fĂ»t. Nous nous mĂźmes Ă redescendre le col de la Furca en causant joyeusement. Onze ans plus tard, mois pour mois, je descendais, Ă Towerhill, les marches du Dock Sainte-Catherine, capitaine au long cours de la marine marchande britannique. Mais lâhomme qui avait mis sa main sur mon Ă©paule au sommet du col de la Furca nâĂ©tait plus de ce monde. LâannĂ©e mĂȘme de notre voyage, il obtint son diplĂŽme Ă la FacultĂ© de Philosophie ; et câest seulement alors que sa vĂ©ritable vocation se rĂ©vĂ©la. Pour y obĂ©ir il sâinscrivit aussitĂŽt au cours de quatre annĂ©es, Ă lâĂcole de MĂ©decine. Un jour vint oĂč, sur le pont dâun navire ancrĂ© Ă Calcutta, jâouvris une lettre qui mâapprenait la fin dâune enviable existence. Il sâĂ©tait Ă©tabli comme mĂ©decin dans une obscure petite ville de la Galicie autrichienne. Et la lettre me disait ensuite comment tous les pauvres du district, aussi bien les chrĂ©tiens que les juifs, avaient, avec des pleurs et des lamentations, suivi en foule jusquâĂ la porte du cimetiĂšre le convoi du bon docteur. Comme sa vie avait Ă©tĂ© courte et claire sa vision ! Quelle meilleure rĂ©compense aurait-il pu rĂȘver pour son ambition, son honneur et sa conscience, ce jour oĂč, au sommet du col de la Furca, il mâavait pressĂ© de bien rĂ©flĂ©chir Ă la fin de la vie qui sâouvrait devant moi. III Ce malheureux chien lithuanien dĂ©vorĂ©, dans une sombre forĂȘt, par mon grand-oncle Nicolas, en compagnie de deux autres Ă©pouvantails militaires et affamĂ©s, symbolisait, pour mon imagination enfantine, toute lâhorreur de la retraite de Moscou et lâimmoralitĂ© de lâambition dâun conquĂ©rant. LâextrĂȘme dĂ©goĂ»t que je ressentais pour ce fĂącheux Ă©pisode a colorĂ© lâopinion que jâai du caractĂšre et des exploits de NapolĂ©on-le-Grand. Il va sans dire quâelle est dĂ©favorable. Ce grand capitaine demeure moralement rĂ©prĂ©hensible dâavoir induit un naĂŻf gentilhomme polonais Ă manger du chien, en lui mettant au cĆur la fausse espĂ©rance de lâindĂ©pendance nationale. Ăâa Ă©tĂ© le sort de cette nation crĂ©dule, de mourir de faim pendant plus de cent ans, avec un rĂ©gime de fausses espĂ©rances, et, ma foi oui, de chien. Câest, quand on y pense, un rĂ©gime particuliĂšrement dĂ©lĂ©tĂšre. Que le tempĂ©rament national fasse montre de quelque orgueil aprĂšs y avoir rĂ©sistĂ©, câest vraiment excusable. Mais trĂȘve de gĂ©nĂ©ralitĂ©s. Revenant donc Ă un cas particulier, M. Nicolas Bobrowski confia Ă sa belle-sĆur ma grandâmĂšre, Ă sa façon qui Ă©tait laconiquement misanthrope, que ce dĂźner dans les bois lâavait mis Ă deux doigts de la mort ». Ce nâest pas surprenant. Ce qui me surprend, câest quâon ait pu entendre raconter cette histoire car mon grand-oncle Nicolas diffĂ©rait en ceci de la gĂ©nĂ©ralitĂ© des soldats du temps de NapolĂ©on et peut-ĂȘtre de tous les temps, quâil nâaimait pas raconter ses campagnes, qui commencĂšrent Ă Friedland et finirent quelque part dans les environs de Bar-le-Duc. Son admiration pour le grand Empereur nâavait de rĂ©serve que dans son expression. Comme la religion des gens convaincus, câĂ©tait un sentiment beaucoup trop profond pour aller lâexposer devant un monde de peu de foi. Ă part cela il semblait aussi dĂ©pourvu dâanecdotes militaires que sâil nâavait jamais vu un soldat de sa vie. TrĂšs fier des dĂ©corations quâil avait gagnĂ©es avant sa vingt-cinquiĂšme annĂ©e, il se refusait Ă en porter les rubans Ă la boutonniĂšre selon la mode qui prĂ©valait alors en Europe, et il se refusait mĂȘme Ă en Ă©taler les insignes aux jours de fĂȘte, comme sâil voulait les cacher de peur de paraĂźtre glorieux et arrogant. Il me suffit de savoir que je les ai », marmottait-il. En trente annĂ©es on ne les lui vit sur la poitrine que deux fois, â Ă un heureux mariage dans la famille et aux obsĂšques dâun vieil ami. Que le mariage ainsi honorĂ© nâait pas Ă©tĂ© celui de ma mĂšre, je ne lâai su que plus tard, trop tard pour en faire grief Ă M. Nicolas Bobrowski qui fit amende honorable, lors de ma naissance, en Ă©crivant une longue lettre de fĂ©licitations qui renfermait cette prophĂ©tie Il verra des temps meilleurs. » MĂȘme dans son cĆur aigri survivait un espoir. Mais il nâĂ©tait pas bon prophĂšte. CâĂ©tait un homme plein dâĂ©tranges contradictions. Pendant des annĂ©es, il habita chez son frĂšre, dans une maison remplie dâenfants, pleine de vie, dâanimation, de bruit, avec une allĂ©e et venue perpĂ©tuelle de visiteurs il nâen conserva pas moins ses habitudes de solitude et de silence. Alors quâon le croyait entĂȘtĂ© et profond dans ses actions, il Ă©tait en vĂ©ritĂ© victime de la plus pĂ©nible irrĂ©solution dans tout ce qui concernait la vie civile. Sous son apparence taciturne et flegmatique se dissimulait une disposition Ă de courtes, mais violentes colĂšres. Je crois bien quâil nâavait pas de talent pour conter mais il semblait Ă©prouver une sombre satisfaction Ă dĂ©clarer quâil avait Ă©tĂ© le dernier Ă franchir Ă cheval le pont sur lâElster aprĂšs la bataille de Leipzig. De crainte quâon pĂ»t tirer de ce fait quelque idĂ©e favorable Ă sa valeur, il condescendait Ă expliquer comment cela sâĂ©tait passĂ©. Il semble que peu aprĂšs le dĂ©but de la retraite on le dĂ©pĂȘcha vers la ville, oĂč quelques divisions de lâarmĂ©e française et parmi elles le corps polonais du prince Joseph Poniatowski, refoulĂ©es en dĂ©sordre dans les rues, se voyaient exterminĂ©es par les AlliĂ©s. Quand on lui demanda ce qui sây passait, M. Nicolas Bobrowski murmura ce simple mot Abattoir. » Ayant remis son message au prince, il se hĂąta de revenir rendre compte de sa mission Ă lâofficier supĂ©rieur qui lâavait envoyĂ©. Sur ces entrefaites, lâavance de lâennemi avait enveloppĂ© la ville on lui tira des coups de fusil du haut des maisons et il fut poursuivi sans relĂąche jusquâĂ la rive du fleuve par une bande de hussards prussiens et de dragons autrichiens. Le pont avait Ă©tĂ© minĂ© dĂšs le matin, et son opinion Ă©tait quâen voyant tous ces cavaliers lancĂ©s de tous cĂŽtĂ©s Ă sa poursuite, lâofficier qui commandait les sapeurs sâalarma et fit mettre prĂ©maturĂ©ment le feu aux charges de mines. Il nâavait pas fait deux cents mĂštres sur lâautre rive quâil entendit le bruit des explosions fatales. M. Nicolas Bobrowski concluait son laconique rĂ©cit par ce simple mot ImbĂ©cile », prononcĂ© avec le plus grand calme. Cela attestait son indignation Ă la pensĂ©e de tant de milliers de vies perdues. Sa physionomie flegmatique sâĂ©clairait toutefois dâun semblant de satisfaction quand il parlait de sa seule blessure. Vous comprendrez quâil avait Ă cela quelque raison, quand vous saurez quâil avait Ă©tĂ© blessĂ© au talon, comme Sa MajestĂ© lâEmpereur NapolĂ©on lui-mĂȘme », rappelait-il nĂ©gligemment Ă ses auditeurs. Il nây a aucun doute que lâindiffĂ©rence Ă©tait feinte, quand on songe Ă la distinction dâune telle blessure. Dans toute lâhistoire des guerres, il nây a, je crois, que trois guerriers notoires qui aient Ă©tĂ© blessĂ©s au talon Achille, NapolĂ©on, â des demi-dieux, en vĂ©ritĂ©, â et la piĂ©tĂ© familiale dâun indigne descendant y ajoute le nom de ce simple mortel, Nicolas Bobrowski. Les Cent-Jours trouvĂšrent M. Nicolas Bobrowski Ă©tabli chez un de nos parents Ă©loignĂ©s qui possĂ©dait une petite propriĂ©tĂ© en Galicie. Comment il Ă©tait parvenu Ă cet endroit Ă travers toute lâĂ©paisseur dâune Europe en armes et aprĂšs quelles aventures, je crois bien quâon ne le saura jamais. Tous ses papiers se trouvĂšrent dĂ©truits peu de temps avant sa mort ; mais sâil sây trouvait, comme il lâaffirma, un rĂ©sumĂ© de sa vie, alors je suis bien sĂ»r que cela ne devait pas tenir plus dâune demi-page de papier Ă©colier. Le parent chez qui il vivait se trouvait ĂȘtre un officier de lâarmĂ©e autrichienne qui avait quittĂ© le service aprĂšs la bataille dâAusterlitz. Contrairement Ă M. Nicolas Bobrowski qui cachait ses dĂ©corations, il se plaisait Ă exhiber un honorable Ă©tat de service qui affirmait quâil avait Ă©tĂ© unschreckbar sans peur devant lâennemi. Cette association ne semblait pas devoir ĂȘtre des plus rassurante. La tradition familiale assure pourtant que ces deux hommes sâentendirent fort bien au sein de leur rurale solitude. Quand on lui demandait sâil nâavait pas Ă©tĂ© fortement tentĂ©, durant les Cent-Jours, de gagner la France et dâoffrir ses services Ă son Empereur bien-aimĂ©, M. Nicolas Bobrowski rĂ©pondait Pas dâargent. Pas de cheval. Trop loin pour y aller Ă pied. » La chute de NapolĂ©on et la ruine des espĂ©rances nationales polonaises affectĂšrent vivement le caractĂšre de M. Nicolas Bobrowski. Il rĂ©pugnait Ă retourner dans sa province. Mais il avait Ă cela une autre raison. M. Nicolas Bobrowski et son frĂšre, mon grand-pĂšre maternel avaient perdu leur pĂšre de bonne heure, alors quâils Ă©taient enfants. Leur mĂšre, jeune encore et pourvue dâune jolie fortune, se remaria avec un homme plein de charme et dâune aimable nature, mais sans un sou. Il se montra beau-pĂšre affectueux et attentif ; malheureusement, tout en surveillant lâĂ©ducation des garçons et en leur formant le caractĂšre par de sages conseils, il fit de son mieux pour sâassurer leur fortune en achetant et en vendant des terres en son propre nom et en faisant des placements de façon Ă dissimuler les traces du vĂ©ritable propriĂ©taire. Il se peut que de telles pratiques rĂ©ussissent, si lâon a assez de charme pour Ă©blouir perpĂ©tuellement sa propre femme, et de bravoure pour dĂ©fier les vaines terreurs de lâopinion publique. Le moment critique arriva oĂč lâaĂźnĂ© des garçons, atteignant sa majoritĂ©, au cours de lâannĂ©e 1811, rĂ©clama des comptes et une partie de son hĂ©ritage pour dĂ©buter dans la vie. Ce fut alors que le beau-pĂšre dĂ©clara avec un calme pĂ©remptoire quâil nâavait pas de comptes Ă rendre et quâil nây avait pas dâhĂ©ritage. Toute la fortune lui appartenait en propre. Il prit fort bien ce quâil appelait la fausse opinion du jeune homme sur le vĂ©ritable Ă©tat des affaires, mais il se sentit obligĂ© de maintenir fermement sa position. Il y eut une allĂ©e et venue de vieux amis affairĂ©s, on vit apparaĂźtre des mĂ©diateurs de bonne volontĂ© qui, par dâĂ©pouvantables routes, arrivĂšrent du fin-fond des trois provinces ; et le MarĂ©chal de la Noblesse tuteur ex officio de tous les orphelins de bonne famille convoqua une rĂ©union de propriĂ©taires terriens pour examiner dâune façon amicale les causes du malentendu survenu entre X⊠et ses beaux-fils et discuter des meilleurs moyens dây mettre un terme ». Ă cet effet, une dĂ©putation rendit visite Ă X⊠qui la traita le mieux du monde, lui offrit dâexcellents vins, mais se refusa absolument Ă prĂȘter lâoreille Ă des remontrances. Aux propositions dâarbitrage qui lui furent faites, il se mit tout simplement Ă rire ; pourtant toute la province eĂ»t pu tĂ©moigner que, quatorze ans auparavant, lorsquâil avait Ă©pousĂ© la veuve, toute sa fortune visible Ă part ses qualitĂ©s sociales consistait en une Ă©lĂ©gante voiture Ă quatre chevaux et deux domestiques, avec lesquels il faisait des visites dâune maison de campagne Ă lâautre quant aux ressources quâil pouvait possĂ©der Ă cette Ă©poque, on nâen pouvait soupçonner lâexistence que par la ponctualitĂ© avec laquelle il rĂ©glait de modestes pertes au jeu. Mais grĂące au pouvoir magique que possĂšdent lâentĂȘtement et des affirmations rĂ©pĂ©tĂ©es, on pouvait rencontrer, par-ci, par-lĂ , des gens qui murmuraient que sĂ»rement il devait y avoir quelque chose de vrai lĂ -dessous ». Toutefois, Ă son anniversaire suivant il avait lâhabitude de le cĂ©lĂ©brer par une grande partie de chasse qui durait trois jours, de toute la foule des invitĂ©s il ne vint que deux personnes, deux voisins Ă©loignĂ©s et de peu dâimportance ; dont lâun Ă©tait notoirement stupide, et dont lâautre, pieux et honnĂȘte homme, Ă©tait si Ă©pris de la chasse quâil nâaurait pu, de son propre aveu, refuser une partie de chasse au diable lui-mĂȘme. Ă cette manifestation de lâopinion publique X⊠opposa la sĂ©rĂ©nitĂ© dâune conscience sans tache. Il ne se laissa pas dĂ©monter. Il devait cependant ĂȘtre un homme Ă sentiments profonds, car, lorsque sa femme prit ouvertement fait et cause pour ses enfants, il perdit sa belle tranquillitĂ©, dĂ©clara quâil avait le cĆur brisĂ© et la mit Ă la porte, en nĂ©gligeant, dans la profondeur de son chagrin, de lui laisser le temps de faire ses malles. Ce fut le commencement dâun procĂšs abominable, chef-dâĆuvre de chicane, qui Ă la faveur de tous les subterfuges lĂ©gaux devait durer des annĂ©es. Ce fut aussi le prĂ©texte Ă de nombreux tĂ©moignages de sympathie et de bontĂ©. Toutes les maisons dâalentour sâouvrirent toutes grandes pour recueillir ces sans-foyer. On ne manqua ni dâaide lĂ©gale, ni dâassistance matĂ©rielle pour la poursuite du procĂšs. XâŠ, de son cĂŽtĂ©, continua Ă verser publiquement des larmes sur lâingratitude de ses beaux-fils et sur lâaveugle entĂȘtement de sa femme ; mais comme, en mĂȘme temps, il dĂ©ployait une grande habiletĂ© dans lâart de dissimuler les documents matĂ©riels on le soupçonna mĂȘme dâavoir Ă©tĂ© jusquâĂ brĂ»ler un dossier intĂ©ressant lâhistoire de la famille, ce scandaleux litige dut se terminer par un compromis, afin dâĂ©viter le pire. Il fut rĂ©glĂ© finalement par la restitution, â sur toute cette fortune en cause, â de deux villages avec les noms desquels je ne veux pas ennuyer mes lecteurs. AprĂšs cette conclusion boiteuse, la femme ni les beaux-fils nâeurent plus rien Ă faire avec lâhomme qui avait donnĂ© au monde un si bel exemple de charitĂ© bien ordonnĂ©e appuyĂ©e sur la force de caractĂšre, la dĂ©termination et lâindustrie ; et mon arriĂšre-grandâmĂšre, dont la santĂ© avait Ă©tĂ© complĂštement ruinĂ©e, mourut deux ans plus tard Ă Carlsbad. LĂ©galement assurĂ© par jugement de la possession de son pillage, X⊠retrouva sa sĂ©rĂ©nitĂ© habituelle et il continua Ă rĂ©sider dans le voisinage, confortablement et dans une apparente tranquillitĂ© dâesprit. Ses parties de chasse furent de nouveau assez suivies. Il ne se lassa jamais dâaffirmer, Ă qui voulait lâentendre, quâil ne nourrissait aucune rancune de ce qui sâĂ©tait passĂ©, et il protestait vivement de sa constante affection pour sa femme et ses beaux-fils. Il est vrai, disait-il, quâils avaient essayĂ© de le rendre pauvre comme Job pour la fin de ses jours, et parce quâil nâavait pas consenti Ă se laisser spolier, comme chacun lâeĂ»t fait Ă sa place, ils lâabandonnaient maintenant aux tristesses dâune vieillesse solitaire. NĂ©anmoins lâamour quâil leur portait rĂ©sistait Ă des coups aussi cruels. â Et il y avait peut-ĂȘtre quelque chose de vrai dans ses protestations. Il se mit bientĂŽt Ă faire des ouvertures amicales Ă lâaĂźnĂ© de ses beaux-fils, mon grand-pĂšre maternel ; lorsque celles-ci eurent Ă©tĂ© pĂ©remptoirement rejetĂ©es, il nâen continua pas moins Ă les renouveler sans cesse avec une caractĂ©ristique tĂ©nacitĂ©. Pendant des annĂ©es il persista dans ses efforts de rĂ©conciliation, promettant Ă mon grand-pĂšre de faire un testament en sa faveur, si seulement il voulait pousser lâamitiĂ© au point de lui rendre visite de temps Ă autre ils Ă©taient assez proches voisins pour la contrĂ©e, une quinzaine de lieues ou mĂȘme de faire acte de prĂ©sence Ă la partie de chasse quâil donnait pour son jour de fĂȘte. Mon grand-pĂšre Ă©tait grand amateur de sports. Il Ă©tait dâun naturel aussi Ă©loignĂ© quâon peut lâimaginer de la duretĂ© et de lâanimositĂ©. ĂlevĂ© dans lâesprit libĂ©ral des BĂ©nĂ©dictins qui dirigeaient alors le seul collĂšge rĂ©putĂ© dans le sud de la Pologne, il avait Ă©galement fait son habituelle lecture des auteurs du dix-huitiĂšme siĂšcle. La charitĂ© chrĂ©tienne sâunissait chez lui Ă une philosophique indulgence Ă lâendroit des faiblesses humaines. Mais le souvenir de ces premiĂšres annĂ©es dâanxiĂ©tĂ©, et de sa jeunesse privĂ©e de toute illusion gĂ©nĂ©reuse par le cynisme de ce dĂ©testable procĂšs, lâempĂȘchait de pardonner. Il ne succomba jamais Ă lâattrait dâune partie de chasse, et XâŠ, acharnĂ© jusquâau bout Ă cette rĂ©conciliation et gardant Ă cet effet prĂšs de son lit son projet de testament, mourut intestat. La fortune ainsi acquise, et accrue par une gestion avisĂ©e et soigneuse, passa aux mains de parents Ă©loignĂ©s quâil nâavait jamais vus et qui ne portaient mĂȘme pas son nom. Pendant ce temps, la bĂ©nĂ©diction dâune paix gĂ©nĂ©rale descendait sur lâEurope. M. Nicolas Bobrowski, ayant fait ses adieux Ă son hospitalier parent, lâofficier autrichien sans peur », quitta la Galicie et, sans se rapprocher de son lieu de naissance, oĂč lâodieux procĂšs Ă©tait encore en cours, il se rendit directement Ă Varsovie pour sâengager dans lâarmĂ©e du royaume de Pologne que lâon venait de constituer sous le sceptre dâAlexandre Ier, autocrate de toutes les Russies. Ce royaume, créé par le CongrĂšs de Vienne pour reconnaĂźtre Ă une nation son ancienne existence indĂ©pendante, comprenait seulement les provinces centrales du vieux patrimoine polonais. Un frĂšre de lâEmpereur, le grand-duc Constantin Pavlovitch, vice-roi et commandant en chef, mariĂ© morganatiquement Ă une Polonaise Ă laquelle il Ă©tait furieusement attachĂ©, Ă©tendait son affection dâune façon capricieuse et sauvage sur ceux quâil appelait mes Polonais ». De teint jaune, avec une physionomie tartare et de petits yeux farouches, il marchait les poings serrĂ©s, le corps penchĂ© en avant, jetant des regards soupçonneux sous son Ă©norme bicorne. Il Ă©tait douĂ© dâune intelligence limitĂ©e et sa raison mĂȘme Ă©tait des plus douteuse. La marque hĂ©rĂ©ditaire sâaffirmait chez lui non pas par des penchants mystiques, comme chez ses deux frĂšres Alexandre et Nicolas de façons diffĂ©rentes, car lâun Ă©tait mystiquement libĂ©ral et lâautre mystiquement autocrate, mais par la furie dâune nature sans contrĂŽle qui se dĂ©chaĂźnait gĂ©nĂ©ralement dâune maniĂšre odieuse sur le terrain de parade. CâĂ©tait un passionnĂ© militariste et un excellent sergent instructeur. Il traitait son armĂ©e polonaise comme un enfant gĂątĂ© traite ses jouets favoris, sauf quâil ne la prenait pas avec lui dans son lit, le soir elle nâĂ©tait pas assez petite pour cela. Mais il jouait avec elle du matin au soir, se plaisait Ă la variĂ©tĂ© des beaux uniformes et Ă lâamusement dâincessants exercices. Cette passion enfantine, non pas pour la guerre, mais pour le militarisme pur et simple, obtint un rĂ©sultat souhaitĂ©. LâarmĂ©e polonaise, comme Ă©quipement, comme armement et capacitĂ© de manĆuvre, tels quâon les entendait alors, Ă©tait devenue, Ă la fin de lâannĂ©e 1830, un instrument tactique de premier ordre. Les paysans polonais ce nâĂ©taient pas des serfs servaient dans les rangs par enrĂŽlement, et les officiers se recrutaient principalement dans la petite noblesse. M. Nicolas Bobrowski avec ses Ă©tats de service napolĂ©oniens, nâeut aucune difficultĂ© Ă obtenir le grade de lieutenant ; mais lâavancement dans lâarmĂ©e polonaise Ă©tait lent, car, organisĂ©e comme une formation sĂ©parĂ©e, elle ne prit aucune part aux guerres de lâempire russe contre la Perse ou contre les Turcs. La premiĂšre campagne quâelle fit contre la Russie mĂȘme devait ĂȘtre sa derniĂšre. En 1831, quand la RĂ©volution se dĂ©clara, M. Nicolas Bobrowski Ă©tait le plus ancien capitaine de son rĂ©giment. Quelque temps auparavant, il avait Ă©tĂ© nommĂ© Ă la direction du dĂ©pĂŽt de remonte dont le quartier se trouvait hors du royaume, dans nos provinces mĂ©ridionales, dâoĂč provenaient presque tous les chevaux de la cavalerie polonaise. Pour la premiĂšre fois depuis quâil avait quittĂ© la maison, Ă dix-huit ans, pour commencer sa vie militaire par la bataille de Friedland, M. Nicolas Bobrowski respirait lâair de la steppe, lâair natal. Un malheureux destin lâattendait sur le théùtre mĂȘme de sa jeunesse. Aux premiĂšres nouvelles du soulĂšvement de Varsovie, tout le dĂ©pĂŽt de remonte, officiers, vĂ©tĂ©rinaires et soldats mĂȘmes, fut mis promptement aux arrĂȘts, puis on les envoya en corps au-delĂ du Dnieper[7] dans la ville la plus proche, en Russie mĂȘme. De lĂ on les dispersa dans diverses parties de lâempire fort Ă©loignĂ©es. Câest ainsi que le pauvre M. Nicolas Bobrowski pĂ©nĂ©tra en Russie beaucoup plus avant quâil ne le fĂźt jamais du temps de lâinvasion napolĂ©onienne, mais beaucoup moins volontairement. Astrakhan fut sa destination. Il demeura lĂ trois annĂ©es, vivant librement dans la ville, mais obligĂ© de se rendre chaque jour Ă midi chez le commandant de place qui avait coutume de le retenir frĂ©quemment pour fumer une pipe et causer un peu. Il est difficile de se faire une idĂ©e juste de ce quâĂ©tait une causerie avec M. Nicolas Bobrowski. Son aspect taciturne devait renfermer beaucoup de rage comprimĂ©e, car le commandant lui communiquait les nouvelles du théùtre de la guerre, et ces nouvelles Ă©taient telles quâon pouvait sây attendre, câest-Ă -dire trĂšs mauvaises pour les Polonais. M. Nicolas Bobrowski recevait ces communications avec une apparence de flegme, mais le Russe manifestait une chaleureuse sympathie pour son prisonnier â Comme soldat, je comprends vos sentiments. Vous, naturellement, vous voudriez ĂȘtre au fort de tout cela. Ma foi ! Vous me plaisez. Et nâĂ©tait le respect du serment militaire, je vous laisserais partir de mon propre chef. Quelle diffĂ©rence cela nous ferait-il, un des vĂŽtres de plus ou de moins ? Ă dâautres moments, il demandait avec simplicitĂ© â Dites-moi, Nicolas Stepanovitch le nom de mon grand-pĂšre Ă©tait Ătienne et le commandant employait la forme russe de politesse, dites-moi pourquoi vous autres, Polonais, cherchez-vous toujours des ennuis ? Que pouviez-vous espĂ©rer dâautre en vous attaquant Ă la Russie ? Il Ă©tait mĂȘme capable parfois dâune rĂ©flexion philosophique. â Regardez votre NapolĂ©on, maintenant. Un grand homme. Il nây a pas Ă nier que ça Ă©tĂ© un grand homme tant quâil sâest contentĂ© de rosser ces Allemands et ces Autrichiens, et toutes ces nations-lĂ . Mais non ! Il a cru devoir aller en Russie chercher des ennuis, et quelle en a Ă©tĂ© la consĂ©quence ? Tel que vous me voyez, jâai traĂźnĂ© mon sabre sur les pavĂ©s de Paris ». AprĂšs son retour en Pologne, M. Nicolas Bobrowski quand on pouvait lâamener Ă parler des conditions de son exil le dĂ©crivait comme un homme capable, mais stupide ». Refusant lâoffre qui lui fut faite dâentrer dans lâarmĂ©e russe, il nâeut comme retraite que la moitiĂ© de la pension de son grade. Son neveu mon oncle et tuteur mâa racontĂ© que la premiĂšre impression durable quâeĂ»t gardĂ©e sa mĂ©moire alors quâil Ă©tait un enfant de quatre ans, câĂ©tait celle de la joie qui rĂ©gna dans la maison de ses parents le jour oĂč M. Nicolas Bobrowski y arriva, au retour de sa dĂ©tention en Russie. Chaque gĂ©nĂ©ration a ses souvenirs. Les premiers souvenirs de M. Nicolas Bobrowski auraient pu ĂȘtre marquĂ©s par les circonstances du dernier partage de la Pologne, et il vĂ©cut assez longtemps pour avoir Ă souffrir de la derniĂšre insurrection de 1863, Ă©vĂ©nement qui affecta lâavenir de toute ma gĂ©nĂ©ration et qui a colorĂ© mes premiĂšres impressions. Son frĂšre, dans la maison duquel il avait pendant dix-sept ans abritĂ© la timiditĂ© misanthropique quâil ressentait en face des problĂšmes les plus simples de la vie, mourut vers 1850 et M. Nicolas Bobrowski dut prendre son courage Ă deux mains et une dĂ©cision pour lâavenir. AprĂšs de longues et mortelles hĂ©sitations il accepta enfin de prendre Ă bail quelque quinze cents acres de la propriĂ©tĂ© dâun ami, dans le voisinage. Les termes du bail Ă©taient fort avantageux, mais la situation retirĂ©e du village et une maison simple et confortable furent, je crois, ce qui surtout lâattira. Il vĂ©cut lĂ paisiblement dix ans environ, ne voyant que fort peu de monde, ne prenant aucune part Ă la vie publique de la province, telle quâelle pouvait ĂȘtre sous le rĂ©gime arbitraire dâune tyrannie bureaucratique. Son caractĂšre et son patriotisme Ă©taient au-dessus de tout soupçon ; mais les organisateurs de lâinsurrection, dans leurs dĂ©placements frĂ©quents Ă travers la province, Ă©vitaient scrupuleusement de passer par sa maison. On Ă©tait gĂ©nĂ©ralement dâavis quâil ne fallait pas troubler le repos des derniĂšres annĂ©es du vieillard. MĂȘme des intimes, comme mon grand-pĂšre paternel qui avait Ă©tĂ© son compagnon dâarmes durant la campagne de Russie de NapolĂ©on et plus tard officier comme lui dans lâarmĂ©e polonaise, Ă©vitaient de rendre visite Ă leur ami quand approcha la date du soulĂšvement. Les deux fils de mon grand-pĂšre et sa fille unique Ă©taient tous profondĂ©ment engagĂ©s dans lâĆuvre rĂ©volutionnaire il Ă©tait lui-mĂȘme ce type de seigneur polonais pour qui le seul idĂ©al dâaction patriotique Ă©tait de se mettre en selle et les chasser ». Mais il convenait lui-mĂȘme quâil ne fallait pas tourmenter ce cher Nicolas. Toutes ces prĂ©cautions de la part de ses amis, conspirateurs ou autres, nâempĂȘchĂšrent pas M. Nicolas Bobrowski de ressentir le contrecoup des infortunes de cette malheureuse annĂ©e. Moins de quarante-huit heures aprĂšs le commencement de lâinsurrection dans cette partie du pays, un escadron dâĂ©claireurs cosaques traversa le village et envahit la maison. Le gros de la troupe sâĂ©tablit entre la maison mĂȘme et les Ă©curies, tandis que les autres, mettant pied Ă terre, inspectaient les diffĂ©rents bĂątiments. Lâofficier qui commandait ce dĂ©tachement, escortĂ© de deux hommes, sâavança vers la porte dâentrĂ©e de la maison. Tous les volets de ce cĂŽtĂ© Ă©taient fermĂ©s. Lâofficier dit au domestique venu Ă sa rencontre quâil voulait voir son maĂźtre. Celui-ci lui rĂ©pondit que le maĂźtre nâĂ©tait pas lĂ ; ce qui Ă©tait parfaitement vrai. Je poursuis ici lâhistoire telle que le domestique la raconta aux amis et parents de mon grand-oncle et telle que je lâai entendu raconter moi-mĂȘme. En recevant cette rĂ©ponse, lâofficier cosaque, qui Ă©tait restĂ© sous le porche, entra dans la maison. â OĂč est allĂ© ton maĂźtre, alors ? â Notre maĂźtre est parti pour Jitomir le chef-lieu du gouvernement, Ă quelque vingt lieues de lĂ avant-hier. â Il nây a que deux chevaux Ă lâĂ©curie. OĂč sont les autres ? â Notre maĂźtre voyage toujours avec ses propres chevaux. Il voulait dire par lĂ quâil ne prenait pas la poste. Il sera absent une semaine ou plus. Il mâa dit quâil avait une affaire au Tribunal civil. Tandis que le domestique parlait, lâofficier considĂ©rait le vestibule. Il y avait une porte en face de lui, une porte Ă droite, une porte Ă gauche. Lâofficier dĂ©cida dâentrer par lĂ porte de gauche et ordonna dâouvrir les volets de la piĂšce. CâĂ©tait le bureau de M. Nicolas Bobrowski avec deux corps de bibliothĂšques, des tableaux aux murs, etc. Ă cĂŽtĂ© de la grande table de milieu, chargĂ©e de livres et de papiers, se trouvait un tout petit bureau Ă tiroirs, placĂ© entre la porte et la fenĂȘtre en bonne lumiĂšre câest lĂ que mon grand-oncle avait coutume de lire ou dâĂ©crire. En ouvrant les volets, le domestique fut trĂšs surpris de voir que toute la population mĂąle du village sâĂ©tait massĂ©e devant la maison, piĂ©tinant les plates-bandes. Il y avait mĂȘme quelques femmes parmi eux. Il fut heureux dâapercevoir le prĂȘtre du village de lâĂ©glise orthodoxe qui sâavançait par lâallĂ©e. Le brave homme, dans sa prĂ©cipitation, avait relevĂ© sa soutane au-dessus de ses bottes. Lâofficier examina le dos des livres dans les bibliothĂšques. Puis il se pencha sur le bord de la table de milieu et remarqua dâun air dĂ©gagĂ© â Ton maĂźtre ne tâa pas emmenĂ© Ă la ville avec lui, alors ? â Je suis le domestique principal et il me laisse pour garder la maison. Câest un jeune garçon robuste qui voyage avec notre maĂźtre. Si, â que Dieu le prĂ©serve, â il arrivait quelque accident en route, il lui serait beaucoup plus utile que moi. En regardant Ă travers la fenĂȘtre, il vit le prĂȘtre haranguer la foule qui paraissait subjuguĂ©e par son intervention. Trois ou quatre hommes cependant sâentretenaient avec les cosaques Ă la porte. â Et tu ne crois pas que ton maĂźtre est allĂ© rejoindre les rebelles, peut-ĂȘtre, hein ? demanda lâofficier. â Notre maĂźtre est bien trop vieux pour cela. Il a plus de soixante-dix ans et en outre il sâaffaiblit. Il y a plusieurs annĂ©es quâil nâest montĂ© Ă cheval et il ne peut pas marcher beaucoup non plus maintenant. Lâofficier restait assis lĂ , balançant sa jambe, tranquille et indiffĂ©rent. Cependant les paysans qui avaient causĂ© avec les cosaques, Ă la porte, avaient obtenu la permission de pĂ©nĂ©trer dans le vestibule. Un ou deux autres se dĂ©tachĂšrent de la foule et les suivirent dans la maison. Ils Ă©taient sept en tout, dont le forgeron, un ancien soldat. Le domestique sâadressa avec dĂ©fĂ©rence Ă lâofficier â Votre Honneur voudrait-il avoir la bontĂ© de dire Ă ces gens de retourner chez eux ? Que viennent-ils faire ici ? Pourquoi pĂ©nĂštrent-ils ainsi dans la maison ? Ce nâest pas bien Ă eux de se conduire ainsi pendant que notre maĂźtre est absent, et je suis responsable de tout ici. Lâofficier se mit Ă rire lĂ©gĂšrement et, aprĂšs un moment, demanda â Vous avez des armes dans la maison ? â Oui. Nous en avons. De vieilles choses. â Apporte-les toutes ici, sur cette table. Le domestique renouvela sa tentative pour obtenir protection. â Est-ce que Votre Honneur ne veut pas dire Ă ces gens⊠? Mais lâofficier le regarda en silence de telle façon quâil sâarrĂȘta court et sâempressa dâappeler le garçon dâoffice pour lâaider Ă rĂ©unir les armes. Pendant ce temps, lâofficier parcourait lentement toutes les piĂšces de la maison, les examinant attentivement, mais sans toucher Ă quoi que ce soit. Les paysans dans le vestibule reculĂšrent et ĂŽtĂšrent leurs casquettes quand il passa. Il ne leur adressa pas la parole. Quand il revint dans le bureau, toutes les armes quâon avait pu trouver dans la maison Ă©taient sur la table. Il y avait une paire de gros pistolets dâarçon, Ă pierre, du temps de NapolĂ©on, deux sabres de cavalerie, un de lâarmĂ©e française, lâautre de lâarmĂ©e polonaise, et un ou deux fusils de chasse. Lâofficier ouvrit la fenĂȘtre, jeta dehors pistolets, sabres et fusils, et ses soldats accoururent pour les ramasser. Les paysans, dans le vestibule, encouragĂ©s par son attitude, avaient pĂ©nĂ©trĂ© derriĂšre lui dans le cabinet de travail. Il ne paraissait avoir aucunement conscience de leur prĂ©sence, et, son rĂŽle Ă©tant apparemment terminĂ©, il sortit sans prononcer un mot. DĂšs quâil fut parti, les paysans, dans le bureau, remirent leurs casquettes et commencĂšrent Ă Ă©changer des sourires. Les cosaques se remirent en selle et passĂšrent directement de la cour de ferme dans les champs. Le prĂȘtre, tout en parlant avec les paysans, descendit graduellement le chemin et sa chaleureuse et convaincante Ă©loquence entraĂźnait la foule silencieuse derriĂšre lui hors de la maison. Il faut rendre cette justice aux prĂȘtres de la paroisse de lâĂglise grecque que, tout Ă©trangers quâils fussent au pays ils venaient tous de lâintĂ©rieur de la Russie, la majoritĂ© dâentre eux mettaient lâinfluence quâils avaient sur leurs ouailles au service de la cause de la paix et de lâhumanitĂ©. FidĂšles Ă lâesprit de leur mission, ils essayaient dâapaiser les passions des paysans exaltĂ©s et sâopposaient de tout leur pouvoir Ă la rapine et Ă la violence, partout oĂč cela Ă©tait possible. Et ils suivaient cette conduite Ă lâencontre des dĂ©sirs exprĂšs des autoritĂ©s. Quelques-uns dâentre eux eurent Ă souffrir plus tard de cette dĂ©sobĂ©issance et se virent transfĂ©rĂ©s brusquement dans lâextrĂȘme Nord ou envoyĂ©s dans des paroisses sibĂ©riennes. Le domestique avait hĂąte de se dĂ©barrasser des quelques paysans qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison. Quelle conduite Ă©tait-ce lĂ , leur demanda-t-il, Ă lâĂ©gard dâun homme qui nâĂ©tait quâun locataire, qui depuis des annĂ©es nâavait cessĂ© de se montrer parfaitement bon pour les gens du village et dâen ĂȘtre considĂ©rĂ©, et qui derniĂšrement mĂȘme avait consenti Ă abandonner deux prairies pour les troupeaux du village ? Ils devaient se souvenir aussi du dĂ©vouement de M. Nicolas Bobrowski pour les malades Ă lâĂ©poque du cholĂ©ra. » Tout cela nâĂ©tait que la simple vĂ©ritĂ© et eut pour effet que ces gens commencĂšrent Ă se gratter la tĂȘte et parurent irrĂ©solus. Lâorateur alors montra la fenĂȘtre en sâĂ©criant Regardez les autres qui sâen vont tranquillement, vous feriez mieux de les suivre et de prier Dieu de vous pardonner vos mauvaises pensĂ©es. » Cet appel fut une fĂącheuse inspiration. En se prĂ©cipitant Ă la fenĂȘtre pour voir sâil disait bien vrai, ils renversĂšrent le petit bureau. Celui-ci, en tombant, fit entendre un bruit de piĂšces de monnaie. Il y a de lâargent lĂ -dedans », cria le forgeron. En un instant le dessus de ce meuble dĂ©licat fut brisĂ© et dans un tiroir apparurent quatre-vingts piĂšces dâor. La monnaie dâor ne se voyait que fort rarement alors en Russie cela mit les paysans hors dâeux. Il doit y en avoir dâautres dans la maison, et nous les aurons », hurla le forgeron, ancien soldat. DĂ©jĂ ses compagnons criaient par la fenĂȘtre, invitant la foule Ă venir les aider. Le prĂȘtre, abandonnĂ© soudain Ă la grille, leva les bras au ciel et se sauva pour nâĂȘtre pas tĂ©moin de ce qui allait arriver. Dans sa recherche de lâargent, cette bucolique populace brisa tout dans la maison, dĂ©chirant Ă coups de couteaux, fendant Ă coups de hachettes, si bien que, comme le disait le domestique, il ne resta pas deux morceaux de bois ensemble dans toute la maison. Ils brisĂšrent quelques fort belles glaces, toutes les fenĂȘtres, toute la verrerie et la porcelaine. Ils jetĂšrent les livres et les papiers dehors, dans la prairie, et mirent le feu Ă ce monceau, apparemment pour le plaisir. Lâunique chose quâils laissĂšrent intacte fut un petit crucifix dâivoire qui resta pendu au mur de la chambre Ă coucher en ruines, au-dessus dâun amas de chiffons, dâacajou brisĂ© et de morceaux de planches qui avaient Ă©tĂ© le lit de M. Nicolas Bobrowski. DĂ©couvrant le domestique au moment oĂč il emportait une boĂźte de fer blanc, ils la lui arrachĂšrent et, comme il rĂ©sistait, le jetĂšrent par la fenĂȘtre de la salle Ă manger. La maison nâavait quâun Ă©tage, mais assez Ă©levĂ© au-dessus du sol, et la chute fut si rude que lâhomme demeura Ă©tendu, Ă©tourdi, jusquâĂ ce que le cuisinier et un homme dâĂ©curie pussent sâaventurer, vers le soir, hors de lâendroit oĂč ils sâĂ©taient tenus cachĂ©s, et le ramasser. La populace sâĂ©tait retirĂ©e en emportant la boĂźte quâils supposaient pleine de billets de banque. Ă quelque distance de la maison, au milieu dâun champ, ils la brisĂšrent pour lâouvrir. Ils y trouvĂšrent des documents Ă©crits sur parchemin et les deux croix de la LĂ©gion dâhonneur et Virtuti militari. Ă la vue de ces objets qui, leur expliqua le forgeron, Ă©taient des marques dâhonneur que le Tsar seul accordait, ils furent pris de panique. Ils jetĂšrent le tout dans le fossĂ© et se dispersĂšrent en hĂąte. En apprenant cette perte particuliĂšre, M. Nicolas Bobrowski sâeffondra complĂštement. Le simple sac de sa maison ne sembla pas lâaffecter extrĂȘmement. Alors quâil gardait encore le lit Ă la suite de ce choc, les deux croix furent retrouvĂ©es et lui furent rendues. Cela contribua quelque peu Ă sa convalescence ; mais la boĂźte de fer blanc et les parchemins, en dĂ©pit des recherches que lâon fit dans tous les fossĂ©s aux alentours, ne se retrouvĂšrent jamais. Il ne pouvait oublier la perte de son brevet de la LĂ©gion dâhonneur dont il savait par cĆur le libellĂ© qui Ă©tablissait ses Ă©tats de services, et aprĂšs ce coup il consentait parfois Ă le rĂ©citer, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Ces mots, pendant les deux derniĂšres annĂ©es de sa vie, le hantĂšrent apparemment Ă tel point quâil se les rĂ©pĂ©tait Ă lui-mĂȘme. On en eut la confirmation par la remarque que son vieux serviteur fit Ă ses plus intimes amis Ce qui me brisait le cĆur, câĂ©tait dâentendre notre maĂźtre aller et venir le soir dans sa chambre et prier tout haut dans la langue française. » Ce doit ĂȘtre un an plus tard environ que je vis M. Nicolas Bobrowski ou, plus exactement, quâil me vit pour la derniĂšre fois. CâĂ©tait, comme je lâai dĂ©jĂ dit, Ă lâĂ©poque oĂč ma mĂšre obtint la permission de quitter son exil pendant trois mois et de les passer chez son frĂšre, oĂč des amis et des parents vinrent de prĂšs et de loin lui apporter leurs hommages. Il eĂ»t Ă©tĂ© inconcevable que M. Nicolas Bobrowski ne fĂ»t pas du nombre. La petite enfant de quelques mois quâil avait tenue dans ses bras, le jour mĂȘme oĂč il Ă©tait revenu aprĂšs des annĂ©es de combats et dâexil, affirmait sa foi dans le salut national en supportant Ă son tour les rigueurs de lâexil. Je ne sais sâil Ă©tait lĂ le jour mĂȘme de notre dĂ©part. Jâai dĂ©jĂ dit que, pour moi, il reste plus particuliĂšrement lâhomme qui dans sa jeunesse avait mangĂ© du chien rĂŽti, dans les profondeurs dâune sombre forĂȘt de pins chargĂ©s de neige. Mon souvenir ne peut lui faire place dans aucune des scĂšnes que je me rappelle. Un nez recourbĂ©, des cheveux blancs Ă©tincelants, lâimpression fugitive dâune silhouette militaire, maigre, mince, rigide, boutonnĂ©e jusquâau menton, câest tout ce qui reste aujourdâhui sur terre de M. Nicolas Bobrowski, rien que cette ombre vague poursuivie par le souvenir de son petit-neveu, le dernier ĂȘtre humain, je suppose, qui survive dâentre tous ceux quâil avait vus au cours de sa vie taciturne. Mais je me rappelle bien le jour de notre dĂ©part pour regagner lâexil. La vieille berline de voyage longue et bizarre, avec ses quatre chevaux de poste, devant la façade principale de la maison, façade Ă huit colonnes, quatre de chaque cĂŽtĂ© du perron. Sur les marches, des groupes de domestiques, des parents, un ou deux amis du voisinage le plus proche ; un silence parfait sur tous les visages une expression concentrĂ©e et grave ; ma grandâmĂšre tout en noir avec un regard stoĂŻque, mon oncle donnant le bras Ă ma mĂšre jusquâĂ la voiture oĂč lâon mâavait dĂ©jĂ fait monter ; au haut des marches, ma petite cousine dans une robe courte de tartan Ă dessin rouge, et, comme une petite princesse, entourĂ©e des femmes de sa maison la gouvernante en chef, notre chĂšre et corpulente Francesca qui avait Ă©tĂ© trente ans au service de la famille Bobrowski, lâancienne nourrice, maintenant domestique de ferme, dont la belle figure paysanne trahissait lâexpression compatissante, et la bonne et laide Mlle Durand, lâinstitutrice, avec ses sourcils noirs qui se rejoignaient au-dessus dâun nez gros et court, et son teint de papier brun. De tous les yeux tournĂ©s vers la voiture, ses bons yeux seuls versaient des larmes, seule sa voix Ă©plorĂ©e rompit le silence pour me crier Nâoublie pas ton français, mon chĂ©ri. » En trois mois, rien quâen jouant avec nous, elle mâavait appris non seulement Ă parler le français, mais mĂȘme Ă le lire. CâĂ©tait en vĂ©ritĂ© une excellente camarade de jeux. Ă quelque distance, Ă mi-chemin de la grande grille, une voiture lĂ©gĂšre, dĂ©couverte, attelĂ©e de trois chevaux Ă la mode russe, Ă©tait arrĂȘtĂ©e sur un cĂŽtĂ© de lâallĂ©e ; lâofficier de police du district sây trouvait, la visiĂšre de sa casquette plate Ă bande rouge baissĂ©e sur les yeux. Il peut paraĂźtre Ă©trange quâil ait Ă©tĂ© lĂ Ă surveiller de prĂšs notre dĂ©part. Sans vouloir prendre Ă la lĂ©gĂšre les justes timiditĂ©s des impĂ©rialistes du monde entier, on mâaccordera quâune femme pratiquement condamnĂ©e par les docteurs et un petit garçon qui nâavait pas encore six ans ne pouvaient pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme dangereux, pour le plus vaste des empires concevables, mĂȘme chargĂ© des responsabilitĂ©s les plus sacrĂ©es. Et ce brave homme, je crois, ne le pensait pas non plus. Jâappris plus tard pourquoi il Ă©tait lĂ . Je ne me rappelle aucun signe extĂ©rieur, mais il paraĂźt quâun mois auparavant environ, ma mĂšre fut si mal quâon douta quâelle pĂ»t ĂȘtre en Ă©tat dâentreprendre le voyage Ă la date indiquĂ©e. Dans cette incertitude, on demanda au gouverneur gĂ©nĂ©ral de Kief[8] dâaccorder un dĂ©lai de quinze jours pour quâelle pĂ»t prolonger son sĂ©jour chez son frĂšre. Aucune rĂ©ponse ne fut faite Ă cette priĂšre, mais un soir, au crĂ©puscule, le capitaine de gendarmerie du district vint Ă la maison dire au domestique de mon oncle, qui Ă©tait sorti Ă sa rencontre, quâil avait besoin de parler Ă son maĂźtre, en particulier, sur-le-champ. TrĂšs impressionnĂ© il pensait que câĂ©tait pour une arrestation, le domestique, plus mort que vif de frayeur », comme il le raconta ensuite, lâintroduisit dans le grand salon, qui Ă©tait fort sombre on nâĂ©clairait pas cette piĂšce tous les soirs, en marchant sur la pointe des pieds, afin de ne pas attirer lâattention des dames de la maison, et le conduisit par lâorangerie jusque dans les appartements privĂ©s de mon oncle. Le policier, sans autre prĂ©liminaire, prĂ©senta Ă mon oncle un papier officiel â Tenez, je vous prie, lisez ceci. Je ne devrais pas vous montrer ce papier. Jâai tort de le faire. Mais une mission comme cela me fait perdre le boire et le manger, et le sommeil. Lâofficier de police, originaire de la Grande-Russie, avait servi dans le district depuis de longues annĂ©es. Mon oncle dĂ©plia et lut le document. CâĂ©tait un ordre de service du secrĂ©tariat du Gouverneur-gĂ©nĂ©ral relatif Ă la demande, et enjoignant au capitaine de nâĂ©couter aucune des dĂ©clarations ou explications qui pourraient lui ĂȘtre faites, touchant cette maladie, par des mĂ©decins ou autres personnes. Et si elle nâa quittĂ© la maison de son frĂšre, â disait en outre ce document â le matin du jour indiquĂ© sur le permis, vous aurez Ă lâenvoyer sous escorte, directement, soulignĂ©, Ă lâhĂŽpital de la prison de Kief oĂč elle sera traitĂ©e selon son Ă©tat. » â Pour lâamour de Dieu, Monsieur Bobrowski, faites le nĂ©cessaire pour que votre sĆur parte ce jour-lĂ . Ne mâobligez pas Ă agir contre une femme, et surtout contre quelquâun de votre famille. Je ne puis vraiment pas en supporter la pensĂ©e. Et il se tordait vĂ©ritablement les mains. Mon oncle le considĂ©rait en silence. â Je vous remercie de mâavoir prĂ©venu. Je vous assure que, fĂ»t-elle mourante, on la portera Ă la voiture. â Oui, en vĂ©ritĂ©, quelle diffĂ©rence pourrait-ce ĂȘtre de voyager jusquâĂ Kief ou de rejoindre son mari ? Il lui faudrait toujours partir, â morte ou vive. Et notez, Monsieur Bobrowski, que je viendrai ici ce jour-lĂ , non pas que je doute de votre promesse, mais parce que jây suis obligĂ©. Je dois le faire. Mon service. Mais, vraiment, mon mĂ©tier est un mĂ©tier de chien depuis que certains dâentre vous autres Polonais persistent Ă se rebeller vous avez tous Ă en souffrir. Telle est la raison pour laquelle il se trouvait lĂ , dans une voiture dĂ©couverte Ă trois chevaux rangĂ©e entre la maison et la grille. Je regrette de ne pas pouvoir livrer en pĂąture au dĂ©dain de tous ceux qui croient aux droits de la conquĂȘte, le nom de ce gardien trop fĂącheusement sentimental de la grandeur impĂ©riale. En revanche, je suis Ă mĂȘme de donner le nom du Gouverneur-gĂ©nĂ©ral qui signa lâordre en y ajoutant en marge, de sa propre Ă©criture, Ă exĂ©cuter Ă la lettre. Le nom de ce monsieur Ă©tait Bezak. Haut dignitaire, fonctionnaire Ă©nergique, lâidole un moment de la presse patriotique russe. Chaque gĂ©nĂ©ration a ses souvenirs. IV Nâallez pas croire quâĂ Ă©voquer ainsi les souvenirs de cette demi-heure qui sâĂ©coula entre le moment oĂč mon oncle sortit de ma chambre et celui oĂč nous nous retrouvĂąmes pour dĂźner, jâaie perdu de vue la Folie Almayer. En avouant avoir entrepris mon premier roman pour occuper mon temps, je pense avoir donnĂ©, par lĂ -mĂȘme, lâimpression que ce fut un livre souvent ajournĂ©. Il mâĂ©tait toujours prĂ©sent Ă lâesprit, alors mĂȘme que je nâavais plus quâun faible espoir de pouvoir jamais lâachever. Maints empĂȘchements survinrent obligations quotidiennes, nouvelles impressions, vieux souvenirs. Ce ne fut pas le rĂ©sultat dâun besoin, â ce fameux besoin de sâexprimer que dĂ©couvrent les artistes Ă la recherche de motifs. La nĂ©cessitĂ© qui me poussa fut une nĂ©cessitĂ© secrĂšte, obscure un phĂ©nomĂšne tout Ă fait cachĂ© et inexplicable. Ou peut-ĂȘtre quâun magicien oisif et frivole il doit y avoir des magiciens Ă Londres mâavait jetĂ© un sort par une fenĂȘtre de son appartement, au cours dâune de ces promenades solitaires que je faisais dans le dĂ©dale des rues, sans carte ni compas. Jusquâau moment oĂč je me mis Ă Ă©crire ce roman, je nâavais Ă©crit que des lettres, encore nâavaient-elles pas Ă©tĂ© nombreuses. Je nâavais jamais, de ma vie, pris note dâun fait, dâune impression ou dâune anecdote. La conception dâun livre fait dâaprĂšs un plan Ă©tait entiĂšrement Ă©trangĂšre Ă mon esprit lorsque je me mis Ă Ă©crire lâambition dâĂȘtre Ă©crivain ne sâĂ©tait jamais prĂ©sentĂ©e Ă moi parmi ces aimables existences imaginaires que lâon se forge parfois amoureusement dans la quiĂ©tude et lâimmobilitĂ© dâun rĂȘve en plein jour toutefois, il est clair comme le soleil Ă midi quâau moment oĂč jâeus noirci la premiĂšre page du manuscrit de la Folie Almayer elle contenait environ deux cents mots et cette moyenne par page nâa cessĂ© dâĂȘtre celle de mes trente annĂ©es de vie littĂ©raire, au moment, dis-je, oĂč jâeus, dans la simplicitĂ© de mon cĆur et lâĂ©tonnante ignorance de mon esprit, Ă©crit cette page, les dĂ©s Ă©taient jetĂ©s. Jamais Rubicon ne fut plus aveuglĂ©ment franchi sans invocation aux dieux et sans crainte des hommes. Ce matin-lĂ , je me levai de table aprĂšs le petit dĂ©jeuner, reculai ma chaise, et sonnai violemment, peut-ĂȘtre devrais-je dire rĂ©solument, ou bien plutĂŽt avec impatience, je ne sais. Mais, manifestement, cela a dĂ» ĂȘtre une maniĂšre spĂ©ciale de sonner, un bruit accoutumĂ© devenu impressionnant, comme lorsquâon sonne pour le lever du rideau sur une piĂšce nouvelle. La chose, en effet, ne mâĂ©tait pas habituelle. Dâordinaire, je faisais traĂźner mon petit dĂ©jeuner, et je prenais rarement la peine de sonner pour faire desservir mais ce matin-lĂ , pour une raison quâenveloppe le mystĂšre gĂ©nĂ©ral de cet Ă©vĂ©nement, je ne traĂźnai pas. Et pourtant je nâĂ©tais pas pressĂ©. Je tirai la sonnette dâune main distraite, et tandis quâelle retentissait faiblement quelque part dans le sous-sol, je me mis Ă bourrer ma pipe comme dâhabitude et je cherchai une boĂźte dâallumettes, avec des regards vagues certes, mais qui ne manifestaient, je suis prĂȘt Ă le jurer, aucune espĂšce de frĂ©nĂ©sie. JâĂ©tais assez calme pour dĂ©couvrir au bout de quelque temps que la boĂźte dâallumettes se trouvait lĂ sur la cheminĂ©e, juste devant mes yeux. Et tout cela Ă©tait bel et bien habituel. Avant que je nâeusse jetĂ© lâallumette, la fille de la propriĂ©taire montra dans lâembrasure de la porte son pĂąle et paisible visage et un regard interrogateur. Depuis peu, câĂ©tait la fille de ma propriĂ©taire qui rĂ©pondait Ă mon coup de sonnette. Je note ce petit fait avec quelque orgueil, car il prouve que durant les trente ou quarante jours que jâavais habitĂ© lĂ comme locataire, jâavais produit une impression favorable. Depuis une quinzaine on mâĂ©pargnait la vue dĂ©nuĂ©e dâattraits de la souillon domestique. On changeait souvent de bonnes dans cette maison de Bessborough Gardens, mais grandes ou petites, blondes ou brunes, elles Ă©taient Ă©galement nĂ©gligĂ©es et particuliĂšrement Ă©chevelĂ©es, comme si, intervertissant la version du conte de fĂ©es, la chatte de gouttiĂšre avait Ă©tĂ© changĂ©e en fille. JâĂ©tais extrĂȘmement sensible au privilĂšge dâĂȘtre servi par la fille de ma propriĂ©taire. Sa mise Ă©tait soignĂ©e encore quâelle-mĂȘme fĂ»t anĂ©mique. â Voulez-vous dĂ©barrasser tout cela tout de suite ? lui dis-je dâune voix entrecoupĂ©e par mes efforts pour faire tirer ma pipe. CâĂ©tait lĂ , je lâavoue, une demande inaccoutumĂ©e. GĂ©nĂ©ralement, en me levant de table, jâallais mâasseoir prĂšs de la fenĂȘtre avec un livre et je les laissais enlever le plateau quand ça leur plaisait mais si vous croyez que ce matin-lĂ jâĂ©tais le moins du monde impatient, vous vous trompez. Je me rappelle que jâĂ©tais parfaitement calme. Ă vrai dire je nâĂ©tais pas du tout certain que jâavais envie dâĂ©crire, que je voulais Ă©crire, ni mĂȘme que jâavais quelque chose Ă Ă©crire. Non, je nâĂ©tais aucunement impatient. Je flĂąnai entre la cheminĂ©e et la fenĂȘtre, sans mĂȘme attendre consciemment quâon eĂ»t dĂ©barrassĂ© la table. Il y avait tout Ă parier quâavant mĂȘme que la fille de la propriĂ©taire eĂ»t terminĂ©, je mâemparerais dâun livre et resterais Ă le lire toute la matinĂ©e, dans un Ă©tat dâagrĂ©able indolence. Je lâaffirme avec assurance, et je ne sais mĂȘme pas quels livres traĂźnaient par la piĂšce. En tout cas, ce nâĂ©tait pas de ces Ćuvres de grands maĂźtres, oĂč lâon peut trouver le secret dâune pensĂ©e claire et dâune expression juste. Depuis lâĂąge de cinq ans jâai toujours Ă©tĂ© grand liseur, ce qui nâa rien dâĂ©tonnant chez un enfant qui a appris Ă lire sans sâen apercevoir. Ă dix ans jâavais lu beaucoup de Victor Hugo et autres romantiques. Jâavais lu en polonais et en français, des livres dâhistoire, des voyages, des romans je connaissais Gil Blas et Don Quichotte dans des Ă©ditions abrĂ©gĂ©es jâavais lu tout jeune des poĂštes polonais et quelques poĂštes français, mais je ne puis dire ce que je lisais la veille du jour oĂč je commençai Ă Ă©crire moi-mĂȘme. Je crois que câĂ©tait un roman, et il est trĂšs possible que çâait Ă©tĂ© un des romans dâAnthony Trollope. Câest trĂšs probable. Ma connaissance de ses livres Ă©tait trĂšs rĂ©cente. Câest lâun des romanciers anglais dont jâai lu les Ćuvres pour la premiĂšre fois en anglais. Pour ce qui Ă©tait des hommes de rĂ©putation europĂ©enne, Dickens, Walter Scott ou Thackeray, il en avait Ă©tĂ© autrement. Mon premier contact avec la littĂ©rature anglaise dâimagination çâavait Ă©tĂ© Nicolas Nickleby. Câest extraordinaire comme le bavardage inconsĂ©quent de Mrs. Nickleby et le dĂ©chaĂźnement rageur du sinistre Ralph sonnaient bien en polonais. Pour ce qui est de la famille Crummles et de la famille du savant Squeers, le polonais semblait leur ĂȘtre aussi naturel que leur langue maternelle. CâĂ©tait, jâen suis sĂ»r, une excellente traduction. Ce devait ĂȘtre vers 1870. Ă vrai dire, je crois que je me trompe. Ce nâest pas ce livre-lĂ qui fut ma premiĂšre introduction Ă la littĂ©rature anglaise. Le premier fut les Deux Gentilshommes de VĂ©rone et cela, sur le manuscrit mĂȘme de la traduction de mon pĂšre. CâĂ©tait pendant notre exil en Russie, et ce devait ĂȘtre moins dâun an aprĂšs la mort de ma mĂšre, car je me revois encore dans la blouse noire bordĂ©e de blanc de mon vĂȘtement de deuil. Nous habitions ensemble, tout Ă fait seuls, dans une petite maison des faubourgs de la ville de Tchernikoff. Cet aprĂšs-midi-lĂ , au lieu dâaller jouer dans la cour que nous partagions avec le propriĂ©taire, je mâĂ©tais glissĂ© dans la piĂšce oĂč mon pĂšre avait coutume dâĂ©crire. Ce qui mâavait enhardi au point de grimper sur sa chaise, je nâen sais rien, mais deux heures plus tard il me trouva lĂ Ă genoux, les deux coudes sur la table et la tĂȘte dans les mains, lisant le manuscrit sur des feuilles dĂ©tachĂ©es. Jâen fus grandement confus, et mâattendais Ă me voir gronder. Il resta dans lâembrasure de la porte Ă me considĂ©rer avec quelque surprise, mais la seule chose quâil me dit aprĂšs un moment de silence, ce fut â Lis-moi la page Ă haute voix. » Fort heureusement la page que jâavais devant moi nâĂ©tait pas trop surchargĂ©e de suppressions et de corrections, et lâĂ©criture de mon pĂšre Ă©tait dâailleurs extrĂȘmement lisible. Quand je fus arrivĂ© au bout, il hocha la tĂȘte et je mâesquivai, trop heureux dâavoir Ă©chappĂ© Ă une rĂ©primande pour cet acte dâimpulsive audace. Jâai essayĂ©, depuis lors, de dĂ©couvrir la raison de cette indulgence et jâimagine quâĂ mon insu, jâavais, dans lâesprit de mon pĂšre, acquis des droits Ă quelque latitude dans mes rapports avec sa table de travail. CâĂ©tait un mois, peut-ĂȘtre mĂȘme une semaine auparavant, que je lui avais lu Ă haute voix dâun bout Ă lâautre, et Ă sa complĂšte satisfaction tandis quâil gardait le lit, se trouvant alors assez souffrant les Ă©preuves de sa traduction des Travailleurs de la mer, de Victor Hugo. Tel avait Ă©tĂ© mon titre Ă cette considĂ©ration, et je crois bien aussi, mon premier contact avec la mer en littĂ©rature. Si je ne me rappelle pas oĂč, quand et comment jâappris Ă lire, je ne suis pas prĂšs dâoublier comment je fus exercĂ© dans lâart de lire Ă haute voix. Mon pauvre pĂšre, admirable lecteur lui-mĂȘme, Ă©tait le plus exigeant des maĂźtres. Je pense avec quelque fiertĂ© que jâai dĂ» lire tolĂ©rablement bien, Ă lâĂąge de huit ans, cette page des Gentilshommes de VĂ©rone. La seconde fois que je les rencontrai, ce fut dans une Ă©dition complĂšte, en un volume Ă cinq shillings, des Ćuvres de Shakespeare, quâil mâadvint de lire Ă Falmouth, Ă mes moments perdus, avec lâaccompagnement bruyant des maillets de calfats enfonçant lâĂ©toupe dans les fentes du pont dâun navire en cale sĂšche. Nous avions fait relĂąche en dĂ©tresse avec un Ă©quipage refusant le service aprĂšs un mois de lutte Ă©puisante contre les tempĂȘtes de lâAtlantique du Nord. Les livres font partie intĂ©grante de nos vies, et mes associations shakespeariennes sont liĂ©es dâune part Ă cette annĂ©e de notre solitude, la derniĂšre que jâai passĂ©e en exil avec mon pĂšre il mâenvoya en Pologne chez son beau-frĂšre aussitĂŽt quâil put se dĂ©cider Ă la sĂ©paration et Ă cette annĂ©e de grosses tempĂȘtes, lâannĂ©e oĂč jâai regardĂ© la mort de plus prĂšs Ă la mer, et de deux façons, dâabord par lâeau, puis par le feu. Je me rappelle toutes ces choses, mais ce que je lisais la veille du jour oĂč commença ma vie dâĂ©crivain, je lâai oubliĂ©. Jâai une vague notion que ce devait ĂȘtre un des romans politiques de Trollope. Et je me rappelle aussi lâaspect quâavait cette journĂ©e. CâĂ©tait un jour dâautomne dont lâatmosphĂšre Ă©tait opaline, un jour voilĂ©, presque opaque, lumineux pourtant, avec des taches et des Ă©clairs de soleil rouge sur les toits et les fenĂȘtres dâen face, tandis que les arbres du square, dont les feuilles Ă©taient tombĂ©es, avaient lâair de dessins Ă lâencre de Chine sur une feuille de papier de soie. CâĂ©tait un de ces jours de Londres qui ont le charme dâune mystĂ©rieuse amĂ©nitĂ©, dâune attrayante douceur. Cet effet de brume opaline nâĂ©tait pas rare Ă Bessborough Gardens Ă cause de la proximitĂ© de la Tamise. Il nây a aucune raison pour que je puisse me rappeler cet effet plutĂŽt ce jour-lĂ quâun autre, si ce nâest que je restai longtemps Ă regarder par la fenĂȘtre, aprĂšs que la fille de la propriĂ©taire fut partie en emportant son butin de tasses et de soucoupes. Je lâentendis poser le plateau par terre dans le couloir et enfin fermer la porte je nâen continuai pas moins Ă fumer, le dos tournĂ© Ă la piĂšce. Il est clair que je nâĂ©tais aucunement pressĂ© de faire le plongeon dans la vie littĂ©raire, si on peut dĂ©crire cette premiĂšre tentative comme un plongeon. Je me sentais tout entier imprĂ©gnĂ© de cette indolence des marins Ă©loignĂ©s de la mer, cette scĂšne dâun incessant labeur et dâun interminable devoir. Pour sâabandonner Ă lâindolence, il nây a rien de tel quâun marin Ă terre quand il est dans cette disposition, celle dâune irresponsabilitĂ© absolue savourĂ©e Ă fond. Il me semble que je ne pensais absolument Ă rien, mais câest lĂ une impression difficile Ă croire aprĂšs tant dâannĂ©es. Ce dont je suis certain, câest que jâĂ©tais bien loin de penser Ă Ă©crire un roman, quoiquâil fĂ»t possible et mĂȘme vraisemblable que je pensais Ă lâhomme quâĂ©tait Almayer. Je lâavais vu pour la premiĂšre fois, environ quatre ans auparavant, de la passerelle dâun vapeur amarrĂ© Ă une petite jetĂ©e dĂ©labrĂ©e, Ă quelque quarante milles de lâembouchure dâune riviĂšre de BornĂ©o. CâĂ©tait le matin de bonne heure, et un lĂ©ger brouillard, â un brouillard opalin comme dans Bessborough Gardens, mais sans ces touches vives des rayons rouges du soleil de Londres sur les toits et les tuyaux de cheminĂ©e, â promettait de se transformer bientĂŽt en un brouillard blanc comme du coton. Ă lâexception dâune petite pirogue sur la riviĂšre, il nây avait rien en vue qui bougeĂąt. Je sortais de ma cabine en bĂąillant. LâĂ©quipage de Malais hĂ©lait sur les chaĂźnes de charge et examinait les treuils. Du pont, leurs voix mâarrivaient amorties leurs mouvements Ă©taient languissants. Le dĂ©but de cette journĂ©e tropicale vous donnait des frissons. Le timonier malais montĂ© pour chercher quelque chose dans les coffres sur la dunette, grelottait visiblement. Les forĂȘts en amont et en aval et sur la rive opposĂ©e paraissaient noires et humides lâeau dĂ©gouttait du grĂ©ement sur les tentes fortement tendues du pont, et câest au milieu dâun bĂąillement frissonnant que jâaperçus pour la premiĂšre fois Almayer. Il sâavançait Ă travers une piĂšce dâherbe brĂ»lĂ©e, silhouette vague contre la vague masse dâune maison, une maison basse faite de nattes, de bambous et de feuilles de palmiers, et coiffĂ©e dâun Ă©norme toit dâherbes sĂšches. Il sâavança sur la jetĂ©e. Il nâĂ©tait vĂȘtu que dâun ample pyjama de cretonne historiĂ©e dâĂ©normes fleurs Ă pĂ©tales jaunes sur un fond bleu dâun vilain ton et dâun mince gilet de coton Ă manches courtes. Ses bras, nus jusquâau coude, Ă©taient croisĂ©s sur sa poitrine. Ses cheveux noirs semblaient nâavoir pas Ă©tĂ© coupĂ©s depuis longtemps et une boucle lui tombait en travers du front. Jâavais entendu parler de lui Ă Singapore ; jâavais entendu parler de lui Ă bord ; jâavais entendu parler de lui de bonne heure le matin et tard le soir ; jâavais entendu parler de lui Ă dĂ©jeuner et Ă dĂźner ; jâavais entendu parler de lui dans un endroit nommĂ© Pulo Laut par un monsieur mulĂątre, qui se donnait pour directeur dâune mine de charbon ce qui vous avait un air de civilisation et de progrĂšs jusquâau moment oĂč vous appreniez que lâon nâexploitait pas la mine Ă cette heure parce quâelle Ă©tait hantĂ©e par des revenants particuliĂšrement affreux. Jâavais entendu parler de lui dans un endroit appelĂ© Dongola, dans lâĂźle des CĂ©lĂšbes, lorsque le Rajah de ce port fort peu connu on nây pouvait trouver dâancrage Ă moins de quinze toises, ce qui est extrĂȘmement incommode Ă©tait venu Ă bord, des plus amicalement et escortĂ© seulement de deux personnes de sa suite, pour boire des bouteilles dâeau de Seltz lâune aprĂšs lâautre sur la clairevoie de lâarriĂšre avec mon bon, excellent ami et commandant, le capitaine Craig. Du moins jâentendis prononcer distinctement son nom au cours dâune longue conversation en langue malaise. Certes oui, je lâentendis tout Ă fait distinctement, â Almayer, Almayer, â et je vis sourire le capitaine Craig tandis que le gros Rajah riait Ă haute voix. Entendre un rajah malais rire tout haut, câest plutĂŽt rare, je vous lâassure. Et je surpris aussi le nom dâAlmayer Ă©changĂ© par nos passagers dâentrepont pour la plupart de petits commerçants voyageant avec leurs marchandises. ĂparpillĂ©s sur le pont, et chacun dâeux retranchĂ© derriĂšre des paquets et des caisses, assis sur des nattes, des oreillers, des matelas, des morceaux de bois, ils sâentretenaient des affaires de lâArchipel. Sur ma parole, jâavais entendu murmurer le nom dâAlmayer faiblement Ă minuit comme je me rendais Ă lâarriĂšre voir le patent loch qui faisait tinter ses quarts de mille dans le grand silence de la mer. Je ne veux pas dire que nos passagers rĂȘvaient tout haut dâAlmayer, mais il est indubitable que deux dâentre eux tout au moins, qui ne pouvaient apparemment pas dormir et essayaient de distraire leur insomnie par une conversation Ă mi-voix Ă cette heure fantomale, faisaient de façon ou dâautre allusion Ă Almayer. Il Ă©tait vĂ©ritablement impossible Ă bord de ce navire de se dĂ©barrasser une fois pour toutes dâAlmayer et un tout petit poney attachĂ© Ă lâavant et dont la queue balayait la cambuse au grand ennui de notre cuisinier chinois, Ă©tait destinĂ© Ă Almayer. Quâavait-il besoin dâun poney ? Dieu seul le sait, puisque je suis parfaitement certain quâil ne pouvait pas le monter mais tel Ă©tait lâhomme, ambitieux, avec le goĂ»t du grandiose, faisant venir un poney, alors que sur toute lâĂ©tendue de ce village contre lequel il brandissait quotidiennement son poing impuissant, il nây avait quâun seul sentier praticable pour un poney sentier de 300 mĂštres environ, bordĂ© par des centaines de lieues carrĂ©es de forĂȘt vierge. Mais qui sait ? Lâimportation de ce poney Bali pouvait bien faire partie de quelque plan profond, de quelque combinaison diplomatique, de quelque intrigue chargĂ©e de promesses. Avec Almayer on ne savait jamais. Sa conduite Ă©tait gouvernĂ©e par des considĂ©rations fort Ă©loignĂ©es de lâĂ©vidence, par dâincroyables suppositions, qui rendaient sa logique impĂ©nĂ©trable Ă toute personne raisonnable. Jâappris tout cela plus tard. Ce matin-lĂ en apercevant cette forme en pyjama qui sâavançait dans la brume, je me dis Voici notre homme. » Il sâapprocha du navire et redressa sa contenance harassĂ©e, ronde et plate, avec cette mĂšche de cheveux noirs qui lui tombait sur le front et un regard lourd, et souffrant. â Bonjour ! » â Bonjour ! » Il me regarda fixement jâĂ©tais un nouveau venu, je venais juste de remplacer le second quâil avait lâhabitude de voir ; et je pense que cette nouveautĂ© lui inspira, comme tous les Ă©vĂ©nements en gĂ©nĂ©ral, une profonde mĂ©fiance. â Je ne vous attendais pas avant ce soir », remarqua-t-il dâun air soupçonneux. Je ne vois pas pourquoi il pouvait en ĂȘtre contrariĂ©, mais il semblait lâĂȘtre. Je pris la peine de lui expliquer quâayant aperçu la bouĂ©e Ă lâentrĂ©e de la riviĂšre juste avant la nuit, et la marĂ©e aidant, le capitaine Craig avait pu franchir la barre et rien ne lâavait empĂȘchĂ© de remonter la riviĂšre pendant la nuit. â Le capitaine Craig connaĂźt cette riviĂšre comme sa poche », dĂ©clarai-je, essayant de lier connaissance. â Mieux ! » dit Almayer. PenchĂ© par-dessus la passerelle, je le regardais qui contemplait le quai avec un regard sombre. Il se frottait les pieds lâun contre lâautre il portait des pantoufles de paille Ă grosses semelles. Le brouillard du matin sâĂ©tait considĂ©rablement Ă©paissi. Tout dĂ©gouttait autour de nous les mĂąts de charge, la lisse, tous les cordages du navire, â comme si lâunivers sâĂ©tait mis Ă fondre en larmes. Almayer releva la tĂȘte, et du ton dâun homme habituĂ© aux coups de la mauvaise fortune demanda dâune voix Ă peine perceptible â Je suppose que vous nâavez pas Ă bord quelque chose comme un poney ? » Je lui dis presque dans un murmure, qui sâaccordait avec le ton mineur de ses discours, que nous avions quelque chose comme un poney, et je donnais Ă entendre, aussi aimablement que possible, quâil Ă©tait diablement encombrant. Jâavais hĂąte de le dĂ©barquer avant de commencer Ă dĂ©charger. Almayer me considĂ©ra un long moment, en relevant la tĂȘte, avec des yeux incrĂ©dules et mĂ©lancoliques comme sâil Ă©tait dangereux de croire Ă ce que je disais. Cette pathĂ©tique mĂ©fiance dans lâissue favorable de nâimporte quelle affaire me toucha profondĂ©ment et jâajoutai â La traversĂ©e ne semble pas lâavoir abĂźmĂ© le moins du monde. Câest un joli poney, dâailleurs ». Mais on ne pouvait pas remonter Almayer pour toute rĂ©ponse il toussa un peu et se remit Ă regarder ses pieds. Jâessayai de lâaborder autrement. â Dites donc ! lui dis-je, vous ne craignez pas dâattraper une pneumonie ou une bronchite ou quelque chose du mĂȘme genre Ă vous promener ainsi en gilet par un pareil brouillard ? » LâintĂ©rĂȘt que je manifestais pour sa santĂ© ne rĂ©ussit pas Ă lâamadouer. Sa rĂ©ponse fut un sombre Pas de danger ! » comme pour laisser entendre que mĂȘme ce moyen dâĂ©chapper Ă lâinclĂ©mence du sort lui Ă©tait refusĂ©. â Je suis venuâŠ, », marmotta-t-il au bout dâun moment. â Eh bien ! puisque vous ĂȘtes venu, je vais dĂ©barquer le poney tout de suite et vous pourrez lâemmener. Jâai hĂąte de mâen dĂ©barrasser. Il mâencombre. » Almayer semblait hĂ©sitant. Jâinsistai. â Je vais le faire hisser au treuil et lâamener sur le quai juste devant vous. Je prĂ©fĂšre de beaucoup le faire avant dâouvrir les panneaux. Ce petit diable serait capable de sauter dans la cale ou de faire quelque chose de ce genre. â Il y a un licou ? » sâenquit Almayer. â Mais oui, bien sĂ»r, il y a un licou ». Et sans plus attendre je me penchai sur la lisse de la dunette â Serang, dĂ©barquez le poney de Tuan Almayer ». Le cuisinier sâempressa de fermer la porte de sa cambuse, et, un moment aprĂšs, une lutte extraordinaire commença sur le pont. Le poney ruait avec une extrĂȘme Ă©nergie les kalashes se garaient prĂ©cipitamment. Le serang multipliait les ordres dâune voix Ă©raillĂ©e. Soudain le poney sauta sur le panneau dâavant. Ses petits sabots faisaient lĂ -dessus un bruit de tonnerre. Il ruait et se cabrait. Il secouait sa criniĂšre et sa mĂšche de devant dâun air dâĂ©tonnante sauvagerie. Il dilatait les narines, des flocons dâĂ©cume marquaient sa large petite poitrine ses yeux Ă©tincelaient. Il nâavait quâun mĂštre de haut, il Ă©tait farouche, terrible, furieux, combatif il disait ha ! ha ! distinctement il rageait et frappait du pied, et seize robustes kalashes se tenaient Ă lâentour sans rien faire, comme des nourrices dĂ©concertĂ©es devant la fureur dâun enfant gĂątĂ©. Il agitait la queue sans trĂȘve il arquait son joli cou il Ă©tait parfaitement ravissant, il Ă©tait mĂ©chant dâune façon charmante. Il nây avait pas un brin de vice dans cette scĂšne il ne montrait pas les dents, ne couchait pas les oreilles. Au contraire, il les pointait en avant dâune maniĂšre comiquement agressive. Il Ă©tait absolument immoral et sĂ©duisant jâaurais aimĂ© lui donner du pain, du sucre, des carottes. Mais la vie est une affaire sĂ©rieuse et le sentiment du devoir en est le seul guide certain. Aussi cuirassai-je mon cĆur et de la position Ă©levĂ©e que jâoccupais sur la passerelle je commandai aux hommes de se jeter tous ensemble sur lui. Le vieux serang, en lançant un cri Ă©trange et inarticulĂ©, donna lâexemple. CâĂ©tait un excellent gradĂ©, compĂ©tent dans le mĂ©tier et modĂ©rĂ©ment fumeur dâopium. Les autres sâĂ©lançant tous Ă la fois firent disparaĂźtre ce poney sous leur nombre. Ils sâaccrochĂšrent Ă ses oreilles, Ă sa criniĂšre, Ă sa queue. Ils sâempilĂšrent sur son dos, dix-sept en tout. Le charpentier, saisissant le crochet de la chaĂźne de charge, grimpa sur leur dos. Un trĂšs bon gradĂ© lui aussi, mais il bĂ©gayait. Avez-vous jamais entendu un Chinois jaune pĂąle, maigre, mĂ©lancolique, sĂ©rieux, bĂ©gayer dans un anglais bizarre ? Câest vraiment trĂšs Ă©trange. Il faisait le dix-huitiĂšme. Je ne voyais plus le poney du tout mais le mouvement houleux de cette masse dâhommes prouvait quâil y avait quelque chose de vivant lĂ -dessous. Du quai Almayer cria dâun ton chevrotant â Eh ! dites-donc ! » De lâendroit oĂč il Ă©tait il ne pouvait voir ce qui se passait sur le pont, sauf peut-ĂȘtre le sommet de la tĂȘte des hommes il ne pouvait quâentendre la mĂȘlĂ©e, les coups violents, comme si nous essayions de dĂ©molir le navire. Je me tournai vers lui â Quây a-t-il ? » â Ne les laissez pas lui casser les jambes », supplia-t-il plaintivement. â Allez ! Allez ! Tout va bien maintenant. Il ne peut plus remuer. » Pendant ce temps on avait accrochĂ© la chaĂźne de charge Ă la large sangle de toile que portait le poney, les kalashes sâĂ©lancĂšrent Ă la fois dans toutes les directions, roulant les uns par-dessus les autres, et le digne serang, faisant un bond derriĂšre le treuil, le mit en marche. â Attention ! » hurlai-je, apprĂ©hendant vivement de voir lâanimal enlevĂ© dâun coup jusquâĂ la tĂȘte du gui de charge. Sur la jetĂ©e, Almayer piĂ©tinait dâinquiĂ©tude dans ses pantoufles de paille. Le bruit du treuil cessa, et dans un silence impressionnant, ce poney commença son voyage Ă travers le pont. Comme il Ă©tait devenu flasque ! DĂšs quâil sâĂ©tait senti en lâair il avait dĂ©tendu tous ses muscles dâune maniĂšre Ă©tonnante. Ses quatre petits sabots sâentrechoquaient, sa tĂȘte pendait, et sa queue demeurait verticale, dans une complĂšte immobilitĂ©. Il me rappelait tout Ă fait le pathĂ©tique petit mouton suspendu au collier de lâOrdre de la Toison dâOr. Je nâimaginais pas que quoi que ce fĂ»t du genre dâun cheval pouvait ĂȘtre aussi flasque que cela, mort ou vif. Sa criniĂšre en broussaille pendait lamentablement, comme une simple masse de crin inanimĂ©e ses oreilles agressives sâĂ©taient affaissĂ©es mais comme il se balançait lentement, en avant de la passerelle, jâaperçus un Ă©clair de malice dans son Ćil rĂȘveur, Ă demi-fermĂ©. Un quartier-maĂźtre digne de confiance, lâĆil attentif et les dents dĂ©couvertes dans un sourire stupide sâoccupait Ă la manĆuvre du gui de charge. Je surveillais, avec un vif intĂ©rĂȘt. Bien ! Tenez bon ! » Le gui de charge sâarrĂȘta. Les kalashes garnirent la lisse. La corde du licou pendait perpendiculairement et immobile comme un cordon de sonnette devant Almayer. Tout Ă©tait immobile. Je lui suggĂ©rai amicalement de saisir la corde et de faire attention. Il Ă©tendit nĂ©gligemment la main, dâun air irritant et supĂ©rieur. â Vous y ĂȘtes ? Amenez en douceur ! » Almayer embraqua le mou du licou avec assez dâintelligence, mais quand les sabots du poney eurent touchĂ© la jetĂ©e, il sâabandonna aussitĂŽt au plus stupide optimisme. Sans attendre, sans rĂ©flĂ©chir, presque sans regarder, il dĂ©gagea le crochet de lâĂ©lingue, et la chaĂźne de charge, aprĂšs avoir frappĂ© la croupe du poney, retomba contre le flanc du navire avec un grand bruit. Puis quelque chose mâĂ©chappa, car ce que je vis ensuite ce fut Almayer les quatre fers en lâair, sur la jetĂ©e. Il Ă©tait seul. LâĂ©tonnement me priva de lâusage de la parole assez longtemps pour donner Ă Almayer le temps de se ramasser lentement et avec peine. Les kalashes alignĂ©s sur la lisse demeurait tous bouche bĂ©e. La lĂ©gĂšre brise faisait flotter la brume qui sâĂ©tait Ă©paissie au point de nous masquer complĂštement la rive. â Comment diable avez-vous fait pour le laisser sâĂ©chapper ? demandai-je fort scandalisĂ©. Almayer considĂ©ra la paume endolorie de sa main droite, mais ne rĂ©pondit pas Ă ma question. â OĂč pensez-vous quâil va aller ? criai-je. Y a-t-il des palissades quelque part dans ce brouillard ? Peut-il se sauver dans la forĂȘt ? Quâallons-nous faire maintenant ? » Almayer haussa les Ă©paules. â Quelques-uns de mes gens vont courir aprĂšs lui. Ils lâattraperont tĂŽt ou tard. » â TĂŽt ou tard. Câest trĂšs joli, mais, et mon Ă©lingue quâil a emportĂ©e ? Jâen ai besoin tout de suite pour dĂ©barquer deux vaches des CĂ©lĂšbes. » Depuis Dongola nous avions Ă bord, outre le poney, une paire de ces jolies petites vaches des Ăźles. AttachĂ©es de lâautre cĂŽtĂ© du gaillard dâavant, elles avaient balayĂ© de leurs queues lâautre porte de la cambuse. Ces animaux toutefois nâĂ©taient pas destinĂ©s Ă Almayer ils Ă©taient consignĂ©s Ă Abdullah bin Selim, son ennemi. Almayer ne se souciait aucunement de mon embarras. â Ă votre place, jâessaierais de savoir oĂč il est parti, insistai-je. Ne feriez-vous pas mieux de rassembler vos gens ou quelque chose de ce genre ? Il va tomber et se couronner les genoux. Il peut mĂȘme se casser une jambe, vous savez. » Mais Almayer plongĂ© dans dâabstraites pensĂ©es semblait ne plus se soucier de ce poney. ĂtonnĂ© de cette soudaine indiffĂ©rence, jâenvoyai tout mon monde sur la rive pour lui donner la chasse ou, en tout cas, pour retrouver lâĂ©lingue quâil avait autour du corps. Tout lâĂ©quipage du vapeur, Ă lâexception des chauffeurs et des mĂ©caniciens, sâĂ©lança sur le quai, dĂ©passa le pensif Almayer puis disparut Ă ma vue. Le brouillard blanc les engloutit et de nouveau rĂ©gna un profond silence qui semblait sâĂ©tendre sur des lieues en amont et en aval de la riviĂšre. Toujours taciturne, Almayer se disposa Ă monter Ă bord, et je descendis de la passerelle pour le rencontrer sur le pont arriĂšre. â Voulez-vous dire au capitaine que jâai instamment besoin de le voir ? me demanda-t-il Ă voix basse, en laissant ses regards errer Ă lâaventure. â Bien, je vais voir. » La porte de sa cabine grande ouverte, le capitaine Craig au sortir de la salle de bain, Ă©tait en train de brosser ses cheveux Ă©pais et gris de fer avec deux grandes brosses. â M. Almayer me dit quâil dĂ©sire instamment vous voir, capitaine. » Tout en disant ces mots, je me mis Ă sourire. Je ne sais pourquoi je souriais, sinon quâil me semblait absolument impossible de mentionner le nom dâAlmayer sans sourire. Ce nâĂ©tait pas nĂ©cessairement un joyeux sourire. En se retournant vers moi, le capitaine Craig se mit Ă sourire, lui, plutĂŽt joyeusement. â Le poney lui a Ă©chappĂ©, hein ? â Oui, capitaine. En effet. â OĂč est-il ? â Dieu seul le sait. â Non. Je veux dire Almayer. Faites-le entrer. La cabine du capitaine ouvrant droit sur le pont sous la dunette, je nâeus, de la porte, quâĂ faire signe Ă Almayer qui Ă©tait restĂ©, les yeux Ă terre, Ă lâendroit mĂȘme oĂč je lâavais laissĂ©. Il sâavança comme Ă regret, serra la main du capitaine et demanda la permission de fermer la porte de la cabine. â Jâai une belle histoire Ă vous raconter », furent les derniers mots que jâentendis. Lâamertume de son intonation Ă©tait digne de remarque. Je mâĂ©loignai de la porte, cela va sans dire. Pour le moment je nâavais plus personne de lâĂ©quipage Ă bord seul le charpentier chinois, un sac de toile suspendu au cou et un marteau Ă la main, parcourait le pont, faisait sauter les cales des panneaux et les mettait consciencieusement dans son sac. Nâayant rien dâautre Ă faire, je rejoignis nos deux mĂ©caniciens Ă la porte de la chambre des machines. CâĂ©tait presque lâheure du petit dĂ©jeuner. â Il sâest levĂ© de bon matin, dites-moi ? remarqua le second mĂ©canicien, et il se mit Ă sourire dâun air indiffĂ©rent. CâĂ©tait un homme sobre, pourvu dâune bonne digestion et dâun sens de la vie placide et raisonnable, mĂȘme Ă jeun. â Oui, dis-je. Il sâest enfermĂ© avec le capitaine. Quelque affaire trĂšs particuliĂšre. â Il va lui dĂ©biter une histoire Ă nâen plus finir », dĂ©clara le chef mĂ©canicien. Il souriait avec aigreur. Il Ă©tait dyspeptique et souffrait, dĂšs le matin, de tiraillements dâestomac. Le second mĂ©canicien se mit Ă sourire franchement, dâun sourire qui dessinait deux plis verticaux sur ses joues rasĂ©es. Et je me mis Ă sourire Ă©galement, mais, Ă dire vrai, je nâĂ©prouvais aucun amusement. Il nây avait vraiment rien dâamusant dans cet homme dont, apparemment, nulle part dans lâArchipel on ne pouvait prononcer le nom sans sourire. Ce matin-lĂ , il partagea notre petit dĂ©jeuner silencieusement, ne regardant guĂšre que le fond de sa tasse. Je lui annonçai que mes hommes avaient retrouvĂ© son poney cabriolant dans le brouillard, Ă deux doigts de la fosse, profonde de huit pieds, oĂč il tenait en rĂ©serve sa provision de gutta. Le couvercle en Ă©tant enlevĂ©, sans que quelquâun fĂ»t auprĂšs, tout mon Ă©quipage avait bien failli dĂ©gringoler la tĂȘte la premiĂšre dans ce satanĂ© trou. Jurumudi Itam, notre meilleur quartier-maĂźtre, fort habile aux travaux dâaiguille, qui avait la charge de repriser les pavillons du navire et de recoudre nos boutons, avait reçu un mauvais coup Ă lâĂ©paule. Le remords et la gratitude semblaient Ă©galement Ă©trangers au caractĂšre dâAlmayer. Il marmotta â Vous voulez dire ce pirate ? â Quel pirate ? VoilĂ onze ans que cet homme appartient au navire, mâĂ©criai-je avec indignation. â Il en a lâair », murmura Almayer pour toute excuse. Le soleil avait dissipĂ© le brouillard. DâoĂč nous Ă©tions assis, sous la tente arriĂšre, nous pouvions apercevoir le poney attachĂ© Ă un pilier de la vĂ©randa devant la maison dâAlmayer. Nous restĂąmes assez longtemps silencieux. Tout Ă coup, Almayer, faisant Ă©videmment allusion Ă la conversation quâil avait eue dans la cabine du capitaine, lança anxieusement Ă travers la table Je ne sais vraiment que faire maintenant. » Le capitaine Craig se contenta de le regarder en relevant les sourcils et se leva de sa chaise. Nous nous dispersĂąmes au grĂ© de nos occupations, mais Almayer, Ă demi vĂȘtu comme il Ă©tait avec son pantalon de cretonne et son mince gilet de coton, demeura Ă bord, sâattardant prĂšs de la coupĂ©e comme sâil ne pouvait se dĂ©cider Ă rentrer chez lui ni Ă rester avec nous pour tout de bon. Nos boys chinois lui lançaient au passage des regards de cĂŽtĂ©, et Ah Sing, notre jeune maĂźtre dâĂ©quipage, le plus beau et le plus sympathique des Chinois, hochait la tĂȘte dâun air entendu derriĂšre le large dos dâAlmayer. Au cours de la matinĂ©e, je mâapprochai de celui-ci un moment â Eh ! bien, Monsieur Almayer, lui dis-je tranquillement, vous nâavez pas encore lu vos lettres ? » Nous lui avions apportĂ© son courrier et il tenait le paquet de lettres dans sa main depuis le moment oĂč nous Ă©tions sortis de table. Lorsque jây fis allusion, il y jeta un coup dâĆil et, un moment, je crus quâil allait Ă©carter les doigts et laisser tomber les lettres par-dessus bord. Je crois bien quâil fut tentĂ© de le faire. Je nâoublierai jamais la vue de cet homme effrayĂ© par ses lettres. â Y a-t-il longtemps que vous avez quittĂ© lâEurope ? me demanda-t-il. â Pas trĂšs longtemps. Pas tout Ă fait huit mois, lui dis-je. Jâai dĂ©barquĂ© dâun navire Ă Samarang avec un tour de reins et je suis restĂ© quelques semaines Ă Singapoor[9]. » Il soupira. â Les affaires sont trĂšs mauvaises ici. â Vraiment ! â Impossibles !⊠Vous voyez ces oies ? » De la main qui tenait les lettres, il me montra quelque chose qui avait lâair dâune motte de neige allant et venant au bout de son terrain. Cela disparut derriĂšre des buissons. â Les seules oies de la cĂŽte orientale, dĂ©clara Almayer dans un lĂ©ger murmure oĂč ne paraissait pas la moindre trace de foi, dâespĂ©rance ou dâorgueil. LĂ -dessus, avec la mĂȘme absence dâanimation, il mâannonça son intention de choisir une oie grasse et de nous la faire porter Ă bord dĂšs le lendemain matin. Jâavais auparavant entendu parler de ces largesses. Il vous confĂ©rait une oie comme si câeĂ»t Ă©tĂ© une sorte de dĂ©coration quâil nâaccordait quâĂ ses amis Ă©prouvĂ©s. Jâavais cru que cette cĂ©rĂ©monie comportait plus de pompe. Le don avait assurĂ©ment une qualitĂ© spĂ©ciale, multiple et rare. Une oie du seul troupeau de la cĂŽte orientale ! Il nâen faisait pas Ă moitiĂ© assez de cas. Cet homme ne savait vraiment pas tirer parti des circonstances. Je ne mâen confondis pas moins en remerciements. â Voyez-vous, interrompit-il brusquement dâun ton trĂšs particulier, le pire de ce pays câest quâon ne peut pas comprendre⊠il est impossible de comprendre⊠» Sa voix sombrait dans un marmottement languissant⊠Et quand on a de trĂšs gros intĂ©rĂȘts⊠de trĂšs importants intĂ©rĂȘts⊠» Il acheva dans un souffle⊠lĂ -haut sur la riviĂšre ». Nous nous regardĂąmes. Je fus surpris de le voir faire le geste de sâen aller et une Ă©trange grimace. â Enfin ! il faut que je parte, sâĂ©cria-t-il prĂ©cipitamment. Je suis restĂ© si longtemps ! » Au moment de franchir la coupĂ©e, il sâarrĂȘta pourtant pour me marmotter une invitation Ă dĂźner chez lui, le soir mĂȘme, avec le capitaine, invitation que jâacceptai. Je ne crois pas que jâaurais pu la refuser. Jâaime les gens qui viennent vous parler de lâexercice du libre arbitre tout au moins en fait de questions pratiques ». Libre, vraiment ? En fait de questions pratiques ! Quelle plaisanterie ! Comment aurais-je pu refuser de dĂźner avec cet homme ? Je ne refusai pas, simplement parce que je ne pouvais pas refuser. La curiositĂ©, le dĂ©sir tout naturel dâun changement de cuisine, la civilitĂ© la plus Ă©lĂ©mentaire, les conversations et les sourires des vingt jours prĂ©cĂ©dents, toutes les conditions de mon existence Ă ce moment et Ă cet endroit mĂȘme concoururent irrĂ©sistiblement Ă me faire accepter ; et, pour couronner le tout, il y avait lâignorance, câest-Ă -dire lâabsence fatale dâune prescience capable de contre-balancer les donnĂ©es impĂ©rieuses de ce problĂšme. Un refus eĂ»t eu quelque chose de pervers et dâinsensĂ©. Personne, Ă moins dâĂȘtre un hargneux maniaque, nâeĂ»t refusĂ©. Mais si je nâavais pas eu lâoccasion dâassez bien connaĂźtre Almayer, il est Ă peu prĂšs certain quâon nâeĂ»t jamais imprimĂ© une seule ligne de moi. Jâacceptai donc, â et je paie encore aujourdâhui le prix de mon bon sens. Le propriĂ©taire du seul troupeau dâoies de la cĂŽte orientale est responsable de lâexistence de quelque vingt volumes. Le nombre des oies quâil avait contribuĂ© Ă faire Ă©clore dans des conditions climatĂ©riques adverses Ă©tait considĂ©rablement plus grand que celui de mes livres. Celui-ci ne surpassera jamais le nombre des tĂȘtes de son troupeau, je puis lâaffirmer mais telle nâa jamais Ă©tĂ© mon ambition, et quelque angoisse quâait pu me valoir mon labeur dâĂ©crivain, je nâai jamais cessĂ© de penser bienveillamment Ă Almayer. Je me demande, sâil en avait eu connaissance, quelle eĂ»t Ă©tĂ© son attitude ? Câest ce que lâon ne saura jamais en ce monde. Mais si jamais nous nous rencontrons aux Champs-ĂlysĂ©es, â oĂč je ne puis me le reprĂ©senter quâescortĂ© Ă distance par son troupeau dâoies ces oiseaux consacrĂ©s Ă Jupiter, â et quâil sâadresse Ă moi, dans le silence de cette contrĂ©e impassible oĂč ne rĂšgnent ni la lumiĂšre, ni les tĂ©nĂšbres, ni le bruit, ni le silence, et quâaniment incessamment les brumes houleuses de la fourmillante et impalpable multitude des morts, je crois savoir ce que je lui rĂ©pondrai. Je lui dirai, aprĂšs avoir courtoisement prĂȘtĂ© lâoreille Ă la morne intonation de ses reproches mesurĂ©s, qui ne sauraient certes troubler le moins du monde la solennelle Ă©ternitĂ© de ce silence, je lui dirai Ă peu prĂšs ceci â Il est vrai, Almayer, que sur terre je me suis servi de votre nom. Mais ce nâest lĂ quâun trĂšs petit larcin. Quâest-ce quâun nom, ĂŽ Ombre ? Si quelque chose de votre ancienne faiblesse mortelle persiste encore assez en vous pour que vous vous en sentiez affligĂ© car tel Ă©tait le ton de votre voix terrestre, Almayer, alors, je vous en prie, entretenez-vous sans retard avec notre sublime compagnon du Royaume des Ombres, â avec celui qui, au cours de son existence passagĂšre de poĂšte, a cĂ©lĂ©brĂ© et commentĂ© le parfum de la rose[10]. Il vous consolera. Vous mâĂȘtes apparu dĂ©pouillĂ© de tout prestige par les Ă©tranges sourires des hommes et lâirrespectueux bavardage de tous les trafiquants des Ăźles. Votre nom Ă©tait le bien commun des vents il flottait, tout nu, pour ainsi dire, sur les eaux qui avoisinent lâĂquateur. Jâai drapĂ© autour de sa forme sans gloire le manteau royal des Tropiques et jâai tentĂ© de mettre dans cette voix sourde lâangoisse mĂȘme de la paternitĂ©, â toutes choses que vous ne me demandiez pas, â mais rappelez-vous que câest Ă moi quâĂ©churent tout le labeur et toute la peine. Durant votre vie terrestre, vous mâavez hantĂ©, Almayer. ConsidĂ©rez que câĂ©tait lĂ prendre une bien grande libertĂ©. Puisque vous vous plaigniez toujours dâĂȘtre perdu pour le monde, vous devez ne pas oublier que si je nâavais pas cru Ă votre existence au point de vous laisser hanter mon logement de Bessborough gardens vous auriez encore Ă©tĂ© bien plus perdu. Vous mâaffirmez que si jâavais pu vous observer avec un plus parfait dĂ©tachement et avec plus de simplicitĂ©, jâaurais mieux dĂ©mĂȘlĂ© ce que renferma de merveilleux, selon vous, votre carriĂšre sur cette petite lueur grosse comme une tĂȘte dâĂ©pingle, Ă peine visible, loin, loin au-dessous de nous, et oĂč sont nos deux tombes. Sans doute ! Mais rĂ©flĂ©chissez, Ombre plaintive, que ce nâa pas Ă©tĂ© autant ma faute que celle de votre accablante infortune. Jâai cru en vous de la seule façon quâil mâĂ©tait possible dây croire. Elle nâĂ©tait pas digne de vos mĂ©rites ? Soit ! Mais vous fĂ»tes toujours malchanceux, Almayer. Rien nâĂ©tait jamais tout Ă fait digne de vous. Et ce qui vous a donnĂ© Ă mes yeux une si vive rĂ©alitĂ©, câest prĂ©cisĂ©ment que vous avez soutenu cette hautaine thĂ©orie avec une forte conviction et une admirable constance. » Câest par de telles paroles traduites dans les termes qui conviennent aux Ombres que je mâapprĂȘte Ă apaiser Almayer aux Champs-ĂlysĂ©ens, puisque le sort a voulu quâaprĂšs nous ĂȘtre sĂ©parĂ©s voilĂ bien des annĂ©es, nous ne dussions plus jamais nous revoir en ce monde. V Dans la carriĂšre de lâĂ©crivain le moins littĂ©raire qui fĂ»t jamais, â en ce sens que lâambition littĂ©raire nâĂ©tait jamais entrĂ©e dans le champ de son imagination, â la venue au monde de son premier livre est un Ă©vĂ©nement tout Ă fait inexplicable. Je ne saurais, pour ma part, lâattribuer Ă aucune cause mentale ou psychologique quâon puisse prĂ©ciser et dĂ©terminer. Le plus grand de mes dons Ă©tant une facultĂ© consommĂ©e pour ne rien faire, je ne puis mĂȘme pas considĂ©rer que lâennui ait pu ĂȘtre un stimulant suffisant pour me faire prendre une plume. La plume en tout cas se trouvait lĂ et il nây a Ă cela rien dâĂ©tonnant. Il nâest personne qui nâait chez soi une plume cette arme blanche de notre Ă©poque par ce temps de timbres Ă deux sous et de cartes postales. CâĂ©tait dâailleurs lâĂ©poque oĂč, au moyen de cartes-postales et dâune plume, M. Gladstone avait fait la rĂ©putation dâun ou deux romans. Et moi aussi jâavais une plume qui traĂźnait je ne sais oĂč, cette plume quâemploie rarement et que prend Ă regret un marin Ă terre, la plume que rouille lâencre sĂ©chĂ©e des tentatives abandonnĂ©es, des rĂ©ponses diffĂ©rĂ©es au-delĂ des bornes de la dĂ©cence, des lettres commencĂ©es avec une extrĂȘme rĂ©pugnance et soudainement remises au lendemain, ou mĂȘme Ă la semaine suivante. La plume dont on nâa cure, quâon jette de cĂŽtĂ© Ă la moindre occasion et que sous le coup de quelque cruelle nĂ©cessitĂ© on se met Ă chercher sans enthousiasme, sans conviction et en grommelant OĂč diable cette satanĂ©e chose a-t-elle bien pu se fourrer ? » Oui, oĂč cela ? Elle peut bien ĂȘtre restĂ©e derriĂšre le canapĂ© depuis un jour ou deux. La fille anĂ©mique de ma propriĂ©taire comme aurait dit Ollendorff, quoiquâelle fĂ»t assez soignĂ©e, avait une façon seigneuriale et nonchalante de remplir ses devoirs domestiques. Il se pourrait mĂȘme que cette plume fĂ»t restĂ©e dĂ©licatement fichĂ©e dans le pied de la table, et, une fois retirĂ©e de lĂ , montrĂąt un bec bĂ©ant, inutilisable, capable de dĂ©courager un homme douĂ© dâinstincts littĂ©raires. Mais pas moi ! Cela ne fait rien ! Cela ira ! » Ă jours dĂ©pourvus dâartifice ! Si jamais lâon mâeĂ»t dit quâun entourage dĂ©vouĂ©, et pĂ©nĂ©trĂ© dâune idĂ©e quelque peu excessive de mes talents et de mon importance, se verrait plongĂ© dans la terreur et la stupĂ©faction par les embarras que je ferais au simple soupçon quâon eĂ»t pu toucher Ă ma sacro-sainte plume dâauteur, je nâeusse pas mĂȘme daignĂ© esquisser un sourire dâincrĂ©dule mĂ©pris. Il y a des idĂ©es trop invraisemblables pour quâon sây arrĂȘte, trop folles pour quâon les admette, trop absurdes pour quâon en sourie. Si ce prophĂšte de mon avenir eĂ»t Ă©tĂ© un de mes amis, peut-ĂȘtre mâen serais-je secrĂštement attristĂ©. HĂ©las, aurais-je pensĂ©, tout en le considĂ©rant avec un visage immuable, voilĂ que ce pauvre garçon devient fou ! » Jâen aurais Ă©tĂ© assurĂ©ment attristĂ© car en ce monde oĂč les journalistes lisent les signes du ciel, et oĂč le vent des cieux lui-mĂȘme, qui souffle oĂč il veut, le fait sous la direction prophĂ©tique du Bureau MĂ©tĂ©orologique, mais oĂč le secret des cĆurs humains ne cĂšde ni Ă la curiositĂ© ni Ă la priĂšre, que le plus raisonnable de mes amis vĂźnt Ă nourrir le germe dâune folie naissante Ă©tait infiniment plus probable que de me voir devenir romancier. ConsidĂ©rer avec Ă©tonnement les transformations de son moi est une attachante occupation pour les moments dâoisivetĂ©. Le champ est si vaste, les surprises si diverses, le sujet si riche dâindications, sans profit mais singuliĂšres, sur le travail des forces invisibles, quâon ne sâen lasse pas facilement. Je ne parle pas ici de ces mĂ©galomanes qui ne se reposent quâĂ regret sous la couronne de leur orgueil sans bornes, de ceux-lĂ qui, Ă vrai dire, ne se reposent jamais en ce monde et, quand ils nây sont plus, continuent Ă sâagiter et sâirriter contre lâexiguĂŻtĂ© de cette derniĂšre demeure oĂč nous devons tous reposer dans une obscure Ă©galitĂ©. Je ne pense pas davantage Ă ces esprits ambitieux qui, toujours possĂ©dĂ©s dâun dĂ©sir dâagrandissement, nâont jamais le loisir de jeter sur eux-mĂȘmes un regard dĂ©tachĂ©. On ne saurait trop les plaindre. Ces deux sortes de gens, â sans compter le nombre plus grand encore de ceux qui sont totalement dĂ©pourvus dâimagination, de ces ĂȘtres infortunĂ©s au regard vide et aveugle desquels comme lâa dit un grand Ă©crivain français le monde entier se dissipe en nĂ©ant, â ignorent peut-ĂȘtre notre vĂ©ritable tĂąche Ă nous autres hommes, dont la vie est si courte sur la terre, ce refuge dâopinions contradictoires. Une vue morale de lâunivers nous jette en fin de compte dans de si cruelles et de si absurdes contradictions, oĂč les derniers vestiges de la foi, de lâespĂ©rance, de la charitĂ©, et jusquâĂ ceux de la raison mĂȘme, semblent prĂšs de pĂ©rir, que jâen suis arrivĂ© Ă soupçonner que le but de la crĂ©ation nâest peut-ĂȘtre point du tout moral. Je croirais volontiers que son objet est simplement dâĂȘtre un pur spectacle un spectacle pour la crainte, lâamour, lâadoration ou la haine, si vous voulez, mais, Ă ce point de vue au moins, jamais pour le dĂ©sespoir ! Ces visions, dĂ©licieuses ou poignantes, sont une fin morale en soi. Le reste est notre affaire, â le rire, les larmes, la tendresse, lâindignation, la sĂ©rĂ©nitĂ© dâun cĆur cuirassĂ©, la curiositĂ© dĂ©tachĂ©e dâun esprit subtil, â câest notre affaire ! Et cette infatigable attention qui sâoublie soi-mĂȘme et sâattache Ă toutes les phases dâun univers vivant rĂ©flĂ©chi dans notre conscience, est peut-ĂȘtre notre vĂ©ritable tĂąche sur la terre. Une tĂąche oĂč le destin nâa peut-ĂȘtre rien engagĂ© de nous que notre conscience, une conscience douĂ©e dâune voix afin dâapporter un tĂ©moignage vĂ©ridique au prodige visible, Ă lâobsĂ©dante terreur, Ă lâinfinie passion et Ă la sĂ©rĂ©nitĂ© sans limites, Ă la suprĂȘme loi et Ă lâimmuable mystĂšre du sublime spectacle. Chi lo sĂ ? Peut-ĂȘtre bien. Une telle opinion sâaccorde du moins avec toutes les religions sauf avec cette croyance Ă rebours de lâimpiĂ©tĂ© elle ne sâaccommode ni du masque ni du manteau du dĂ©sespoir aride elle sâaccorde avec toutes les joies et toutes les tristesses, tous les beaux rĂȘves, tous les charitables espoirs. Le but essentiel est de rester fidĂšle aux Ă©motions nĂ©es de cet abĂźme quâencercle le firmament des Ă©toiles dont le nombre infini et les terrifiantes distances peuvent nous faire sourire ou nous tirer des larmes Ătait-ce le Morse ou le Charpentier, dans le poĂšme, qui pleura Ă la vue de tant de sables ? », ou mĂȘme, Ă un cĆur convenablement cuirassĂ©, ne laisser aucune impression. Cette citation dâun excellent poĂšme qui mâest accidentellement venue Ă lâesprit[11] mâamĂšne Ă remarquer que dans un univers conçu comme un pur spectacle et oĂč toute espĂšce dâinspiration a une existence rationnelle, les artistes de tout genre trouvent tout naturellement leur place et au premier rang, le poĂšte, ce voyant par excellence. Et le prosateur lui-mĂȘme, qui pour remplir sa moins noble et plus pĂ©nible tĂąche doit ĂȘtre un homme au cĆur cuirassĂ©, a droit aussi Ă une place, pourvu quâil sache regarder avec des yeux clairs et se garder de rire ; pleure ou rie qui voudra. Oui ! MĂȘme celui qui transcrit en prose une fiction qui, aprĂšs tout, nâest que la vĂ©ritĂ© souvent arrachĂ©e de son puits et revĂȘtue de cette robe peinte des phrases imagĂ©es, â mĂȘme lui, il y a sa place parmi les rois, les dĂ©magogues, les prĂȘtres, les charlatans, les ducs, les girafes, les ministres, les socialistes, les maçons, les apĂŽtres, les fourmis, les scientistes, les kaffirs, les soldats, les marins, les Ă©lĂ©phants, les hommes de loi, les dandys, les microbes et les constellations dâun univers dont lâĂ©tonnant spectacle est une fin morale en soi. Je vois dâici le lecteur soit dit sans lâoffenser prendre une expression subtile comme si jâavais vendu la mĂšche. Avec la hardiesse du romancier, jâobserve mon lecteur qui formule dans son esprit lâexclamation Ăa y est ! notre homme parle pro domo ». Ă vrai dire ce nâĂ©tait pas mon intention ! Je nâavais pas vu tout dâabord quâil y eĂ»t une mĂšche Ă vendre. Mais aprĂšs tout, pourquoi pas ? Les imposantes cours du Palais de lâArt sont encombrĂ©es dâhumbles vassaux. Et il nâest vassal si dĂ©vouĂ© que celui Ă qui lâon permet de rester sur le seuil. Ceux qui sont Ă lâintĂ©rieur sont trop portĂ©s Ă sâen croire. Cette remarque, je tiens Ă lâaffirmer, ne renferme aucune malice, au sens diffamatoire du mot. Ce nâest que le juste commentaire dâune question dâintĂ©rĂȘt public. Mais nâimporte ? Pro domo. Soit. Pour sa maison, tant que vous voudrez. Et pourtant, Ă vrai dire, je ne songeais nullement Ă justifier mon existence. CâeĂ»t Ă©tĂ© non seulement inutile et absurde, mais presque inconcevable dans un univers purement contemplatif oĂč ne peut se prĂ©senter une aussi fĂącheuse nĂ©cessitĂ©. Il me suffit de dire et je le dis tout au long dans ces pages Jâai vĂ©cu. Jâai existĂ©, obscurĂ©ment parmi les merveilles et les terreurs de mon temps, comme lâabbĂ© SieyĂšs, qui le premier prononça cette parole, avait rĂ©ussi Ă exister au milieu des violences, des crimes et des enthousiasmes de la RĂ©volution française. Jâai vĂ©cu, comme la plupart dâentre nous, je suppose, rĂ©ussissent Ă le faire, nâĂ©chappant sans cesse que de lâĂ©paisseur dâun cheveu Ă diverses formes de destruction sauvant mon corps, câest Ă©vident, et peut-ĂȘtre mon Ăąme aussi, mais non sans endommager, par-ci par-lĂ , la bordure de ma conscience, ce patrimoine des Ăąges, de la race, du groupe, de la famille, que façonnent les mots, les regards, les actes, et mĂȘme les silences et les abstentions qui entourent notre jeunesse que colorent de toute une gamme de nuances dĂ©licates et de couleurs crues les traditions, les croyances ou les prĂ©jugĂ©s, â patrimoine inexplicable, despotique, persuasif et souvent, dans sa contexture mĂȘme, romanesque. Et souvent romanesque !⊠Il ne faut pourtant pas que ces souvenirs dĂ©gĂ©nĂšrent en confessions, cette forme dâactivitĂ© littĂ©raire que Jean-Jacques Rousseau a discrĂ©ditĂ©e par lâextrĂȘme application quâil a mise Ă justifier son existence il est visible et Ă©vident au regard mĂȘme le moins prĂ©venu que tel Ă©tait bien son dessein. Mais, voyez-vous, ce nâĂ©tait pas un Ă©crivain dâimagination. CâĂ©tait un moraliste naĂŻf, comme le dĂ©montre clairement la cĂ©lĂ©bration tapageuse de ses anniversaires par les hĂ©ritiers de cette RĂ©volution française qui ne fut en aucune façon un mouvement politique, mais une explosion de moralitĂ©. Il nâavait aucune imagination, la simple lecture de lâĂmile le prouve. Ce nâĂ©tait pas un romancier, car la premiĂšre vertu dâun romancier câest la comprĂ©hension exacte des limites tracĂ©es par la rĂ©alitĂ© de son Ă©poque au libre jeu de son invention. Lâinspiration vient de la terre, qui a un passĂ©, une histoire, un avenir, non du ciel froid et immuable. Un romancier plus mĂȘme que tout autre artiste se montre Ă jour dans ses Ćuvres. Sa conscience, son sens profond des choses, lĂ©gitimes ou illĂ©gitimes, lui imposent son attitude en face du monde. En vĂ©ritĂ©, celui qui met la plume sur le papier pour se faire lire par des inconnus Ă moins dâĂȘtre un de ces moralistes qui, en gĂ©nĂ©ral, nâont dâautre conscience que celle quâils sâefforcent de dĂ©couvrir Ă lâusage des autres ne peut parler de rien dâautre que de soi. Câest M. Anatole France, le plus Ă©loquent et le plus juste des prosateurs français qui a dit quâil nous faut bien reconnaĂźtre en fin de compte que nous parlons de nous-mĂȘme chaque fois que nous nâavons pas la force de nous taire ». Cette remarque, si je mâen souviens bien, fut faite au cours dâune controverse avec Ferdinand BrunetiĂšre touchant les principes et les rĂšgles de la critique littĂ©raire[12]. Comme on pouvait sây attendre de la part dâun homme auquel lâon doit cette mĂ©morable parole Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son Ăąme au milieu des chefs-dâĆuvre », M. Anatole France maintenait quâil nây avait ni rĂšgles ni principes. Cela se peut fort bien. RĂšgles, principes ou modĂšles, meurent et disparaissent tous les jours. Peut-ĂȘtre sont-ils tous morts, ont-ils tous disparu, Ă lâheure quâil est. LâĂ©poque oĂč nous vivons est, sâil en fĂ»t jamais, une Ă©poque audacieuse et libre oĂč lâon sâemploie Ă dĂ©truire des bornes tandis que dâingĂ©nieux esprits sâefforcent dâen inventer de nouvelles qui, â il est consolant de le croire, â seront aussitĂŽt remises aux anciennes places. Mais ce qui importe Ă un Ă©crivain, câest dâĂȘtre assurĂ© dans son for intĂ©rieur de lâimmortalitĂ© de la critique littĂ©raire, car lâhomme dont on a donnĂ© des dĂ©finitions si diverses est, avant tout, un animal critique. Et tant quâil se rencontrera des natures distinguĂ©es pour y apporter quelque esprit dâaventure, la critique littĂ©raire conservera pour nous tout le charme et la sagesse dâune aventure personnelle agrĂ©ablement racontĂ©e. Plus encore pour les Anglais que pour toutes les autres races de la terre, une tĂąche, quelle quâelle soit, quâon entreprend dans un esprit dâaventure, acquiert le mĂ©rite du romanesque. Mais les critiques, en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, ne montrent que bien peu dâesprit dâaventure. Ils sâexposent Ă des risques, cela va sans dire, on ne peut guĂšre vivre sans cela. Notre pain quotidien si parcimonieusement que ce soit nous est donnĂ© avec une pincĂ©e de sel. Autrement nous nous lasserions vite du rĂ©gime qui fait lâobjet de nos priĂšres, et ce serait non seulement malsĂ©ant, mais impie. De cette sorte dâimpiĂ©tĂ© ou de toute autre, que Dieu nous garde ! Un certain idĂ©al de rĂ©serve, nĂ© du sentiment des convenances, de la timiditĂ©, dâun esprit de prudence ou simplement de la lassitude, induit, je crois, certains critiques Ă dissimuler le cĂŽtĂ© aventureux de leur vocation, et la critique ne devient plus quâun simple compte-rendu » comme sâil sâagissait dâune relation de voyage oĂč ne figureraient que les distances et la gĂ©ologie dâun pays nouveau les animaux singuliers entrevus, les dangers de la terre et de lâeau, les pĂ©rils auxquels on manque de succomber, et les souffrances du voyageur ah ! les souffrances aussi je ne mets aucunement en doute les souffrances Ă©tant soigneusement laissĂ©es de cĂŽtĂ© ni endroit ombreux, ni arbre fruitier nây Ă©tant non plus mentionnĂ©, si bien que le tout ne vous a lâair que de la simple dĂ©monstration de lâagilitĂ© dâune plume qui court Ă travers un dĂ©sert. Cruel spectacle, â dĂ©plorable aventure. La vie », selon la parole dâun immortel penseur dâorigine bucolique, si jâose ainsi dire, mais dont le nom pĂ©rissable est Ă jamais perdu pour la vĂ©nĂ©ration de la postĂ©ritĂ©, La vie nâest pas rien que biĂšre et jeux de quilles ». Ăcrire des romans non plus. Non vraiment. Je vous en donne ma parole dâhonneur. Pas rien que cela. Si je lâaffirme avec tant dâassurance, câest quâil y a quelques annĂ©es de cela, je mâen souviens, la fille dâun gĂ©nĂ©ral⊠Les ermites dans leurs cellules, les moines cloĂźtrĂ©s du Moyen-Ăge, les sages solitaires, les hommes de science, les rĂ©formateurs, ont dĂ» avoir parfois de soudaines rĂ©vĂ©lations du monde profane rĂ©vĂ©lations du jugement superficiel du monde, qui vient heurter des Ăąmes absorbĂ©es dans leur tĂąche amĂšre, pour la cause de la saintetĂ©, de la science, de la tempĂ©rance, disons mĂȘme de lâart, ne serait-ce que lâart de faire des plaisanteries ou celui de jouer de la flĂ»te. Câest ainsi que je vis survenir cette fille de gĂ©nĂ©ral, â je devrais plutĂŽt dire lâune des filles du gĂ©nĂ©ral. Elles Ă©taient trois, non mariĂ©es, dâĂąges agrĂ©ablement Ă©chelonnĂ©s, qui occupaient une ferme du voisinage, une occupation en commun et dâun caractĂšre plus ou moins militaire. LâaĂźnĂ©e combattait la dĂ©cadence des maniĂšres chez les enfants du village, et exĂ©cutait des attaques de front contre les mĂšres dudit village pour assurer le triomphe des rĂ©vĂ©rences. Cela peut paraĂźtre futile, mais câĂ©tait vraiment une guerre pour une idĂ©e. La seconde se livrait Ă des escarmouches et battait tout le pays et ce fut celle-lĂ qui poussa une reconnaissance droit jusquâĂ ma propre table de travail. CâĂ©tait celle qui portait des faux-cols droits. Ă vrai dire, elle Ă©tait venue rendre visite Ă ma femme dans une intention fort amicale, mais avec lâassurance martiale qui lui Ă©tait habituelle. Elle pĂ©nĂ©tra dans mon cabinet de travail en brandissant sa canne⊠Non, tout de mĂȘme, il ne faut pas que jâexagĂšre. Ce nâest pas mon genre. Je ne suis pas un Ă©crivain humoriste. Mais pour ĂȘtre vĂ©ridique, ce dont je suis sĂ»r, câest quâelle avait une canne Ă brandir. Ni mur ni fossĂ© nâentourait ma demeure. La fenĂȘtre Ă©tait ouverte ; la porte Ă©tait ouverte aussi Ă la meilleure amie de mon travail, la chaleur, au paisible soleil rayonnant sur la campagne qui sâĂ©tendait autour de moi, infiniment secourable. Mais Ă vrai dire, je nâavais pas su, depuis des semaines, si le soleil brillait sur la terre, et si, lĂ -haut, les Ă©toiles suivaient encore leur cours accoutumĂ©. Je consacrais alors mes jours aux derniers chapitres de mon roman Nostromo, ce rĂ©cit dâun littoral imaginaire, mais vrai rĂ©cit que lâon mentionne encore de temps Ă autre, et Ă la vĂ©ritĂ© avec bienveillance, en y accolant parfois le mot Ă©chec », et parfois le mot Ă©tonnant ». Je nâai pas dâopinion sur cette contradiction. Câest lĂ une de ces divergences quâil est impossible de rĂ©duire jamais. Tout ce que je sais, câest que pendant vingt mois, nĂ©gligeant les joies communes de la vie, qui sont la part des plus humbles dâentre nous sur cette terre, jâavais, comme le prophĂšte de jadis, luttĂ© avec le Seigneur » pour conquĂ©rir ma crĂ©ation, les pointes de la cĂŽte, les tĂ©nĂšbres du Golfe Placide, la lumiĂšre, sur les neiges, les nuages au ciel et le souffle de vie quâil fallait communiquer Ă ces personnages dâhommes et de femmes, de Latins et dâAnglo-Saxons, de Juifs et de Gentils. Peut-ĂȘtre trouvera-t-on ces termes un peu forts, mais il est difficile de caractĂ©riser autrement la profondeur et la tension dâun effort crĂ©ateur oĂč lâesprit, la volontĂ© et la conscience sont complĂštement engagĂ©s, heure aprĂšs heure, jour aprĂšs jour, loin du monde, et Ă lâexclusion de tout ce qui rend la vie rĂ©ellement aimable et douce, â quelque chose dont on ne saurait trouver lâĂ©quivalent matĂ©riel que dans la sombre et infinie dĂ©tresse dâun passage du Cap Horn vers lâOuest, en hiver. Car cela aussi, câest la lutte des hommes avec la puissance du CrĂ©ateur, dans un grand isolement, sans aucune des douceurs ou des consolations de la vie, un combat solitaire que colore le sentiment dâune inĂ©galitĂ© misĂ©rable, sans lâespoir dâaucune rĂ©compense Ă©quitable, pour le simple gain dâune longitude. Encore une certaine longitude, une fois atteinte, on ne peut plus vous la disputer. Le soleil et les Ă©toiles et la forme de votre terre sont les tĂ©moins de votre gain tandis quâune poignĂ©e de pages, si vĂŽtres quâelles puissent ĂȘtre, ne sont, en fin de compte quâun obscur et discutable butin. Câest pourquoi Ă©chec », Ă©tonnant », faites votre choix les deux peut-ĂȘtre, ou aucun des deux, â rien que le frĂ©missement de feuilles de papier qui vont disparaĂźtre dans la nuit, indistinctes, comme les flocons de neige dâune grande tourmente destinĂ©s Ă fondre au loin sous les rayons du soleil. â Comment allez-vous ? » CâĂ©tait le salut de la fille du gĂ©nĂ©ral. Je nâavais rien entendu, ni frou-frou, ni bruit de pas. Jâavais eu seulement, un moment auparavant, une sorte dâavertissement du danger, jâavais eu le pressentiment dâune prĂ©sence fĂącheuse, â ce signe prĂ©curseur, rien de plus ; puis, parvinrent Ă mon oreille le son de cette voix et comme le choc dâune terrible chute faite dâune grande hauteur, â une chute, par exemple, du haut des nuages qui flottaient comme une gracieuse procession au-dessus de la campagne, dans la lĂ©gĂšre brise dâOuest de cet aprĂšs-midi de juillet. Jâeus vite fait de me ressaisir, cela va de soi ; autrement dit, je sautai de ma chaise, Ă©tourdi et hĂ©bĂ©tĂ©, les nerfs tout frĂ©missants de la souffrance de me sentir dĂ©racinĂ© dâun monde et brusquement jetĂ© dans un autre, â au reste, je fis montre de la plus parfaite civilitĂ©. â Tiens ! Comment allez-vous ? Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » Telles furent mes paroles. Ce souvenir horrible, mais, je vous assure, parfaitement vrai, vous en dira plus que ne le ferait tout un volume de confessions Ă la Jean-Jacques Rousseau. Remarquez bien que je ne me mis ni Ă mâemporter contre elle, ni Ă renverser les meubles ni Ă me jeter par terre en trĂ©pignant, ni Ă laisser voir de quelque autre façon que ce fĂ»t lâĂ©pouvantable Ă©tendue du dĂ©sastre. Tout Costaguana le pays, vous vous en souvenez peut-ĂȘtre, oĂč se passe mon rĂ©cit, hommes, femmes, caps, maisons, montagnes, ville, campo il nây avait pas une seule brique, pierre ou grain de sable de son sol que je nâeus placĂ© de mes propres mains, toute lâhistoire, la gĂ©ographie, la politique, les finances, les richesses de la mine dâargent de Charles Gould et la splendeur du magnifique Capataz de Cargadores, dont le nom, poussĂ© comme un cri dans la nuit, â le docteur Monygham lâentendit passer au-dessus de sa tĂȘte dans la voix de Linda Viola, â dominait encore, mĂȘme aprĂšs sa mort, le sombre golfe qui recĂ©lait ses conquĂȘtes de fortune et dâamour, tout cela sâĂ©tait effondrĂ© avec un effroyable craquement qui emplissait mes oreilles. Je sentais que je ne pourrais jamais en ramasser les morceaux, et câest Ă ce moment mĂȘme que je me pris Ă dire Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » La mer est une mĂ©decine violente. Voyez plutĂŽt ce que peut faire lâĂ©cole de la mer, fĂ»t-ce sur un navire marchand ! Cet Ă©pisode vous montrera sous un nouveau jour les marins anglais et Ă©cossais gens trĂšs caricaturĂ©s qui ont mis la derniĂšre main Ă la formation de mon caractĂšre. On nâest rien si lâon nâest modeste, mais dans ce dĂ©sastre je crois avoir fait honneur Ă leur simple enseignement. Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » Câest assez bien hein ? trĂšs bien mĂȘme. Elle sâassit. Son regard amusĂ© parcourut la piĂšce. Des pages du manuscrit traĂźnaient sur la table et sous la table ; il y avait sur une chaise des feuilles recopiĂ©es Ă la machine, des feuilles dĂ©tachĂ©es avaient voltigĂ© jusquâĂ lâextrĂ©mitĂ© de la piĂšce il y avait lĂ des pages vivantes, des pages raturĂ©es et balafrĂ©es, des pages mortes quâon brĂ»lerait Ă la fin de la journĂ©e, dĂ©sordre dâun cruel champ de bataille, dâun long, long et dĂ©sespĂ©rĂ© combat. Long ! Je suppose que je mâĂ©tais mis au lit quelquefois et que jâavais dĂ» me lever le mĂȘme nombre de fois. Oui, je suppose que jâavais dormi, et que jâavais mangĂ© la nourriture que lâon mettait devant moi et que jâavais causĂ© sans incohĂ©rence avec mon entourage lorsquâil lâavait fallu. Mais je nâavais jamais eu conscience du cours mĂȘme de la vie quotidienne, que rendait pour moi facile et paisible une affection silencieuse, attentive, infatigable. Il me semblait, en vĂ©ritĂ©, ĂȘtre restĂ© assis Ă cette table, dans le dĂ©sordre dâun combat dĂ©sespĂ©rĂ©, pendant des jours et des nuits sans fin. Cette impression venait de la fatigue intense dont cette interruption mâavait donnĂ© conscience, â terrible dĂ©senchantement dâun esprit qui comprend soudain la futilitĂ© dâune Ă©norme tĂąche, joint Ă une fatigue telle quâaucun travail physique nâen pourrait donner une idĂ©e. Jâai portĂ© des sacs de blĂ© sur mon dos, presque pliĂ© en deux sous les poutres dâun pont de navire, de six heures du matin Ă six heures du soir avec un repos dâune heure et demie pour manger ainsi je peux savoir Ă quoi mâen tenir. Et jâaime les Lettres. Je suis jaloux de leur honneur et intĂ©ressĂ© Ă la dignitĂ© et Ă la beautĂ© de leur service. JâĂ©tais, plus que probablement, le seul Ă©crivain que cette jeune dame eĂ»t jamais surpris dans lâexercice de son labeur, et jâĂ©tais au dĂ©sespoir de ne pouvoir me rappeler ni quand, ni comment je mâĂ©tais pour la derniĂšre fois habillĂ©. Nul doute que lâessentiel y Ă©tait. Il y avait heureusement dans la maison une paire dâyeux gris-bleus qui y veillait. Mais je me sentais en quelque sorte aussi sale quâun lepero Gostaguana, aprĂšs une journĂ©e de combat dans les rues, tout chiffonnĂ© et Ă©chevelĂ© de la tĂȘte aux pieds. Et je crois bien que je clignais des yeux dâun air stupide. Tout cela Ă©tait fĂącheux pour lâhonneur des Lettres et la dignitĂ© de leur service. ConfusĂ©ment, Ă travers la poussiĂšre de mon univers en ruines, je voyais la jeune femme regarder tout autour de la piĂšce avec une sĂ©rĂ©nitĂ© quelque peu amusĂ©e. Et elle souriait. De quoi diable souriait-elle ? Elle dĂ©clara nĂ©gligemment â Je crains de vous avoir interrompu. â Pas du tout. » Elle accepta ma dĂ©nĂ©gation en toute bonne foi. Et câĂ©tait strictement vrai. Interrompu, en vĂ©ritĂ© ! Elle mâavait dĂ©robĂ© au moins vingt existences, chacune infiniment plus poignante et rĂ©elle que la sienne, parce quâelles Ă©taient nourries de passion, pĂ©nĂ©trĂ©es de convictions, engagĂ©es dans de grandes affaires nĂ©es de ma propre substance pour une fin anxieusement mĂ©ditĂ©e. Elle demeura un moment silencieuse, puis jetant un dernier regard circulaire sur le dĂ©sordre de ce combat, elle me dit â Et vous restez comme cela Ă Ă©crire votreâŠ, votre⊠â Je⊠quoi ? Ah ! Oui, je reste ici toute la journĂ©e. â Ce doit ĂȘtre tout Ă fait dĂ©licieux. Je suppose que, nâĂ©tant plus trĂšs jeune, jâaurais pu en avoir une attaque ; mais elle avait laissĂ© son chien prĂšs de la porte dâentrĂ©e, et le chien de mon petit garçon, qui parcourait le champ devant la maison, lâavait aperçu de loin. Il se prĂ©cipita sur lui comme un boulet de canon, et le bruit du combat qui Ă©clata soudain Ă nos oreilles fut plus quâil nâen fallait pour Ă©loigner tout risque dâapoplexie. Nous nous prĂ©cipitĂąmes au dehors et nous sĂ©parĂąmes ces deux vaillants animaux. AprĂšs quoi, jâindiquai Ă cette jeune fille oĂč elle retrouverait ma femme, juste aprĂšs le tournant, sous les arbres. Elle fit un signe de tĂȘte et sâĂ©loigna avec son chien, me laissant atterrĂ© devant la mort et la dĂ©vastation dont elle sâĂ©tait si lĂ©gĂšrement rendue coupable et tandis que le son terriblement rĂ©vĂ©lateur du mot dĂ©licieux » rĂ©sonnait encore Ă mon oreille. Je ne lâen accompagnai pas moins, plus tard, jusquâĂ la barriĂšre. Il me fallait bien ĂȘtre poli vingt existences dans un simple roman sont-elles une raison suffisante pour ĂȘtre impoli envers une dame ? mais surtout pour adopter lâexcellent style de la MĂ©thode Ollendorff, parce que je ne tenais pas Ă voir le chien de la fille du gĂ©nĂ©ral combattre encore again avec le fidĂšle chien de mon petit garçon my infant son. Craignais-je que le chien de la fille du gĂ©nĂ©ral pĂ»t vaincre overcome, le chien de mon enfant ? Non je ne craignais pas⊠Mais trĂȘve de MĂ©thode Ollendorff. Encore que fort bien appropriĂ©e et mĂȘme inĂ©vitable quand il sâagit de cette dame, elle ne convient aucunement Ă lâorigine, au caractĂšre et Ă lâhistoire du chien ; car ce chien avait Ă©tĂ© donnĂ© Ă mon petit garçon par un homme pour qui les mots avaient une tout autre valeur que dans la MĂ©thode Ollendorff, un homme dont le gĂ©nie indisciplinĂ© montrait dans ses mouvements impulsifs la nature dâun enfant le plus sincĂšre des Ă©crivains impressionnistes et dont les admirables dons de sentiments directs et dâexpression juste sâexprimĂšrent avec une belle sincĂ©ritĂ© et une conviction forte, sinon peut-ĂȘtre parfaitement consciente⊠Son art nâa pas obtenu, je le crains, tout le crĂ©dit que sa fraĂźche inspiration mĂ©ritait. Je fais allusion ici au regrettĂ© Stephen Crane, lâauteur de The Red Badge of Courage, un ouvrage dâimagination qui eut son heure de cĂ©lĂ©britĂ© Ă la fin du siĂšcle dernier. Ce livre fut suivi de quelques autres, peu nombreux. Il nâeut pas le temps dâen Ă©crire beaucoup. Il avait un talent personnel et complet, qui ne rencontra en gĂ©nĂ©ral quâun accueil envieux et quelque peu dĂ©daigneux. En ce qui le concerne, on ne sait si lâon doit regretter sa mort prĂ©maturĂ©e. Comme un des hommes de lâĂ©quipage de son Open Boat, on sentait quâil Ă©tait de ceux Ă qui le destin permet rarement de faire un heureux atterrissage, aprĂšs bien des labeurs et beaucoup dâamertume. Jâavoue que je conserve une immuable affection pour cette figure Ă©nergique, mince, fragile, intensĂ©ment vivante et Ă©phĂ©mĂšre. Il avait eu de lâamitiĂ© pour moi, mĂȘme avant notre rencontre, Ă cause de la vigueur dâune ou deux pages de mon Ćuvre, et aprĂšs que nous nous fĂ»mes rencontrĂ©s, il mâest doux de penser quâil eut encore de lâamitiĂ© pour moi. Il mâavait dĂ©clarĂ© Ă plusieurs reprises avec le plus grand sĂ©rieux et mĂȘme avec quelque sĂ©vĂ©ritĂ© quâ un garçon doit avoir un chien ». Je soupçonne quâil Ă©tait choquĂ© de me voir nĂ©gliger sur ce point mes devoirs paternels. Toujours est-il quâen fin de compte ce fut lui qui procura le chien. Quelque temps aprĂšs, un jour quâil venait de rester Ă jouer avec lâenfant pendant prĂšs dâune heure, il releva la tĂȘte et dĂ©clara avec fermetĂ© Jâenseignerai Ă votre fils Ă monter Ă cheval. » Cela ne devait pas ĂȘtre le sort ne lui en laissa pas le temps. Mais le chien est lĂ un vieux chien maintenant. Large et bas sur ses pattes torses, avec une tĂȘte noire sur un corps blanc et une ridicule tache noire Ă son autre extrĂ©mitĂ©, il provoque, au cours de ses promenades, des sourires qui ne sont pas absolument malveillants. Dâaspect Ă la fois grotesque et attrayant, il est dâhumeur habituellement dĂ©bonnaire, mais son tempĂ©rament se rĂ©vĂšle soudainement combattif en prĂ©sence dâindividus de son espĂšce. Quand il est couchĂ© prĂšs du feu, la tĂȘte droite et le regard fixĂ© vers les ombres de la piĂšce, il atteint Ă une noblesse dâattitude frappante dans la calme conscience dâune vie sans tache. Il a contribuĂ© Ă Ă©lever un bĂ©bĂ© et maintenant, aprĂšs avoir vu partir pour lâĂ©cole lâenfant commis Ă sa charge, il en Ă©lĂšve un autre avec le mĂȘme dĂ©vouement consciencieux, mais avec une plus lente gravitĂ© dâallure, indice dâune plus grande sagesse et dâune plus mĂ»re expĂ©rience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusquâau cĂ©rĂ©monial du berceau le soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit ĂȘtre Ă deux jambes que tu as adoptĂ©, et dans lâexercice de tes fonctions toute la maisonnĂ©e te traite avec tous les Ă©gards possibles, avec une infinie considĂ©ration, â aussi bien que lorsquâil sâagit de moi, seulement tu le mĂ©rites davantage. La fille du gĂ©nĂ©ral te dirait que ce doit ĂȘtre tout Ă fait dĂ©licieux ». Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne tâa jamais entendu hurler de douleur câest cette pauvre oreille gauche ! tandis quâau prix dâune incroyable contrainte tu conserves une immobilitĂ© rigide de peur de renverser la petite crĂ©ature Ă deux jambes. Elle nâa jamais vu ton sourire rĂ©signĂ© lorsque ce mĂȘme petit ĂȘtre Ă qui lâon demande sĂ©vĂšrement Quâest-ce que tu fais encore Ă ce pauvre chien ? » rĂ©pond, avec un grand et innocent regard Rien. Je lâaime seulement, Maman chĂ©rie ! » La fille du gĂ©nĂ©ral ignore les conditions secrĂštes des tĂąches quâon sâimpose Ă soi-mĂȘme, mon bon chien, la souffrance que renferme la rĂ©compense mĂȘme dâune ferme contrainte. Mais nous avons vĂ©cu ensemble bien des annĂ©es, nous avons vieilli aussi ; et, quoique notre tĂąche ne soit pas encore terminĂ©e, nous pouvons nous permettre de temps Ă autre de rĂȘver un peu au coin du feu, de mĂ©diter sur lâart dâĂ©lever les enfants et sur le parfait dĂ©lice dâĂ©crire des romans, oĂč tant de vies sâagitent aux dĂ©pens dâune vie qui, imperceptiblement, sâĂ©puise. VI LâĂ©vocation dâune existence qui, outre le stage prĂ©liminaire de lâenfance et de la jeunesse, a eu deux dĂ©veloppements trĂšs diffĂ©rents, et mĂȘme deux Ă©lĂ©ments aussi diffĂ©rents que la terre et lâeau, comporte inĂ©vitablement une certaine naĂŻvetĂ©. Jâen ai conscience dans ces pages. Ce nâest pas par maniĂšre dâexcuse que je le dis. Ă mesure que les annĂ©es passent et que sâaccroĂźt le nombre des pages, le sentiment sâaccroĂźt aussi quâon ne peut Ă©crire que pour des amis. Ă quoi bon alors les mettre dans lâobligation de protester comme un ami ne saurait manquer de le faire quâil nâest besoin dâaucune excuse, ou, peut-ĂȘtre, les amener Ă douter de votre discrĂ©tion ? Ne fĂ»t-ce que par Ă©gard pour ces amis quâun mot ici, une ligne lĂ , le bonheur dâune page bien inspirĂ©e et bien placĂ©e, une heureuse simplicitĂ©, ou mĂȘme une non moins heureuse subtilitĂ©, a su tirer du sein de la multitude des lecteurs, comme on tire un poisson des profondeurs de la mer. Il est notoire que la pĂȘche je parle de la pĂȘche en haute mer est une question de chance. Quant Ă vos ennemis, ils sâarrangeront bien tout seuls. Il se trouve, entre autres, un certain critique, qui, pour me servir dâune image, ne manque pas une occasion de me piĂ©tiner. Câest une image qui manque Ă©videmment de grĂące, mais qui convient parfaitement Ă la circonstance, â Ă plusieurs circonstances mĂȘme. Je ne sais pas exactement depuis combien de temps il se complaĂźt Ă cet exercice intermittent, dont les saisons sont rĂ©glĂ©es par les usages du commerce de la librairie. Quelquâun me le signala sous forme imprimĂ©e, sâentend il y a quelque temps de cela, et jâĂ©prouvai immĂ©diatement une sorte dâaffection pour ce vigoureux personnage. Il ne laisse pas intact un pouce de ma substance, car la substance dâun Ă©crivain câest son Ćuvre, le reste de sa personne nâest quâune ombre vaine, quâon chĂ©rit ou quâon haĂŻt pour des raisons qui ne relĂšvent pas de la critique. Pas un pouce ! Et pourtant le sentiment que jâĂ©prouve nâest ni une sorte dâaffectation ni de la perversitĂ©. Il a une origine plus profonde et, jâaime Ă croire, plus estimable que le caprice dâune sensibilitĂ© dĂ©rĂ©glĂ©e. Il est lĂ©gitime, pour autant quâil est nĂ© Ă regret dâune considĂ©ration, de plusieurs considĂ©rations. Entre autres, cette vigueur qui est si souvent le signe dâun bon Ă©quilibre moral. Câest lĂ une considĂ©ration. Il nâest assurĂ©ment pas trĂšs agrĂ©able de se voir piĂ©tiner de la sorte, mais la parfaite sincĂ©ritĂ© de cette opĂ©ration, â par lĂ mĂȘme quâelle implique non seulement une lecture attentive, mais une rĂ©elle pĂ©nĂ©tration de lâĆuvre dont les dĂ©fauts et les qualitĂ©s, quels quâils puissent ĂȘtre, ne se trouvent pas, dâordinaire, Ă la surface, â mĂ©rite quelque reconnaissance, car il peut arriver quâon condamne une Ćuvre sans mĂȘme prendre la peine de la lire. Câest bien ce qui peut arriver de plus insupportable Ă un Ă©crivain qui aventure son Ăąme parmi les critiques. Cela peut ne vous faire aucun tort sans doute, mais câest dĂ©sagrĂ©able. Câest dĂ©sagrĂ©able comme de dĂ©couvrir un bonneteur au milieu dâun groupe de braves gens dans un compartiment de troisiĂšme classe. La franche impudence dâune transaction qui exploite insidieusement la folie et la crĂ©dulitĂ© humaines, le boniment effrontĂ© qui trahit la supercherie tout en insistant sur lâhonnĂȘtetĂ© du jeu, provoquent en vous un sentiment dâinfini dĂ©goĂ»t. LâhonnĂȘte violence dâun homme qui joue franc jeu, â mĂȘme sâil ne souhaite que de vous terrasser, â peut sembler choquante, mais elle reste dans les limites de la dĂ©cence. Si prĂ©judiciable quâelle puisse ĂȘtre, elle nâest, du moins, pas rĂ©pugnante. On peut bien Ă©prouver de lâestime pour lâhonnĂȘtetĂ©, mĂȘme lorsquâelle sâexerce aux dĂ©pens de votre misĂ©rable personne. Mais il est bien Ă©vident quâun adversaire de ce genre ne se laissera pas arrĂȘter par des explications, ni apaiser par des excuses. Si donc jâallais invoquer lâexception de la jeunesse pour excuser la naĂŻvetĂ© quâon trouvera dans ces pages, notre homme dirait vraisemblablement Ouais ! » et cela tout du long dâune furibonde colonne dâimprimerie. Et pourtant un Ă©crivain nâa que lâĂąge de son premier livre, et en dĂ©pit des vaines apparences de dĂ©crĂ©pitude qui sâattachent Ă nous au cours de notre vie Ă©phĂ©mĂšre, je ne porte encore Ă mon front que la couronne de quinze courts printemps. Une fois admis quâĂ un Ăąge aussi tendre une certaine naĂŻvetĂ© de sentiment et dâexpression est fort excusable, je reconnaĂźtrai volontiers que, tout compte fait, le genre de vie que jâavais menĂ©e prĂ©alablement nâĂ©tait guĂšre la meilleure prĂ©paration possible Ă une existence littĂ©raire. Je ne devrais peut-ĂȘtre pas employer le mot littĂ©raire. Ce mot suppose des relations intimes avec les lettres, une tournure dâesprit et une maniĂšre de sentir auxquelles je ne saurais prĂ©tendre. Je nâai pour moi que dâaimer les lettres ; mais lâamour des lettres ne fait pas plus un littĂ©rateur que lâamour de la mer ne fait un marin. Et il est trĂšs possible, aprĂšs tout, que mon amour pour les lettres ressemble Ă lâamour quâun littĂ©rateur peut ressentir pour la mer quand il la contemple du rivage, â théùtre dâun grand effort et de grands exploits qui changent la face du monde, route immense qui ouvre sur toutes sortes de contrĂ©es inconnues. Non, je ferais mieux probablement de dire que la vie de marin, â et je nâentends pas par lĂ un simple essai, mais un nombre respectable dâannĂ©es, quelque chose qui constitue rĂ©ellement un service Ă la mer, â nâest pas, Ă tout prendre, une bonne prĂ©paration Ă une vie dâĂ©crivain. Dieu me garde, pourtant, de paraĂźtre renier mes maĂźtres. Je suis incapable de cette sorte dâapostasie. Jâai fait lâaveu de ma piĂ©tĂ© pour leurs ombres dans trois ou quatre livres, et si un homme en ce monde a besoin, plus que tout autre, dâĂȘtre sincĂšre avec soi-mĂȘme quand il songe Ă son salut, câest bien certainement le romancier. Ce que je voulais dire, simplement, câest que lâĂ©cole de la mer ne vous prĂ©pare pas suffisamment aux assauts de la critique littĂ©raire. Cela, et rien de plus. Mais ce dĂ©faut nâest pas sans gravitĂ©. Si lâon peut se permettre de dĂ©former, dâintervertir, dâadapter et de gĂąter la dĂ©finition que M. Anatole France a donnĂ©e dâun bon critique, on dira quâun bon auteur est celui qui envisage, sans marquer ni joie ni peine extrĂȘme, les aventures de son Ăąme au milieu des critiques. Loin de moi la pensĂ©e de vouloir persuader mon auditoire quâĂ la mer il nây a pas de critique. Ce serait malhonnĂȘte, et mĂȘme impoli. On peut tout trouver Ă la mer, selon lâesprit quâon y apporte lutte, paix, aventure, naturalisme des plus prononcĂ©, idĂ©al, ennui, dĂ©goĂ»t, inspiration, â et toutes les occasions imaginables, y compris celle de se rendre ridicule, exactement comme dans la carriĂšre littĂ©raire. Mais Ă la mer la critique est dâun genre assez diffĂ©rent de celui de la critique littĂ©raire. Ce quâelles ont de commun câest quâen rĂšgle gĂ©nĂ©rale, dans lâun et lâautre cas, cela ne vaut pas la peine de rĂ©pondre. Certes, vous pouvez, Ă la mer, trouver de la critique, et mĂȘme de lâapprĂ©ciation, â je vous dis quâon peut tout trouver sur lâeau salĂ©e, â un genre de critique gĂ©nĂ©ralement impromptu, et toujours viva voce, ce qui la diffĂ©rencie trĂšs Ă©videmment de lâopĂ©ration littĂ©raire analogue et lui donne, par lĂ mĂȘme, une fraĂźcheur et une vigueur quâon ne trouve pas toujours dans les mots imprimĂ©s. Quant Ă lâapprĂ©ciation, qui sâexprime Ă la fin, quand le critique et son objet sont sur le point de se sĂ©parer, il en va autrement. LâapprĂ©ciation marine de vos humbles talents possĂšde la permanence du mot Ă©crit, mais rarement le charme de la variĂ©tĂ© son style est celui des formules. En cela le patron littĂ©raire possĂšde une supĂ©rioritĂ© sur lâautre, encore que lui aussi, il puisse employer et nâemploie souvent en effet que les mĂȘmes termes Je puis recommander avec la plus vive estime ». Toutefois, il emploie dâordinaire le mot Nous », la premiĂšre personne du pluriel contenant on ne sait quel pouvoir occulte qui la rend particuliĂšrement propre aux dĂ©clarations des critiques et des monarques. Je possĂšde un certain nombre de ces apprĂ©ciations marines, signĂ©es de divers capitaines ; elles jaunissent lentement dans le tiroir de gauche de ma table de travail et, quand je les feuillette avec rĂ©vĂ©rence, elles font un bruit semblable Ă celui dâune poignĂ©e de feuilles sĂšches arrachĂ©es comme un tendre souvenir Ă lâarbre de la science. Câest Ă©trange ! Il semble que ce soit pour ces bouts de papier, qui portent en tĂȘte les noms de quelques navires et sont signĂ©s des noms de quelques capitaines Ă©cossais et anglais, que jâai affrontĂ© des explosions dâindignation, des moqueries et des reproches assez durs Ă supporter pour un garçon de quinze ans quâon mâa accusĂ© de manquer de patriotisme, de manquer de bon sens, de manquer de cĆur aussi que jâai connu les agonies de combats intĂ©rieurs et que jâai versĂ© bien des larmes secrĂštes que la beautĂ© du col de la Furca nâa pas eu de charme pour moi et que, par allusion Ă la folie livresque du chevalier, je me suis vu traiter dâincorrigible don Quichotte ». Pour ce butin ! Ils frĂ©missent, ces bouts de papier, â une douzaine environ en tout. Et ce faible bruit suffit Ă Ă©voquer les souvenirs de vingt annĂ©es, des voix dâhommes rudes qui ne sont plus, la voix forte des vents Ă©ternels, et le murmure dâun merveilleux sortilĂšge, ce chuchottement de la grande mer qui a dĂ», je ne sais comment, parvenir jusquâĂ mon berceau loin dans lâintĂ©rieur des terres et pĂ©nĂ©trer dans mon oreille inconsciente, comme cette formule de la foi musulmane que les pĂšres mahomĂ©tans murmurent Ă lâoreille de leurs nouveau-nĂ©s en en faisant ainsi des croyants presque dĂšs leur premier souffle. Je ne sais si jâai Ă©tĂ© un bon marin, mais jâai Ă©tĂ© un marin convaincu. Et, aprĂšs tout, cette poignĂ©e de certificats de diffĂ©rents navires est lĂ pour tĂ©moigner que toutes ces annĂ©es nâont pas Ă©tĂ© seulement un rĂȘve. Ils sont lĂ ces certificats, brefs, monotones, mais aussi Ă©vocateurs pour moi que la plus inspirĂ©e des pages qui puisse se rencontrer dans la littĂ©rature. Et pourtant, voyez-vous, on mâa appelĂ© romantique. Ma foi ! je nây puis rien ! Mais, attendez ! Je crois me rappeler quâon mâa appelĂ© aussi rĂ©aliste. Et comme cette accusation peut Ă©galement sâexpliquer, essayons de nous y conformer, coĂ»te que coĂ»te, ne fĂ»t-ce que pour changer. Je vous confierai donc modestement, et seulement parce que personne nâest lĂ pour me voir rougir Ă la lumiĂšre de ma lampe, que ces certificats Ă©vocateurs de ma vie de marin renferment tous, sans exception, les mots Absolument sobre. » Nâai-je pas entendu quâon murmurait poliment VoilĂ qui est bien Ă©logieux, nâest-ce pas ? » Eh bien ! oui, câest Ă©logieux, je vous remercie. Câest au moins aussi Ă©logieux de sâentendre assurer dâĂȘtre sobre que dâĂȘtre romantique, quoique de semblables certificats ne vous donneraient pas qualitĂ© pour ĂȘtre secrĂ©taire dâune sociĂ©tĂ© de tempĂ©rance ni troubadour officiel de quelque seigneuriale institution dĂ©mocratique du genre du Conseil municipal de Londres, par exemple. La prosaĂŻque rĂ©flexion ci-dessus nâa pour but que de tĂ©moigner de la sobriĂ©tĂ© habituelle de mon jugement en ce qui concerne les affaires de ce monde. Si jâinsiste lĂ -dessus, câest quâil y a environ deux ans, un de mes contes ayant paru dans une traduction française, un critique parisien, â je suis presque sĂ»r que câĂ©tait M. Gustave Kahn dans le Gil Blas, â me consacrant un bref compte rendu, rĂ©sumait lâimpression rapide que lui avaient faite les qualitĂ©s de lâauteur, par ces mots un puissant rĂȘveur. Je veux bien ! Qui donc irait discuter les mots dâun lecteur bienveillant ? Peut-ĂȘtre, toutefois, pas si rĂȘveur que cela. Je prendrai la libertĂ© dâaffirmer que, soit Ă la mer, soit Ă terre, je nâai jamais perdu le sens de la responsabilitĂ©. Il nây a pas quâune sorte dâivresse. MĂȘme en prĂ©sence des rĂȘveries les plus sĂ©duisantes, je nâai jamais perdu de vue cette sobriĂ©tĂ© de vie intĂ©rieure, cet ascĂ©tisme de sentiment, qui permettent seuls dâexprimer sans honte la forme nue de la vĂ©ritĂ© telle quâon la conçoit, telle quâon la sent. Ce nâest quâune vĂ©ritĂ© indĂ©cente et pleurarde que celle quâon emprunte Ă la puissance du vin. Je me suis efforcĂ© dâĂȘtre un travailleur sobre toute ma vie, toutes mes deux vies. Je lâai fait par goĂ»t, sans aucun doute, ayant instinctivement horreur de perdre possession de moi-mĂȘme, mais aussi par conviction artistique. Toutefois le droit chemin est bordĂ© de tant de fondriĂšres, quâaprĂšs avoir cheminĂ© quelque temps et avoir Ă©prouvĂ© cette lassitude quâun voyageur entre deux Ăąges ne peut manquer de ressentir devant les quotidiennes difficultĂ©s du chemin, je me demande si jâai toujours fidĂšlement observĂ© cette sobriĂ©tĂ© qui contient la puissance, la vĂ©ritĂ© et la paix. Pour ce qui est de ma sobriĂ©tĂ© Ă la mer, elle est parfaitement attestĂ©e par la signature de plusieurs honorables capitaines qui, de leur temps, jouissaient de quelque rĂ©putation. Il me semble vous entendre murmurer poliment SĂ»rement cela va de soi. » Eh bien ! pas du tout. Cela ne va pas de soi. Pour cet auguste corps acadĂ©mique quâest le DĂ©partement de la Marine du MinistĂšre du Commerce, rien ne va de soi, lorsquâil sâagit de dĂ©livrer un brevet. Aux termes du rĂšglement contenu dans le premier statut de la Marine Marchande, le mot sobre lui-mĂȘme doit ĂȘtre bel et bien Ă©crit, sans quoi un sac, une tonne, une montagne mĂȘme de certificats, fussent-ils les plus enthousiastes, ne serviraient Ă rien. La porte des salles dâexamen demeurerait close malgrĂ© vos instances et vos pleurs. Le plus fanatique partisan de la tempĂ©rance ne pourrait pas ĂȘtre dâune rectitude plus impitoyablement farouche que le DĂ©partement de la Marine du MinistĂšre du Commerce. Comme il mâa fallu affronter Ă plusieurs reprises tous les examinateurs du port de Londres de ma gĂ©nĂ©ration, on ne saurait mettre en doute la force et la constance de mon abstinence. Trois dâentre eux Ă©taient des examinateurs de navigation, et il mâadvint dâĂȘtre livrĂ© aux mains de chacun dâeux, Ă de convenables intervalles de mon service Ă la mer. Le premier de tous, grand, maigre, la tĂȘte et la moustache toutes blanches, avec des maniĂšres tranquilles et aimables, et un air de douce intelligence, avait dĂ», il faut croire, ĂȘtre dĂ©favorablement impressionnĂ© par je ne sais quoi dans mon apparence. Joignant ses mains maigres sur ses jambes croisĂ©es, il me posa une question trĂšs simple dâune voix douce, puis continua, continua⊠Cela dura des heures et des heures. Si jâeusse Ă©tĂ© un Ă©trange microbe capable de faire courir un danger mortel Ă la marine marchande, je nâaurais pas Ă©tĂ© soumis Ă un plus microscopique examen. Fort rassurĂ© par son aspect bienveillant, jâavais dâabord rĂ©pondu avec assurance. Mais, Ă force, jâeus lâimpression que mon cerveau se stĂ©rilisait. Et cet impassible questionnaire se poursuivait, me communiquant le sentiment que dâindicibles siĂšcles sâĂ©taient Ă©coulĂ©s en simples prĂ©liminaires. Je commençai alors Ă mâeffrayer. Non pas que je craignisse dâĂȘtre refusĂ©, câĂ©tait lĂ une Ă©ventualitĂ© qui ne se prĂ©sentait mĂȘme pas Ă mon esprit. Il sâagissait de quelque chose de bien plus grave et de plus Ă©trange. Ce vieillard, me disais-je avec terreur, est si prĂšs de la tombe quâil doit avoir perdu toute notion du temps. Il considĂšre cet examen sous lâangle de lâĂ©ternitĂ©. Câest trĂšs joli pour lui. Il a fait son temps. Mais en sortant de cette piĂšce pour rentrer parmi les ĂȘtres humains je vais me retrouver un Ă©tranger, sans amis ; ma logeuse elle-mĂȘme mâaura oubliĂ©, en admettant mĂȘme quâaprĂšs cette interminable aventure je me rappelle encore mon chemin pour rentrer chez moi. Quâon ne croie pas quâil y ait lĂ simple exagĂ©ration verbale. Des pensĂ©es vĂ©ritablement singuliĂšres me traversaient lâesprit tandis que je songeais aux rĂ©ponses quâil me fallait faire des pensĂ©es qui nâavaient rien Ă voir avec la navigation, ni mĂȘme avec quoi que ce soit de raisonnable en ce monde. Je crois vraiment que par moments jâĂ©tais plongĂ© avec ahurissement dans une sorte de langueur. Ă la fin il y eut un silence, qui me sembla aussi durer des siĂšcles, tandis que, penchĂ© sur son bureau, lâexaminateur, lentement et dâune plume silencieuse, remplissait mon certificat. Il me tendit la feuille de papier sans prononcer un mot et inclina gravement sa tĂȘte blanche pour rĂ©pondre Ă mon salut⊠Une fois sorti de la piĂšce, je me sentis flasque comme un citron pressĂ©, et dans sa cage de verre, le portier Ă qui je demandai mon chapeau et que je gratifiai dâun shilling me dit â Eh bien ! je croyais que vous ne ressortiriez jamais. â Combien de temps suis-je restĂ© lĂ ? » demandai-je faiblement. Il tira sa montre. â Il vous a gardĂ© prĂšs de trois heures, Monsieur. Je ne crois pas que ce soit jamais arrivĂ© avec lâun de ces messieurs auparavant. » Ce ne fut quâune fois dehors que je commençai vraiment Ă respirer. Et comme lâanimal humain est ennemi du changement et timide devant lâinconnu, je me surpris Ă me dire que vraiment cela me serait Ă©gal dâĂȘtre examinĂ© par le mĂȘme homme une autre fois. Mais quand le moment vint de lâĂ©preuve suivante, le portier me fit entrer dans une autre piĂšce, oĂč se voyait lâattirail, â qui mâĂ©tait maintenant familier, â de modĂšles de navires et de grĂ©ements, un tableau de signaux sur le mur, une longue table couverte de papiers officiels et qui portait Ă son extrĂ©mitĂ© un mĂąt dĂ©gréé. Lâunique occupant de cette piĂšce mâĂ©tait tout Ă fait inconnu de vue, sinon de rĂ©putation celle-ci, Ă vrai dire, Ă©tait exĂ©crable. Petit et robuste, autant que jâen pouvais juger, vĂȘtu dâun vieux veston brun, il se tenait accoudĂ© de la main il sâabritait les yeux et il tournait presque le dos Ă la chaise que je devais occuper de lâautre cĂŽtĂ© de la table. Immobile, mystĂ©rieux, lointain, Ă©nigmatique, avec, en outre, quelque chose de triste dans son attitude, il rappelait cette statue de Julien je crois de MĂ©dicis, qui sâabrite le visage sur la tombe que sculpta Michel-Ange, encore que notre homme fĂ»t loin, trĂšs loin dâĂȘtre beau. Il commença par essayer de me faire dire des sottises. Mais lâon mâavait prĂ©venu de cette disposition diabolique et je me mis Ă le contredire avec beaucoup dâassurance. Au bout dâun moment il y renonça. Jusque-lĂ cela allait bien. Mais son immobilitĂ©, ce gros coude appuyĂ© sur la table, cette voix brusque et malheureuse, ce visage abritĂ© et dĂ©tournĂ© devenaient de plus en plus impressionnants. Il resta un moment impĂ©nĂ©trablement silencieux, puis me supposant Ă bord dâun navire dâune certaine grandeur, en mer, dans certaines conditions de temps, de saison, de lieu, etc., etcâŠ, â tout cela parfaitement clair et prĂ©cis, â il me commanda dâexĂ©cuter une certaine manĆuvre. Je nâen Ă©tais encore quâĂ la moitiĂ©, quâil imagina une avarie au navire. Ă peine eussĂ©-je triomphĂ© de cette difficultĂ©, quâil en fit naĂźtre une autre, et quand je fus venu aussi Ă bout de celle-lĂ , il me colla un autre navire devant moi, me mettant ainsi dans une trĂšs dangereuse situation. Je me sentais quelque peu irritĂ© de cette ingĂ©niositĂ© Ă accumuler tant de difficultĂ©s sur un seul homme. â Je ne me serais certes pas mis dans de pareils draps, fis-je doucement. Jâaurais vu ce navire auparavant. » Il ne fit pas le moindre mouvement. â Non, vous ne lâauriez pas vu. Un brouillard Ă©pais. â Ah ! jâignorais, mâĂ©criai-je dâun air confus. Je suppose quâaprĂšs tout je rĂ©ussis Ă Ă©viter la catastrophe, en me rapprochant suffisamment de la vraisemblance, et cette horrible chose prit fin. Il faut vous dire que le sujet de lâĂ©preuve quâil me faisait subir, Ă©tait, paraĂźt-il, le passage dâun navire rentrant Ă son port, â une sorte de passage que je ne souhaiterais pas Ă mon pire ennemi. Ce navire imaginaire semblait vraiment en proie Ă la plus tenace des malĂ©dictions. Ă quoi bon raconter en dĂ©tail ses interminables infortunes quâil me suffise de dire que bien avant la fin, jâaurais volontiers Ă©changĂ© ce navire-lĂ contre le Vaisseau-FantĂŽme. En fin de compte, il me mit dans la Mer du Nord jâimagine et me gratifia dâune terre sous le vent semĂ©e de bancs de sable vraisemblablement la cĂŽte hollandaise. Comme distance 8 milles. LâĂ©vidence dâune si implacable animositĂ© me priva de lâusage de la parole pendant au moins une demi-minute. â Eh bien ! » me dit-il, car, Ă vrai dire nous avions jusquâalors marchĂ© bon train. â Il faut que je rĂ©flĂ©chisse un peu, Monsieur. â Il ne semble pas quâil y ait beaucoup de temps pour rĂ©flĂ©chir, murmura-t-il dâun ton sardonique, de dessous sa main. â Non, Monsieur, rĂ©pondis-je avec animation. Pas Ă bord dâun navire que je puis mâimaginer. Mais il sâest produit tant dâaccidents sur celui-ci que je ne peux rĂ©ellement pas me rappeler ce qui me reste pour manĆuvrer. » Toujours Ă demi dĂ©tournĂ© et se cachant les yeux, il grogna, Ă ma grande surprise. â Vous vous en ĂȘtes trĂšs bien tirĂ©. â Ai-je les deux ancres de bossoir, Monsieur ? lui dis-je. â Oui. Je me disposais alors, en derniĂšre ressource pour le navire, Ă mouiller les deux ancres de la maniĂšre la plus efficace, quand son systĂšme infernal pour Ă©prouver votre esprit dâinitiative se mit de nouveau de la partie. â Mais il nây a quâun cĂąble. Vous avez perdu lâautre. » CâĂ©tait vĂ©ritablement exaspĂ©rant. â Alors jâessaierais de les empenneler, sâil y a moyen, et de frapper le plus fort grelin du bord sur le bout de la chaĂźne avant de filer, et si ça cassait, ce qui est trĂšs probable, je laisserais courir. On nâaurait plus quâĂ partir en dĂ©rive. â Rien dâautre Ă faire. Hein ? â Non, Monsieur, je ne vois rien dâautre. » Il eut un petit rire amer. â Vous pourriez toujours faire votre priĂšre. » Il se leva, sâĂ©tira, et bĂąilla lĂ©gĂšrement. Il avait un large visage blĂȘme, et antipathique. Dâun ton bourru et ennuyĂ©, il me posa les questions dâusage sur les feux et les signaux et je sortis de la piĂšce avec plaisir, â reçu ! Quarante minutes ! Et de nouveau je me trouvai dehors arpentant Tower Hill, oĂč tant de braves gens avaient perdu la tĂȘte, faute probablement dâavoir assez de ressources pour la sauver. Et dans le fond de mon cĆur je ne voyais aucune objection Ă affronter de nouveau cet examinateur quand viendrait le moment de la troisiĂšme et derniĂšre Ă©preuve, un an plus tard environ. JâespĂ©rais mĂȘme que ce serait lui. Je savais maintenant Ă quoi mâen tenir sur lui, et quarante minutes ce nâest pas excessif, aprĂšs tout. Oui jâespĂ©rais vraiment⊠Mais pas le moins du monde. Quand je me prĂ©sentai pour passer lâexamen de capitaine au long cours, lâexaminateur qui me reçut Ă©tait un petit homme replet, avec une figure ronde et douce, des favoris gris et frisĂ©s, et des lĂšvres fraĂźches et loquaces. Il commença lâopĂ©ration par un bienveillant Voyons. Hum ! Si vous me disiez tout ce que vous savez sur les chartes-parties ». Et il continua jusquâau bout dans ce style-lĂ , se laissant aller en guise de commentaires Ă me raconter certaines circonstances de sa vie, puis sâinterrompant brusquement et revenant Ă son affaire. CâĂ©tait vraiment trĂšs intĂ©ressant. Dites-moi quelle est votre idĂ©e en fait de gouvernail de fortune ? » me demanda-t-il Ă brĂ»le-pourpoint, aprĂšs mâavoir racontĂ© une anecdote instructive Ă propos dâune question dâarrimage. Je lui dĂ©clarai que je nâavais jamais Ă la mer fait lâexpĂ©rience dâun gouvernail de fortune et je me contentai de lui donner deux exemples classiques, tirĂ©s dâun manuel. Il me dĂ©crivit en revanche un gouvernail de fortune quâil avait inventĂ©, il y avait bien des annĂ©es, alors quâil commandait un vapeur de tonnes. CâĂ©tait, je lâavoue, le plus ingĂ©nieux expĂ©dient quâon pĂ»t imaginer. Ăa peut vous servir un jour », dĂ©clara-t-il en maniĂšre de conclusion. Vous allez passer dans la marine Ă vapeur, tout le monde y va maintenant. » En cela il se trompait. Je nâai jamais, pour ainsi dire, appartenu Ă la marine Ă vapeur. Si je vis assez longtemps, je deviendrai une relique bizarre dâune Ă©poque de barbarie dĂ©funte, une sorte dâantiquitĂ© monstrueuse, le seul marin des Ăąges barbares qui nâait jamais, pour ainsi dire, appartenu Ă la marine Ă vapeur. Avant que lâexamen nâeĂ»t pris fin, il me donna quelques dĂ©tails fort intĂ©ressants sur le service des transports Ă lâĂ©poque de la guerre de CrimĂ©e. â Câest Ă peu prĂšs lâĂ©poque oĂč lâusage des grĂ©ements en acier est devenu gĂ©nĂ©ral, remarqua-t-il. JâĂ©tais un bien jeune capitaine Ă cette Ă©poque. Cela se passait avant votre naissance. â Oui, monsieur. Je suis de 1857. » â LâannĂ©e de la RĂ©volte, remarqua-t-il comme sâil se parlait Ă lui-mĂȘme puis, Ă©levant la voix, il ajouta que son navire se trouvait alors dans le golfe de Bengale et affrĂ©tĂ© par le gouvernement. » CâĂ©tait Ă©videmment dans le service des transports quâil avait fait sa carriĂšre, cet examinateur qui, Ă ma grande surprise, mâavait laissĂ© entrevoir son existence, Ă©veillant ainsi en moi le sentiment de la continuitĂ© de cette vie de la mer Ă laquelle, moi, jâĂ©tais venu du dehors, et donnant ainsi au mĂ©canisme des rapports officiels un accent dâintimitĂ© humaine. Je me sentais adoptĂ©. Son expĂ©rience Ă©tait un peu la mienne, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© mon ancĂȘtre. Tandis quâavec un soin laborieux il Ă©crivait mon nom qui est long il nâa pas moins de douze lettres[13] sur la feuille de papier bleu, il remarqua â Vous ĂȘtes dâorigine polonaise ? â Je suis nĂ© en Pologne, en effet, Monsieur. » Il posa sa plume et, se renversant en arriĂšre, se mit Ă me regarder comme sâil ne mâavait pas encore vu. â Il nây en a pas beaucoup de votre nationalitĂ© dans notre marine, nâest-ce pas ? Je ne me souviens pas dâen avoir jamais rencontrĂ© un, ni avant, ni aprĂšs que jâeus quittĂ© le service. Je ne me rappelle mĂȘme pas avoir entendu parler dâun seul. Vous ĂȘtes des gens de lâintĂ©rieur, nâest-ce pas ? â Oui, en effet. » Et je lui dis aussi que nous Ă©tions Ă©loignĂ©s de la mer non pas seulement par notre situation gĂ©ographique, mais encore par lâabsence complĂšte de toutes relations, mĂȘme indirectes, car nous nâĂ©tions pas une nation commerciale, mais purement agricole. Il me fit alors la singuliĂšre rĂ©flexion que jâĂ©tais venu de bien loin pour dĂ©buter dans la carriĂšre maritime comme si la carriĂšre maritime nâĂ©tait pas prĂ©cisĂ©ment de celles qui vous entraĂźnent loin de chez vous. Je lui rĂ©pondis en souriant que, sans aucun doute, jâaurais pu trouver un navire beaucoup plus prĂšs de mon lieu de naissance, mais tant quâĂ ĂȘtre marin, je mâĂ©tais dit que je serais un marin anglais et rien dâautre. CâĂ©tait le rĂ©sultat dâun choix dĂ©libĂ©rĂ©. Il fit un petit signe de tĂȘte, et comme il continuait Ă me regarder dâun air interrogateur, je poursuivis et lui avouai quâen venant, jâavais passĂ© quelque temps dans la MĂ©diterranĂ©e et aux Antilles. Je ne voulais pas me prĂ©senter dans la marine marchande anglaise tout Ă fait novice. Ă quoi bon lui dire que ma vocation avait Ă©tĂ© si forte que câĂ©tait Ă la mer quâil mâavait fallu jeter ma gourme. Ce nâĂ©tait lĂ que lâexacte vĂ©ritĂ©, mais il nâaurait sans doute pas compris la psychologie un peu exceptionnelle de ma vocation maritime. â Je suppose que vous nâavez jamais rencontrĂ© un de vos compatriotes, Ă la mer, nâest-ce pas ? » Jâavouai que cela ne mâĂ©tait jamais arrivĂ©. Lâexaminateur se laissait aller Ă bavarder. Quant Ă moi je nâavais aucune hĂąte Ă quitter la piĂšce. Pas la moindre. LâĂšre des examens Ă©tait close. Jamais plus je ne reverrais cet aimable homme qui Ă©tait mon ancĂȘtre professionnel, une sorte de grand-pĂšre dans le mĂ©tier. Au reste, il me fallait attendre quâil me fĂźt signe de me retirer ; il nây semblait pas disposĂ©. Comme il restait Ă me regarder en silence, jâajoutai â Mais jâai entendu dire quâil y en avait un, il y a quelques annĂ©es, qui servait comme mousse, Ă bord dâun navire de Liverpool, si je ne me trompe. â Comment sâappelait-il ? Je lui dis le nom. â Comment dites-vous cela ? demanda-t-il, Ă©carquillant les yeux en entendant ces Ă©tranges consonances. Je rĂ©pĂ©tai le nom trĂšs distinctement. â Comment Ă©crivez-vous cela ? Je le lui Ă©pelai. Il hocha la tĂȘte devant lâimpraticable nature de ce nom, et dĂ©clara â Il est aussi long que le vĂŽtre, nâest-ce pas ? Je nâĂ©prouvais aucune hĂąte. Jâavais mon brevet de capitaine au long-cours, et pour en faire le meilleur usage possible toute la vie sâĂ©tendait devant moi. Cela me paraissait trĂšs long. Je me livrai tranquillement Ă un petit calcul mental et lui dis â Pas tout Ă fait. Deux lettres de moins, Monsieur. â Vraiment ! » Lâexaminateur me tendit Ă travers la table la feuille bleue revĂȘtue de sa signature et se leva de sa chaise. Cela me paraissait mettre bien brusquement fin Ă nos relations et je me sentais presque peinĂ© dâavoir Ă me sĂ©parer de cet excellent homme qui avait commandĂ© un navire avant mĂȘme que le murmure de la mer ne fĂ»t parvenu jusquâĂ mon berceau. Il me tendit la main et me souhaita bonne chance. Il fit mĂȘme quelques pas avec moi vers la porte, et termina par un bienveillant conseil. â Je ne sais pas quelles sont vos intentions, mais il faut aller dans la marine Ă vapeur. Quand un homme a obtenu son brevet de capitaine, câest le moment. Si jâĂ©tais Ă votre place, jâirais dans la marine Ă vapeur. » Je le remerciai et derriĂšre moi je refermai dĂ©finitivement la porte sur lâĂšre des examens. Je ne mâĂ©loignai pas en hĂąte comme les deux premiĂšres fois. Câest Ă pas lents que je traversai ce Tower Hill oĂč avaient eu lieu bien des exĂ©cutions. Maintenant, me dis-je Ă moi-mĂȘme, je suis bel et bien capitaine au long-cours de la marine anglaise. » Ce nâest pas que jâeusse une idĂ©e exagĂ©rĂ©e de ce modeste succĂšs oĂč cependant ni la chance ni aucune influence Ă©trangĂšre nâavaient eu la moindre part. Ce fait, satisfaisant et obscur en soi, avait pour moi une certaine signification idĂ©ale. CâĂ©tait la rĂ©ponse Ă certain scepticisme dĂ©clarĂ©, et aussi Ă de fort peu aimables calomnies. Je mâĂ©tais justifiĂ© de ce quâon avait prĂ©tendu nâĂȘtre quâune stupide obstination ou un fantasque caprice. Je ne dirai pas quâun pays tout entier avait Ă©tĂ© bouleversĂ© par mon dĂ©sir dâaller Ă la mer. Mais pour un garçon de quinze Ă seize ans, assez sensible, lâagitation de son petit univers avait paru un Ă©vĂ©nement considĂ©rable. Si considĂ©rable mĂȘme, quâassez absurdement les Ă©chos sâen prolongent encore jusquâĂ maintenant. Je me surprends, dans des moments de solitude, Ă me rappeler les arguments et les reproches qui me furent opposĂ©s il y a trente-cinq ans par des voix qui se sont tues Ă jamais, et Ă trouver Ă rĂ©pondre des choses quâun enfant quâon attaquait ne pouvait alors trouver, simplement Ă cause du caractĂšre mystĂ©rieux que ses impulsions conservaient, mĂȘme pour lui. Je ne parvenais pas plus Ă comprendre que ceux qui me demandaient de mâexpliquer. Il nây avait aucun prĂ©cĂ©dent. Je crois vraiment que je suis le seul cas dâun enfant de ma nationalitĂ© et de mes antĂ©cĂ©dents, ayant aussi rĂ©solument rompu avec son entourage et ses associations. Car il faut comprendre quâil nây avait aucunement dans mon cas lâidĂ©e dâune carriĂšre ». De la Russie ou de lâAllemagne il ne pouvait ĂȘtre question. Ma nationalitĂ©, mes antĂ©cĂ©dents rendaient la chose impossible. Lâaversion nâĂ©tait pas aussi vive pour le service autrichien, et jâose dire que je nâaurais rencontrĂ© aucune difficultĂ© Ă me faire admettre Ă lâĂcole Navale de Pola. Il mâaurait fallu peut-ĂȘtre six mois de plus pour travailler lâallemand, mais je nâavais pas passĂ© lâĂąge de lâadmission, et pour le reste jâĂ©tais dans les conditions requises. On avait songĂ© Ă cet expĂ©dient pour pallier mon extravagance, mais pas moi. Je dois dire quâĂ cet Ă©gard on admit mon refus sans difficultĂ©. Cet ordre de sentiments Ă©tait assez comprĂ©hensible mĂȘme pour le moins bienveillant de mes critiques. On ne me demanda pas dâexplications lĂ -dessus la vĂ©ritĂ© est que ce que jâenvisageais nâĂ©tait aucunement la carriĂšre navale, mais lĂ mer. Le seul moyen dây parvenir, semblait-il, câĂ©tait par la France. Jâen connaissais au moins la langue, et de tous les pays dâEurope câest avec la France que la Pologne a le plus de rapport. On y avait des facilitĂ©s pour veiller un peu sur moi, les premiers temps. On Ă©crivit des lettres, on reçut des rĂ©ponses, on fit des arrangements en vue de mon dĂ©part pour Marseille, oĂč un excellent garçon nommĂ© Solary, sur lequel on avait fini par mettre la main grĂące Ă lâentremise de diverses relations en France, avait promis le plus gentiment du monde dâaider le jeune homme Ă trouver un navire convenable pour son premier dĂ©part, si, rĂ©ellement, il avait envie de goĂ»ter de ce mĂ©tier de chien[14]. Câest avec reconnaissance que jâassistai Ă tous ces prĂ©paratifs et si je nâen soufflai mot, ce que jâavais dit Ă mon dernier examinateur nâen Ă©tait pas moins parfaitement vrai. DĂ©jĂ la rĂ©solution dĂ©terminĂ©e que tant quâĂ ĂȘtre marin, il me fallait ĂȘtre marin anglais » Ă©tait formulĂ©e dans ma tĂȘte, quoique bien entendu en polonais. Je ne connaissais pas six mots dâanglais, et jâĂ©tais assez astucieux pour comprendre quâil Ă©tait prĂ©fĂ©rable de ne rien dire de mes projets. On me considĂ©rait dĂ©jĂ comme Ă moitiĂ© fou, du moins parmi nos relations les plus Ă©loignĂ©es. Le principal Ă©tait de partir. Je mettais toute ma confiance dans la lettre fort civile que cet excellent Solary avait Ă©crite Ă mon oncle, encore que je fusse un peu choquĂ© de la phrase oĂč il parlait du mĂ©tier de chien. Ce Solary Baptistin, quand je le vis en chair et en os, se trouva ĂȘtre un tout jeune homme, de trĂšs bonne apparence, avec une jolie barbe noire coupĂ©e court, un teint frais et deux yeux noirs, doux et joyeux. Il Ă©tait aussi jovial et aimable que pouvait le souhaiter un jeune garçon. Je dormais encore Ă poings fermĂ©s dans un modeste hĂŽtel situĂ© non loin du Vieux Port, aprĂšs ce voyage fatigant via Vienne, Zurich et Lyon, quand il fit irruption dans ma chambre, ouvrit tout dâun coup les volets au grand soleil de Provence-et me gourmanda impĂ©tueusement dâĂȘtre encore au lit Ă cette heure. Il mâeffraya le plus plaisamment du monde, en mâobjurguant Ă grand bruit dâavoir Ă me lever sur-le-champ et Ă partir sans dĂ©lai pour une campagne de trois ans dans les mers du Sud. Ă mots magiques ! une campagne de trois ans dans les mers du Sud ! Ce fut un bien heureux rĂ©veil, et son amitiĂ© se montra infatigable mais il ne considĂ©ra jamais avec beaucoup de solennitĂ© la question de me trouver un navire. Il avait Ă©tĂ© Ă la mer lui-mĂȘme, mais il lâavait quittĂ©e Ă lâĂąge de vingt-cinq ans, en voyant quâil pouvait gagner sa vie Ă terre dâune maniĂšre beaucoup plus agrĂ©able. Il Ă©tait apparentĂ© Ă un nombre incroyable dâexcellentes familles de Marseille, dâune certaine catĂ©gorie. Un de ses oncles Ă©tait un courtier maritime trĂšs cotĂ© et en relation avec de nombreux navires anglais dâautres membres de sa famille Ă©taient approvisionneurs de navires, voiliers, vendaient des chaĂźnes et des ancres, Ă©taient calfats, arrimeurs, charpentiers de navires. Son grand-pĂšre je crois Ă©tait un grand dignitaire dans son genre le syndic des pilotes. Je me fis des relations parmi eux tous, mais surtout parmi les pilotes. La premiĂšre journĂ©e que jâaie jamais passĂ©e entiĂšrement sur lâeau salĂ©e ce fut en qualitĂ© dâinvitĂ©, sur un grand bateau-pilote qui croisait parmi des rĂ©cifs, par un temps brumeux et ventĂ©, pour guetter les voiles des navires ou la fumĂ©e des vapeurs qui pourraient apparaĂźtre au-delĂ du phare de Planier qui, comme un trait blanc, coupait perpendiculairement la ligne dâhorizon balayĂ©e par le vent. Sous la dĂ©signation gĂ©nĂ©rale de le petit ami de Baptistin », je devins lâhĂŽte de la corporation des pilotes et je pus Ă mon grĂ© embarquer sur leurs bateaux, de nuit comme de jour. Jâai passĂ© bien des jours, et bien des nuits aussi, Ă croiser ainsi avec ces rudes et braves gens, sous les auspices de qui commença mon intimitĂ© avec la mer. Bien des fois le petit ami de Baptistin vit leurs honnĂȘtes mains jeter sur ses Ă©paules le caban des marins de la MĂ©diterranĂ©e, alors que, la nuit, sous la cĂŽte du ChĂąteau dâIf, nous guettions les lumiĂšres des navires. Leurs visages tannĂ©s par la mer, barbus ou rasĂ©s, maigres ou pleins, avec les yeux attentifs et ridĂ©s des pilotes, et parfois un mince anneau dâor au lobe dâune oreille poilue, se sont penchĂ©s sur mon enfance de marin. La premiĂšre manĆuvre que jâai eu lâoccasion dâobserver ça Ă©tĂ© lâaccostage des navires en mer, Ă toute heure, et par tous les temps. Ils me la montrĂšrent Ă satiĂ©tĂ©. Et plus dâune fois, dans quelque haute et sombre maison de la vieille ville, ils mâont invitĂ© Ă mâasseoir Ă leur table hospitaliĂšre ; leurs femmes aux voix fortes et aux larges fronts mâont servi la bouillabaisse dans des assiettes de grosse faĂŻence, et jâai causĂ© avec leurs filles, de robustes filles avec des profils purs, de superbes chevelures noires coiffĂ©es avec un art compliquĂ©, des yeux noirs, des dents Ă©blouissantes de blancheur. Je me fis aussi des relations dâun tout autre genre. Lâune dâentre elles, Mme Delestang, une fort belle dame qui avait un air impĂ©rieux et un port de statue, mâemmenait de temps Ă autre, sur le siĂšge de devant de sa voiture, au Prado, Ă lâheure des Ă©lĂ©gants. Elle appartenait Ă une vieille famille aristocratique du Midi. Par sa langueur un peu hautaine elle me faisait penser Ă Lady Dedlock dans le Bleak House de Dickens, une des Ćuvres du maĂźtre pour laquelle je ressens depuis lâenfance une telle admiration, ou plutĂŽt une affection si intense et si irraisonnĂ©e, que les faiblesses mĂȘmes mâen sont plus prĂ©cieuses que les qualitĂ©s de beaucoup dâĆuvres dâautres Ă©crivains. Je lâai lu je ne sais combien de fois, en polonais comme en anglais je lâai encore relu lâautre jour et, par une interversion qui nâa rien de surprenant, Lady Dedlock, dans le livre, me rappelle Ă©normĂ©ment la belle Mme Delestang. Son mari tandis que je leur faisais face Ă tous deux, avec son nez fin et osseux, et sa physionomie parfaitement exsangue, Ă©troite et comme emboĂźtĂ©e, pour ainsi dire, dans de courts favoris, nâavait rien du grand air » ni de la solennitĂ© de cour de Sir Leicester Dedlock. Il nâappartenait quâĂ la haute bourgeoisie et câĂ©tait le banquier chez qui lâon mâavait ouvert un modeste crĂ©dit. CâĂ©tait un royaliste si ardent, â ou plutĂŽt si glacĂ©, si momifiĂ©, â quâil employait dans la conversation courante des tournures de phrases, contemporaines, pourrais-je dire, du bon roi Henri et quand il parlait dâargent, il comptait non pas en francs, comme le vulgaire troupeau de ces Français athĂ©es dâaprĂšs la RĂ©volution, mais, dans cette monnaie surannĂ©e, que sont les Ă©cus, â Ă©cus de toutes les unitĂ©s monĂ©taires du monde, â comme si Louis XIV dans sa royale splendeur se promenait encore par les jardins de Versailles, et comme si la direction des affaires maritimes Ă©tait encore confiĂ©e aux soins de M. de Colbert. Vous admettrez que pour un banquier du dix-neuviĂšme siĂšcle, câĂ©tait lĂ un caractĂšre assez singulier. Fort heureusement Ă la banque qui occupait une partie du rez-de-chaussĂ©e de lâhabitation des Delestang en ville, dans une rue silencieuse et ombragĂ©e on tenait les comptes en monnaie moderne, si bien que je nâeus jamais de difficultĂ© Ă faire comprendre mes dĂ©sirs aux graves et dĂ©coratifs employĂ©s, lĂ©gitimistes je suppose qui ne parlaient quâĂ demi-voix dans la perpĂ©tuelle pĂ©nombre de lourdes fenĂȘtres grillĂ©es, derriĂšre de sombres et anciens comptoirs, sous de hauts plafonds que soutenaient de lourdes corniches. Quand jâen sortais jâĂ©prouvais toujours la sensation de franchir le seuil du temple dâune religion trĂšs digne mais parfaitement temporelle. CâĂ©tait gĂ©nĂ©ralement dans ces occasions-lĂ que, sous la porte cochĂšre, Lady DedâŠ, je veux dire Mme Delestang, en apercevant le salut que je lui adressais, me faisait, avec une aimable autoritĂ©, signe dâapprocher de la voiture et dâun ton de nonchalance amusĂ©e, dĂ©clarait Venez donc faire un tour avec nous. » Ă quoi le mari ajoutait Câest ça. Allons, montez, jeune homme. » Il me questionnait parfois, dâun air entendu mais avec une dĂ©licatesse et un tact parfaits, sur lâemploi de mon temps, et il ne manquait jamais dâexprimer lâespoir que jâĂ©crivais rĂ©guliĂšrement Ă mon trĂšs honorĂ© oncle ». Je ne faisais aucun mystĂšre de la façon dont jâemployais mon temps, et jâimagine que mes rĂ©cits naĂŻfs Ă propos des pilotes ou autres gens, divertissaient Mme Delestang autant que cette ineffable dame pouvait trouver de divertissement au bavardage dâun jeune homme plein de ses nouvelles expĂ©riences parmi des gens Ă©tranges et dâĂ©tranges sensations. Elle nâexprimait aucune opinion et parlait fort peu avec moi ; et pourtant son portrait se trouve suspendu dans la galerie de mes souvenirs intimes, fixĂ© lĂ par un bref et fugitif Ă©pisode. Un jour, aprĂšs que la voiture mâeut dĂ©posĂ© au coin dâune rue, elle me tendit la main et dâune lĂ©gĂšre pression retint la mienne un moment. Tandis que son mari, immobile, regardait droit devant lui, elle se pencha en avant dans la voiture pour me dire, en mettant une trĂšs lĂ©gĂšre nuance dâavertissement dans son intonation languissante Il faut, cependant, faire attention de ne pas gĂącher sa vie. » Je nâavais jamais vu son visage si prĂšs du mien auparavant. Le cĆur mâen battit un peu et jâen demeurai pensif toute la soirĂ©e. Certes, il faut, aprĂšs tout, faire attention de ne pas gĂącher sa vie. Mais elle ne savait pas, â personne ne pouvait savoir, â combien ce danger-lĂ me semblait impossible. VII Se peut-il que quelque grave extrait dâun ouvrage dâĂ©conomie politique apaise, modĂšre, transforme en une froide intuition de lâavenir les transports dâun premier amour ? Cela se conçoit-il, je vous le demande ? Est-ce possible ? Serait-ce convenable ? Le pied sur le bord mĂȘme de la mer et, me voyant sur le point dâembrasser le plus cher de mes rĂȘves, quel sens pouvait bien avoir pour ma juvĂ©nile passion le bien veillant conseil de ne pas gĂącher ma vie ? CâĂ©tait le plus inattendu, et le dernier aussi, des nombreux conseils que jâavais reçus. Il me paraissait trĂšs bizarre, et prononcĂ© comme il lâĂ©tait, en prĂ©sence mĂȘme de mon enchanteresse, ce me semblait ĂȘtre la voix de la sottise, la voix de lâignorance. Mais je nâĂ©tais ni assez endurci ni assez sot pour nây pas reconnaĂźtre aussi la voix de la bontĂ©. En outre le caractĂšre vague de ce conseil que pouvait, en effet, bien signifier cette phrase gĂącher sa vie » ? retenait lâattention par son air de profondeur sagace. En tout cas, comme je lâai dĂ©jĂ dit, les paroles de la belle Mme Delestang me laissĂšrent rĂȘveur toute la soirĂ©e. Jâessayai de comprendre ce fut en vain, car je nâenvisageais pas la vie comme une entreprise que lâon pouvait mal conduire. Jâabandonnai mes rĂ©flexions un peu avant minuit, heure Ă laquelle, sans ĂȘtre hantĂ© ni par les fantĂŽmes du passĂ© ni par une vision de lâavenir, je descendis jusquâau quai du Vieux-Port rejoindre le bateau-pilote de mes amis. Je savais oĂč il attendait ses hommes, derriĂšre le Fort, dans un petit canal, Ă lâentrĂ©e du port. Les quais dĂ©serts semblaient trĂšs blancs et secs dans ce clair de lune, et comme gelĂ©s par lâair vif de cette nuit de dĂ©cembre. Un ou deux rĂŽdeurs sâesquivaient sans bruit un douanier, Ă allure militaire, le sabre au cĂŽtĂ©, arpentait le quai, juste sous les beauprĂ©s dâune longue rangĂ©e de navires, amarrĂ©s par lâavant, face au long mur lĂ©gĂšrement cintrĂ© de hautes maisons qui semblaient ne former quâun seul bĂątiment immense et abandonnĂ©, avec dâinnombrables fenĂȘtres bien closes. Seul, çà et lĂ , un petit cafĂ© Ă matelots jetait une lueur jaune sur le reflet bleutĂ© des pavĂ©s. En les longeant, on entendait Ă lâintĂ©rieur un murmure de voix, â rien de plus. Comme tout Ă©tait tranquille sur ces quais, cette derniĂšre nuit que je passai Ă la mer avec les pilotes de Marseille ! Aucun bruit de pas, sauf le mien, aucun soupir, pas mĂȘme le confus Ă©cho de lâhabituelle dĂ©bauche qui allait son train dans dâinnommables ruelles de la vieille ville, ne parvenait Ă mon oreille, â et soudain, dans un terrible tintamarre de vitres et de ferraille, lâomnibus de la Joliette qui faisait son dernier voyage de la journĂ©e tourna le coin du mur qui fait face Ă la masse anguleuse et caractĂ©ristique du Fort Saint-Jean. Ses trois chevaux attelĂ©s de front trottaient en faisant sonner le pavĂ© sous leurs sabots, et la bruyante machine jaune brinquebalait violemment Ă leur suite, fantastique, Ă©clairĂ©e, parfaitement vide, avec son conducteur, apparemment endormi sur son siĂšge branlant, dominant ce singulier tapage. Je mâaplatis haletant contre le mur. Puis aprĂšs avoir fait quelques pas Ă tĂątons dans lâombre du fort qui projetait sur le canal une obscuritĂ© plus profonde que celle dâune nuit nuageuse, jâaperçus la faible lumiĂšre dâune lanterne posĂ©e sur le quai et distinguai des silhouettes emmitouflĂ©es qui, de divers cĂŽtĂ©s, se dirigeaient vers elle. Ce sont les pilotes de la troisiĂšme compagnie qui se hĂątent pour embarquer. Trop endormis pour causer ils montent Ă bord en silence. Mais on entend quelques grognements et un Ă©norme bĂąillement. Lâun dâeux soupire avec lassitude et lance un Ah ! coquin de sort ! » Le patron de la troisiĂšme compagnie il y avait Ă cette Ă©poque, je crois, cinq compagnies de pilotes est le beau-frĂšre de mon ami Solary Baptistin, câest un homme de quarante ans, large de poitrine, avec de robustes Ă©paules, et un regard franc et pĂ©nĂ©trant qui cherche sans cesse votre regard. Il mâaccueille Ă demi-voix avec un cordial HĂ© ! lâami. Comment va ? » Avec sa moustache coupĂ©e, sa large figure ouverte, empreinte dâune expression Ă©nergique et placide Ă la fois, câest un beau spĂ©cimen du MĂ©ridional calme. Car il y a un type mĂ©ridional chez lequel la volatile passion du Midi se transforme en une calme Ă©nergie. Il est blond, mais personne ne le prendrait pour un homme du Nord, mĂȘme Ă la faible lueur de la lanterne posĂ©e sur le quai. Il vaut une douzaine de Normands ou de Bretons ordinaires dâailleurs, sur toute lâĂ©tendue des rivages de la MĂ©diterranĂ©e, on nâen trouverait pas une demi-douzaine de sa trempe. Debout prĂšs de la barre, il tire sa montre de dessous sa grosse veste et se penche pour la regarder Ă la lumiĂšre que la lanterne projette dans le bateau. Câest lâheure. De sa voix au timbre agrĂ©able il commande tranquillement Larguez. » Un bras sâallonge immĂ©diatement et retire la lanterne du quai, puis dâune pesĂ©e rĂ©guliĂšre, quatre lourds avirons font glisser, hors de lâombre immobile du Fort, le gros bateau chargĂ© de ses hommes. Lâeau de lâavant-port Ă©tincelle sous la lune comme si on y avait jetĂ© des millions de sequins, et la longue jetĂ©e blanche luit comme une lourde barre dâargent. Avec un grincement de poulies et un glissement soyeux, la voile se remplit dâune petite brise si pĂ©nĂ©trante quâelle pourrait provenir de cette lune glacĂ©e, et le bateau, quand cesse le bruit des avirons quâon rentre, semble au repos, entourĂ© dâun mystĂ©rieux murmure si faible et si peu terrestre que ce pourrait ĂȘtre le bruissement des rayons de la lune Ă©tincelante qui ruisselle comme une averse sur cette mer dure, lisse, sans ombre. Je me rappelle parfaitement cette derniĂšre nuit passĂ©e avec les pilotes de la troisiĂšme compagnie. Jâai depuis lors connu le charme des clairs de lune sur des mers et des cĂŽtes variĂ©es, des cĂŽtes de forĂȘts, de rochers, de dunes, â mais jamais magie si parfaitement rĂ©vĂ©latrice dâun caractĂšre insoupçonnĂ©, comme si lâon pouvait contempler la nature mystique des choses matĂ©rielles. Des heures durant, je crois, lâon nâĂ©changea pas une parole Ă bord de ce bateau. Assis sur deux rangs en face lâun de lâautre, les pilotes sommeillaient, les bras croisĂ©s, le menton sur la poitrine. Ils portaient des coiffures des plus variĂ©es des casquettes de drap, de laine, de cuir, Ă oreilles, Ă glands, un ou deux pittoresques bĂ©rets ronds abaissĂ©s sur les yeux et un vieux grand-pĂšre, Ă figure osseuse et rasĂ©e, avec un nez crochu, portait un manteau Ă capuchon qui lui donnait lâair dâun moine que menait Dieu sait oĂč cette silencieuse compagnie de marins, â tranquilles comme des morts. Les doigts me dĂ©mangeaient de tenir la barre et au moment voulu mon ami, le patron, me la confia, comme le cocher de la famille laisse un gamin tenir les rĂȘnes, pendant une partie du chemin qui nâoffre aucun danger. Une grande solitude nous entourait les Ăźlots en avant, Monte-Cristo et le ChĂąteau dâIf, en pleine lumiĂšre, semblaient flotter vers nous, tant Ă©tait rĂ©guliĂšre et imperceptible la marche de notre bateau Tenez-le dans le sillage de la lune », me murmura tranquillement le patron en sâasseyant pesamment Ă lâarriĂšre et en cherchant sa pipe. Le stationnement des pilotes, par un temps comme celui-lĂ , nâĂ©tait quâĂ un mille ou deux Ă lâOuest des Ăźlots et bientĂŽt, comme nous approchions de lâendroit, le bateau que nous allions relever nous apparut soudain qui rentrait, coupant, noir et sinistre, le sillage de la lune sous une aile noire, tandis que notre voile devait leur apparaĂźtre comme une vision de blancheur rayonnante. Sans changer notre marche le moins du monde, nous glissĂąmes Ă une longueur dâaviron lâun de lâautre. Du bateau qui venait Ă notre rencontre nous parvint un appel traĂźnant et sardonique. InstantanĂ©ment, comme par enchantement, notre douzaine de pilotes se mit sur pied, dâun coup. Une incroyable babel dâexclamations railleuses Ă©clata, Ă©change de propos joyeux, animĂ©s et volubiles qui dura jusquâĂ ce que nos arriĂšres fussent Ă hauteur, leur bateau brillant maintenant Ă nos yeux, avec sa voile Ă©tincelante, tandis que pour eux nous devenions une barque noire qui sâĂ©loignait sous une aile sombre. Cet extraordinaire tapage cessa presque aussi soudainement quâil avait commencĂ© ; dâabord lâun dâeux en eut assez et reprit sa place, puis ce fut un autre, puis trois ou quatre Ă la fois, et quand avec des murmures et des rires Ă©touffĂ©s tout ce bruit eut cessĂ©, on en entendit qui riaient encore sous cape. Le grand-pĂšre semblait sâamuser beaucoup au fin fond de son capuchon. Il ne sâĂ©tait pas joint aux autres pour lancer des plaisanteries, il nâavait pas fait le moindre mouvement. Il Ă©tait restĂ© tranquillement Ă sa place au pied du mĂąt. Jâavais entendu dire, depuis longtemps quâil avait le rang de matelot lĂ©ger dans la flotte qui, de Toulon, avait fait voile pour la conquĂȘte de lâAlgĂ©rie en lâan de grĂące 1830. Et, Ă vrai dire, jâavais pu voir et examiner Ă loisir un des boutons de son caban rapiĂ©cĂ©, le seul bouton de cuivre qui sây trouvĂąt et qui portait, gravĂ©s, les mots Ăquipages de ligne. Cette sorte de bouton a disparu, si je ne me trompe, en mĂȘme temps que le dernier des Bourbons. Je lâai conservĂ© du temps de mon service », mâexpliqua-t-il en agitant sa frĂȘle tĂȘte de vautour. Il nâavait vraisemblablement pas ramassĂ© cette relique dans la rue. Il paraissait certainement assez vieux pour avoir combattu Ă Trafalgar, ou du moins pour y avoir Ă©tĂ© petit servant de gargousse. Peu de temps aprĂšs que jâeus fait sa connaissance il mâavait racontĂ© dans un jargon franco-provençal et dâune mĂąchoire Ă©dentĂ©e et branlante, que quand il Ă©tait un galopin pas plus haut que ça », il avait vu lâempereur NapolĂ©on Ă son retour de lâĂźle dâElbe. CâĂ©tait la nuit, racontait-il assez vaguement et sans y mettre la moindre animation, Ă un endroit en pleine campagne entre FrĂ©jus et Antibes. On avait allumĂ© un grand feu prĂšs dâun croisement de routes. La population de plusieurs villages sây Ă©tait rĂ©unie, vieux et jeunes, jusquâĂ des enfants dans les bras, parce que les femmes sâĂ©taient refusĂ©es Ă rester chez elles. De grands soldats coiffĂ©s dâĂ©normes bonnets Ă poil, formaient le cercle face Ă tous ces gens, en silence ; leurs yeux graves et leurs grosses moustaches suffisaient Ă tenir tout le monde Ă distance. Lui, comme un impudent petit galopin », il sâĂ©tait faufilĂ© parmi la foule, et avait rampĂ© sur les mains et les genoux aussi prĂšs quâil lâavait pu des jambes dâun grenadier, et lĂ il avait aperçu, debout et absolument immobile dans la clartĂ© du feu un petit homme gras, coiffĂ© dâun tricorne, boutonnĂ© dans un long manteau droit, avec une grosse figure pĂąle inclinĂ©e sur une Ă©paule, et qui avait un peu lâair dâun prĂȘtre. Il avait les mains derriĂšre le dos⊠Il paraĂźt que câĂ©tait lâEmpereur », ajoutait lâancien avec un lĂ©ger soupir. Ă plat-ventre par terre, le gamin contemplait ce spectacle de tous ses yeux, quand mon pauvre pĂšre », qui avait couru partout Ă la recherche de son enfant, fondit sur lui et le tira de lĂ par lâoreille. Ce rĂ©cit avait bien lâair dâun souvenir authentique. Je lâentendis Ă plusieurs reprises, dans les mĂȘmes termes. Le grand-pĂšre mâhonorait dâune prĂ©dilection spĂ©ciale, quelque peu embarrassante. Les extrĂȘmes se touchent. Il Ă©tait lâaĂźnĂ© de beaucoup de cette Compagnie, dont jâĂ©tais temporairement le bĂ©bĂ© dâadoption, si je puis dire. Personne ne pouvait se rappeler depuis quand il Ă©tait pilote trente, quarante ans. Lui-mĂȘme nâen Ă©tait pas sĂ»r, mais on pourrait le savoir, dĂ©clarait-il, dâaprĂšs les archives du bureau du pilotage. Il y avait des annĂ©es quâil Ă©tait retraitĂ©, mais il sortait avec les pilotes par la force de lâhabitude, et comme mon ami le patron de la Compagnie me le confia une fois dans un murmure Le vieux ne fait pas de mal. Il ne nous gĂȘne pas. » Ils le traitaient avec une dĂ©fĂ©rence bourrue. De temps Ă autre lâun dâentre eux lui faisait une remarque, mais personne ne faisait rĂ©ellement attention Ă ce quâil pouvait dire. Il avait survĂ©cu Ă sa force, Ă son utilitĂ©, Ă sa sagesse. Il portait de longs bas verts tirĂ©s jusquâau-dessus du genou par-dessus son pantalon, une espĂšce de bonnet de nuit en laine sur son crĂąne chauve et des sabots aux pieds. Sans son caban Ă capuchon il avait lâair dâun paysan. Une douzaine de mains se tendaient pour lâaider Ă descendre dans le bateau, mais ensuite on lâabandonnait Ă ses pensĂ©es. Il ne faisait naturellement aucun travail, sauf parfois de dĂ©marrer quelque filin quand on lui criait HĂ©, lâAncien ! larguez donc le bout, lĂ , Ă votre main. » Ou quelque chose de facile dans ce genre. Personne ne prĂȘta la moindre attention au vieux qui riait sous cape dans les profondeurs de son capuchon. Il continua encore longtemps avec un plaisir intense. Il avait Ă©videmment conservĂ© intacte cette innocence dâesprit qui sâamuse dâun rien. Mais quand il eut Ă©puisĂ© son hilaritĂ©, il affirma, dâune voix chevrotante Faut pas compter faire grandâchose par une nuit comme ça ! » Personne ne releva sa remarque. CâĂ©tait Ă©vident. On ne pouvait pas sâattendre Ă voir un voilier rentrer au port par une pareille nuit de rĂȘveuse splendeur et de paix spirituelle. Il nous faudrait tirer des bordĂ©es nonchalamment dans les limites fixĂ©es de notre stationnement, et Ă moins quâune brise fraĂźche ne se levĂąt avec le jour, nous dĂ©barquerions avant le lever du soleil sur un petit Ăźlot qui, Ă deux milles de nous brillait comme un morceau de clair de lune pĂ©trifiĂ©, afin dây casser une croĂ»te et de boire un coup de vin Ă mĂȘme la bouteille ». LâopĂ©ration mâĂ©tait familiĂšre. Le robuste bateau, dĂ©lestĂ© de son Ă©quipage, nicherait son flanc Ă mĂȘme le rocher, â tant est parfaite la douceur unie de la mer classique, dans ses bons jours. Une fois la croĂ»te cassĂ©e et avalĂ©e la gorgĂ©e de vin â ce nâĂ©tait littĂ©ralement pas plus que cela avec cette race sobre, â les pilotes passeraient leur temps Ă taper du pied sur les dalles salĂ©es par la mer et Ă souffler dans leurs doigts gourds. Un ou deux misanthropes sâen iraient se percher sur des rochers, comme des oiseaux de mer Ă allure humaine et Ă goĂ»ts solitaires ; les plus sociables Ă©changeraient des racontars par petits groupes gesticulants et toujours lâun de mes hĂŽtes fouillerait lâhorizon vide avec le tube de cuivre de la longue-vue, un objet lourd et dâapparence meurtriĂšre qui appartenait Ă la collectivitĂ© et qui ne cessait de passer de main en main. Puis vers midi câĂ©tait un jour de service court, â le service long durait vingt-quatre heures, une autre Ă©quipe de pilotes viendrait nous relever, et nous mettrions le cap sur le vieux port PhĂ©nicien, que dominait et surveillait du haut dâune aride colline dâun gris de poussiĂšre, la masse Ă raies rouges et blanches de Notre-Dame de la Garde. Tout se passa comme je lâavais prĂ©vu dans la plĂ©nitude de ma trĂšs rĂ©cente expĂ©rience. Mais il arriva en outre quelque chose que je nâavais pas prĂ©vu, quelque chose qui me fait encore me souvenir de ma derniĂšre sortie avec les pilotes. Câest ce jour-lĂ que ma main toucha, pour la premiĂšre fois, le flanc dâun navire anglais. Aucune brise fraĂźche ne sâĂ©tait levĂ©e avec lâaube, lâair Ă©tait devenu seulement un peu plus vif Ă mesure que le ciel vers lâEst, de plus en plus brillant et vitreux, sâĂ©tait Ă©clairĂ© dâune lueur nette et incolore. Nous Ă©tions tous sur lâĂźlot quand la longue-vue dĂ©couvrit un vapeur, un point noir gros comme un insecte posĂ© sur la ligne nette de lâhorizon. Rapidement on le vit Ă©merger jusquâĂ sa ligne de flottaison et il montra bientĂŽt une coque Ă©lancĂ©e dâoĂč partait un long panache de fumĂ©e inclinĂ© dans le sens opposĂ© au soleil levant. Nous embarquĂąmes en hĂąte, et nous nous Ă©lançùmes sur notre proie, mais nous nâavancions guĂšre quâĂ trois milles Ă lâheure. CâĂ©tait un gros cargo, dâun type quâon ne rencontre plus Ă la mer, avec une coque noire, une superstructure basse, peinte en blanc, trois mĂąts puissants et de nombreuses vergues Ă sa misaine deux hommes se tenaient Ă lâĂ©norme roue de la barre, â le gouvernail Ă vapeur nâĂ©tait pas encore dâun usage courant, â et sur la passerelle, on distinguait en outre trois gros hommes vĂȘtus dâĂ©paisses vestes bleues, avec des visages rouges emmitouflĂ©s, et des bonnets en pointe, â tous les officiers du bord probablement. Il y a des navires que jâai rencontrĂ©s plus dâune fois et que jâai bien connus de vue, mais dont jâai oubliĂ© les noms mais celui de ce navire que je nâai vu quâune fois il y a si longtemps, dans la rose clartĂ© dâun froid et pĂąle lever de soleil, je ne lâai jamais oubliĂ©. Comment lâaurais-je pu ! le premier navire anglais sur le flanc duquel jâeus jamais posĂ© ma main ! Son nom, â jâen lus chaque lettre Ă lâavant du navire, â Ă©tait James Westoll. Pas trĂšs romanesque, me direz-vous. Le nom dâun armateur du Nord, un armateur considĂ©rable, bien connu et universellement respectĂ©. James Westoll ! Quel meilleur nom un honorable et laborieux navire aurait-il pu porter ? Le groupement mĂȘme de ses lettres Ă©veille encore en moi le sentiment romanesque que jâĂ©prouvai en prĂ©sence de ce navire immobile, et qui empruntait une grĂące idĂ©ale Ă lâaustĂšre puretĂ© de la lumiĂšre. Nous nous trouvions alors tout prĂšs du vapeur et dâune soudaine impulsion je mâoffris Ă descendre dans le canot qui devait mettre le pilote Ă bord, tandis que notre bateau, poussĂ© par ce faible souffle que nous avions eu durant toute la nuit, glissait prĂšs du flanc noir et luisant du navire. Quelques coups dâaviron nous mirent au long du bord, et ce fut alors que, pour la premiĂšre fois de ma vie, je mâentendis adresser la parole en anglais, ce langage de mon choix secret, de mon avenir, des longues amitiĂ©s, des profondes affections, des heures de labeur et des heures de loisir, et des heures solitaires aussi, des livres lus, des pensĂ©es poursuivies, des Ă©motions remĂ©morĂ©es, â et mĂȘme de mes rĂȘves ! Et aprĂšs lâavoir vu façonner cette part de moi-mĂȘme qui ne peut dĂ©pĂ©rir si je nâose le revendiquer comme mien, câest du moins, en tout cas, le langage de mes enfants. Câest ainsi que de petits Ă©vĂ©nements deviennent mĂ©morables avec le temps. Quant Ă la qualitĂ© des paroles quâon mâadressait, je ne peux pas dire quâelle fut particuliĂšrement frappante. Trop peu nombreuses pour atteindre Ă lâĂ©loquence et dâune intonation dĂ©pourvue de charme, elles consistaient exactement en trois mots Look out there ! que grognait au-dessus de ma tĂȘte une voix enrouĂ©e. Elles provenaient dâun individu gros et gras il avait un double menton manifeste et poilu, vĂȘtu dâune chemise de laine bleue et dâun vaste pantalon tirĂ© trĂšs haut jusquâĂ la poitrine, par une paire de bretelles parfaitement visibles. Comme il nây avait pas de bastingage Ă lâendroit oĂč il se trouvait, mais seulement une barre et des Ă©pontilles, je pus embrasser dâun coup dâĆil sa volumineuse personne depuis les pieds jusquâau sommet dâun chapeau mou noir, posĂ© comme un absurde cĂŽne Ă rebords sur sa grosse tĂȘte. Lâaspect massif et grotesque de cet homme je pense que ce devait ĂȘtre le lampiste me surprit beaucoup. Le cours de mes lectures, de mes rĂȘves, de mon dĂ©sir de la mer ne mâavait pas prĂ©parĂ© Ă rencontrer un frĂšre dâarmes de ce genre. Je nâai jamais revu pareille silhouette si ce nâest dans les illustrations des fort divertissants rĂ©cits de chalands et de caboteurs quâa publiĂ©s M. W. W. Jacobs mais le talent que M. Jacobs apporte Ă plaisanter de pauvres et innocents marins, dans une prose qui, si extravagante quâen soit la joyeuse intention, est toujours artistiquement adaptĂ©e Ă la vĂ©ritĂ© dâobservation, nâexistait pas encore. Peut-ĂȘtre M. Jacobs lui-mĂȘme nâĂ©tait-il pas encore de ce monde. Je suppose que sâil avait fait rire sa nourrice, câĂ©tait Ă peu prĂšs tout ce quâil lui avait Ă©tĂ© donnĂ© dâaccomplir Ă cette Ă©poque lointaine. Aussi, je le rĂ©pĂšte, je ne pouvais vraiment pas ĂȘtre prĂ©parĂ© Ă la vue de ce matelot enrouĂ©. Lâobjet de son bref discours Ă©tait dâattirer mon attention sur un bout de filin quâil me lança incontinent. Je le saisis, quoique vraiment ce ne fĂ»t pas nĂ©cessaire, le navire Ă ce moment nâayant plus de mouvement. Ensuite, tout se passa trĂšs rapidement. Le canot arriva, heurtant lĂ©gĂšrement le flanc du vapeur le pilote, empoignant lâĂ©chelle de corde, avait dĂ©jĂ grimpĂ© la moitiĂ© des Ă©chelons avant mĂȘme que je me fusse aperçu que notre tĂąche Ă©tait terminĂ©e le tintement Ă©touffĂ© du tĂ©lĂ©graphe de la chambre des machines vint frapper mon oreille Ă travers la plaque de tĂŽle mon compagnon dans le canot me pressait de dĂ©border et quand je mâappuyai sur le flanc lisse du premier navire anglais que jâeusse jamais touchĂ© de ma vie, je le sentis dĂ©jĂ qui palpitait sous ma paume. Il vint lĂ©gĂšrement Ă lâOuest, pour mettre le cap sur le minuscule phare de la jetĂ©e de la Joliette qui, dans le lointain, se dĂ©tachait Ă peine contre la terre. Le canot dansa dans le clapotement du sillage et, me retournant sur mon banc, je suivis des yeux le James Westoll. Avant quâil nâeĂ»t fait un quart de mille il hissa son pavillon comme le prescrivent les rĂšglements de port Ă lâarrivĂ©e et au dĂ©part des navires. Je le vis soudain qui flottait Ă son mĂąt. Le Pavillon Rouge[15] ! Dans lâatmosphĂšre translucide et incolore qui baignait tout ensemble les masses fauves et grises de cette cĂŽte mĂ©ridionale, les Ăźlots livides, la mer dâun bleu pĂąle et vitreux sous le ciel pĂąle et vitreux de ce froid lever de soleil, câĂ©tait, â aussi loin que lâĆil pouvait atteindre, â la seule tache de couleur vive, semblable Ă une flamme, intense, et bientĂŽt aussi minuscule que cette petite Ă©tincelle rouge que le reflet concentrĂ© dâun grand feu allume au cĆur dâun globe de cristal. Le Pavillon Rouge ! chaud morceau dâĂ©tamine, flottant au loin sur les mers, symbolique et protecteur, et qui devait ĂȘtre, pendant tant dâannĂ©es, lâunique toit au-dessus de ma tĂȘte.
Unegelée confectionnée avec des fruits choisis et avec une texture lisse et fondante. Description marketing . Grùce à son inimitable savoir-faire et à la qualité de ses ingrédients, Bonne Maman vous offre le meilleur de de la gelée de fruits à travers des recettes authentiques et gourmandes, pour votre plus grand plaisir, tout simplement ! Découvrez les délicates gelées de Bonne
La gelĂ©e est une petite collation que beaucoup de gens aiment manger. Il est limpide et colorĂ©. Non seulement les enfants lâaiment, mais mĂȘme les grands amis ne peuvent sâempĂȘcher dâacheter quelques tĂąches. Mais aimez-vous la gelĂ©e, savez-vous quâil y a encore un vin de gelĂ©e dans le monde? Il est fait de la forme de la gelĂ©e! Pensez-vous que câest nouveau? Comment faire du vin de gelĂ©e? Quelle est la mĂ©thode de fabrication du vin de gelĂ©e ? Comment faire du vin de gelĂ©e? MĂ©thode de production de vin de gelĂ©e Les matiĂšres premiĂšres du vin de gelĂ©e sont gĂ©nĂ©ralement utilisĂ©es comme vodka rafraĂźchissante comme vin de base, avec de lâeau, du sucre, des saveurs et dâautres ingrĂ©dients . Bien sĂ»r, il peut le condenser dans la gelĂ©e est indispensable. GĂ©nĂ©ralement, Kara Gum est utilisĂ©e. La mĂ©thode spĂ©cifique du vin de la gelĂ©e est prendre une quantitĂ© appropriĂ©e dâeau Ă bouillir, puis ajouter une quantitĂ© appropriĂ©e de gomme kara Ă lâeau, remuer jusquâĂ ce que la gomme kara soit dissoute, puis ajouter le jus, le sucre , lâeau froide et le vin de vodka Ă lâintĂ©rieur le jus de fruits et le vin peuvent ĂȘtre associĂ©s selon votre propre goĂ»t. Bien mĂ©langer, donc il est prĂ©parĂ©. Mettez ensuite le liquide rĂ©glĂ© dans la petite tasse et congelez-le au rĂ©frigĂ©rateur. La concentration dâalcool alcoolique dans le vin de la gelĂ©e nâest pas trop Ă©levĂ©e. GĂ©nĂ©ralement entre 10 et 15 degrĂ©s, le goĂ»t est Q Bombs, ce qui est trĂšs nouveau. Si vous ĂȘtes Ă©galement intĂ©ressĂ©, essayez de le faire vous-mĂȘme! [ 123] ] u0026 160;
Jai constaté au fil des années que les framboises ayant subi les premiÚres gelées donnent une confiture avec un goût plus soutenu et plus fruité : c'est un peu comme pour le vin (les vendanges tardives). J'attends les prochaines gelées (qui ne sauraient tarder) pour faire la "deuxiÚme tournée" de gelée. J'ai obtenu 18 pots de gelée avec 3,7 kg de jus de framboises (en
Accueil > Recettes > GelĂ©e de vin rouge0/50 commentaires1/120 minâątrĂšs facileâąbon marchĂ©IngrĂ©dients1litre1 dl de vin rouge puissant1 branche de romarin frais1 de poivre noir concassĂ©90 g de sucre gĂ©lifiantEn cliquant sur les liens, vous pouvez ĂȘtre redirigĂ© vers dâautres pages de notre site, ou sur simplement vos courses en drive ou en livraison chez vos enseignes favoritesUstensiles1 EntonnoirLes meilleurs entonnoirs1 casseroleTop 3 des batteries de casseroles1 Top 5 des meilleures passoires16,90âŹ1 balance de cuisineTop des meilleures balancesEn cliquant sur les liens, vous pouvez ĂȘtre redirigĂ© vers dâautres pages de notre site, ou sur total 20 minPrĂ©paration15 minRepos-Cuisson5 minĂtape 1Porter le vin Ă Ă©bullition avec le romarin et le poivre. Ătape 2Le passer Ă la passoire. Ătape 3Remettre le vin dans une casserole. Ătape 4Ajouter le sucre et laisser bouillir 3 mn. Ătape 5Laisser toutes les recettesNote de l'auteur Accompagne Ă merveille la chasse. »C'est terminĂ© ! Qu'en avez-vous pensĂ© ?Ajouter ma photoDonnez votre avisGelĂ©e de vin rougeSoif de recettes ?On se donne rendez-vous dans votre boĂźte mail !DĂ©couvrir nos newslettersPoires et gelĂ©e de vin rouge Ă©picĂ©GelĂ©e de vin blanc aux Ă©picesGelĂ©e de vin de SauternesPLUS DE RECETTESGelĂ©e de vin blanc au piment d'EspeletteTerrine de porc en gelĂ©e de vin blancVerrines de fraise sur gelĂ©e de vinGelĂ©e de groseillesGelĂ©e de coingFondue vigneronne au vin rougeGelĂ©e de framboises Sauce Ă©chalote au vin rougePoulet au vin rougeFraises au vin rougeLapin en gelĂ©eCanard en cocotte au vin rougeDiots au vin rouge Lapin aux champignons et au vin rougeCrĂšme de cassis au vin rougeMagrets de canard au vin rouge et aux poiresGelĂ©e de coingsBolognaise mijotĂ©e au vin rougeMarmiton magEt si vous vous abonniez ?Câest la meilleure façon de ne rater aucun numĂ©ro, de faire des Ă©conomies et de se rĂ©galer tous les deux mois En plus vous aurez accĂšs Ă la version numĂ©rique pour lire vraiment les super offres
n0nyGo8. i252eufydf.pages.dev/149i252eufydf.pages.dev/225i252eufydf.pages.dev/274i252eufydf.pages.dev/134i252eufydf.pages.dev/919i252eufydf.pages.dev/345i252eufydf.pages.dev/751i252eufydf.pages.dev/99i252eufydf.pages.dev/687
avec quoi manger de la gelée de vin