Lelivre de Maurice Leblanc, ArsĂšne Lupin, gentleman-cambrioleur, sort en 1907. Le personnage Ă©tait cependant dĂ©jĂ  apparu dĂšs 1905 dans des nouvelles publiĂ©es   Le roi organise un grand bal et invite tous ses voisins. Cette extension pour Between Two Castles of Mad King Ludwig permet de jouer jusqu’à 8 joueurs et ajoute deux nouveaux types de salles loisir et secrĂštes, de nouvelles salles spĂ©ciales salles de bal, de nouvelles cartes Bonus et une salle du trĂŽne supplĂ©mentaire. Mieux seul que mal accompagnĂ© ? Cette boĂźte contient Ă©galement un mode de jeu en solitaire contre un Automa pour le jeu de base et cette extension, ainsi qu’un nouveau mode de jeu pour 2 Ă  8 joueurs dans lequel vous construisez votre propre chĂąteau au lieu d’en partager avec vos voisins. Garanties sĂ©curitĂ© Ă  modifier dans le module "RĂ©assurance" Politique de livraison Ă  modifier dans le module "RĂ©assurance" Politique retours Ă  modifier dans le module "RĂ©assurance" Description DĂ©tails du produit Le roi organise un grand bal et invite tous ses voisins. Cette extension pour Between Two Castles of Mad King Ludwig permet de jouer jusqu’à 8 joueurs et ajoute deux nouveaux types de salles loisir et secrĂštes, de nouvelles salles spĂ©ciales salles de bal, de nouvelles cartes Bonus et une salle du trĂŽne supplĂ©mentaire. Mieux seul que mal accompagnĂ© ? Cette boĂźte contient Ă©galement un mode de jeu en solitaire contre un Automa pour le jeu de base et cette extension, ainsi qu’un nouveau mode de jeu pour 2 Ă  8 joueurs dans lequel vous construisez votre propre chĂąteau au lieu d’en partager avec vos voisins. Ser ClacmĂąchoire est le plus grand des Templiers du Clan Vouivre depuis des annĂ©es. GrĂące Ă  son statut de lĂ©gende parmi les siens, les kobolds se rallient Ă  Ser ClacmĂąchoire avec zĂšle, et ses capacitĂ©s de dirigeant leur permettent de se battre avec une discipline qui rivalise avec celle des plus grandes armĂ©es. Labyrinthe ou Titans ? Faites vos choix ! Qui servirez-vous, les dieux ou les Titans ? Vous enfoncerez-vous au cƓur du Labyrinthe ou poursuivrez-vous vos routines habituelles, au risque de passer Ă  cĂŽtĂ© de bonus gĂ©nĂ©reux ? Dans l’extension RĂ©bellion, pour Dice Forge, tout est question de choix ! Univers Cette seconde extension de Wingspan vous propose de dĂ©couvrir les magnifiques oiseaux colorĂ©s d’OcĂ©anie. MĂ©langez les cartes Oiseau de cette extension Ă  celles du jeu de base. Vous pouvez Ă©galement y ajouter les cartes d’autres extensions. Cette extension contient Ă©galement de nouveaux plateaux Joueur et un type de nourriture complĂ©mentaire, le nectar, afin de vous offrir des possibilitĂ©s stratĂ©giques inĂ©dites. Vous y trouverez aussi de nouvelles cartes Bonus et objectifs de fin de manche, ainsi qu'une couleur d'Ɠufs additionnelle. Conduisez votre vĂ©hicule Ă  travers le continent ! The Geat Race vous fera traverser les continents, affronter d'innombrables dangers, prendre des risques inconsidĂ©rĂ©s pour enfin franchir la ligne d'arrivĂ©e sous les acclamations de la foule. Votre Ă©quipage est composĂ© de mĂ©caniciens, d'Ă©claireurs et d'une escorte que vous devrez mobiliser pour accomplir l'impossible. Tuez les Vivants ! DĂ©vorez leur cerveau ! Cerveaaaauuux ! Et voici le jeu le plus dĂ©gueu et le plus idiot de la gamme Munchkin ! Vous jouez des zombies qui dĂ©foncent des portes et qui dĂ©vorent des cerveaux. Les monstres » que vous attaquez sont des gens ordinaires, sans dĂ©fense pour certains, mortellement dangereux pour d’autres, avec quelques zombies renĂ©gats pour faire bonne mesure. PĂ©nĂ©trez au cƓur de l’Afrique avec le 3e volume de la Collection de plateaux des Aventuriers du Rail. Ce nouveau plateau au format vertical se concentre sur le centre et le sud de l’Afrique, Ă  l’époque oĂč explorateurs, missionnaires et autres aventuriers sillonnaient jungles, dĂ©serts et savanes en quĂȘte de dĂ©couvertes. Les courageuses peluches sont de retour pour une nouvelle sĂ©rie d'aventures au pays des rĂȘves ! Des annĂ©es aprĂšs l'histoire originale, un nouveau petit frĂšre rejoint la famille, apportant avec lui deux compagnons de jeu Pokey, la vaillante licorne, et le musclĂ© Manny, un personnage entĂȘtĂ© mais un gentil petit garçon Ă  protĂ©ger des forces surnaturelles, Pokey et Manny vont devoir s'associer aux personnages du jeu original et affronter une sĂ©rie de nouveaux monstres cachĂ©s sous le lit ! Dans les hauteurs reculĂ©es de l’Himalaya, les yaks sont le moyen de subsistance de la population. Toutefois, il peut s’avĂ©rer difficile de circuler pour les marchands et leurs yaks lorsque l’épais brouillard enveloppe la montagne. Afin de les guider dans ces hauts sommets, les doyens du village vous ont confiĂ© la tĂąche de construire une pyramide de joueur construit sa tour en acquĂ©rant des pierres auprĂšs des marchands de passage. Les joueurs ont chacun une charrette de marchand devant eux, elles se dĂ©calent Ă  chaque commencez la partie avec trois cartes en main construire, se rĂ©approvisionner et aller au marchĂ©. SimultanĂ©ment, les joueurs choisissent une carte et la posent Rassemblez la plus belle collection d’art !Museum Pictura est un jeu de collection pour 2 Ă  4 joueurs, dans lequel vous incarnez un conservateur dans un musĂ©e chargĂ© de crĂ©er des collections d’Ɠuvres d’art cĂ©lĂšbres ! Dans le cadre de l’extravagance luxueuse des AnnĂ©es folles, ce jeu vous plongera dans le monde imprĂ©visible de l’art pour crĂ©er des expositions vraiment des peintures, Ă©changez-les avec d’autres musĂ©es et exposez vos plus belles trouvailles dans vos galeries. Constituez d’impressionnantes collections et ouvrez-les au public pour gagner des points de Prestige. Plus la collection sera grande, plus vous marquerez de points ! Le joueur qui a le plus de points de Prestige Ă  la fin de la partie gagne. Au tournant du XVIe siĂšcle, aprĂšs avoir terminĂ© les palais d'Evora et de Sintra, le roi a cherchĂ© Ă  construire un pavillon d'Ă©tĂ©. Malheureusement, le roi Manuel I est dĂ©cĂ©dĂ© avant le dĂ©but de la construction. Les joueurs retournent au Portugal pour accomplir cette principe des tuiles rĂ©parties sur les Fabriques reste le mĂȘme. Vous pouvez choisir de prendre toutes les tuiles d'une couleur sur une fabrique ou au centre, plus une tuile de la couleur ici, chaque joueur possĂšde un tableau en forme d’étoile en 7 parties reprĂ©sentant les couleurs en jeu, chacune composĂ©e de six tuiles. Chaque emplacement comporte un chiffre de 1 Ă  6. Pour placer une tuile sur un emplacement, il faut dĂ©fausser un nombre de tuile de cette couleur en s’aidant Saurez-vous choisir vos sujets mieux que les autres prĂ©tendants au royaume pour vous garantir la victoire et monter sur ce trĂŽne qui vous revient de droit ? Seul un roi compĂ©tent saura entretenir le moral de ses troupes en dĂ©pit du chaos rĂ©gnant dans la vallĂ©e et ses environs. Vous pouvez gagner des bonus supplĂ©mentaires en construisant un Royaume de Sujets diversifiĂ©s ou en contrĂŽlant la majoritĂ© dans les diffĂ©rents Ordres de Chevaliers. Vous pouvez Ă©galement gagner des bonus en formant des couples et en cĂ©lĂ©brant des mariages. Enfin, vos rĂ©serves d’Or vous aideront Ă©galement rĂ©gner sur votre royaume, augmentant ainsi votre RenommĂ©e. Tous ces accomplissement permettront de dĂ©terminer qui est le vĂ©ritable Roi de la VallĂ©e. Dans Star Clicker - le nouveau jeu de Christophe Raimbault, l'auteur de Colt Express - vous jouez des enfants qui vont tenter ensemble de dĂ©fendre leur planĂšte C-64 de leurs ennemis, les Creepers. Pour gagner, vous devez dĂ©truire tous les brouilleurs mis en place par ces fourbes Creepers avant qu'ils ne dĂ©truisent les boucliers protecteurs de votre planĂšte. À peine ont-ils eu vent du dĂ©part de vos parents pour une mission quelque part loin, trĂšs loin dans la galaxie, que les Creepers en ont profitĂ© pour vous attaquer. Ils ont dĂ©ployĂ© 8 brouilleurs autour de C-64 pour bloquer les communications et surtout pour neutraliser le fameux mode autodĂ©fense ! Jadis, l’Empire livra une guerre sans merci contre le Roi-Sorcier, grand prĂȘtre du PĂšre des Monstres. L’Empire l’emporta au prix de son unitĂ© et finalement de son existence mĂȘme. À la paix impĂ©riale succĂ©dĂšrent des Ăąges bien sombres, des domaines morcelĂ©s, des querelles sans fin, des cultes malĂ©fiques, des ruines et du chagrin. Cependant, il est une tradition impĂ©riale qui n’a pas disparu. Depuis ses fortins et ses bastions, le Corps des Patrouilleurs continue inlassablement sa mission ancienne protĂ©ger les habitants de l’ancien empire, explorer les zones sauvages, Ă©tablir des liens entre les communautĂ©s, combattre les monstres, retrouver les anciens trĂ©sors de l’Empereur pour que renaisse un jour l’ votre tour, devenez l’un de ces courageux Patrouilleurs ! Oltréé ! "Q System" est une sĂ©rie de jeux coopĂ©ratifs offrant des Ă©nigmes Ă  rĂ©soudre. Chaque jeu "Q System" se compose de 32 cartes. Chaque carte prĂ©sente un indice. Chaque indice peut rĂ©pondre aux besoins de l'enquĂȘte... ou pas. Seuls le bon sens, l'esprit de dĂ©duction et le recoupement d'informations vous permettront de trouver les rĂ©ponses qui est le coupable ? quel est le mobile? quelle est l'arme du crime,... ? La SĂ©rie Sherlock est la premiĂšre trilogie de "Q System". Qui vient en ami arrive trop tard et
 part trop tĂŽt. Vous voici bien installĂ© dans votre fauteuil, un verre empoisonnĂ© en main, prĂȘt pour le grand saut, malgrĂ© la maladie qui vous rabougrit, l’hĂ©ritage qui s’est fait la malle et les cicatrices d’une attaque de tigres
 Que vous manque-t-il ? La visite d’un Oncle odieux ou de la famille ruinĂ©e du cĂŽtĂ© de votre grande tante, pardi ! Ces nouveaux Personnages se baladent de maison en maison, d’un joueur Ă  l’autre, pour y apporter malheur et catastrophe
 GrĂące Ă  leurs capacitĂ©s spĂ©ciales assez terrifiantes. Cette extension inclut Ă©galement une nouvelle famille, nausĂ©abonde, les Malone, ainsi qu’un lot disgracieux d’évĂ©nements, de modificateurs et de morts prĂ©maturĂ©es. Organisez un vĂ©ritable Escape Game Ă  la maison !DĂ©couvrez vite ce nouveau scĂ©nario de la gamme Escape Junior, pour toute la famille, toujours en compagnie du robot Dooz pour vous accompagner !Vous voilĂ  prisonniers de la sorciĂšre MalĂ©fys, qui prĂ©voit de vous faire subir un interrogatoire... musclĂ© !Une seule solution pour vous Ă©chapper rĂ©soudre une sĂ©rie d'Ă©nigmes et affronter un Ă  un ses monstrueux de temps Ă  perdre, vous n'avez que 45 minutes !La box comprend - Livret d'Ă©nigmes de 48 pages- Des cartes "sorts" - Des roues magiques - Des cartes "puzzle" - Une loupe de dĂ©codage - Des cartes "monstres" Le roi organise un grand bal et invite tous ses voisins. Cette extension pour Between Two Castles of Mad King Ludwig permet de jouer jusqu’à 8 joueurs et ajoute deux nouveaux types de salles loisir et secrĂštes, de nouvelles salles spĂ©ciales salles de bal, de nouvelles cartes Bonus et une salle du trĂŽne supplĂ©mentaire. Mieux seul que mal accompagnĂ© ? Cette boĂźte contient Ă©galement un mode de jeu en solitaire contre un Automa pour le jeu de base et cette extension, ainsi qu’un nouveau mode de jeu pour 2 Ă  8 joueurs dans lequel vous construisez votre propre chĂąteau au lieu d’en partager avec vos voisins.

ArsĂšne Lupin et le Grand Diamant blanc, un maĂźtre voleur est en train de faire des bĂȘtises Ă  Paris en 1900 : l'annĂ©e de l'Exposition universelle ! Vous vous lancerez dans une

En stockÂge 10 ans et +DurĂ©e 45-60 minutesNombre De Joueurs 1-6Fournisseur / Compagnie Asmodee Unlock! est un jeu de cartes coopĂ©ratif inspirĂ© du phĂ©nomĂšne des escape rooms» oĂč vous cherchez des objets ou des indices pour rĂ©soudre des Ă©nigmes. En jouant Ă  Unlock! vous pouvez vivre cette expĂ©rience autour d’une table en utilisant que des cartes et une application qui vous fournira les indices, validera vos trouvailles et bien plus. Pourrez-vous trouver la clĂ© du mystĂšre ? Un jeu inspirĂ© par les escape rooms» Un jeu coopĂ©ratif oĂč tous gagnent ou perdent ensemble Cette boĂźte Unlock contient trois aventures The Noside Show ArsĂšne LupĂźn le Grand Diamant Blanc Perdu dans le ChronoWarp *L’application gratuite Unlock, compatible avec les tĂ©lĂ©phones et tablettes Android et iOS, est nĂ©cessaire pour jouer.
ArsÚne Lupin et le Grand Diamant Blanc : Vivez une course au joyau dans le paris du début du XXÚ siÚcle et relevez le défi d'ArsÚne Lupin ! - Perdus dans le Chronowarp : La machine à voyager dans le temps du professeur Alcibiade
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Relevezle dĂ©fi d’ArsĂšne Lupin, dans une course au joyau au cƓur du Paris du XXe SiĂšcle ! Devenez un vĂ©ritable gentleman cambrioleur le temps de ArsĂšne Lupin et la Grand Diamant Blanc ! Vous ĂȘtes Perdus dans le ChronoWarp ! La machine Ă  voyager dans le temps du professeur Alcibiade Tempus s’est emballĂ©e et c’est Ă  vous de tout remettre dans l’ordre. Comme d'autres, suivez cette chanson Avec un compte scrobblez, trouvez et redĂ©couvrez de la musique À votre connaissance, existe-t-il une vidĂ©o pour ce titre sur YouTube ? Ajouter une vidĂ©o À votre connaissance, existe-t-il une vidĂ©o pour ce titre sur YouTube ? Ajouter une vidĂ©o Titres similaires À propos de cet artiste Georges Delerue 115 723 auditeurs Tags associĂ©s Georges Delerue, nĂ© le 12 mars 1925 Ă  Roubaix Nord, France - mort Ă  Los Angeles, Californie, États-Unis le 20 mars 1992, est un compositeur et directeur musical des films. Il fut l'auteur de la musique de plus de 300 films. Au Conservatoire de Paris il poursuit ses Ă©tudes sous la direction de Darius Milhaud et de Jean Rivier. Il commence Ă  composer Ă  partir de 1947 son premier quatuor Ă  cordes en 1948, un Concertino pour trompette et orchestre Ă  cordes en 1951, sa Symphonie concertante en 1955, 
 En 1949, il obtient le Premier Prix de Composition ainsi que le Premier S
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ArsÚneLupin et le Grand Diamant Blanc. adapte l'ambiance, plus qu'un roman précis, du petit monde de la cambriole d'ArsÚne Lupin. L'on navigue à travers Paris, par le biais des cartes et d'une grande map qui ne sera pas de trop, et ce à plus d'un chapitre. Le tout est guidé par un jeu de piste, mené à votre adresse par le mestre ArsÚne. Un récit trÚs écrit, qui vous guide, par le
Timeless Adventures Unlock ! QtĂ© - + Ajouter au panier Trois nouvelles aventures ! Venez Ă  bout de ces aventures pleines d’énigmes et de Timeless Adventures est une boĂźte indĂ©pendante dans la gamme Unlock!, Jeu de l’annĂ©e 2017. Unlock ! est un jeu de cartes coopĂ©ratif inspirĂ© des escape rooms. Les escape rooms sont des salles dont vous devez vous Ă©chapper en moins de 60 minutes. Unlock! vous fait vivre ces expĂ©riences chez vous, autour d'une table. AprĂšs avoir pris connaissance du contexte du scĂ©nario, vous commencez votre aventure dans une piĂšce une carte de lieu qui indique divers numĂ©ros. Fouillez-la pour trouver des objets ! Attention certains peuvent ĂȘtre cachĂ©s ! Des Ă©nigmes visuelles ou audio ralentissent votre progression... Ă  vous de coopĂ©rer avec vos partenaires pour avancer et terminer dans les temps ! L'application gratuite Unlock !, compatible avec les tĂ©lĂ©phones et tablettes Android et iOS, est nĂ©cessaire pour jouer. Elle permet d'obtenir des indices, de repĂ©rer des objets cachĂ©s, mais aussi d'entrer les codes dĂ©couverts. Elle contribue Ă©galement Ă  l'ambiance avec ses musiques dĂ©diĂ©es Ă  chaque aventure, ses Ă©nigmes audio, ses terribles pĂ©nalitĂ©s et son compte Ă  rebours fatal ! La boĂźte Unlock! Timeless Adventures contient trois aventures - The Noside Show Le cirque Diosen arrive en ville, mais le professeur Noside a prĂ©vu un grand numĂ©ro de sabotage. ArrĂȘtez-le le spectacle doit continuer !- Arsene Lupin et le Grand Diamant Blanc Vivez une course au joyau dans le Paris du dĂ©but du xxe siĂšcle et relevez le dĂ©fi d’ArsĂšne Lupin !- Perdus dans le ChronoWarp ! La machine Ă  voyager dans le temps du professeur Alcibiade Tempus s’emballe et c’est Ă  vous qu’il revient de tout remettre en ordre ! Joueur 1 Ă  6 joueurs Age 10 ans et + DurĂ©e 60 min Mots-clĂ©s Pour 1 JoueurJeux de RapiditĂ© / AdresseEnquĂ©te / DĂ©ductionJeux CoopĂ©ratifs CatĂ©gories Jeux de SociĂ©tĂ©Jeux de PlateauJeux d'EnquĂȘte / Escape
Catombe bien, y compris Ă©tymologiquement, car l’auteur avait dĂ©clarĂ©, en 1933, avoir trouvĂ© le nom de son hĂ©ros tout simplement en dĂ©formant celui d’un conseiller municipal de la Ville, un certain ArsĂšneLopin. Et ‘lopin’, en ancien-français, cela dĂ©signait un morceau (Ă©ventuellement de viande, mais aussiune peau malade
À Pierre LAFITTE. Mon cher ami, Tu m’as engagĂ© sur une route oĂč je ne croyais point que je dusse jamais m’aventurer, et j’y ai trouvĂ© tant de plaisir et d’agrĂ©ment littĂ©raire qu’il me paraĂźt juste d’inscrire ton nom en tĂȘte de ce premier volume, et de t’affirmer ici mes sentiments d’affectueuse et fidĂšle reconnaissance. M. L. PRÉFACE — Racontez-nous donc, vous qui contez si bien, une histoire de voleurs
 — Soit, dit Voltaire ou un autre philosophe du XVIIIe siĂšcle, car l’anecdote est attribuĂ©e Ă  plusieurs de ces causeurs incomparables. Et il commença — Il Ă©tait une fois un fermier gĂ©nĂ©ral
 L’auteur des Aventures d’ArsĂšne Lupin, qui sait si joliment conter, lui aussi, eĂ»t commencĂ© tout autrement — Il Ă©tait une fois, un gentilhomme cambrioleur
 Et ce dĂ©but paradoxal eĂ»t fait dresser les tĂȘtes effarĂ©es des auditrices. Les aventures d’ArsĂšne Lupin, aussi incroyables et entraĂźnantes que celles d’Arthur Gordon Pym, ont fait mieux. Elles n’ont pas seulement intĂ©ressĂ© un salon, elles ont passionnĂ© la foule. Depuis le jour oĂč cet Ă©tonnant personnage a fait son apparition dans Je sais tout, il a effrayĂ©, il a charmĂ©, il a amusĂ© des lecteurs par centaines de mille et, sous la forme nouvelle du volume, il va entrer triomphalement dans la bibliothĂšque, aprĂšs avoir conquis le magazine. Ces histoires de dĂ©tectives et d’apaches du high life ou de la rue ont toujours eu une singuliĂšre et puissante attraction. Balzac, en quittant Mme de Morsauf, vivait l’existence dramatique d’un limier de police. Il laissait lĂ  le lys de la vallĂ©e pour le rĂ©fractaire du ruisseau. Victor Hugo inventait Javert, donnant la chasse Ă  Jean Valjean comme l’autre inspecteur » poursuivait Vautrin. Et tous deux songeaient Ă  Vidocq, cet Ă©trange loup-cervier devenu chien de garde, dont le poĂšte des MisĂ©rables et le romancier de RubemprĂ© avaient pu recueillir les confidences. Plus tard, et dans un ordre infĂ©rieur, Monsieur Lecoq avait Ă©veillĂ© la curiositĂ© des fervents du roman judiciaire, et M. de Bismarck et M. de Beust, ces deux adversaires, l’un farouche, l’autre spirituel, avaient trouvĂ©, avant et aprĂšs Sadowa, ce qui les divisait le moins les rĂ©cits de Gaboriau. Il arrive ainsi Ă  l’écrivain de rencontrer sur son chemin un personnage dont il fait un type et qui, Ă  son tour, fait la fortune littĂ©raire de son inventeur. Heureux qui crĂ©e de toutes piĂšces un ĂȘtre qui semblera bientĂŽt aussi vivant que les vivants Delobelle ou Priola ! Le romancier anglais Conan Doyle a popularisĂ© Sherlock Holmes. M. Maurice Leblanc a trouvĂ©, lui, son Sherlock Holmes, et je crois bien que depuis les exploits de l’illustre dĂ©tective anglais, pas une aventure au monde n’a aussi vivement excitĂ© la curiositĂ© que les exploits de cet ArsĂšne Lupin, cette succession de faits devenus aujourd’hui un livre. Le succĂšs des rĂ©cits de M. Leblanc a Ă©tĂ©, on peut le dire, foudroyant dans la revue mensuelle oĂč le lecteur, qui se contentait jadis des vulgaires intrigues du roman feuilleton, va chercher Ă©volution significative une littĂ©rature qui le divertisse, mais qui reste pourtant de la littĂ©rature. L’auteur avait dĂ©butĂ©, il y a une douzaine d’annĂ©es, si je ne me trompe, dans l’ancien Gil Blas, oĂč ses nouvelles originales, sobres, puissantes, le placĂšrent du premier coup au meilleur rang des conteurs. Normand, Rouennais, l’auteur Ă©tait visiblement de la bonne lignĂ©e des Flaubert, des Maupassant, des Albert Sorel qui fut, lui aussi, un novelliĂšre Ă  ses heures. Son premier roman, Une Femme, fut trĂšs remarquĂ©, et, depuis, plusieurs Ă©tudes psychologiques, l’ƒuvre de Mort, Armelle et Claude, l’Enthousiasme, une piĂšce en trois actes, applaudie chez Antoine, la PitiĂ©, Ă©taient venues s’ajouter Ă  ces petits romans en deux cents lignes oĂč excelle M. Maurice Leblanc. Il faut avoir un don particulier d’imagination pour trouver de ces drames en raccourci, de ces nouvelles rapides qui enserrent la substance mĂȘme de volumes entiers, comme telles vignettes magistrales contiennent des tableaux tout faits. Ces rares qualitĂ©s d’inventeur devaient nĂ©cessairement, un jour, trouver un cadre plus large, et l’auteur d’Une Femme allait bientĂŽt se concentrer aprĂšs s’ĂȘtre dispersĂ© en tant d’originales histoires. C’est alors qu’il fit la connaissance du dĂ©licieux et inattendu ArsĂšne Lupin. On sait l’histoire de ce bandit du XVIIIe siĂšcle qui volait les gens avec des manchettes, comme Buffon Ă©crivait son Histoire Naturelle. ArsĂšne Lupin est un petit neveu de ce scĂ©lĂ©rat qui faisait peur Ă  la fois et souriait aux marquises Ă©pouvantĂ©es et sĂ©duites. — Vous pouvez comparer, me disait M. Marcel L’Heureux en m’apportant les Ă©preuves de l’Ɠuvre de son confrĂšre et les numĂ©ros oĂč Je sais tout illustrait les exploits d’ArsĂšne Lupin, vous pouvez comparer Sherlock Holmes Ă  Lupin et Maurice Leblanc Ă  Conan Doyle. Il est certain que les deux Ă©crivains ont des points de contact. MĂȘme puissance de rĂ©cit, mĂȘme habiletĂ© d’intrigue, mĂȘme science du mystĂšre, mĂȘme enchaĂźnement rigoureux des faits, mĂȘme sobriĂ©tĂ© de moyens. Mais quelle supĂ©rioritĂ© dans le choix des sujets, dans la qualitĂ© mĂȘme du drame ! Et remarquez ce tour de force avec Sherlock Holmes on se trouve chaque fois en face d’un nouveau vol et d’un nouveau crime ; ici, nous savons d’avance qu’ArsĂšne Lupin est le coupable ; nous savons que, lorsque nous aurons dĂ©brouillĂ© les fils enchevĂȘtrĂ©s de l’histoire, nous nous trouverons en face du fameux gentleman-cambrioleur ! Il y avait lĂ  un Ă©cueil, certes. Il est Ă©vitĂ©, il Ă©tait mĂȘme impossible de l’éviter avec plus d’habiletĂ© que ne l’a fait Maurice Leblanc. À l’aide de procĂ©dĂ©s que le plus averti ne distingue pas il vous tient en haleine jusqu’au dĂ©nouement de chaque aventure. Jusqu’à la derniĂšre ligne on reste dans l’incertitude, la curiositĂ©, l’angoisse, et le coup de théùtre est toujours inattendu, bouleversant et troublant. En vĂ©ritĂ©, ArsĂšne Lupin est un type, un type dĂ©jĂ  lĂ©gendaire, et qui restera. Figure vivante, jeune, pleine de gaĂźtĂ©, d’imprĂ©vu, d’ironie. Voleur et cambrioleur, escroc et filou, tout ce que vous voudrez, mais si sympathique, ce bandit ! Il agit avec une si jolie dĂ©sinvolture ! Tant d’ironie, tant de charme et tant d’esprit ! C’est un dilettante. C’est un artiste ! Remarquez-le bien ArsĂšne Lupin ne vole pas ; il s’amuse Ă  voler. Il choisit. Au besoin, il restitue. Il est noble et charmant, chevaleresque, dĂ©licat, et je le rĂ©pĂšte, si sympathique, que tout ce qu’il fait semble juste, et qu’on se prend malgrĂ© soi Ă  espĂ©rer le succĂšs de ses entreprises, que l’on s’en rĂ©jouit, et que la morale elle-mĂȘme a l’air de son cĂŽtĂ©. Tout cela, je le rĂ©pĂšte, parce que Lupin est la crĂ©ation d’un artiste, et parce qu’en composant un livre oĂč il a donnĂ© libre cours Ă  son imagination, Maurice Leblanc n’a pas oubliĂ© qu’il Ă©tait avant tout, et dans toute l’acception du terme, un Ă©crivain ! » Ainsi parla M. Marcel L’Heureux, si bon juge en la matiĂšre et qui sait la valeur d’un roman pour en avoir Ă©crit de si remarquables. Et me voici de son avis aprĂšs avoir lu ces pages ironiquement amusantes, point du tout amorales malgrĂ© le paradoxe qui prĂȘte tant de sĂ©duction au gentleman dĂ©trousseur de ses contemporains. Certes je ne donnerais pas un prix Montyon Ă  ce trĂšs sĂ©duisant Lupin. Mais eĂ»t-on couronnĂ© pour sa vertu le Fra Diavolo qui charma nos grand-mĂšres Ă  l’OpĂ©ra-Comique, au temps lointain oĂč les symboles d’Ariane et Barbe Bleue n’étaient pas inventĂ©s ? Le voilĂ  qui s’avance La plume rouge Ă  son chapeau
 ArsĂšne Lupin, c’est un Fra Diavolo armĂ© non d’un tromblon, mais d’un revolver, vĂȘtu non d’une romantique veste de velours, mais d’un smoking de forme correcte, et je souhaite qu’il ait le succĂšs plus que centenaire de l’irrĂ©sistible brigand que fit chanter M. Auber. Mais quoi ! il n’y a rien Ă  souhaiter Ă  ArsĂšne Lupin. Il est entrĂ© vivant dans la popularitĂ©. Et la vogue qu’a si bien commencĂ©e le magazine, le livre va la continuer. Jules Claretie. L’ARRESTATIOND’ARSÈNE LUPIN L’étrange voyage ! Il avait si bien commencĂ© cependant ! Pour ma part, je n’en fis jamais qui s’annonçùt sous de plus heureux auspices. La Provence est un transatlantique rapide, confortable, commandĂ© par le plus affable des hommes. La sociĂ©tĂ© la plus choisie s’y trouvait rĂ©unie. Des relations se formaient, des divertissements s’organisaient. Nous avions cette impression exquise d’ĂȘtre sĂ©parĂ©s du monde, rĂ©duits Ă  nous-mĂȘmes comme sur une Ăźle inconnue, obligĂ©s, par consĂ©quent, de nous rapprocher les uns des autres. Et nous nous rapprochions
 Avez-vous jamais songĂ© Ă  ce qu’il y a d’original et d’imprĂ©vu dans ce groupement d’ĂȘtres qui, la veille encore, ne se connaissaient pas, et qui, durant quelques jours, entre le ciel infini et la mer immense, vont vivre de la vie la plus intime, ensemble vont dĂ©fier les colĂšres de l’OcĂ©an, l’assaut terrifiant des vagues, la mĂ©chancetĂ© des tempĂȘtes et le calme sournois de l’eau endormie ? C’est, au fond, vĂ©cue en une sorte de raccourci tragique, la vie elle-mĂȘme, avec ses orages et ses grandeurs, sa monotonie et sa diversitĂ©, et voilĂ  pourquoi, peut-ĂȘtre, on goĂ»te avec une hĂąte fiĂ©vreuse et une voluptĂ© d’autant plus intense ce court voyage dont on aperçoit la fin au moment mĂȘme oĂč il commence. Mais, depuis plusieurs annĂ©es, quelque chose se passe qui ajoute singuliĂšrement aux Ă©motions de la traversĂ©e. La petite Ăźle flottante dĂ©pend encore de ce monde dont on se croyait affranchi. Un lien subsiste, qui ne se dĂ©noue que peu Ă  peu en plein OcĂ©an, et peu Ă  peu, en plein OcĂ©an, se renoue. Le tĂ©lĂ©graphe sans fil ! appel d’un autre univers d’oĂč l’on recevrait des nouvelles de la façon la plus mystĂ©rieuse qui soit ! L’imagination n’a plus la ressource d’évoquer des fils de fer au creux desquels glisse l’invisible message. Le mystĂšre est plus insondable encore, plus poĂ©tique aussi, et c’est aux ailes du vent qu’il faut recourir pour expliquer ce nouveau miracle. Ainsi, les premiĂšres heures, nous sentĂźmes-nous suivis, escortĂ©s, prĂ©cĂ©dĂ©s mĂȘme par cette voix lointaine, qui, de temps en temps, chuchotait Ă  l’un de nous quelques paroles de lĂ -bas. Deux amis me parlĂšrent. Dix autres, vingt autres nous envoyĂšrent Ă  tous, au travers de l’espace, leurs adieux attristĂ©s ou souriants. Or, le second jour, Ă  cinq cents milles des cĂŽtes françaises, par une aprĂšs-midi orageuse, le tĂ©lĂ©graphe sans fil nous transmettait une dĂ©pĂȘche dont voici la teneur ArsĂšne Lupin Ă  votre bord, premiĂšre classe, cheveux blonds, blessure avant-bras droit, voyage seul, sous le nom de R
 » À ce moment prĂ©cis, un coup de tonnerre violent Ă©clata dans le ciel sombre. Les ondes Ă©lectriques furent interrompues. Le reste de la dĂ©pĂȘche ne nous parvint pas. Du nom sous lequel se cachait ArsĂšne Lupin, on ne sut que l’initiale. Il se fĂ»t agi de toute autre nouvelle, je ne doute point que le secret en eĂ»t Ă©tĂ© scrupuleusement gardĂ© par les employĂ©s du poste tĂ©lĂ©graphique, ainsi que par le commissaire du bord et par le commandant. Mais il est de ces Ă©vĂ©nements qui semblent forcer la discrĂ©tion la plus rigoureuse. Le jour mĂȘme, sans qu’on pĂ»t dire comment la chose avait Ă©tĂ© Ă©bruitĂ©e, nous savions tous que le fameux ArsĂšne Lupin se cachait parmi nous. ArsĂšne Lupin parmi nous ! l’insaisissable cambrioleur dont on racontait les prouesses dans tous les journaux depuis des mois ! l’énigmatique personnage avec qui le vieux Ganimard, notre meilleur policier, avait engagĂ© ce duel Ă  mort dont les pĂ©ripĂ©ties se dĂ©roulaient de façon si pittoresque ! ArsĂšne Lupin, le fantaisiste gentleman qui n’opĂšre que dans les chĂąteaux et les salons, et qui, une nuit, oĂč il avait pĂ©nĂ©trĂ© chez le baron Schormann, en Ă©tait parti les mains vides et avait laissĂ© sa carte, ornĂ©e de cette formule ArsĂšne Lupin, gentleman-cambrioleur, reviendra quand les meubles seront authentiques ». ArsĂšne Lupin, l’homme aux mille dĂ©guisements tour Ă  tour chauffeur, tĂ©nor, bookmaker, fils de famille, adolescent, vieillard, commis-voyageur marseillais, mĂ©decin russe, torero espagnol ! Qu’on se rende bien compte de ceci ArsĂšne Lupin allant et venant dans le cadre relativement restreint d’un transatlantique, que dis-je ! dans ce petit coin des premiĂšres oĂč l’on se retrouvait Ă  tout instant, dans cette salle Ă  manger, dans ce salon, dans ce fumoir ! ArsĂšne Lupin, c’était peut-ĂȘtre ce monsieur
 ou celui-là
 mon voisin de table
 mon compagnon de cabine
 — Et cela va durer encore cinq fois vingt-quatre heures ! s’écria le lendemain miss Nelly Underdown, mais c’est intolĂ©rable ! J’espĂšre bien qu’on va l’arrĂȘter. Et s’adressant Ă  moi — Voyons, vous, monsieur d’AndrĂ©zy, qui ĂȘtes dĂ©jĂ  au mieux avec le commandant, vous ne savez rien ? J’aurais bien voulu savoir quelque chose pour plaire Ă  miss Nelly ! C’était une de ces magnifiques crĂ©atures qui, partout oĂč elles sont, occupent aussitĂŽt la place la plus en vue. Leur beautĂ© autant que leur fortune Ă©blouit. Elles ont une cour, des fervents, des enthousiastes. ÉlevĂ©e Ă  Paris par une mĂšre française, elle rejoignait son pĂšre, le richissime Underdown, de Chicago. Une de ses amies, lady Jerland, l’accompagnait. DĂšs la premiĂšre heure, j’avais posĂ© ma candidature de flirt. Mais, dans l’intimitĂ© rapide du voyage, tout de suite son charme m’avait troublĂ©, et je me sentais un peu trop Ă©mu pour un flirt quand ses grands yeux noirs rencontraient les miens. Cependant elle accueillait mes hommages avec une certaine faveur. Elle daignait rire de mes bons mots et s’intĂ©resser Ă  mes anecdotes. Une vague sympathie semblait rĂ©pondre Ă  l’empressement que je lui tĂ©moignais. Un seul rival peut-ĂȘtre m’eĂ»t inquiĂ©tĂ©, un assez beau garçon, Ă©lĂ©gant, rĂ©servĂ©, dont elle paraissait quelquefois prĂ©fĂ©rer l’humeur taciturne Ă  mes façons plus en dehors » de Parisien. Il faisait justement partie du groupe d’admirateurs qui entourait miss Nelly, lorsqu’elle m’interrogea. Nous Ă©tions sur le pont, agrĂ©ablement installĂ©s dans des rocking-chairs. L’orage de la veille avait Ă©clairci le ciel. L’heure Ă©tait dĂ©licieuse. — Je ne sais rien de prĂ©cis, mademoiselle, lui rĂ©pondis-je, mais est-il impossible de conduire nous-mĂȘmes notre enquĂȘte, tout aussi bien que le ferait le vieux Ganimard, l’ennemi personnel d’ArsĂšne Lupin ? — Oh ! oh ! vous vous avancez beaucoup ! — En quoi donc ? Le problĂšme est-il si compliquĂ© ? — TrĂšs compliquĂ©. — C’est que vous oubliez les Ă©lĂ©ments que nous avons pour le rĂ©soudre. — Quels Ă©lĂ©ments ? — 1o Lupin se fait appeler monsieur R
 — Signalement un peu vague. — 2o Il voyage seul. — Si cette particularitĂ© vous suffit ! — 3o Il est blond. — Et alors ? — Alors nous n’avons plus qu’à consulter la liste des passagers et Ă  procĂ©der par Ă©limination. J’avais cette liste dans ma poche. Je la pris et la parcourus. — Je note d’abord qu’il n’y a que treize personnes que leur initiale dĂ©signe Ă  notre attention. — Treize seulement ? — En premiĂšre classe, oui. Sur ces treize messieurs R
, comme vous pouvez vous en assurer, neuf sont accompagnĂ©s de femmes, d’enfants ou de domestiques. Restent quatre personnages isolĂ©s le marquis de Raverdan
 — SecrĂ©taire d’ambassade, interrompit miss Nelly, je le connais. — Le major Rawson
 — C’est mon oncle, dit quelqu’un. — M. Rivolta
 — PrĂ©sent, s’écria l’un de nous, un Italien dont la figure disparaissait sous une barbe du plus beau noir. Miss Nelly Ă©clata de rire. — Monsieur n’est pas prĂ©cisĂ©ment blond. — Alors, repris-je, nous sommes obligĂ©s de conclure que le coupable est le dernier de la liste. — C’est-Ă -dire ? — C’est-Ă -dire, M. Rozaine. Quelqu’un connaĂźt-il M. Rozaine ? On se tut. Mais miss Nelly, interpellant le jeune homme taciturne dont l’assiduitĂ© prĂšs d’elle me tourmentait, lui dit — Eh bien, monsieur Rozaine, vous ne rĂ©pondez pas ? On tourna les yeux vers lui. Il Ă©tait blond. Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi. Et le silence gĂȘnĂ© qui pesa sur nous m’indiqua que les autres assistants Ă©prouvaient aussi cette sorte de suffocation. C’était absurde d’ailleurs, car enfin rien dans les allures de ce monsieur ne permettait qu’on le suspectĂąt. — Pourquoi je ne rĂ©ponds pas ? dit-il, mais parce que, vu mon nom, ma qualitĂ© de voyageur isolĂ© et la couleur de mes cheveux, j’ai dĂ©jĂ  procĂ©dĂ© Ă  une enquĂȘte analogue, et que je suis arrivĂ© au mĂȘme rĂ©sultat. Je suis donc d’avis qu’on m’arrĂȘte. Il avait un drĂŽle d’air, en prononçant ces paroles. Ses lĂšvres minces comme deux traits inflexibles s’amincirent encore et pĂąlirent. Des filets de sang striĂšrent ses yeux. Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitude nous impressionnĂšrent. NaĂŻvement, miss Nelly demanda — Mais vous n’avez pas de blessure ? — Il est vrai, dit-il, la blessure manque. D’un geste nerveux il releva sa manchette et dĂ©couvrit son bras. Mais aussitĂŽt une idĂ©e me frappa. Mes yeux croisĂšrent ceux de miss Nelly il avait montrĂ© le bras gauche. Et ma foi, j’allais en faire nettement la remarque, quand un incident dĂ©tourna notre attention. Lady Jerland, l’amie de miss Nelly, arrivait en courant. Elle Ă©tait bouleversĂ©e. On s’empressa autour d’elle, et ce n’est qu’aprĂšs bien des efforts qu’elle rĂ©ussit Ă  balbutier — Mes bijoux, mes perles !
 on a tout pris !
 Non, on n’avait pas tout pris, comme nous le sĂ»mes par la suite ; chose bien plus curieuse on avait choisi ! De l’étoile en diamants, du pendentif en cabochons de rubis, des colliers et des bracelets brisĂ©s, on avait enlevĂ©, non point les pierres les plus grosses, mais les plus fines, les plus prĂ©cieuses, celles, aurait-on dit, qui avaient le plus de valeur tout en tenant le moins de place. Les montures gisaient lĂ , sur la table. Je les vis, tous nous les vĂźmes, dĂ©pouillĂ©es de leurs joyaux comme des fleurs dont on eĂ»t arrachĂ© les beaux pĂ©tales Ă©tincelants et colorĂ©s. Et pour exĂ©cuter ce travail, il avait fallu, pendant l’heure oĂč lady Jerland prenait le thĂ©, il avait fallu, en plein jour, et dans un couloir frĂ©quentĂ©, fracturer la porte de la cabine, trouver un petit sac dissimulĂ© Ă  dessein au fond d’un carton Ă  chapeau, l’ouvrir et choisir ! Il n’y eut qu’un cri parmi nous. Il n’y eut qu’une opinion parmi tous les passagers, lorsque le vol fut connu c’est ArsĂšne Lupin. Et de fait, c’était bien sa maniĂšre compliquĂ©e, mystĂ©rieuse, inconcevable
 et logique cependant, car s’il Ă©tait difficile de recĂ©ler la masse encombrante qu’eĂ»t formĂ©e l’ensemble des bijoux, combien moindre Ă©tait l’embarras avec de petites choses indĂ©pendantes les unes des autres, perles, Ă©meraudes et saphirs. Et au dĂźner, il se passa ceci Ă  droite et Ă  gauche de Rozaine, les deux places restĂšrent vides. Et le soir on sut qu’il avait Ă©tĂ© convoquĂ© par le commandant. Son arrestation, que personne ne mit en doute, causa un vĂ©ritable soulagement. On respirait enfin. Ce soir-lĂ  on joua aux petits jeux. On dansa. Miss Nelly, surtout, montra une gaietĂ© Ă©tourdissante qui me fit voir que, si les hommages de Rozaine avaient pu lui agrĂ©er au dĂ©but, elle ne s’en souvenait guĂšre. Sa grĂące acheva de me conquĂ©rir. Vers minuit, Ă  la clartĂ© sereine de la lune, je lui affirmai mon dĂ©vouement avec une Ă©motion qui ne parut pas lui dĂ©plaire. Mais le lendemain, Ă  la stupeur gĂ©nĂ©rale, on apprit que, les charges relevĂ©es contre lui n’étant pas suffisantes, Rozaine Ă©tait libre. Fils d’un nĂ©gociant considĂ©rable de Bordeaux, il avait exhibĂ© des papiers parfaitement en rĂšgle. En outre, ses bras n’offraient pas la moindre trace de blessure. — Des papiers ! des actes de naissance ! s’écriĂšrent les ennemis de Rozaine, mais ArsĂšne Lupin vous en fournira tant que vous voudrez ! Quant Ă  la blessure, c’est qu’il n’en a pas reçu
 ou qu’il en a effacĂ© la trace ! On leur objectait qu’à l’heure du vol, Rozaine — c’était dĂ©montrĂ© — se promenait sur le pont. À quoi ils ripostaient — Est-ce qu’un homme de la trempe d’ArsĂšne Lupin a besoin d’assister au vol qu’il commet ? Et puis, en dehors de toute considĂ©ration Ă©trangĂšre, il y avait un point sur lequel les plus sceptiques ne pouvaient Ă©piloguer Qui, sauf Rozaine, voyageait seul, Ă©tait blond, et portait un nom commençant par R ? Qui le tĂ©lĂ©gramme dĂ©signait-il, si ce n’était Rozaine ? Et quand Rozaine, quelques minutes avant le dĂ©jeuner, se dirigea audacieusement vers notre groupe, miss Nelly et lady Jerland se levĂšrent et s’éloignĂšrent. C’était bel et bien de la peur. Une heure plus tard, une circulaire manuscrite passait de main en main parmi les employĂ©s du bord, les matelots, les voyageurs de toutes classes M. Louis Rozaine promettait une somme de dix mille francs Ă  qui dĂ©masquerait ArsĂšne Lupin, ou trouverait le possesseur des pierres dĂ©robĂ©es. — Et si personne ne me vient en aide contre ce bandit, dĂ©clara Rozaine au commandant, moi, je lui ferai son affaire. Rozaine contre ArsĂšne Lupin, ou plutĂŽt, selon le mot qui courut, ArsĂšne Lupin lui-mĂȘme contre ArsĂšne Lupin, la lutte ne manquait pas d’intĂ©rĂȘt ! Elle se prolongea durant deux journĂ©es. On vit Rozaine errer de droite et de gauche, se mĂȘler au personnel, interroger, fureter. On aperçut son ombre, la nuit, qui rĂŽdait. De son cĂŽtĂ©, le commandant dĂ©ploya l’énergie la plus active. Du haut en bas, en tous les coins, la Provence fut fouillĂ©e. On perquisitionna dans toutes les cabines, sans exception, sous le prĂ©texte fort juste que les objets Ă©taient cachĂ©s dans n’importe quel endroit, sauf dans la cabine du coupable. — On finira bien par dĂ©couvrir quelque chose, n’est-ce pas ? me demandait miss Nelly. Tout sorcier qu’il soit, il ne peut faire que des diamants et des perles deviennent invisibles. — Mais si, lui rĂ©pondais-je, ou alors il faudrait explorer la coiffe de nos chapeaux, la doublure de nos vestes, et tout ce que nous portons sur nous. Et lui montrant mon kodak, un 9 × 12 avec lequel je ne me lassais pas de la photographier dans les attitudes les plus diverses — Rien que dans un appareil pas plus grand que celui-ci, ne pensez-vous pas qu’il y aurait place pour toutes les pierres prĂ©cieuses de lady Jerland ? On affecte de prendre des vues et le tour est jouĂ©. — Mais cependant j’ai entendu dire qu’il n’y a point de voleur qui ne laisse derriĂšre lui un indice quelconque. — Il y en a un ArsĂšne Lupin. — Pourquoi ? — Pourquoi ? parce qu’il ne pense pas seulement au vol qu’il commet, mais Ă  toutes les circonstances qui pourraient le dĂ©noncer. — Au dĂ©but, vous Ă©tiez plus confiant. — Mais, depuis, je l’ai vu Ă  l’Ɠuvre. — Et alors, selon vous ? — Selon moi, on perd son temps. Et de fait, les investigations ne donnaient aucun rĂ©sultat, ou du moins, celui qu’elles donnĂšrent ne correspondait pas Ă  l’effort gĂ©nĂ©ral la montre du commandant lui fut volĂ©e. Furieux, il redoubla d’ardeur et surveilla de plus prĂšs encore Rozaine avec qui il avait eu plusieurs entrevues. Le lendemain, ironie charmante, on retrouvait la montre parmi les faux-cols du commandant en second. Tout cela avait un air de prodige, et dĂ©nonçait bien la maniĂšre humoristique d’ArsĂšne Lupin, cambrioleur, soit, mais dilettante aussi. Il travaillait par goĂ»t et par vocation, certes, mais par amusement aussi. Il donnait l’impression du monsieur qui se divertit Ă  la piĂšce qu’il fait jouer, et qui, dans la coulisse, rit Ă  gorge dĂ©ployĂ©e de ses traits d’esprit et des situations qu’il imagina. DĂ©cidĂ©ment, c’était un artiste en son genre, et quand j’observais Rozaine, sombre et opiniĂątre, et que je songeais au double rĂŽle que tenait sans doute ce curieux personnage, je ne pouvais en parler sans une certaine admiration. Or, l’avant-derniĂšre nuit, l’officier de quart entendit des gĂ©missements Ă  l’endroit le plus obscur du pont. Il s’approcha. Un homme Ă©tait Ă©tendu, la tĂȘte enveloppĂ©e dans une Ă©charpe grise trĂšs Ă©paisse, les poignets ficelĂ©s Ă  l’aide d’une fine cordelette. On le dĂ©livra de ses liens. On le releva, des soins lui furent prodiguĂ©s. Cet homme, c’était Rozaine. C’était Rozaine assailli au cours d’une de ses expĂ©ditions, terrassĂ© et dĂ©pouillĂ©. Une carte de visite fixĂ©e par une Ă©pingle Ă  son vĂȘtement portait ces mots ArsĂšne Lupin accepte avec reconnaissance les dix mille francs de M. Rozaine. » En rĂ©alitĂ©, le portefeuille dĂ©robĂ© contenait vingt billets de mille. Naturellement, on accusa le malheureux d’avoir simulĂ© cette attaque contre lui-mĂȘme. Mais, outre qu’il lui eĂ»t Ă©tĂ© impossible de se lier de cette façon, il fut Ă©tabli que l’écriture de la carte diffĂ©rait absolument de l’écriture de Rozaine, et ressemblait au contraire, Ă  s’y mĂ©prendre, Ă  celle d’ArsĂšne Lupin, telle que la reproduisait un ancien journal trouvĂ© Ă  bord. Ainsi donc, Rozaine n’était plus ArsĂšne Lupin. Rozaine Ă©tait Rozaine, fils d’un nĂ©gociant de Bordeaux ! Et la prĂ©sence d’ArsĂšne Lupin s’affirmait une fois de plus, et par quel acte redoutable ! Ce fut la terreur. On n’osa plus rester seul dans sa cabine, et pas davantage s’aventurer seul aux endroits trop Ă©cartĂ©s. Prudemment on se groupait entre gens sĂ»rs les uns des autres. Et encore, une dĂ©fiance instinctive divisait les plus intimes. C’est que la menace ne provenait pas d’un individu isolĂ©, surveillĂ©, et par lĂ  mĂȘme moins dangereux. ArsĂšne Lupin, maintenant, c’était
 c’était tout le monde. Notre imagination surexcitĂ©e lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimitĂ©. On le supposait capable de prendre les dĂ©guisements les plus inattendus, d’ĂȘtre tour Ă  tour le respectable major Rawson, ou le noble marquis de Raverdan, ou mĂȘme, car on ne s’arrĂȘtait plus Ă  l’initiale accusatrice, ou mĂȘme telle ou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants, domestiques. Les premiĂšres dĂ©pĂȘches sans fil n’apportĂšrent aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence n’était pas pour nous rassurer. Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dans l’attente anxieuse d’un malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On n’admettait pas qu’ArsĂšne Lupin s’en tĂźnt Ă  ces deux larcins insignifiants. MaĂźtre absolu du navire, les autoritĂ©s rĂ©duites Ă  l’impuissance, il n’avait qu’à vouloir, tout lui Ă©tait permis, il disposait des biens et des existences. Heures dĂ©licieuses pour moi, je l’avoue, car elles me valurent la confiance de miss Nelly. ImpressionnĂ©e par tant d’évĂ©nements, de nature dĂ©jĂ  inquiĂšte, elle chercha spontanĂ©ment Ă  mes cĂŽtĂ©s une protection, une sĂ©curitĂ© que j’étais heureux de lui offrir. Au fond, je bĂ©nissais ArsĂšne Lupin. N’était-ce pas lui qui nous rapprochait ? N’était-ce pas grĂące Ă  lui que j’avais le droit de m’abandonner aux plus beaux rĂȘves ? RĂȘves d’amour et rĂȘves moins chimĂ©riques, pourquoi ne pas le confesser ? Les AndrĂ©zy sont de bonne souche poitevine, mais leur blason est quelque peu dĂ©dorĂ©, et il ne me paraĂźt pas indigne d’un gentilhomme de songer Ă  rendre Ă  son nom le lustre perdu. Et ces rĂȘves, je le sentais, n’offusquaient point Nelly. Ses yeux souriants m’autorisaient Ă  les faire. La douceur de sa voix me disait d’espĂ©rer. Et jusqu’au dernier moment, accoudĂ©s aux bastingages, nous restĂąmes l’un prĂšs de l’autre, tandis que la ligne des cĂŽtes amĂ©ricaines voguait au-devant de nous. On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis les premiĂšres jusqu’à l’entrepont oĂč grouillaient les Ă©migrants, on attendait la minute suprĂȘme oĂč s’expliquerait enfin l’insoluble Ă©nigme. Qui Ă©tait ArsĂšne Lupin ? Sous quel nom, sous quel masque se cachait le fameux ArsĂšne Lupin ? Et cette minute suprĂȘme arriva. DussĂ©-je vivre cent ans, je n’en oublierai pas le plus infime dĂ©tail. — Comme vous ĂȘtes pĂąle, miss Nelly, dis-je Ă  ma compagne qui s’appuyait Ă  mon bras, toute dĂ©faillante. — Et vous ! me rĂ©pondit-elle, ah ! vous ĂȘtes si changĂ© ! — Songez donc ! cette minute est passionnante, et je suis si heureux de la vivre auprĂšs de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir s’attardera quelquefois
 Elle n’écoutait pas, haletante et fiĂ©vreuse. La passerelle s’abattit. Mais avant que nous eĂ»mes la libertĂ© de la franchir, des gens montĂšrent Ă  bord, des douaniers, des hommes en uniforme, des facteurs. Miss Nelly balbutia — On s’apercevrait qu’ArsĂšne Lupin s’est Ă©chappĂ© pendant la traversĂ©e que je n’en serais pas surprise. — Il a peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© la mort au dĂ©shonneur, et plonger dans l’Atlantique plutĂŽt que d’ĂȘtre arrĂȘtĂ©. — Ne riez pas, fit-elle, agacĂ©e. Soudain je tressaillis, et comme elle me questionnait, je lui dis — Vous voyez ce vieux petit homme debout Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la passerelle ? — Avec un parapluie et une redingote vert-olive ? — C’est Ganimard. — Ganimard ? — Oui, le cĂ©lĂšbre policier, celui qui a jurĂ© qu’ArsĂšne Lupin serait arrĂȘtĂ© de sa propre main. Ah ! je comprends que l’on n’ait pas eu de renseignements de ce cĂŽtĂ© de l’OcĂ©an. Ganimard Ă©tait lĂ  ! et il aime bien que personne ne s’occupe de ses petites affaires. — Alors ArsĂšne Lupin est sĂ»r d’ĂȘtre pris ? — Qui sait ? Ganimard ne l’a jamais vu, paraĂźt-il, que grimĂ© et dĂ©guisĂ©. À moins qu’il ne connaisse son nom d’emprunt
 — Ah ! dit-elle, avec cette curiositĂ© un peu cruelle de la femme, si je pouvais assister Ă  l’arrestation ! — Patientons. Certainement ArsĂšne Lupin a dĂ©jĂ  remarquĂ© la prĂ©sence de son ennemi. Il prĂ©fĂ©rera sortir parmi les derniers, quand l’Ɠil du vieux sera fatiguĂ©. Le dĂ©barquement commença. AppuyĂ© sur son parapluie, l’air indiffĂ©rent, Ganimard ne semblait pas prĂȘter attention Ă  la foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai qu’un officier du bord, postĂ© derriĂšre lui, le renseignait de temps Ă  autre. Le marquis de Raverdan, le major Rawson, l’Italien Rivolta, dĂ©filĂšrent, et d’autres, et beaucoup d’autres
 Et j’aperçus Rozaine qui s’approchait. Pauvre Rozaine ! il ne paraissait pas remis de ses mĂ©saventures ! — C’est peut-ĂȘtre lui tout de mĂȘme, me dit miss Nelly
 Qu’en pensez-vous ? — Je pense qu’il serait fort intĂ©ressant d’avoir sur une mĂȘme photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suis si chargĂ©. Je le lui donnai, mais trop tard pour qu’elle s’en servĂźt. Rozaine passait. L’officier se pencha Ă  l’oreille de Ganimard, celui-ci haussa lĂ©gĂšrement les Ă©paules, et Rozaine passa. Mais alors, mon Dieu, qui Ă©tait ArsĂšne Lupin ? — Oui, fit-elle Ă  haute voix, qui est-ce ? Il n’y avait plus qu’une vingtaine de personnes. Elle les observait tour Ă  tour, avec la crainte confuse qu’il ne fĂ»t pas, lui, au nombre de ces vingt personnes. Je lui dis — Nous ne pouvons attendre plus longtemps. Elle s’avança. Je la suivis. Mais nous n’avions pas fait dix pas que Ganimard nous barra le passage. — Eh bien, quoi ? m’écriai-je. — Un instant, monsieur, qui vous presse ? — J’accompagne mademoiselle. — Un instant, rĂ©pĂ©ta-t-il d’une voix plus impĂ©rieuse. Il me dĂ©visagea profondĂ©ment, puis il me dit, les yeux dans les yeux — ArsĂšne Lupin, n’est-ce pas ? Je me mis Ă  rire. — Non, Bernard d’AndrĂ©zy, tout simplement. — Bernard d’AndrĂ©zy est mort il y a trois ans en MacĂ©doine. — Si Bernard d’AndrĂ©zy Ă©tait mort, je ne serais plus de ce monde. Et ce n’est pas le cas. Voici mes papiers. — Ce sont les siens. Comment les avez-vous, c’est ce que j’aurai le plaisir de vous expliquer. — Mais vous ĂȘtes fou ! ArsĂšne Lupin s’est embarquĂ© sous le nom de R. — Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez lancĂ©s, lĂ -bas. Ah ! vous ĂȘtes d’une jolie force, mon gaillard. Mais cette fois, la chance a tournĂ©. Voyons, Lupin, montrez-vous beau joueur. J’hĂ©sitai une seconde. D’un coup sec, il me frappa sur l’avant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappĂ© sur la blessure encore mal fermĂ©e que signalait le tĂ©lĂ©gramme. Allons, il fallait se rĂ©signer. Je me tournai vers miss Nelly. Elle Ă©coutait, livide, chancelante. Son regard rencontra le mien, puis s’abaissa sur le kodak que je lui avais remis. Elle fit un geste brusque, et j’eus l’impression, j’eus la certitude qu’elle comprenait tout Ă  coup. Oui, c’était lĂ , entre les parois Ă©troites de chagrin noir, au creux du petit objet que j’avais eu la prĂ©caution de dĂ©poser entre ses mains avant que Ganimard ne m’arrĂȘtĂąt, c’était bien lĂ  que se trouvaient les vingt mille francs de Rozaine, les perles et les diamants de lady Jerland. Ah ! je le jure, Ă  ce moment solennel, alors que Ganimard et deux de ses acolytes m’entouraient, tout me fut indiffĂ©rent, mon arrestation, l’hostilitĂ© des gens, tout, hors ceci la rĂ©solution qu’allait prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avais confiĂ©. Que l’on eĂ»t contre moi cette preuve matĂ©rielle et dĂ©cisive, je ne songeais mĂȘme pas Ă  le redouter, mais cette preuve, miss Nelly se dĂ©ciderait-elle Ă  la fournir ? Serais-je trahi par elle ? perdu par elle ? Agirait-elle en ennemie qui ne pardonne pas, ou bien en femme qui se souvient et dont le mĂ©pris s’adoucit d’un peu d’indulgence, d’un peu de sympathie involontaire ? Elle passa devant moi, je la saluai trĂšs bas, sans un mot. MĂȘlĂ©e aux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon kodak Ă  la main. Sans doute, pensai-je, elle n’ose pas, en public. C’est dans une heure, dans un instant, qu’elle le donnera. Mais, arrivĂ©e au milieu de la passerelle, par un mouvement de maladresse simulĂ©e, elle le laissa tomber dans l’eau, entre le mur du quai et le flanc du navire. Puis, je la vis s’éloigner. Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, m’apparut de nouveau et disparut. C’était fini, fini pour jamais. Un instant, je restai immobile, triste Ă  la fois et pĂ©nĂ©trĂ© d’un doux attendrissement, puis je soupirai, au grand Ă©tonnement de Ganimard — Dommage, tout de mĂȘme, de ne pas ĂȘtre un honnĂȘte homme
 C’est ainsi qu’un soir d’hiver, ArsĂšne Lupin me raconta l’histoire de son arrestation. Le hasard d’incidents dont j’écrirai quelque jour le rĂ©cit avait nouĂ© entre nous des liens
 dirai-je d’amitiĂ© ? Oui, j’ose croire qu’ArsĂšne Lupin m’honore de quelque amitiĂ©, et que c’est par amitiĂ© qu’il arrive parfois chez moi Ă  l’improviste, apportant, dans le silence de mon cabinet de travail, sa gaietĂ© juvĂ©nile, le rayonnement de sa vie ardente, sa belle humeur d’homme pour qui la destinĂ©e n’a que faveurs et sourires. Son portrait ? Comment pourrais-je le faire ? Vingt fois j’ai vu ArsĂšne Lupin, et vingt fois c’est un ĂȘtre diffĂ©rent qui m’est apparu
 ou plutĂŽt le mĂȘme ĂȘtre dont vingt miroirs m’auraient renvoyĂ© autant d’images dĂ©formĂ©es, chacune ayant ses yeux particuliers, sa forme spĂ©ciale de figure, son geste propre, sa silhouette et son caractĂšre. — Moi-mĂȘme, me dit-il, je ne sais plus bien qui je suis. Dans une glace je ne me reconnais plus. Boutade, certes, et paradoxe, mais vĂ©ritĂ© Ă  l’égard de ceux qui le rencontrent et qui ignorent ses ressources infinies, sa patience, son art du maquillage, sa prodigieuse facultĂ© de transformer jusqu’aux proportions de son visage, et d’altĂ©rer le rapport mĂȘme de ses traits entre eux. — Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence dĂ©finie ? Pourquoi ne pas Ă©viter ce danger d’une personnalitĂ© toujours identique ? Mes actes me dĂ©signent suffisamment. Et il prĂ©cise avec une pointe d’orgueil — Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude Voici ArsĂšne Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainte d’erreur ArsĂšne Lupin a fait cela. Ce sont quelques-uns de ces actes, quelques-unes de ces aventures que j’essaie de reconstituer, d’aprĂšs les confidences dont il eut la bonne grĂące de me favoriser, certains soirs d’hiver, dans le silence de mon cabinet de travail
 ARSÈNE LUPINEN PRISON Il n’est point de touriste digne de ce nom qui ne connaisse les bords de la Seine, et qui n’ait remarquĂ©, en allant des ruines de JumiĂšges aux ruines de Saint-Wandrille, l’étrange petit chĂąteau fĂ©odal du Malaquis, si fiĂšrement campĂ© sur sa roche, en pleine riviĂšre. L’arche d’un pont le relie Ă  la route. La base de ses tourelles sombres se confond avec le granit qui le supporte, bloc Ă©norme dĂ©tachĂ© d’on ne sait quelle montagne et jetĂ© lĂ  par quelque formidable convulsion. Tout autour, l’eau calme du grand fleuve joue parmi les roseaux, et des bergeronnettes tremblent sur la crĂȘte humide des cailloux. L’histoire du Malaquis est rude comme son nom, revĂȘche comme sa silhouette. Ce ne fut que combats, siĂšges, assauts, rapines et massacres. Aux veillĂ©es du pays de Caux, on Ă©voque en frissonnant les crimes qui s’y commirent. On raconte de mystĂ©rieuses lĂ©gendes. On parle du fameux souterrain qui conduisait jadis Ă  l’abbaye de JumiĂšges et au manoir d’AgnĂšs Sorel, la belle amie de Charles VII. Dans cet ancien repaire de hĂ©ros et de brigands, habite le baron Nathan Cahorn, le baron Satan, comme on l’appelait jadis Ă  la Bourse oĂč il s’est enrichi un peu trop brusquement. Les seigneurs du Malaquis, ruinĂ©s, ont dĂ» lui vendre, pour un morceau de pain, la demeure de leurs ancĂȘtres. Il y a installĂ© ses admirables collections de meubles et de tableaux, de faĂŻences et de bois sculptĂ©s. Il y vit seul, avec trois vieux domestiques. Nul n’y pĂ©nĂštre jamais. Nul n’a jamais contemplĂ© dans le dĂ©cor de ces salles antiques les trois Rubens qu’il possĂšde, ses deux Watteau, sa chaire de Jean Goujon, et tant d’autres merveilles arrachĂ©es Ă  coups de billets de banque aux plus riches habituĂ©s des ventes publiques. Le baron Satan a peur. Il a peur non point pour lui, mais pour les trĂ©sors accumulĂ©s avec une passion si tenace et la perspicacitĂ© d’un amateur que les plus madrĂ©s des marchands ne peuvent se vanter d’avoir induit en erreur. Il les aime, ses bibelots. Il les aime Ăąprement, comme un avare ; jalousement, comme un amoureux. Chaque jour, au coucher du soleil, les quatre portes bardĂ©es de fer qui commandent les deux extrĂ©mitĂ©s du pont et l’entrĂ©e de la cour d’honneur, sont fermĂ©es et verrouillĂ©es. Au moindre choc, des sonneries Ă©lectriques vibreraient dans le silence. Du cĂŽtĂ© de la Seine, rien Ă  craindre le roc s’y dresse Ă  pic. Or, un vendredi de septembre, le facteur se prĂ©senta comme d’ordinaire Ă  la tĂȘte-de-pont. Et, selon la rĂšgle quotidienne, ce fut le baron qui entrebĂąilla le lourd battant. Il examina l’homme aussi minutieusement que s’il ne connaissait pas dĂ©jĂ , depuis des annĂ©es, cette bonne face rĂ©jouie et ces yeux narquois de paysan, et l’homme lui dit en riant — C’est toujours moi, monsieur le baron. Je ne suis pas un autre qui aurait pris ma blouse et ma casquette. — Sait-on jamais ? murmura Cahorn. Le facteur lui remit une pile de journaux. Puis il ajouta — Et maintenant, monsieur le baron, il y a du nouveau. — Du nouveau ? — Une lettre
 et recommandĂ©e, encore. IsolĂ©, sans ami ni personne qui s’intĂ©ressĂąt Ă  lui, jamais le baron ne recevait de lettre, et tout de suite cela lui parut un Ă©vĂ©nement de mauvais augure dont il y avait lieu de s’inquiĂ©ter. Quel Ă©tait ce mystĂ©rieux correspondant qui venait le relancer dans sa retraite ? — Il faut signer, monsieur le baron. Il signa en maugrĂ©ant. Puis il prit la lettre, attendit que le facteur eĂ»t disparu au tournant de la route, et aprĂšs avoir fait quelques pas de long en large, il s’appuya contre le parapet du pont et dĂ©chira l’enveloppe. Elle portait une feuille de papier quadrillĂ© avec cet en-tĂȘte manuscrit Prison de la SantĂ©, Paris. Il regarda la signature ArsĂšne Lupin. StupĂ©fait, il lut Monsieur le baron, Il y a, dans la galerie qui rĂ©unit vos deux salons, un tableau de Philippe de Champaigne d’excellente facture et qui me plaĂźt infiniment. Vos Rubens sont aussi de mon goĂ»t, ainsi que votre plus petit Watteau. Dans le salon de droite, je note la crĂ©dence Louis XIII, les tapisseries de Beauvais, le guĂ©ridon Empire signĂ© Jacob et le bahut Renaissance. Dans celui de gauche, toute la vitrine des bijoux et des miniatures. Pour cette fois, je me contenterai de ces objets qui seront, je crois, d’un Ă©coulement facile. Je vous prie donc de les faire emballer convenablement et de les expĂ©dier Ă  mon nom port payĂ©, en gare des Batignolles, avant huit jours
 faute de quoi, je ferai procĂ©der moi-mĂȘme Ă  leur dĂ©mĂ©nagement dans la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre. Et, comme de juste, je ne me contenterai pas des objets sus-indiquĂ©s. Veuillez excuser le petit dĂ©rangement que je vous cause, et accepter l’expression de mes sentiments de respectueuse considĂ©ration. ARSÈNE LUPIN. » — Surtout ne pas m’envoyer le plus grand des Watteau. Quoique vous l’ayez payĂ© trente mille francs Ă  l’HĂŽtel des Ventes, ce n’est qu’une copie, l’original ayant Ă©tĂ© brĂ»lĂ©, sous le Directoire, par Barras, un soir d’orgie. Consulter les MĂ©moires inĂ©dits de Garat. Je ne tiens pas non plus Ă  la chĂątelaine Louis XV dont l’authenticitĂ© me semble douteuse. » Cette lettre bouleversa le baron Cahorn. SignĂ©e de tout autre, elle l’eĂ»t dĂ©jĂ  considĂ©rablement alarmĂ©, mais signĂ©e d’ArsĂšne Lupin ! Lecteur assidu des journaux, au courant de tout ce qui se passait dans le monde en fait de vol et de crime, il n’ignorait rien des exploits de l’infernal cambrioleur. Certes, il savait que Lupin, arrĂȘtĂ© en AmĂ©rique par son ennemi Ganimard, Ă©tait bel et bien incarcĂ©rĂ©, que l’on instruisait son procĂšs — avec quelle peine ! — Mais il savait aussi que l’on pouvait s’attendre Ă  tout de sa part. D’ailleurs, cette connaissance exacte du chĂąteau, de la disposition des tableaux et des meubles, Ă©tait un indice des plus redoutables. Qui l’avait renseignĂ© sur des choses que nul n’avait vues ? Le baron leva les yeux et contempla la silhouette farouche du Malaquis, son piĂ©destal abrupt, l’eau profonde qui l’entoure, et haussa les Ă©paules. Non, dĂ©cidĂ©ment, il n’y avait point de danger. Personne au monde ne pouvait pĂ©nĂ©trer jusqu’au sanctuaire inviolable de ses collections. Personne, soit, mais ArsĂšne Lupin ? Pour ArsĂšne Lupin, est-ce qu’il existe des portes, des ponts-levis, des murailles ? À quoi servent les obstacles les mieux imaginĂ©s, les prĂ©cautions les plus habiles, si ArsĂšne Lupin a dĂ©cidĂ© d’atteindre tel but ? Le soir mĂȘme, il Ă©crivit au procureur de la RĂ©publique Ă  Rouen. Il envoyait la lettre de menaces et rĂ©clamait aide et protection. La rĂ©ponse ne tarda point le nommĂ© ArsĂšne Lupin Ă©tant actuellement dĂ©tenu Ă  la SantĂ©, surveillĂ© de prĂšs, et dans l’impossibilitĂ© d’écrire, la lettre ne pouvait ĂȘtre que l’Ɠuvre d’un mystificateur. Tout le dĂ©montrait, la logique et le bon sens, comme la rĂ©alitĂ© des faits. Toutefois, et par excĂšs de prudence, on avait commis un expert Ă  l’examen de l’écriture, et, l’expert dĂ©clarait que, malgrĂ© certaines analogies, cette Ă©criture n’était pas celle du dĂ©tenu. MalgrĂ© certaines analogies » le baron ne retint que ces trois mots effarants, oĂč il voyait l’aveu d’un doute qui, Ă  lui seul, aurait dĂ» suffire pour que la justice intervĂźnt. Ses craintes s’exaspĂ©rĂšrent. Il ne cessait de relire la lettre. Je ferai procĂ©der moi-mĂȘme au dĂ©mĂ©nagement. » Et cette date prĂ©cise la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre !
 Soupçonneux et taciturne, il n’avait pas osĂ© se confier Ă  ses domestiques, dont le dĂ©vouement ne lui paraissait pas Ă  l’abri de toute Ă©preuve. Cependant, pour la premiĂšre fois depuis des annĂ©es, il Ă©prouvait le besoin de parler, de prendre conseil. AbandonnĂ© par la justice de son pays, il n’espĂ©rait plus se dĂ©fendre avec ses propres ressources, et il fut sur le point d’aller jusqu’à Paris et d’implorer l’assistance de quelque ancien policier. Deux jours s’écoulĂšrent. Le troisiĂšme, en lisant ses journaux, il tressaillit de joie. Le RĂ©veil de Caudebec publiait cet entrefilet Nous avons le plaisir de possĂ©der dans nos murs, voilĂ  bientĂŽt trois semaines, l’inspecteur principal Ganimard, un des vĂ©tĂ©rans du service de la SĂ»retĂ©. M. Ganimard, Ă  qui l’arrestation d’ArsĂšne Lupin, sa derniĂšre prouesse, a valu une rĂ©putation europĂ©enne, se repose de ses longues fatigues en taquinant le goujon et l’ablette. » Ganimard ! voilĂ  bien l’auxiliaire que cherchait le baron Cahorn ! Qui mieux que le retors et patient Ganimard saurait dĂ©jouer les projets de Lupin ? Le baron n’hĂ©sita pas. Six kilomĂštres sĂ©parent le chĂąteau de la petite ville de Caudebec. Il les franchit d’un pas allĂšgre, en homme que surexcite l’espoir du salut. AprĂšs plusieurs tentatives infructueuses pour connaĂźtre l’adresse de l’inspecteur principal, il se dirigea vers les bureaux du RĂ©veil, situĂ©s au milieu du quai. Il y trouva le rĂ©dacteur de l’entrefilet qui, s’approchant de la fenĂȘtre, s’écria — Ganimard ? mais vous ĂȘtes sĂ»r de le rencontrer le long du quai, la ligne Ă  la main. C’est lĂ  que nous avons liĂ© connaissance, et que j’ai lu par hasard son nom gravĂ© sur sa canne Ă  pĂȘche. Tenez, le petit vieux que l’on aperçoit lĂ -bas, sous les arbres de la promenade. — En redingote et en chapeau de paille ? — Justement ! Ah ! un drĂŽle de type, pas causeur et plutĂŽt bourru. Cinq minutes aprĂšs, le baron abordait le cĂ©lĂšbre Ganimard, se prĂ©sentait et tĂąchait d’entrer en conversation. N’y parvenant point, il aborda franchement la question et exposa son cas. L’autre Ă©couta, immobile, sans perdre de vue le poisson qu’il guettait, puis il tourna la tĂȘte vers lui, le toisa des pieds Ă  la tĂȘte d’un air de profonde pitiĂ©, et prononça — Monsieur, ce n’est guĂšre l’habitude de prĂ©venir les gens que l’on veut dĂ©pouiller. ArsĂšne Lupin, en particulier, ne commet pas de pareilles bourdes. — Cependant
 — Monsieur, si j’avais le moindre doute, croyez bien que le plaisir de fourrer encore dedans ce cher Lupin l’emporterait sur toute autre considĂ©ration. Par malheur, ce jeune homme est sous les verrous. — S’il s’échappe ?
 — On ne s’échappe pas de la SantĂ©. — Mais, lui
 — Lui, pas plus qu’un autre. — Cependant
 — Eh bien, s’il s’échappe, tant mieux, je le repincerai. En attendant, dormez sur vos deux oreilles, et n’effarouchez pas davantage cette ablette. La conversation Ă©tait finie. Le baron retourna chez lui, un peu rassurĂ© par l’insouciance de Ganimard. Il vĂ©rifia les serrures, espionna les domestiques, et quarante-huit heures encore se passĂšrent pendant lesquelles il arriva presque Ă  se persuader que, somme toute, ses craintes Ă©taient chimĂ©riques. Non, dĂ©cidĂ©ment, comme l’avait dit Ganimard, on ne prĂ©vient pas les gens que l’on veut dĂ©pouiller. La date approchait. Le matin du mardi, veille du 27, rien de particulier. Mais Ă  trois heures, un gamin sonna. Il apportait une dĂ©pĂȘche. Aucun colis en gare Batignolles. PrĂ©parez tout pour demain soir. ARSÈNE. » De nouveau, ce fut l’affolement, Ă  tel point qu’il se demanda s’il ne cĂ©derait pas aux exigences d’ArsĂšne Lupin. Il courut Ă  Caudebec. Ganimard pĂȘchait Ă  la mĂȘme place, assis sur un pliant. Sans un mot, il lui tendit le tĂ©lĂ©gramme. — Et aprĂšs ? fit l’inspecteur. — AprĂšs ? mais c’est pour demain ! — Quoi ? — Le cambriolage ! le pillage de mes collections ! Ganimard dĂ©posa sa ligne, se tourna vers lui, et, les deux bras croisĂ©s sur sa poitrine, s’écria d’un ton d’impatience — Ah ! ça, est-ce que vous vous imaginez que je vais m’occuper d’une histoire aussi stupide ! — Quelle indemnitĂ© demandez-vous pour passer au chĂąteau la nuit du 27 au 28 septembre ? — Pas un sou, fichez-moi la paix. — Fixez votre prix, je suis riche, extrĂȘmement riche. La brutalitĂ© de l’offre dĂ©concerta Ganimard qui reprit, plus calme — Je suis ici en congĂ© et je n’ai pas le droit de me mĂȘler
 — Personne ne le saura. Je m’engage, quoi qu’il arrive, Ă  garder le silence. — Oh ! il n’arrivera rien. — Eh bien, voyons, trois mille francs, est-ce assez ? L’inspecteur huma une prise de tabac, rĂ©flĂ©chit, et laissa tomber — Soit. Seulement, je dois vous dĂ©clarer loyalement que c’est de l’argent jetĂ© par la fenĂȘtre. — Ça m’est Ă©gal. — En ce cas
 Et puis, aprĂšs tout, est-ce qu’on sait avec ce diable de Lupin ! Il doit avoir Ă  ses ordres toute une bande
 Êtes-vous sĂ»r de vos domestiques ? — Ma foi
 — Alors, ne comptons pas sur eux. Je vais prĂ©venir par dĂ©pĂȘche deux gaillards de mes amis qui nous donneront plus de sĂ©curité  Et maintenant, filez, qu’on ne nous voie pas ensemble. À demain, vers les neuf heures. ⁂ Le lendemain, date fixĂ©e par ArsĂšne Lupin, le baron Cahorn dĂ©crocha sa panoplie, fourbit ses armes, et se promena aux alentours de Malaquis. Rien d’équivoque ne le frappa. Le soir, Ă  huit heures et demie, il congĂ©dia ses domestiques. Ils habitaient une aile en façade sur la route, mais un peu en retrait, et tout au bout du chĂąteau. Une fois seul, il ouvrit doucement les quatre portes. AprĂšs un moment, il entendit des pas qui s’approchaient. Ganimard prĂ©senta ses deux auxiliaires, grands gars solides, au cou de taureau et aux mains puissantes, puis demanda certaines explications. S’étant rendu compte de la disposition des lieux, il ferma soigneusement et barricada toutes les issues par oĂč l’on pouvait pĂ©nĂ©trer dans les salles menacĂ©es. Il inspecta les murs, souleva les tapisseries, puis enfin il installa ses agents dans la galerie centrale. — Pas de bĂȘtises, hein ? On n’est pas ici pour dormir. À la moindre alerte, ouvrez les fenĂȘtres de la cour et appelez-moi. Attention aussi du cĂŽtĂ© de l’eau. Dix mĂštres de falaise droite, des diables de leur calibre, ça ne les effraye pas. Il les enferma, emporta les clefs, et dit au baron — Et maintenant, Ă  notre poste. Il avait choisi, pour y passer la nuit, une petite piĂšce pratiquĂ©e dans l’épaisseur des murailles d’enceinte, entre les deux portes principales, et qui Ă©tait, jadis, le rĂ©duit du veilleur. Un judas s’ouvrait sur le pont, un autre sur la cour. Dans un coin on apercevait comme l’orifice d’un puits. — Vous m’avez bien dit, monsieur le baron, que ce puits Ă©tait l’unique entrĂ©e des souterrains, et que, de mĂ©moire d’homme, elle est bouchĂ©e ? — Oui. — Donc, Ă  moins qu’il n’existe une autre issue ignorĂ©e de tous, sauf d’ArsĂšne Lupin, ce qui semble un peu problĂ©matique, nous sommes tranquilles. Il aligna trois chaises, s’étendit confortablement, alluma sa pipe et soupira — Vraiment, monsieur le baron, il faut que j’aie rudement envie d’ajouter un Ă©tage Ă  la maisonnette oĂč je dois finir mes jours, pour accepter une besogne aussi Ă©lĂ©mentaire. Je raconterai l’histoire Ă  l’ami Lupin, il se tiendra les cĂŽtes de rire. Le baron ne riait pas. L’oreille aux Ă©coutes, il interrogeait le silence avec une inquiĂ©tude croissante. De temps en temps il se penchait sur le puits et plongeait dans le trou bĂ©ant un Ɠil anxieux. Onze heures, minuit, une heure sonnĂšrent. Soudain, il saisit le bras de Ganimard qui se rĂ©veilla en sursaut. — Vous entendez ? — Oui. — Qu’est-ce que c’est ? — C’est moi qui ronfle ! — Mais non, Ă©coutez
 — Ah ! parfaitement, c’est la corne d’une automobile. — Eh bien ? — Eh bien, il est peu probable que Lupin se serve d’une automobile comme d’un bĂ©lier pour dĂ©molir votre chĂąteau. Aussi, monsieur le baron, Ă  votre place, je dormirais
 comme je vais avoir l’honneur de le faire Ă  nouveau. Bonsoir. Ce fut la seule alerte. Ganimard put reprendre son somme interrompu, et le baron n’entendit plus que son ronflement sonore et rĂ©gulier. Au petit jour, ils sortirent de leur cellule. Une grande paix sereine, la paix du matin au bord de l’eau fraĂźche, enveloppait le chĂąteau. Cahorn radieux de joie, Ganimard toujours paisible, ils montĂšrent l’escalier. Aucun bruit. Rien de suspect. — Que vous avais-je dit, monsieur le baron ? Au fond, je n’aurais pas dĂ» accepter
 Je suis honteux
 Il prit les clefs et entra dans la galerie. Sur deux chaises, courbĂ©s, les bras ballants, les deux agents dormaient. — Tonnerre de nom d’un chien ! grogna l’inspecteur. Au mĂȘme instant, le baron poussait un cri — Les tableaux !
 la crĂ©dence !
 Il balbutiait, suffoquait, la main tendue vers les places vides, vers les murs dĂ©nudĂ©s oĂč pointaient les clous, oĂč pendaient les cordes inutiles. Le Watteau, disparu ! les Rubens, enlevĂ©s ! les tapisseries, dĂ©crochĂ©es ! les vitrines, vidĂ©es de leurs bijoux ! — Et mes candĂ©labres Louis XVI !
 et le chandelier du RĂ©gent !
 et ma Vierge du douziĂšme !
 Il courait d’un endroit Ă  l’autre, effarĂ©, dĂ©sespĂ©rĂ©. Il rappelait ses prix d’achat, additionnait les pertes subies, accumulait des chiffres, tout cela pĂȘle-mĂȘle, en mots indistincts, en phrases inachevĂ©es. Il trĂ©pignait, il se convulsait, fou de rage et de douleur. On aurait dit un homme ruinĂ© qui n’a plus qu’à se brĂ»ler la cervelle. Si quelque chose eĂ»t pu le consoler, c’eĂ»t Ă©tĂ© de voir la stupeur de Ganimard. Contrairement au baron, l’inspecteur ne bougeait pas lui. Il semblait pĂ©trifiĂ©, et d’un Ɠil vague il examinait les choses. Les fenĂȘtres ? fermĂ©es. Les serrures des portes ? intactes. Pas de brĂšche au plafond. Pas de trou au plancher. L’ordre Ă©tait parfait. Tout cela avait dĂ» s’effectuer mĂ©thodiquement, d’aprĂšs un plan inexorable et logique. — ArsĂšne Lupin
 ArsĂšne Lupin, murmura-t-il, effondrĂ©. Soudain, il bondit sur les deux agents, comme si la colĂšre enfin le secouait, et il les bouscula furieusement et les injuria. Ils ne se rĂ©veillĂšrent point ! — Diable, fit-il, est-ce que par hasard ?
 Il se pencha sur eux et, tour Ă  tour, les observa avec attention ils dormaient, mais d’un sommeil qui n’était pas naturel. Il dit au baron — On les a endormis. — Mais qui ? — Eh lui, parbleu !
 ou sa bande, mais dirigĂ©e par lui. C’est un coup de sa façon. La griffe y est bien. — En ce cas, je suis perdu, rien Ă  faire. — Rien Ă  faire. — Mais c’est abominable, c’est monstrueux. — DĂ©posez une plainte. — À quoi bon ? — Dame ! essayez toujours
 la justice a des ressources
 — La justice ! mais vous voyez bien par vous-mĂȘme
 Tenez, en ce moment, oĂč vous pourriez chercher un indice, dĂ©couvrir quelque chose, vous ne bougez mĂȘme pas. — DĂ©couvrir quelque chose avec ArsĂšne Lupin ! Mais, mon cher monsieur, ArsĂšne Lupin ne laisse jamais rien derriĂšre lui ! Il n’y a pas de hasard avec ArsĂšne Lupin ! J’en suis Ă  me demander si ce n’est pas volontairement qu’il s’est fait arrĂȘter par moi, en AmĂ©rique ! — Alors, je dois renoncer Ă  mes tableaux, Ă  tout ! Mais ce sont les perles de ma collection qu’il m’a dĂ©robĂ©es. Je donnerais une fortune pour les retrouver. Si on ne peut rien contre lui, qu’il dise son prix ! Ganimard le regarda fixement. — Ça, c’est une parole sensĂ©e. Vous ne la retirez pas ? — Non, non, non. Mais pourquoi ? — Une idĂ©e que j’ai. — Quelle idĂ©e ? — Nous en parlerons si l’enquĂȘte n’aboutit pas
 Seulement, pas un mot de moi, si vous voulez que je rĂ©ussisse. Il ajouta entre ses dents — Et puis, vrai, je n’ai pas de quoi me vanter. Les deux agents reprenaient peu Ă  peu connaissance avec cet air hĂ©bĂ©tĂ© de ceux qui sortent du sommeil hypnotique. Ils ouvraient des yeux Ă©tonnĂ©s, ils cherchaient Ă  comprendre. Quand Ganimard les interrogea, ils ne se souvenaient de rien. — Cependant, vous avez dĂ» voir quelqu’un ? — Non. — Rappelez-vous ? — Non, non. — Et vous n’avez pas bu ? Ils rĂ©flĂ©chirent, et l’un d’eux rĂ©pondit — Si, moi, j’ai bu un peu d’eau. — De l’eau de cette carafe ? — Oui. — Moi aussi, dĂ©clara le second. Ganimard la sentit, la goĂ»ta. Elle n’avait aucun goĂ»t spĂ©cial, aucune odeur. — Allons, fit-il, nous perdons notre temps. Ce n’est pas en cinq minutes que l’on rĂ©soud les problĂšmes posĂ©s par ArsĂšne Lupin. Mais, morbleu ! je jure bien que je le repincerai. Il gagne la seconde manche. À moi la belle ! Le jour mĂȘme, une plainte en vol qualifiĂ© Ă©tait dĂ©posĂ©e par le baron de Cahorn contre ArsĂšne Lupin, dĂ©tenu Ă  la SantĂ© ! ⁂ Cette plainte, le baron la regretta souvent quand il vit le Malaquis livrĂ© aux gendarmes, au procureur, au juge d’instruction, aux journalistes, Ă  tous les curieux qui s’insinuent partout oĂč ils ne devraient pas ĂȘtre. L’affaire passionnait dĂ©jĂ  l’opinion. Elle se produisait dans des conditions si particuliĂšres, le nom d’ArsĂšne Lupin excitait Ă  tel point les imaginations, que les histoires les plus fantaisistes remplissaient les colonnes des journaux et trouvaient crĂ©ance auprĂšs du public. Mais la lettre initiale d’ArsĂšne Lupin, que publia l’Écho de France et nul ne sut jamais qui en avait communiquĂ© le texte, cette lettre oĂč le baron Cahorn Ă©tait effrontĂ©ment prĂ©venu de ce qui le menaçait, causa une Ă©motion considĂ©rable. AussitĂŽt des explications fabuleuses furent proposĂ©es. On rappela l’existence des fameux souterrains. Et le parquet influencĂ© poussa ses recherches dans ce sens. On fouilla le chĂąteau du haut en bas. On questionna chacune des pierres. On Ă©tudia les boiseries et les cheminĂ©es, les cadres des glaces et les poutres des plafonds. À la lueur des torches, on examina les caves immenses oĂč les seigneurs du Malaquis entassaient jadis leurs munitions et leurs provisions. On sonda les entrailles du rocher. Ce fut vainement. On ne dĂ©couvrit pas le moindre vestige de souterrain. Il n’existait point de passage secret. Soit, rĂ©pondait-on de tous cĂŽtĂ©s, mais des meubles et des tableaux ne s’évanouissent pas comme des fantĂŽmes. Cela s’en va par des portes et par des fenĂȘtres, et les gens qui s’en emparent, s’introduisent et s’en vont Ă©galement par des portes et des fenĂȘtres. Quels sont ces gens ? Comment se sont-ils introduits ? Et comment s’en sont-ils allĂ©s ? Le parquet de Rouen, convaincu de son impuissance, sollicita le secours d’agents parisiens. M. Dudouis, le chef de la SĂ»retĂ©, envoya ses meilleurs limiers de la brigade de fer. Lui-mĂȘme fit un sĂ©jour de quarante-huit heures au Malaquis. Il ne rĂ©ussit pas davantage. C’est alors qu’il manda l’inspecteur principal Ganimard dont il avait eu si souvent l’occasion d’apprĂ©cier les services. Ganimard Ă©couta silencieusement les instructions de son supĂ©rieur, puis, hochant la tĂȘte, il prononça — Je crois que l’on fait fausse route en s’obstinant Ă  fouiller le chĂąteau. La solution est ailleurs. — Et oĂč donc ? — AuprĂšs d’ArsĂšne Lupin. — AuprĂšs d’ArsĂšne Lupin ! Supposer cela, c’est admettre son intervention. — Je l’admets. Bien plus, je la considĂšre comme certaine. — Voyons, Ganimard, c’est absurde. ArsĂšne Lupin est en prison. — ArsĂšne Lupin est en prison, soit. Il est surveillĂ©, je vous l’accorde. Mais il aurait les fers aux pieds, des cordes aux poignets et un bĂąillon sur la bouche, que je ne changerais pas d’avis. — Et pourquoi cette obstination ? — Parce que, seul, ArsĂšne Lupin est de taille Ă  combiner une machine de cette envergure, et de la combiner de telle façon qu’elle rĂ©ussisse
 comme elle a rĂ©ussi. — Des mots, Ganimard ! — Qui sont des rĂ©alitĂ©s. Mais voilĂ , qu’on ne cherche pas de souterrain, de pierres tournant sur un pivot, et autres balivernes de ce calibre. Notre individu n’emploie pas des procĂ©dĂ©s aussi vieux jeu. Il est d’aujourd’hui, ou plutĂŽt de demain. — Et vous concluez ? — Je conclus en vous demandant nettement l’autorisation de passer une heure avec lui. — Dans sa cellule ? — Oui. Au retour d’AmĂ©rique nous avons entretenu, pendant la traversĂ©e, d’excellents rapports, et j’ose dire qu’il a quelque sympathie pour celui qui a su l’arrĂȘter. S’il peut me renseigner sans se compromettre, il n’hĂ©sitera pas Ă  m’éviter un voyage inutile. Il Ă©tait un peu plus de midi lorsque Ganimard fut introduit dans la cellule d’ArsĂšne Lupin. Celui-ci, Ă©tendu sur son lit, leva la tĂȘte et poussa un cri de joie. — Ah ! ça, c’est une vraie surprise. Ce cher Ganimard, ici ! — Lui-mĂȘme. — Je dĂ©sirais bien des choses dans la retraite que j’ai choisie
 mais aucune plus passionnĂ©ment que de vous y recevoir. — Trop aimable. — Mais non, mais non, je professe pour vous la plus vive estime. — J’en suis fier. — Je l’ai toujours prĂ©tendu Ganimard est notre meilleur dĂ©tective. Il vaut presque, — vous voyez comme je suis franc ! — il vaut presque Sherlock HolmĂšs. Mais, en vĂ©ritĂ©, je suis dĂ©solĂ© de n’avoir Ă  vous offrir que cet escabeau. Et pas un rafraĂźchissement ! pas un verre de biĂšre ! Excusez-moi, je suis lĂ  de passage. Ganimard s’assit en souriant, et le prisonnier reprit, heureux de parler — Mon Dieu, que je suis content de reposer mes yeux sur la figure d’un honnĂȘte homme ! J’en ai assez de toutes ces faces d’espions et de mouchards qui passent dix fois par jour la revue de mes poches et de ma modeste cellule, pour s’assurer que je ne prĂ©pare pas une Ă©vasion. Fichtre, ce que le gouvernement tient Ă  moi !
 — Il a raison. — Mais non ! je serais si heureux qu’on me laissĂąt vivre dans mon petit coin ! — Avec les rentes des autres. — N’est-ce pas ? Ce serait si simple ! Mais je bavarde, je dis des bĂȘtises, et vous ĂȘtes peut-ĂȘtre pressĂ©. Allons au fait, Ganimard ! Qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’une visite ? — L’affaire Cahorn, dĂ©clara Ganimard, sans dĂ©tour. — Halte-lĂ  ! une seconde
 C’est que j’en ai tant d’affaires ! Que je trouve d’abord dans mon cerveau le dossier de l’affaire Cahorn
 Ah ! voilĂ , j’y suis. Affaire Cahorn, chĂąteau du Malaquis, Seine-InfĂ©rieure
 Deux Rubens, un Watteau, et quelques menus objets. — Menus ! — Oh ! ma foi, tout cela est de mĂ©diocre importance. Il y a mieux ! Mais il suffit que l’affaire vous intĂ©resse
 Parlez donc, Ganimard. — Dois-je vous expliquer oĂč nous en sommes de l’instruction ? — Inutile. J’ai lu les journaux de ce matin. Je me permettrai mĂȘme de vous dire que vous n’avancez pas vite. — C’est prĂ©cisĂ©ment la raison pour laquelle je m’adresse Ă  votre obligeance. — EntiĂšrement Ă  vos ordres. — Tout d’abord ceci l’affaire a bien Ă©tĂ© conduite par vous ? — Depuis A jusqu’à Z. — La lettre d’avis ? le tĂ©lĂ©gramme ? — Sont de votre serviteur. Je dois mĂȘme en avoir quelque part les rĂ©cĂ©pissĂ©s. ArsĂšne ouvrit le tiroir d’une petite table en bois blanc qui composait avec le lit et l’escabeau tout le mobilier de sa cellule, y prit deux chiffons de papier et les tendit Ă  Ganimard. — Ah ! ça mais, s’écria celui-ci, je vous croyais gardĂ© Ă  vue et fouillĂ© pour un oui ou pour un non. Or vous lisez les journaux, vous collectionnez les reçus de la poste
 — Bah ! ces gens-lĂ  sont si bĂȘtes ! Ils dĂ©cousent la doublure de ma veste, ils explorent les semelles de mes bottines, ils auscultent les murs de cette piĂšce, mais pas un n’aurait l’idĂ©e qu’ArsĂšne Lupin soit assez niais pour choisir une cachette aussi facile. C’est bien lĂ -dessus que j’ai comptĂ©. Ganimard, amusĂ©, s’exclama — Quel drĂŽle de garçon vous faites ! Vous me dĂ©concertez. Allons, racontez-moi l’aventure. — Oh ! oh ! comme vous y allez ! Vous initier Ă  tous mes secrets
 vous dĂ©voiler mes petits trucs
 C’est bien grave. — Ai-je eu tort de compter sur votre complaisance ? — Non, Ganimard, et puisque vous insistez
 ArsĂšne Lupin arpenta deux ou trois fois sa chambre, puis s’arrĂȘtant — Que pensez-vous de ma lettre au baron ? — Je pense que vous avez voulu vous divertir, Ă©pater un peu la galerie. — Ah ! voilĂ , Ă©pater la galerie ! Eh bien, je vous assure, Ganimard, que je vous croyais plus fort. Est-ce que je m’attarde Ă  ces puĂ©rilitĂ©s, moi, ArsĂšne Lupin ! Est-ce que j’aurais Ă©crit cette lettre si j’avais pu dĂ©valiser le baron sans lui Ă©crire ? Mais comprenez donc, vous et les autres, que cette lettre est le point de dĂ©part indispensable, le ressort qui a mis toute la machine en branle. Voyons, procĂ©dons par ordre, et prĂ©parons ensemble, si vous voulez, le cambriolage du Malaquis. — Je vous Ă©coute. — Donc, supposons un chĂąteau rigoureusement fermĂ©, barricadĂ©, comme l’était celui du baron Cahorn. Vais-je abandonner la partie et renoncer Ă  des trĂ©sors que je convoite, sous prĂ©texte que le chĂąteau qui les contient est inaccessible ? — Évidemment non. — Vais-je tenter l’assaut comme autrefois, Ă  la tĂȘte d’une troupe d’aventuriers ? — Enfantin ! — Vais-je m’y introduire sournoisement ? — Impossible. — Reste un moyen, l’unique Ă  mon avis, c’est de me faire inviter par le propriĂ©taire du dit chĂąteau. — Le moyen est original. — Et combien facile ! Supposons qu’un jour, ledit propriĂ©taire reçoive une lettre, l’avertissant de ce que trame contre lui un nommĂ© ArsĂšne Lupin, cambrioleur rĂ©putĂ©. Que fera-t-il ? — Il enverra la lettre au procureur. — Qui se moquera de lui, puisque le dit Lupin est actuellement sous les verrous. Donc, affolement du bonhomme, lequel est tout prĂȘt Ă  demander secours au premier venu, n’est-il pas vrai ? — Cela est hors de doute. — Et s’il lui arrive de lire dans une feuille de chou qu’un policier cĂ©lĂšbre est en villĂ©giature dans la localitĂ© voisine
 — Il ira s’adresser Ă  ce policier. — Vous l’avez dit. Mais, d’autre part, admettons qu’en prĂ©vision de cette dĂ©marche inĂ©vitable, ArsĂšne Lupin ait priĂ© l’un de ses amis les plus habiles de s’installer Ă  Caudebec, d’entrer en relations avec un rĂ©dacteur du RĂ©veil, journal auquel est abonnĂ© le baron, de laisser entendre qu’il est un tel, le policier cĂ©lĂšbre, qu’adviendra-t-il ? — Que le rĂ©dacteur annoncera dans le RĂ©veil la prĂ©sence Ă  Caudebec du dit policier. — Parfait, et de deux choses l’une ou bien le poisson — je veux dire Cahorn — ne mord pas Ă  l’hameçon, et alors rien ne se passe. Ou bien, et c’est l’hypothĂšse la plus vraisemblable, il accourt, tout frĂ©tillant. Et voilĂ  donc mon Cahorn implorant contre moi l’assistance de l’un de mes amis ! — De plus en plus original. — Bien entendu, le pseudo-policier refuse d’abord son concours. LĂ -dessus, dĂ©pĂȘche d’ArsĂšne Lupin. Épouvante du baron qui supplie de nouveau mon ami, et lui offre tant pour veiller Ă  son salut. Ledit ami accepte, amĂšne deux gaillards de notre bande, qui, la nuit, pendant que Cahorn est gardĂ© Ă  vue par son protecteur, dĂ©mĂ©nagent par la fenĂȘtre un certain nombre d’objets et les laissent glisser, Ă  l’aide de cordes, dans une bonne petite chaloupe affrĂ©tĂ©e ad hoc. C’est simple comme Lupin. — Et c’est tout bĂȘtement merveilleux, s’écria Ganimard, et je ne saurais trop louer la hardiesse de la conception et l’ingĂ©niositĂ© des dĂ©tails. Mais je ne vois guĂšre de policier assez illustre pour que son nom ait pu attirer, suggestionner le baron Ă  ce point. — Il y en a un, et il n’y en a qu’un. — Lequel ? — Celui du plus illustre, de l’ennemi personnel d’ArsĂšne Lupin, bref, de l’inspecteur Ganimard. — Moi ! — Vous-mĂȘme, Ganimard. Et voilĂ  ce qu’il y a de dĂ©licieux si vous allez lĂ -bas et que le baron se dĂ©cide Ă  causer, vous finirez par dĂ©couvrir que votre devoir est de vous arrĂȘter vous-mĂȘme, comme vous m’avez arrĂȘtĂ© en AmĂ©rique. Hein ! la revanche est comique je fais arrĂȘter Ganimard par Ganimard ! ArsĂšne Lupin riait de bon cƓur. L’inspecteur, assez vexĂ©, se mordait les lĂšvres. La plaisanterie ne lui semblait pas mĂ©riter de tels accĂšs de joie. L’arrivĂ©e d’un gardien lui donna le loisir de se remettre. L’homme apportait le repas qu’ArsĂšne Lupin, par faveur spĂ©ciale, faisait venir du restaurant voisin. Ayant dĂ©posĂ© le plateau sur la table, il se retira. ArsĂšne s’installa, rompit son pain, en mangea deux ou trois bouchĂ©es et reprit — Mais, soyez tranquille, mon cher Ganimard, vous n’irez pas lĂ -bas. Je vais vous rĂ©vĂ©ler une chose qui vous stupĂ©fiera l’affaire Cahorn est sur le point d’ĂȘtre classĂ©e. — Hein ! — Sur le point d’ĂȘtre classĂ©e, vous dis-je. — Allons donc, je quitte Ă  l’instant le chef de la SĂ»retĂ©. — Et aprĂšs ? Est-ce que M. Dudouis en sait plus long que moi sur ce qui me concerne ? Vous apprendrez que Ganimard — excusez-moi — que le pseudo-Ganimard est restĂ© en fort bons termes avec le baron. Celui-ci, et c’est la raison principale pour laquelle il n’a rien avouĂ©, l’a chargĂ© de la trĂšs dĂ©licate mission de nĂ©gocier avec moi une transaction, et, Ă  l’heure prĂ©sente, moyennant une certaine somme, il est probable que le baron est rentrĂ© en possession de ses chers bibelots. En retour de quoi, il retirera sa plainte. Donc, plus de vol. Donc il faudra bien que le parquet abandonne
 Ganimard considĂ©ra le dĂ©tenu d’un air stupĂ©fait. — Et comment savez-vous tout cela ? — Je viens de recevoir la dĂ©pĂȘche que j’attendais. — Vous venez de recevoir une dĂ©pĂȘche ? — À l’instant, cher ami. Par politesse, je n’ai pas voulu la lire en votre prĂ©sence. Mais si vous m’y autorisez
 — Vous vous moquez de moi, Lupin. — Veuillez, mon cher ami, dĂ©capiter doucement cet Ɠuf Ă  la coque. Vous constaterez par vous-mĂȘme que je ne me moque pas de vous. Machinalement Ganimard obĂ©it, et cassa l’Ɠuf avec la lame d’un couteau. Un cri de surprise lui Ă©chappa. La coque, vide, contenait une feuille de papier bleu. Sur la priĂšre d’ArsĂšne, il la dĂ©plia. C’était un tĂ©lĂ©gramme, ou plutĂŽt une partie de tĂ©lĂ©gramme auquel on avait arrachĂ© les indications de la poste. Il lut Accord conclu. Cent mille balles livrĂ©es. Tout va bien. » — Cent mille balles ? fit-il. — Oui, cent mille francs ! C’est peu, mais enfin les temps sont durs
 Et j’ai des frais gĂ©nĂ©raux si lourds ! Si vous connaissiez mon budget
 un budget de grande ville ! Ganimard se leva. Sa mauvaise humeur s’était dissipĂ©e. Il rĂ©flĂ©chit quelques secondes, embrassa d’un coup d’Ɠil toute l’affaire, pour tĂącher d’en dĂ©couvrir le point faible. Puis il prononça d’un ton oĂč il laissait franchement percer son admiration de connaisseur — Par bonheur, il n’en existe pas des douzaines comme vous, sans quoi il n’y aurait plus qu’à fermer boutique. ArsĂšne Lupin prit un petit air modeste et rĂ©pondit — Bah ! il fallait bien se distraire, occuper ses loisirs
 d’autant que le coup ne pouvait rĂ©ussir que si j’étais en prison. — Comment ! s’exclama Ganimard, votre procĂšs, votre dĂ©fense, l’instruction, tout cela ne vous suffit donc pas pour vous distraire ? — Non, car j’ai rĂ©solu de ne pas assister Ă  mon procĂšs. — Oh ! oh ! ArsĂšne Lupin rĂ©pĂ©ta posĂ©ment — Je n’assisterai pas Ă  mon procĂšs. — En vĂ©ritĂ© ! — Ah ! ça, mon cher, vous imaginez-vous que je vais pourrir sur la paille humide ? Vous m’outragez. ArsĂšne Lupin ne reste en prison que le temps qu’il lui plaĂźt, et pas une minute de plus. — Il eĂ»t peut-ĂȘtre Ă©tĂ© plus prudent de commencer par ne pas y entrer, objecta l’inspecteur d’un ton ironique. — Ah ! monsieur raille ? monsieur se souvient qu’il a eu l’honneur de procĂ©der Ă  mon arrestation ? Sachez, mon respectable ami, que personne, pas plus vous qu’un autre, n’eĂ»t pu mettre la main sur moi, si un intĂ©rĂȘt beaucoup plus considĂ©rable ne m’avait sollicitĂ© Ă  ce moment critique. — Vous m’étonnez. — Une femme me regardait, Ganimard, et je l’aimais. Comprenez-vous tout ce qu’il y a dans ce fait d’ĂȘtre regardĂ© par une femme que l’on aime ? Le reste m’importait peu, je vous jure. Et c’est pourquoi je suis ici. — Depuis bien longtemps, permettez-moi de le remarquer. — Je voulais oublier d’abord. Ne riez pas l’aventure avait Ă©tĂ© charmante, et j’en ai gardĂ© encore le souvenir attendri
 Et puis, je suis quelque peu neurasthĂ©nique ! La vie est si fiĂ©vreuse de nos jours ! Il faut savoir, Ă  certains moments, faire ce que l’on appelle une cure d’isolement. Cet endroit est souverain pour les rĂ©gimes de ce genre. On y pratique la cure de SantĂ© dans toute sa rigueur. — ArsĂšne Lupin, observa Ganimard, vous vous payez ma tĂȘte. — Ganimard, affirma Lupin, nous sommes aujourd’hui vendredi. Mercredi prochain, j’irai fumer mon cigare chez vous, rue PergolĂšse, Ă  quatre heures de l’aprĂšs-midi. — ArsĂšne Lupin, je vous attends. Ils se serrĂšrent la main comme deux bons amis qui s’estiment Ă  leur juste valeur, et le vieux policier se dirigea vers la porte. — Ganimard ! Celui-ci se retourna. — Qu’y a-t-il ? — Ganimard, vous oubliez votre montre. — Ma montre ? — Oui, elle s’est Ă©garĂ©e dans ma poche. Il la rendit en s’excusant. — Pardonnez-moi
 une mauvaise habitude
 Mais ce n’est pas une raison parce qu’ils m’ont pris la mienne pour que je vous prive de la vĂŽtre. D’autant que j’ai lĂ  un chronomĂštre dont je n’ai pas Ă  me plaindre, et qui satisfait pleinement Ă  mes besoins. Il sortit du tiroir une large montre en or, Ă©paisse et confortable, ornĂ©e d’une lourde chaĂźne. — Et celle-ci, de quelle poche vient-elle ? demanda Ganimard. ArsĂšne Lupin examina nĂ©gligemment les initiales. — J. B
 Qui diable cela peut-il bien ĂȘtre ?
 Ah ! oui, je me souviens, Jules Bouvier, mon juge d’instruction, un homme charmant
 L’ÉVASIOND’ARSÈNE LUPIN Au moment oĂč ArsĂšne Lupin, son repas achevĂ©, tirait de sa poche un beau cigare baguĂ© d’or et l’examinait avec complaisance, la porte de la cellule s’ouvrit. Il n’eut que le temps de le jeter dans le tiroir et de s’éloigner de la table. Le gardien entra, c’était l’heure de la promenade. — Je vous attendais, mon cher ami, s’écria Lupin, toujours de bonne humeur. Ils sortirent. Ils avaient Ă  peine disparu Ă  l’angle du couloir, que deux hommes Ă  leur tour pĂ©nĂ©trĂšrent dans la cellule et en commencĂšrent l’examen minutieux. L’un Ă©tait l’inspecteur Dieuzy, l’autre l’inspecteur Folenfant. On voulait en finir. Il n’y avait point de doute ArsĂšne Lupin conservait des intelligences avec le dehors et communiquait avec ses affidĂ©s. La veille encore le Grand Journal publiait ces lignes adressĂ©es Ă  son collaborateur judiciaire Monsieur, Dans un article paru ces jours-ci vous vous ĂȘtes exprimĂ© sur moi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques jours avant l’ouverture de mon procĂšs, j’irai vous en demander compte. Salutations distinguĂ©es, ArsĂšne Lupin. » L’écriture Ă©tait bien d’ArsĂšne Lupin. Donc il envoyait des lettres. Donc il en recevait. Donc il Ă©tait certain qu’il prĂ©parait cette Ă©vasion annoncĂ©e par lui d’une façon si arrogante. La situation devenait intolĂ©rable. D’accord avec le juge d’instruction, le chef de la SĂ»retĂ© M. Dudouis se rendit lui-mĂȘme Ă  la SantĂ© pour exposer au directeur de la prison les mesures qu’il convenait de prendre. Et, dĂšs son arrivĂ©e, il envoya deux de ses hommes dans la cellule du dĂ©tenu. Ils levĂšrent chacune des dalles, dĂ©montĂšrent le lit, firent tout ce qu’il est habituel de faire en pareil cas, et finalement ne dĂ©couvrirent rien. Ils allaient renoncer Ă  leurs investigations, lorsque le gardien accourut en toute hĂąte et leur dit — Le tiroir
 regardez le tiroir de la table. Quand je suis entrĂ©, il m’a semblĂ© qu’il le repoussait. Ils regardĂšrent, et Dieuzy s’écria — Pour Dieu, cette fois, nous le tenons, le client. Folenfant l’arrĂȘta. — Halte-lĂ , mon petit, le chef fera l’inventaire. — Pourtant, ce cigare de luxe
 — Laisse le Havane, et prĂ©venons le chef. Deux minutes aprĂšs, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouva d’abord une liasse d’articles de journaux dĂ©coupĂ©s par l’Argus de la Presse et qui concernaient ArsĂšne Lupin, puis une blague Ă  tabac, une pipe, du papier dit pelure d’oignon, et enfin deux livres. Il en regarda le titre. C’était le Culte des hĂ©ros de Carlyle, Ă©dition anglaise, et un elzĂ©vir charmant, Ă  reliure du temps, le Manuel d’ÉpictĂšte, traduction allemande publiĂ©e Ă  Leyde en 1634. Les ayant feuilletĂ©s, il constata que toutes les pages Ă©taient balafrĂ©es, soulignĂ©es, annotĂ©es. Était-ce lĂ  signes conventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur que l’on a pour un livre ? — Nous verrons cela en dĂ©tail, dit M. Dudouis. Il explora la blague Ă  tabac, la pipe. Puis, saisissant le fameux cigare baguĂ© d’or — Fichtre, il se met bien, notre ami, s’écria-t-il, un Henri Clet ! D’un geste machinal de fumeur, il le porta prĂšs de son oreille et le fit craquer. Et aussitĂŽt une exclamation lui Ă©chappa. Le cigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il l’examina avec plus d’attention et ne tarda pas Ă  distinguer quelque chose de blanc entre les feuilles de tabac. Et dĂ©licatement, Ă  l’aide d’une Ă©pingle, il attirait un rouleau de papier trĂšs fin, Ă  peine gros comme un cure-dent. C’était un billet. Il le dĂ©roula et lut ces mots, d’une menue Ă©criture de femme Le panier a pris la place de l’autre. Huit sur dix sont prĂ©parĂ©es. En appuyant du pied extĂ©rieur, la plaque se soulĂšve de haut en bas. De douze Ă  seize tous les jours, H-P attendra. Mais oĂč ? RĂ©ponse immĂ©diate. Soyez tranquille, votre amie veille sur vous. » M. Dudouis rĂ©flĂ©chit un instant et dit — C’est suffisamment clair
 le panier
 les huit cases
 De douze Ă  seize, c’est-Ă -dire de midi Ă  quatre heures
 — Mais ce H-P, qui attendra ? — H-P en l’occurrence, doit signifier automobile, H-P, horse power, n’est-ce pas ainsi qu’en langage sportif, on dĂ©signe la force d’un moteur ? Une vingt-quatre H-P, c’est une automobile de vingt-quatre chevaux. Il se leva et demanda — Le dĂ©tenu finissait de dĂ©jeuner ? — Oui. — Et comme il n’a pas encore lu ce message ainsi que le prouve l’état du cigare, il est probable qu’il venait de le recevoir. — Comment ? — Dans ses aliments, au milieu de son pain ou d’une pomme de terre, que sais-je ? — Impossible, on ne l’a autorisĂ© Ă  faire venir sa nourriture que pour le prendre au piĂšge, et nous n’avons rien trouvĂ©. — Nous chercherons ce soir la rĂ©ponse de Lupin. Pour le moment, retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci Ă  monsieur le juge d’instruction. S’il est de mon avis, nous ferons immĂ©diatement photographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettre dans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique contenant le message original lui-mĂȘme. Il faut que le dĂ©tenu ne se doute de rien. Ce n’est pas sans une certaine curiositĂ© que M. Dudouis s’en retourna le soir au greffe de la SantĂ© en compagnie de l’inspecteur Dieuzy. Dans un coin, sur le poĂȘle, trois assiettes s’étalaient. — Il a mangĂ© ? — Oui, rĂ©pondit le directeur. — Dieuzy, veuillez couper en morceaux trĂšs minces ces quelques brins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain
 Rien ? — Non, chef. M. Dudouis examina les assiettes, la fourchette, la cuiller, enfin le couteau, un couteau rĂ©glementaire Ă  lame ronde. Il en fit tourner le manche Ă  gauche, puis Ă  droite. À droite le manche cĂ©da et se dĂ©vissa. Le couteau Ă©tait creux et servait d’étui Ă  une feuille de papier. — Peuh ! fit-il, ce n’est pas bien malin pour un homme comme ArsĂšne. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez donc faire une enquĂȘte dans ce restaurant. Puis il lut Je m’en remets Ă  vous, H-P suivra de loin, chaque jour. J’irai au-devant. À bientĂŽt, chĂšre et admirable amie. » — Enfin, s’écria M. Dudouis, en se frottant les mains, je crois que l’affaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notre part, et l’évasion rĂ©ussit
 assez du moins pour nous permettre de pincer les complices. — Et si ArsĂšne Lupin vous glisse entre les doigts ? objecta le directeur. — Nous emploierons le nombre d’hommes nĂ©cessaire. Si cependant il y mettait trop d’habileté  ma foi, tant pis pour lui ! Quant Ă  la bande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront. ⁂ Et de fait, il ne parlait pas beaucoup, ArsĂšne Lupin. Depuis des mois M. Jules Bouvier, le juge d’instruction, s’y Ă©vertuait vainement. Les interrogatoires se rĂ©duisaient Ă  des colloques dĂ©pourvus d’intĂ©rĂȘt entre le juge et l’avocat maĂźtre Danval, un des princes du barreau, lequel d’ailleurs en savait sur l’inculpĂ© Ă  peu prĂšs autant que le premier venu. De temps Ă  autre, par politesse, ArsĂšne Lupin laissait tomber — Mais oui, Monsieur le juge, nous sommes d’accord le vol du CrĂ©dit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, l’émission des faux billets de banque, l’affaire des polices d’assurance, le cambriolage des chĂąteaux d’Armesnil, de Gouret, d’Imblevain, des Groseillers, du Malaquis, tout cela c’est de votre serviteur. — Alors, pourriez-vous m’expliquer
 — Inutile, j’avoue tout en bloc, tout et mĂȘme dix fois plus que vous n’en supposez. De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoires fastidieux. AprĂšs avoir eu connaissance des deux billets interceptĂ©s, il les reprit. Et, rĂ©guliĂšrement, Ă  midi, ArsĂšne Lupin fut amenĂ©, de la SantĂ© au DĂ©pĂŽt, dans la voiture pĂ©nitentiaire, avec un certain nombre de dĂ©tenus. Ils en repartaient vers trois ou quatre heures. Or, un aprĂšs-midi, ce retour s’effectua dans des conditions particuliĂšres. Les autres dĂ©tenus de la SantĂ© n’ayant pas encore Ă©tĂ© questionnĂ©s, on dĂ©cida de reconduire d’abord ArsĂšne Lupin. Il monta donc seul dans la voiture. Ces voitures pĂ©nitentiaires, vulgairement appelĂ©es paniers Ă  salade », sont divisĂ©es dans leur longueur par un couloir central sur lequel s’ouvrent dix cases, cinq Ă  droite et cinq Ă  gauche. Chacune de ces cases est disposĂ©e de telle façon que l’on doit s’y tenir assis, et que les cinq prisonniers, par consĂ©quent, sont assis les uns sur les autres, tout en Ă©tant sĂ©parĂ©s les uns des autres par des cloisons parallĂšles. Un garde municipal, placĂ© Ă  l’extrĂ©mitĂ©, surveille le couloir. ArsĂšne fut introduit dans la troisiĂšme cellule de droite, et la lourde voiture s’ébranla. Il se rendit compte que l’on quittait le quai de l’Horloge et que l’on passait devant le Palais de Justice. Alors, vers le milieu du pont Saint-Michel, il appuya, du pied extĂ©rieur, c’est-Ă -dire du pied droit, ainsi qu’il le faisait chaque fois, sur la plaque de tĂŽle qui fermait sa cellule. Tout de suite quelque chose se dĂ©clencha, et la plaque de tĂŽle s’écarta insensiblement. Il put constater qu’il se trouvait juste entre les deux roues. Il attendit, l’Ɠil aux aguets. La voiture monta au pas le boulevard Saint-Michel. Au carrefour Saint-Germain, elle s’arrĂȘta. Le cheval d’un camion s’était abattu. La circulation Ă©tant interrompue, trĂšs vite ce fut un encombrement de fiacres et d’omnibus. ArsĂšne Lupin passa la tĂȘte. Une autre voiture pĂ©nitentiaire stationnait le long de celle qu’il occupait. Il souleva davantage la tĂŽle, mit le pied sur un des rayons de la grande roue et sauta Ă  terre. Un cocher le vit, s’esclaffa de rire, puis voulut appeler. Mais sa voix se perdit dans le fracas des vĂ©hicules qui s’écoulaient de nouveau. D’ailleurs ArsĂšne Lupin Ă©tait loin dĂ©jĂ . Il avait fait quelques pas en courant ; mais sur le trottoir de gauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendre le vent, comme quelqu’un qui ne sait encore trop quelle direction il va suivre. Puis, rĂ©solu, il mit les mains dans ses poches, et de l’air insouciant d’un promeneur qui flĂąne, il continua de monter le boulevard. Le temps Ă©tait doux, un temps heureux et lĂ©ger d’automne. Les cafĂ©s Ă©taient pleins. Il s’assit Ă  la terrasse de l’un d’eux. Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida son verre Ă  petites gorgĂ©es, fuma tranquillement une cigarette, en alluma une seconde. Enfin, s’étant levĂ©, il pria le garçon de faire venir le gĂ©rant. Le gĂ©rant vint, et ArsĂšne lui dit, assez haut pour ĂȘtre entendu de tous — Je suis dĂ©solĂ©, Monsieur, j’ai oubliĂ© mon porte-monnaie. Peut-ĂȘtre mon nom vous est-il assez connu pour que vous me consentiez un crĂ©dit de quelques jours ArsĂšne Lupin. Le gĂ©rant le regarda, croyant Ă  une plaisanterie. Mais ArsĂšne rĂ©pĂ©ta — Lupin, dĂ©tenu Ă  la SantĂ©, actuellement en Ă©tat d’évasion. J’ose croire que ce nom vous inspire toute confiance. Et il s’éloigna, au milieu des rires, sans que l’autre songeĂąt Ă  rĂ©clamer. Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rue Saint-Jacques. Il la suivit paisiblement, s’arrĂȘtant aux vitrines et fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il s’orienta, se renseigna, et marcha droit vers la rue de la SantĂ©. Les hauts murs moroses de la prison se dressĂšrent bientĂŽt. Les ayant longĂ©s, il arriva prĂšs du garde municipal qui montait la faction, et retirant son chapeau — C’est bien ici la prison de la SantĂ© ? — Oui. — Je dĂ©sirerais regagner ma cellule. La voiture m’a laissĂ© en route et je ne voudrais pas abuser
 Le garde grogna — Dites donc, l’homme, passez votre chemin, et plus vite que ça. — Pardon, pardon, c’est que mon chemin passe par cette porte. Et si vous empĂȘchez ArsĂšne Lupin de la franchir, cela pourrait vous coĂ»ter gros, mon ami. — ArsĂšne Lupin ! qu’est-ce que vous me chantez lĂ  ! — Je regrette de n’avoir pas ma carte, dit ArsĂšne, affectant de fouiller ses poches. Le garde le toisa des pieds Ă  la tĂȘte, abasourdi. Puis, sans un mot, comme malgrĂ© lui, il tira une sonnette. La porte de fer s’entrebĂąilla. Quelques minutes aprĂšs, le directeur accourut jusqu’au greffe, gesticulant et feignant une colĂšre violente. ArsĂšne sourit — Allons, Monsieur le directeur, ne jouez pas au plus fin avec moi. Comment ! on a la prĂ©caution de me ramener seul dans la voiture, on prĂ©pare un bon petit encombrement, et l’on s’imagine que je vais prendre mes jambes Ă  mon cou pour rejoindre mes amis. Eh bien, et les vingt agents de la SĂ»retĂ© qui nous escortaient Ă  pied, en fiacre et Ă  bicyclette ? Non, ce qu’ils m’auraient arrangĂ© ! Je n’en serais pas sorti vivant. Dites donc, Monsieur le directeur, c’est peut-ĂȘtre lĂ -dessus que l’on comptait ? Il haussa les Ă©paules et ajouta — Je vous en prie, Monsieur le directeur, qu’on ne s’occupe pas de moi. Le jour oĂč je voudrai m’échapper, je n’aurai besoin de personne. Le surlendemain, l’Écho de France, qui dĂ©cidĂ©ment devenait le moniteur officiel des exploits d’ArsĂšne Lupin — on disait qu’il en Ă©tait un des principaux commanditaires — l’Écho de France publiait les dĂ©tails les plus complets sur cette tentative d’évasion. Le texte mĂȘme des billets Ă©changĂ©s entre le dĂ©tenu et sa mystĂ©rieuse amie, les moyens employĂ©s pour cette correspondance, la complicitĂ© de la police, la promenade du boulevard Saint-Michel, l’incident du cafĂ© Soufflot, tout Ă©tait dĂ©voilĂ©. On savait que les recherches de l’inspecteur Dieuzy auprĂšs des garçons du restaurant n’avaient donnĂ© aucun rĂ©sultat. Et l’on apprenait en outre cette chose stupĂ©fiante, qui montrait l’infinie variĂ©tĂ© des ressources dont cet homme disposait la voiture pĂ©nitentiaire dans laquelle on l’avait transportĂ© Ă©tait une voiture entiĂšrement truquĂ©e, que sa bande avait substituĂ©e Ă  l’une des six voitures habituelles qui composent le service des prisons. L’évasion prochaine d’ArsĂšne Lupin ne fit plus de doute pour personne. Lui-mĂȘme d’ailleurs l’annonçait en termes catĂ©goriques, comme le prouva sa rĂ©ponse Ă  M. Bouvier, au lendemain de l’incident. Le juge raillant son Ă©chec, il le regarda et lui dit froidement — Écoutez bien ceci, Monsieur, et croyez-m’en sur parole cette tentative d’évasion faisait partie de mon plan d’évasion. — Je ne comprends pas, ricana le juge. — Il est inutile que vous compreniez. Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire qui parut tout au long dans les colonnes de l’Écho de France, comme le juge revenait Ă  son instruction, il s’écria d’un air de lassitude — Mon Dieu, mon Dieu, Ă  quoi bon ! toutes ces questions n’ont aucune importance ! — Comment, aucune importance ? — Mais non, puisque je n’assisterai pas Ă  mon procĂšs. — Vous n’assisterez pas
 — Non, c’est une idĂ©e fixe, une dĂ©cision irrĂ©vocable. Rien ne me fera transiger. Une telle assurance, les indiscrĂ©tions inexplicables qui se commettaient chaque jour, agaçaient et dĂ©concertaient la justice. Il y avait lĂ  des secrets qu’ArsĂšne Lupin Ă©tait seul Ă  connaĂźtre, et dont la divulgation par consĂ©quent ne pouvait provenir que de lui. Mais dans quel but les dĂ©voilait-il ? et comment ? On changea ArsĂšne Lupin de cellule. Un soir, il descendit Ă  l’étage infĂ©rieur. De son cĂŽtĂ©, le juge boucla son instruction et renvoya l’affaire Ă  la chambre des mises en accusation. Ce fut le silence. Il dura deux mois. ArsĂšne les passa Ă©tendu sur son lit, le visage presque toujours tournĂ© contre le mur. Ce changement de cellule semblait l’avoir abattu. Il refusa de recevoir son avocat. À peine Ă©changeait-il quelques mots avec ses gardiens. Dans la quinzaine qui prĂ©cĂ©da son procĂšs, il parut se ranimer. Il se plaignit du manque d’air. On le fit sortir dans la cour, le matin, de trĂšs bonne heure, flanquĂ© de deux hommes. La curiositĂ© publique cependant ne s’était pas affaiblie. Chaque jour on avait attendu la nouvelle de son Ă©vasion. On la souhaitait presque, tellement le personnage plaisait Ă  la foule avec sa verve, sa gaietĂ©, sa diversitĂ©, son gĂ©nie d’invention et le mystĂšre de sa vie. ArsĂšne Lupin devait s’évader. C’était inĂ©vitable, fatal. On s’étonnait mĂȘme que cela tardĂąt si longtemps. Tous les matins le PrĂ©fet de police demandait Ă  son secrĂ©taire — Eh bien, il n’est pas encore parti ? — Non, Monsieur le PrĂ©fet. — Ce sera donc pour demain. Et, la veille du procĂšs, un monsieur se prĂ©senta dans les bureaux du Grand Journal, demanda le collaborateur judiciaire, lui jeta sa carte au visage, et s’éloigna rapidement. Sur la carte, ces mots Ă©taient inscrits ArsĂšne Lupin tient toujours ses promesses. » ⁂ C’est dans ces conditions que les dĂ©bats s’ouvrirent. L’affluence y fut Ă©norme. Personne qui ne voulĂ»t voir le fameux ArsĂšne Lupin et ne savourĂąt d’avance la façon dont il se jouerait du prĂ©sident. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains, artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancs de l’audience. Il pleuvait, dehors le jour Ă©tait sombre, on vit mal ArsĂšne Lupin lorsque les gardes l’eurent introduit. Cependant son attitude lourde, la maniĂšre dont il se laissa tomber Ă  sa place, son immobilitĂ© indiffĂ©rente et passive, ne prĂ©vinrent pas en sa faveur. Plusieurs fois son avocat — un des secrĂ©taires de Me Danval, celui-ci ayant jugĂ© indigne de lui le rĂŽle auquel il Ă©tait rĂ©duit — plusieurs fois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tĂȘte et se taisait. Le greffier lut l’acte d’accusation, puis le prĂ©sident prononça — AccusĂ©, levez-vous. Votre nom, prĂ©nom, Ăąge et profession ? Ne recevant pas de rĂ©ponse, il rĂ©pĂ©ta — Votre nom ? Je vous demande votre nom ? Une voix Ă©paisse et fatiguĂ©e articula — Baudru, DĂ©sirĂ©. Il y eut des murmures. Mais le prĂ©sident repartit — Baudru, DĂ©sirĂ© ? Ah ! bien, un nouvel avatar ! Comme c’est Ă  peu prĂšs le huitiĂšme nom auquel vous prĂ©tendez, et qu’il est sans doute aussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous le voulez bien, Ă  celui d’ArsĂšne Lupin, sous lequel vous ĂȘtes plus avantageusement connu. Le prĂ©sident consulta ses notes et reprit — Car, malgrĂ© toutes les recherches, il a Ă©tĂ© impossible de reconstituer votre identitĂ©. Vous prĂ©sentez ce cas assez original dans notre sociĂ©tĂ© moderne de n’avoir point de passĂ©. Nous ne savons qui vous ĂȘtes, d’oĂč vous venez, oĂč s’est Ă©coulĂ©e votre enfance, bref, rien. Vous jaillissez tout d’un coup, il y a trois ans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous rĂ©vĂ©ler tout d’un coup ArsĂšne Lupin, c’est-Ă -dire un composĂ© bizarre d’intelligence et de perversion, d’immoralitĂ© et de gĂ©nĂ©rositĂ©. Les donnĂ©es que nous avons sur vous avant cette Ă©poque sont plutĂŽt des suppositions. Il est probable que le nommĂ© Rostat qui travailla, il y a huit ans, aux cĂŽtĂ©s du prestidigitateur Dickson n’était autre qu’ArsĂšne Lupin. Il est probable que l’étudiant russe qui frĂ©quenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, Ă  l’hĂŽpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maĂźtre par l’ingĂ©niositĂ© de ses hypothĂšses sur la bactĂ©riologie et la hardiesse de ses expĂ©riences dans les maladies de la peau, n’était autre qu’ArsĂšne Lupin. ArsĂšne Lupin, Ă©galement, le professeur de lutte japonaise qui s’établit Ă  Paris bien avant qu’on n’y parlĂąt du jiu-jitsu. ArsĂšne Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste qui gagna le Grand Prix de l’Exposition, toucha ses 10 000 francs et ne reparut plus. ArsĂšne Lupin peut-ĂȘtre aussi celui qui sauva tant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité  et les dĂ©valisa. Et, aprĂšs une pause, le prĂ©sident conclut — Telle est cette Ă©poque, qui semble n’avoir Ă©tĂ© qu’une prĂ©paration minutieuse Ă  la lutte que vous avez entreprise contre la sociĂ©tĂ©, un apprentissage mĂ©thodique oĂč vous portiez au plus haut point votre force, votre Ă©nergie et votre adresse. Reconnaissez-vous l’exactitude de ces faits ? Pendant ce discours, l’accusĂ© s’était balancĂ© d’une jambe sur l’autre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumiĂšre plus vive, on remarqua son extrĂȘme maigreur, ses joues creuses, ses pommettes Ă©trangement saillantes, son visage couleur de terre, marbrĂ© de petites plaques rouges, et encadrĂ© d’une barbe inĂ©gale et rare. La prison l’avait considĂ©rablement vieilli et flĂ©tri. On ne reconnaissait plus la silhouette Ă©lĂ©gante et le jeune visage dont les journaux avaient publiĂ© si souvent le portrait sympathique. On eĂ»t dit qu’il n’avait pas entendu la question qu’on lui posait. Deux fois elle lui fut rĂ©pĂ©tĂ©e. Alors il leva les yeux, parut rĂ©flĂ©chir, puis, faisant un effort violent, murmura — Baudru, DĂ©sirĂ©. Le prĂ©sident se mit Ă  rire. — Je ne me rends pas un compte exact du systĂšme de dĂ©fense que vous avez adoptĂ©, ArsĂšne Lupin. Si c’est de jouer les imbĂ©ciles et les irresponsables, libre Ă  vous. Quant Ă  moi, j’irai droit au but sans me soucier de vos fantaisies. Et il entra dans le dĂ©tail des vols, escroqueries et faux reprochĂ©s Ă  Lupin. Parfois il interrogeait l’accusĂ©. Celui-ci poussait un grognement ou ne rĂ©pondait pas. Le dĂ©filĂ© des tĂ©moins commença. Il y eut plusieurs dĂ©positions insignifiantes, d’autres plus sĂ©rieuses, qui toutes avaient ce caractĂšre commun de se contredire les unes les autres. Une obscuritĂ© troublante enveloppait les dĂ©bats, mais l’inspecteur principal Ganimard fut introduit, et l’intĂ©rĂȘt se rĂ©veilla. DĂšs le dĂ©but, toutefois, le vieux policier causa une certaine dĂ©ception. Il avait l’air, non pas intimidĂ© — il en avait vu bien d’autres — mais inquiet, mal Ă  l’aise. Plusieurs fois, il tourna les yeux vers l’accusĂ© avec une gĂȘne visible. Cependant, les deux mains appuyĂ©es Ă  la barre, il racontait les incidents auxquels il avait Ă©tĂ© mĂȘlĂ©, sa poursuite Ă  travers l’Europe, son arrivĂ©e en AmĂ©rique. Et on l’écoutait avec aviditĂ©, comme on Ă©couterait le rĂ©cit des plus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant fait allusion Ă  ses entretiens avec ArsĂšne Lupin, Ă  deux reprises il s’arrĂȘta, distrait, indĂ©cis. Il Ă©tait clair qu’une autre pensĂ©e l’obsĂ©dait. Le prĂ©sident lui dit — Si vous ĂȘtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votre tĂ©moignage. — Non, non, seulement
 Il se tut, regarda l’accusĂ© longuement, profondĂ©ment, puis il dit — Je demande l’autorisation d’examiner l’accusĂ© de plus prĂšs. Il y a lĂ  un mystĂšre qu’il faut que j’éclaircisse. Il s’approcha, le considĂ©ra plus longuement encore, de toute son attention concentrĂ©e, puis il retourna Ă  la barre. Et lĂ , d’un ton un peu solennel, il prononça — Monsieur le prĂ©sident, j’affirme que l’homme qui est ici, en face de moi, n’est pas ArsĂšne Lupin. Un grand silence accueillit ces paroles. Le prĂ©sident, interloquĂ© d’abord, s’écria — Ah ! ça, que dites-vous ! vous ĂȘtes fou. L’inspecteur affirma posĂ©ment — À premiĂšre vue, on peut se laisser prendre Ă  une ressemblance, qui existe en effet, je l’avoue, mais il suffit d’une seconde d’attention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau
 enfin quoi ce n’est pas ArsĂšne Lupin. Et les yeux donc ! a-t-il jamais eu ces yeux d’alcoolique ? — Voyons, voyons, expliquons-nous. Que prĂ©tendez-vous, tĂ©moin ? — Est-ce que je sais ! Il aura mis en son lieu et place un pauvre diable que l’on allait condamner en son lieu et place
 À moins que ce ne soit un complice. Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous cĂŽtĂ©s dans la salle qu’agitait ce coup de théùtre inattendu. Le prĂ©sident fit mander le juge d’instruction, le directeur de la SantĂ©, les gardiens, et suspendit l’audience. À la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en prĂ©sence de l’accusĂ©, dĂ©clarĂšrent qu’il n’y avait entre ArsĂšne Lupin et cet homme qu’une trĂšs vague similitude de traits. — Mais alors, s’écria le prĂ©sident, quel est cet homme ? D’oĂč vient-il ? comment se trouve-t-il entre les mains de la justice ? On introduisit les deux gardiens de la SantĂ©. Contradiction stupĂ©fiante, ils reconnurent le dĂ©tenu dont ils avaient la surveillance Ă  tour de rĂŽle ! Le prĂ©sident respira. Mais l’un des gardiens reprit — Oui, oui, je crois bien que c’est lui. — Comment, vous croyez ? — Dame, je l’ai Ă  peine vu. On me l’a livrĂ© le soir, et, depuis deux mois, il reste toujours couchĂ© contre le mur. — Mais, avant ces deux mois ? — Ah ! avant, il n’occupait pas la cellule 24. Le directeur de la prison prĂ©cisa ce point — Nous avons changĂ© le dĂ©tenu de cellule aprĂšs sa tentative d’évasion. — Mais vous, monsieur le directeur, vous l’avez vu depuis deux mois ? — Je n’ai pas eu l’occasion de le voir
 il se tenait tranquille. — Et cet homme-lĂ  n’est pas le dĂ©tenu qui vous a Ă©tĂ© remis ? — Non. — Alors, qui est-il ? — Je ne saurais dire. — Nous sommes donc en prĂ©sence d’une substitution qui se serait effectuĂ©e il y a deux mois. Comment l’expliquez-vous ? — C’est impossible. — Alors ? En dĂ©sespoir de cause, le prĂ©sident se tourna vers l’accusĂ© et, d’une voix engageante — Voyons, accusĂ©, pourriez-vous m’expliquer comment et depuis quand vous ĂȘtes entre les mains de la justice ? On eĂ»t dit que ce ton bienveillant dĂ©sarmait la mĂ©fiance ou stimulait l’entendement de l’homme. Il essaya de rĂ©pondre. Enfin, habilement et doucement interrogĂ©, il rĂ©ussit Ă  rassembler quelques phrases, d’oĂč il ressortait ceci deux mois auparavant, il avait Ă©tĂ© amenĂ© au DĂ©pĂŽt. Il y avait passĂ© une nuit et une matinĂ©e. Possesseur d’une somme de soixante-quinze centimes, il avait Ă©tĂ© relĂąchĂ©. Mais, comme il traversait la cour, deux gardes le prenaient par le bras et le conduisaient jusqu’à la voiture pĂ©nitentiaire. Depuis, il vivait dans la cellule 24, pas malheureux
 on y mange bien
 on n’y dort pas mal
 Aussi n’avait-il pas protesté  Tout cela paraissait vraisemblable. Au milieu des rires et d’une grande effervescence, le prĂ©sident renvoya l’affaire Ă  une autre session pour supplĂ©ment d’enquĂȘte. ⁂ L’enquĂȘte, tout de suite, Ă©tablit ce fait consignĂ© sur le registre d’écrou huit semaines auparavant, un nommĂ© Baudru DĂ©sirĂ© avait couchĂ© au DĂ©pĂŽt. LibĂ©rĂ© le lendemain, il quittait le DĂ©pĂŽt Ă  deux heures de l’aprĂšs-midi. Or, ce jour-lĂ , Ă  deux heures, interrogĂ© pour la derniĂšre fois, ArsĂšne Lupin sortait de l’instruction et repartait en voiture pĂ©nitentiaire. Les gardiens avaient-ils commis une erreur ? TrompĂ©s par la ressemblance, avaient-ils eux-mĂȘmes, dans une minute d’inattention, substituĂ© cet homme Ă  leur prisonnier ? Il eĂ»t fallut vraiment qu’ils y missent une complaisance que leurs Ă©tats de service ne permettaient pas de supposer. La substitution Ă©tait-elle combinĂ©e d’avance ? Outre que la disposition des lieux rendait la chose presque irrĂ©alisable, il eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©cessaire en ce cas que Baudru fĂ»t un complice, et qu’il se fĂ»t fait arrĂȘter dans le but prĂ©cis de prendre la place d’ArsĂšne Lupin. Mais alors, par quel miracle un tel plan, uniquement fondĂ© sur une sĂ©rie de chances invraisemblables, de rencontres fortuites et d’erreurs fabuleuses, avait-il pu rĂ©ussir ? On fit passer DĂ©sirĂ© Baudru au service anthropomĂ©trique il n’y avait pas de fiches correspondant Ă  son signalement. Du reste on retrouva aisĂ©ment ses traces. À Courbevoie, Ă  AsniĂšres, Ă  Levallois, il Ă©tait connu. Il vivait d’aumĂŽnes et couchait dans une de ces cahutes de chiffonniers qui s’entassent prĂšs de la barriĂšre des Ternes. Depuis un an cependant il avait disparu. Avait-il Ă©tĂ© embauchĂ© par ArsĂšne Lupin ? Rien n’autorisait Ă  le croire. Et quand cela eĂ»t Ă©tĂ©, on n’en eĂ»t pas su davantage sur la fuite du prisonnier. Le prodige demeurait le mĂȘme. Des vingt hypothĂšses qui tentaient de l’expliquer, aucune n’était satisfaisante. L’évasion seule ne faisait pas de doute, et une Ă©vasion incomprĂ©hensible, impressionnante, oĂč le public, de mĂȘme que la justice, sentait l’effort d’une longue prĂ©paration, un ensemble d’actes merveilleusement enchevĂȘtrĂ©s les uns dans les autres, et dont le dĂ©nouement justifiait l’orgueilleuse prĂ©diction d’ArsĂšne Lupin Je n’assisterai pas Ă  mon procĂšs. » Au bout d’un mois de recherches minutieuses, l’énigme se prĂ©sentait avec le mĂȘme caractĂšre indĂ©chiffrable. On ne pouvait cependant pas garder indĂ©finiment ce pauvre diable de Baudru. Son procĂšs eĂ»t Ă©tĂ© ridicule quelles charges avait-on contre lui ? Sa mise en libertĂ© fut signĂ©e par le juge d’instruction. Mais le chef de la SĂ»retĂ© rĂ©solut d’établir autour de lui une surveillance active. L’idĂ©e provenait de Ganimard. À son point de vue, il n’y avait ni complicitĂ©, ni hasard. Baudru Ă©tait un instrument dont ArsĂšne Lupin avait jouĂ© avec son extraordinaire habiletĂ©. Baudru libre, par lui on remonterait jusqu’à ArsĂšne Lupin ou du moins jusqu’à quelqu’un de sa bande. On adjoignit Ă  Ganimard les deux inspecteurs Folenfant et Dieuzy, et un matin de janvier, par un temps brumeux, les portes de la prison s’ouvrirent devant Baudru DĂ©sirĂ©. Il parut d’abord assez embarrassĂ©, et marcha comme un homme qui n’a pas d’idĂ©es bien prĂ©cises sur l’emploi de son temps. Il suivit la rue de la SantĂ© et la rue Saint-Jacques. Devant la boutique d’un fripier, il enleva sa veste et son gilet, vendit son gilet moyennant quelques sous, et, remettant sa veste, s’en alla. Il traversa la Seine. Au ChĂątelet un omnibus le dĂ©passa. Il voulut y monter. Il n’y avait pas de place. Le contrĂŽleur lui conseillant de prendre un numĂ©ro, il entra dans la salle d’attente. À ce moment, Ganimard appela ses deux hommes prĂšs de lui, et, sans quitter de vue le bureau, il leur dit en hĂąte — ArrĂȘtez une voiture
 non, deux, c’est plus prudent. J’irai avec l’un de vous et nous le suivrons. Les hommes obĂ©irent. Baudru cependant ne paraissait pas. Ganimard s’avança il n’y avait personne dans la salle. — Idiot que je suis, murmura-t-il, j’oubliais la seconde issue. Le bureau communique, en effet, par un couloir intĂ©rieur, avec celui de la rue Saint-Martin. Ganimard s’élança. Il arriva juste Ă  temps pour apercevoir Baudru sur l’impĂ©riale de Batignolles-Jardin des Plantes qui tournait au coin de la rue de Rivoli. Il courut et rattrapa l’omnibus. Mais il avait perdu ses deux agents. Il Ă©tait seul Ă  continuer la poursuite. Dans sa fureur, il fut sur le point de le prendre au collet sans plus de formalitĂ©. N’était-ce pas avec prĂ©mĂ©ditation et par une ruse ingĂ©nieuse que ce soi-disant imbĂ©cile l’avait sĂ©parĂ© de ses auxiliaires ? Il regarda Baudru. Il somnolait sur la banquette, et sa tĂȘte ballottait de droite et de gauche. La bouche un peu entr’ouverte, son visage avait une incroyable expression de bĂȘtise. Non, ce n’était pas lĂ  un adversaire capable de rouler le vieux Ganimard. Le hasard l’avait servi, voilĂ  tout. Au carrefour des Galeries-Lafayette l’homme sauta de l’omnibus dans le tramway de la Muette. On suivit le boulevard Haussmann, l’avenue Victor-Hugo. Baudru ne descendit que devant la station de la Muette. Et d’un pas nonchalant il s’enfonça dans le bois de Boulogne. Il passait d’une allĂ©e Ă  l’autre, revenait sur ses pas, s’éloignait. Que cherchait-il ? Avait-il un but ? AprĂšs une heure de ce manĂšge, il semblait harassĂ© de fatigue. De fait, avisant un banc, il s’assit. L’endroit, situĂ© non loin d’Auteuil, au bord d’un petit lac cachĂ© parmi les arbres, Ă©tait absolument dĂ©sert. Une demi-heure s’écoula. ImpatientĂ©, Ganimard rĂ©solut d’entrer en conversation. Il s’approcha donc et prit place aux cĂŽtĂ©s de Baudru. Il alluma une cigarette, traça des ronds sur le sable du bout de sa canne, et dit — Il ne fait pas chaud. Un silence. Et soudain, dans ce silence un Ă©clat de rire retentit, mais un rire joyeux, heureux, le rire d’un enfant pris de fou rire, et qui ne peut pas s’empĂȘcher de rire. Nettement, rĂ©ellement, Ganimard sentit ses cheveux se hĂ©risser sur le cuir soulevĂ© de son crĂąne. Ce rire, ce rire infernal qu’il connaissait si bien !
 D’un geste brusque, il saisit l’homme par les parements de sa veste et le regarda profondĂ©ment, violemment, mieux encore qu’il ne l’avait regardĂ© aux Assises, et en vĂ©ritĂ© ce ne fut plus l’homme qu’il vit. C’était l’homme, mais c’était en mĂȘme temps l’autre, le vrai. AidĂ© par une volontĂ© complice, il retrouvait la vie ardente des yeux, il complĂ©tait le masque amaigri, il apercevait la chair rĂ©elle sous l’épiderme abĂźmĂ©, la bouche rĂ©elle Ă  travers le rictus qui la dĂ©formait. Et c’étaient les yeux de l’autre, la bouche de l’autre, c’était surtout son expression aiguĂ«, vivante, moqueuse, spirituelle, si claire et si jeune ! — ArsĂšne Lupin, ArsĂšne Lupin, balbutia-t-il. Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta de le renverser. MalgrĂ© ses cinquante ans, il Ă©tait encore d’une vigueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assez mauvaise condition. Et puis, quel coup de maĂźtre s’il parvenait Ă  le ramener ! La lutte fut courte. ArsĂšne Lupin se dĂ©fendit Ă  peine, et, aussi promptement qu’il avait attaquĂ©, Ganimard lĂącha prise. Son bras droit pendait inerte, engourdi. — Si l’on vous apprenait le jiu-jitsu au quai des OrfĂšvres, dĂ©clara Lupin, vous sauriez que ce coup s’appelle udi-shi-ghi en japonais. Et il ajouta froidement — Une seconde de plus je vous cassais le bras, et vous n’auriez eu que ce que vous mĂ©ritez. Comment, vous, un vieil ami, que j’estime, devant qui je dĂ©voile spontanĂ©ment mon incognito, vous abusez de ma confiance ! C’est mal
 Eh bien, quoi, qu’avez-vous ? Ganimard se taisait. Cette Ă©vasion dont il se jugeait responsable — n’était-ce pas lui qui, par sa dĂ©position sensationnelle, avait induit la justice en erreur ? — cette Ă©vasion lui semblait la honte de sa carriĂšre. Une larme roula vers sa moustache grise. — Eh ! mon Dieu, Ganimard, ne vous faites pas de bile si vous n’aviez pas parlĂ©, je me serais arrangĂ© pour qu’un autre parlĂąt. Voyons, pouvais-je admettre que l’on condamnĂąt Baudru DĂ©sirĂ© ? — Alors, murmura Ganimard, c’était vous qui Ă©tiez lĂ -bas ? c’est vous qui ĂȘtes ici ! — Moi, toujours moi, uniquement moi. — Est-ce possible ? — Oh ! point n’est besoin d’ĂȘtre sorcier. Il suffit, comme l’a dit ce brave prĂ©sident, de se prĂ©parer pendant une douzaine d’annĂ©es pour ĂȘtre prĂȘt Ă  toutes les Ă©ventualitĂ©s. — Mais votre visage ? Vos yeux ? — Vous comprenez bien que si j’ai travaillĂ© dix-huit mois Ă  Saint-Louis avec le docteur Altier, ce n’est pas par amour de l’art. J’ai pensĂ© que celui qui aurait un jour l’honneur de s’appeler ArsĂšne Lupin, devait se soustraire aux lois ordinaires de l’apparence et de l’identitĂ©. L’apparence ? Mais on la modifie Ă  son grĂ©. Telle injection hypodermique de paraffine vous boursoufle la peau juste Ă  l’endroit choisi. L’acide pyrogallique vous transforme en mohican. Le suc de la grande chĂ©lidoine vous orne de dartres et de tumeurs du plus heureux effet. Tel procĂ©dĂ© chimique agit sur la pousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son de votre voix. Joignez Ă  cela deux mois de diĂšte dans la cellule no 24, des exercices mille fois rĂ©pĂ©tĂ©s pour ouvrir ma bouche selon ce rictus, pour porter ma tĂȘte selon cette inclinaison et mon dos selon cette courbe. Enfin cinq gouttes d’atropine dans les yeux pour les rendre hagards et fuyants, et le tour est jouĂ©. — Je ne conçois pas que les gardiens
 — La mĂ©tamorphose a Ă©tĂ© progressive. Ils n’ont pu en remarquer l’évolution quotidienne. — Mais Baudru DĂ©sirĂ© ? — Baudru existe. C’est un pauvre innocent, que j’ai rencontrĂ© l’an dernier, et qui vraiment n’est pas sans offrir avec moi une certaine analogie de traits. En prĂ©vision d’une arrestation toujours possible, je l’ai mis en sĂ»retĂ©, et je me suis appliquĂ© Ă  discerner dĂšs l’abord les points de dissemblance qui nous sĂ©paraient, pour les attĂ©nuer en moi autant que cela se pouvait. Mes amis lui ont fait passer une nuit au DĂ©pĂŽt, de maniĂšre qu’il en sortĂźt Ă  peu prĂšs Ă  la mĂȘme heure que moi, et que la coĂŻncidence fĂ»t facile Ă  constater. Car, notez-le, il fallait qu’on retrouvĂąt la trace de son passage, sans quoi la justice se fĂ»t demandĂ© qui j’étais. Tandis qu’en lui offrant cet excellent Baudru, il Ă©tait inĂ©vitable, vous entendez, inĂ©vitable qu’elle sauterait sur lui, et que malgrĂ© les difficultĂ©s insurmontables d’une substitution, elle prĂ©fĂ©rerait croire Ă  la substitution plutĂŽt que d’avouer son ignorance. — Oui, oui, en effet, murmura Ganimard. — Et puis, s’écria ArsĂšne Lupin, j’avais entre les mains un atout formidable, une carte machinĂ©e par moi dĂšs le dĂ©but l’attente oĂč tout le monde Ă©tait de mon Ă©vasion. Et voilĂ  bien l’erreur grossiĂšre oĂč vous ĂȘtes tombĂ©s, vous et les autres, dans cette partie passionnante que la justice et moi nous avions engagĂ©e, et dont l’enjeu Ă©tait ma libertĂ© vous avez supposĂ© encore une fois que j’agissais par fanfaronnade, que j’étais grisĂ© par mes succĂšs ainsi qu’un blanc-bec. Moi, ArsĂšne Lupin, une telle faiblesse ! Et, pas plus que dans l’affaire Cahorn, vous ne vous ĂȘtes dit Du moment qu’ArsĂšne Lupin crie sur les toits qu’il s’évadera, c’est qu’il a des raisons qui l’obligent Ă  le crier. » Mais, sapristi, comprenez donc que, pour m’évader
 sans m’évader, il fallait que l’on crĂ»t d’avance Ă  cette Ă©vasion, que ce fĂ»t un article de foi, une conviction absolue, une vĂ©ritĂ© Ă©clatante comme le soleil. Et ce fut cela, de par ma volontĂ©. ArsĂšne Lupin s’évaderait, ArsĂšne Lupin n’assisterait pas Ă  son procĂšs. Et quand vous vous ĂȘtes levĂ© pour dire cet homme n’est pas ArsĂšne Lupin » il eĂ»t Ă©tĂ© surnaturel que tout le monde ne crĂ»t pas immĂ©diatement que je n’étais pas ArsĂšne Lupin. Qu’une seule personne doutĂąt, qu’une seule Ă©mĂźt cette simple restriction Et si c’était ArsĂšne Lupin ? » Ă  la minute mĂȘme, j’étais perdu. Il suffisait de se pencher vers moi, non pas avec l’idĂ©e que je n’étais pas ArsĂšne Lupin, comme vous l’avez fait vous et les autres, mais avec l’idĂ©e que je pouvais ĂȘtre ArsĂšne Lupin, et malgrĂ© toutes mes prĂ©cautions, on me reconnaissait. Mais j’étais tranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvait avoir cette simple petite idĂ©e. Il saisit tout Ă  coup la main de Ganimard. — Voyons, Ganimard, avouez que huit jours aprĂšs notre entrevue dans la prison de la SantĂ©, vous m’avez attendu Ă  quatre heures, chez vous, comme je vous en avais priĂ© ? — Et votre voiture pĂ©nitentiaire ? dit Ganimard, Ă©vitant de rĂ©pondre. — Du bluff ! Ce sont mes amis qui ont rafistolĂ© et substituĂ© cette ancienne voiture hors d’usage et qui voulaient tenter le coup. Mais je le savais impraticable sans un concours de circonstances exceptionnelles. Seulement j’ai trouvĂ© utile de parachever cette tentative d’évasion et de lui donner la plus grande publicitĂ©. Une premiĂšre Ă©vasion audacieusement combinĂ©e donnait Ă  la seconde la valeur d’une Ă©vasion rĂ©alisĂ©e d’avance. — De sorte que le cigare
 — CreusĂ© par moi ainsi que le couteau. — Et les billets ? — Écrits par moi. — Et la mystĂ©rieuse correspondante ? — Elle et moi nous ne faisons qu’un. J’ai toutes les Ă©critures Ă  volontĂ©. Ganimard rĂ©flĂ©chit un instant et objecta — Comment se peut-il qu’au service d’anthropomĂ©trie, quand on a pris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu qu’elle coĂŻncidait avec celle d’ArsĂšne Lupin ? — La fiche d’ArsĂšne Lupin n’existe pas. — Allons donc ! — Ou du moins elle est fausse. C’est une question que j’ai beaucoup Ă©tudiĂ©e. Le systĂšme Bertillon comporte d’abord le signalement visuel — et vous voyez qu’il n’est pas infaillible — et ensuite le signalement par mesures, mesure de la tĂȘte, des doigts, des oreilles, etc. LĂ -contre rien Ă  faire. — Alors ? — Alors il a fallu payer. Avant mĂȘme mon retour d’AmĂ©rique, un des employĂ©s du service acceptait tant pour inscrire une fausse mesure au dĂ©but de ma mensuration. C’est suffisant pour que tout le systĂšme dĂ©vie, et qu’une fiche s’oriente vers une case diamĂ©tralement opposĂ©e Ă  la case oĂč elle devait aboutir. La fiche Baudru ne devait donc pas coĂŻncider avec la fiche ArsĂšne Lupin. Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda — Et maintenant, qu’allez-vous faire ? — Maintenant, s’exclama Lupin, je vais me reposer, suivre un rĂ©gime de suralimentation et peu Ă  peu redevenir moi. C’est trĂšs bien d’ĂȘtre Baudru ou tel autre, de changer de personnalitĂ© comme de chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, son Ă©criture. Mais il arrive que l’on ne s’y reconnaĂźt plus dans tout cela et que c’est fort triste. Actuellement j’éprouve ce que devait Ă©prouver l’homme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher
 et me retrouver. Il se promena de long en large. Un peu d’obscuritĂ© se mĂȘlait Ă  la lueur du jour. Il s’arrĂȘta devant Ganimard. — Nous n’avons plus rien Ă  nous dire, je crois ? — Si, rĂ©pondit l’inspecteur, je voudrais savoir si vous rĂ©vĂ©lerez la vĂ©ritĂ© sur votre Ă©vasion
 L’erreur que j’ai commise
 — Oh ! personne ne saura jamais que c’est ArsĂšne Lupin qui a Ă©tĂ© relĂąchĂ©. J’ai trop d’intĂ©rĂȘt Ă  accumuler autour de moi les tĂ©nĂšbres les plus mystĂ©rieuses, pour ne pas laisser Ă  cette Ă©vasion son caractĂšre presque miraculeux. Aussi, ne craignez rien, mon bon ami, et adieu. Je dĂźne en ville ce soir, et je n’ai que le temps de m’habiller. — Je vous croyais si dĂ©sireux de repos ! — HĂ©las ! il y a des obligations mondaines auxquelles on ne peut se soustraire. Le repos commencera demain. — Et oĂč dĂźnez-vous donc ? — À l’ambassade d’Angleterre. LE MYSTÉRIEUXVOYAGEUR La veille, j’avais envoyĂ© mon automobile Ă  Rouen par la route. Je devais l’y rejoindre en chemin de fer, et, de lĂ , me rendre chez des amis qui habitent les bords de la Seine. Or, Ă  Paris, quelques minutes avant le dĂ©part, sept messieurs envahirent mon compartiment ; cinq d’entre eux fumaient. Si court que soit le trajet en rapide, la perspective de l’effectuer en une telle compagnie me fut dĂ©sagrĂ©able, d’autant que le wagon, d’ancien modĂšle, n’avait pas de couloir. Je pris donc mon pardessus, mes journaux, mon indicateur, et me rĂ©fugiai dans un des compartiments voisins. Une dame s’y trouvait. À ma vue, elle eut un geste de contrariĂ©tĂ© qui ne m’échappa point, et elle se pencha vers un monsieur plantĂ© sur le marchepied, son mari, sans doute, qui l’avait accompagnĂ©e Ă  la gare. Le monsieur m’observa et l’examen se termina probablement Ă  mon avantage, car il parla bas Ă  sa femme, en souriant, de l’air dont on rassure un enfant qui a peur. Elle sourit Ă  son tour, et me glissa un Ɠil amical, comme si elle comprenait tout Ă  coup que j’étais un de ces galants hommes avec qui une femme peut rester enfermĂ©e deux heures durant, dans une petite boĂźte de six pieds carrĂ©s, sans avoir rien Ă  craindre. Son mari lui dit — Tu ne m’en voudras pas, ma chĂ©rie, mais j’ai un rendez-vous urgent, et je ne puis attendre. Il l’embrassa affectueusement, et s’en alla. Sa femme lui envoya par la fenĂȘtre de petits baisers discrets, et agita son mouchoir. Mais un coup de sifflet retentit. Le train s’ébranla. À ce moment prĂ©cis, et malgrĂ© les protestations des employĂ©s, la porte s’ouvrit, et un homme surgit dans notre compartiment. Ma compagne, qui Ă©tait debout alors et rangeait ses affaires le long du filet, poussa un cri de terreur et tomba sur la banquette. Je ne suis pas poltron, loin de lĂ , mais j’avoue que ces irruptions de la derniĂšre heure sont toujours pĂ©nibles. Elles semblent Ă©quivoques, peu naturelles. Il doit y avoir quelque chose lĂ -dessous, sans quoi
 L’aspect du nouveau venu cependant, et son attitude, eussent plutĂŽt attĂ©nuĂ© la mauvaise impression produite par son acte. De la correction, de l’élĂ©gance presque, une cravate de bon goĂ»t, des gants propres, un visage Ă©nergique
 Mais, au fait, oĂč diable avais-je vu ce visage ? Car, le doute n’était point possible, je l’avais vu. Du moins, plus exactement, je retrouvais en moi la sorte de souvenir que laisse la vision d’un portrait plusieurs fois aperçu et dont on n’a jamais contemplĂ© l’original. Et, en mĂȘme temps, je sentais l’inutilitĂ© de tout effort de mĂ©moire, tellement ce souvenir Ă©tait inconsistant et vague. Mais, ayant reportĂ© mon attention sur la dame, je fus stupĂ©fait de sa pĂąleur et du bouleversement de ses traits. Elle regardait son voisin — ils Ă©taient assis du mĂȘme cĂŽtĂ© — avec une expression de rĂ©el effroi, et je constatai qu’une de ses mains, toute tremblante, se glissait vers un petit sac de voyage posĂ© sur la banquette Ă  vingt centimĂštres de ses genoux. Elle finit par le saisir et nerveusement l’attira contre elle. Nos yeux se rencontrĂšrent, et je lus dans les siens tant de malaise et d’anxiĂ©tĂ©, que je ne pus m’empĂȘcher de lui dire — Vous n’ĂȘtes pas souffrante, Madame ?
 Dois-je ouvrir cette fenĂȘtre ? Sans me rĂ©pondre, elle me dĂ©signa d’un geste craintif l’individu. Je souris comme avait fait son mari, haussai les Ă©paules et lui expliquai par signes qu’elle n’avait rien Ă  redouter, que j’étais lĂ , et d’ailleurs que ce monsieur semblait bien inoffensif. À cet instant, il se tourna vers nous, l’un aprĂšs l’autre nous considĂ©ra des pieds Ă  la tĂȘte, puis se renfonça dans son coin et ne bougea plus. Il y eut un silence, mais la dame, comme si elle avait ramassĂ© toute son Ă©nergie pour accomplir un acte dĂ©sespĂ©rĂ©, me dit d’une voix Ă  peine intelligible — Vous savez qu’il est dans notre train ? — Qui ? — Mais lui
 lui
 je vous assure. — Qui, lui ? — ArsĂšne Lupin ! Elle n’avait pas quittĂ© des yeux le voyageur et c’était Ă  lui plutĂŽt qu’à moi qu’elle lança les syllabes de ce nom inquiĂ©tant. Il baissa son chapeau sur son nez. Était-ce pour masquer son trouble ou, simplement, se prĂ©parait-il Ă  dormir ? Je fis cette objection — ArsĂšne Lupin a Ă©tĂ© condamnĂ© hier, par contumace, Ă  vingt ans de travaux forcĂ©s. Il est donc peu probable qu’il commette aujourd’hui l’imprudence de se montrer en public. En outre, les journaux n’ont-ils pas signalĂ© sa prĂ©sence en Turquie, cet hiver, depuis sa fameuse Ă©vasion de la SantĂ© ? — Il se trouve dans ce train, rĂ©pĂ©ta la dame, avec l’intention de plus en plus marquĂ©e d’ĂȘtre entendue de notre compagnon, mon mari est sous-directeur aux services pĂ©nitentiaires, et c’est le commissaire de la gare lui-mĂȘme qui nous a dit qu’on cherchait ArsĂšne Lupin. — Ce n’est pas une raison
 — On l’a rencontrĂ© dans la salle des Pas-Perdus. Il a pris un billet de premiĂšre classe pour Rouen. — Il Ă©tait facile de mettre la main sur lui. — Il a disparu. Le contrĂŽleur, Ă  l’entrĂ©e des salles d’attente, ne l’a pas vu, mais on supposait qu’il avait passĂ© par les quais de banlieue, et qu’il Ă©tait montĂ© dans l’express qui part dix minutes aprĂšs nous. — En ce cas, on l’y aura pincĂ©. — Et si, au dernier moment, il a sautĂ© de cet express pour venir ici, dans notre train
 comme c’est probable
 comme c’est certain ? — En ce cas, c’est ici qu’il sera pincĂ©. Car les employĂ©s et les agents n’auront pas manquĂ© de voir ce passage d’un train dans l’autre, et, lorsque nous arriverons Ă  Rouen, on le cueillera bien proprement. — Lui, jamais ! il trouvera le moyen de s’échapper encore. — En ce cas, je lui souhaite bon voyage. — Mais d’ici lĂ , tout ce qu’il peut faire ! — Quoi ? — Est-ce que je sais ? il faut s’attendre Ă  tout ! Elle Ă©tait trĂšs agitĂ©e, et de fait la situation justifiait jusqu’à un certain point cette surexcitation nerveuse. Presque malgrĂ© moi, je lui dis — Il y a en effet des coĂŻncidences curieuses
 Mais tranquillisez-vous. En admettant qu’ArsĂšne Lupin soit dans un de ces wagons, il s’y tiendra bien sage, et, plutĂŽt que de s’attirer de nouveaux ennuis, il n’aura pas d’autre idĂ©e que d’éviter le pĂ©ril qui le menace. Mes paroles ne la rassurĂšrent point. Cependant elle se tut, craignant sans doute d’ĂȘtre indiscrĂšte. Moi, je dĂ©pliai mes journaux et lus les comptes rendus du procĂšs d’ArsĂšne Lupin. Comme ils ne contenaient rien que l’on ne connĂ»t dĂ©jĂ , ils ne m’intĂ©ressĂšrent que mĂ©diocrement. En outre, j’étais fatiguĂ©, j’avais mal dormi, je sentis mes paupiĂšres s’alourdir et ma tĂȘte s’incliner. — Mais, Monsieur, vous n’allez pas dormir ! La dame m’arrachait mes journaux et me regardait avec indignation. — Évidemment non, rĂ©pondis-je, je n’en ai aucune envie. — Ce serait de la derniĂšre imprudence, me dit-elle. — De la derniĂšre, rĂ©pĂ©tai-je. Et je luttai Ă©nergiquement, m’accrochant au paysage, aux nuĂ©es qui rayaient le ciel. Et bientĂŽt tout cela se brouilla dans l’espace, l’image de la dame agitĂ©e et du monsieur assoupi s’effaça dans mon esprit, et ce fut en moi le grand, le profond silence du sommeil. Des rĂȘves inconsistants et lĂ©gers bientĂŽt l’agrĂ©mentĂšrent, un ĂȘtre qui jouait le rĂŽle et portait le nom d’ArsĂšne Lupin y tenait une certaine place. Il Ă©voluait Ă  l’horizon, le dos chargĂ© d’objets prĂ©cieux, traversait des murs et dĂ©meublait des chĂąteaux. Mais la silhouette de cet ĂȘtre, qui n’était d’ailleurs plus ArsĂšne Lupin, se prĂ©cisa. Il venait vers moi, devenait de plus en plus grand, sautait dans le wagon avec une incroyable agilitĂ©, et retombait en plein sur ma poitrine. Une vive douleur
 un cri dĂ©chirant
 Je me rĂ©veillai. L’homme, le voyageur, un genou sur ma poitrine, me serrait Ă  la gorge. Je vis cela trĂšs vaguement, car mes yeux Ă©taient injectĂ©s de sang. Je vis aussi la dame qui se convulsait dans un coin, en proie Ă  une attaque de nerfs. Je n’essayai mĂȘme pas de rĂ©sister. D’ailleurs, je n’en aurais pas eu la force mes tempes bourdonnaient, je suffoquais
 je rĂąlais
 Une minute encore
 et c’était l’asphyxie. L’homme dut le sentir. Il relĂącha son Ă©treinte. Sans s’écarter, de la main droite, il tendit une corde oĂč il avait prĂ©parĂ© un nƓud coulant, et, d’un geste sec, il me lia les deux poignets. En un instant, je fus garrottĂ©, bĂąillonnĂ©, immobilisĂ©. Et il accomplit cette besogne de la façon la plus naturelle du monde, avec une aisance oĂč se rĂ©vĂ©lait le savoir d’un maĂźtre, d’un professionnel du vol et du crime. Pas un mot, pas un mouvement fĂ©brile. Du sang-froid et de l’audace. Et j’étais lĂ , sur la banquette, ficelĂ© comme une momie, moi, ArsĂšne Lupin ! En vĂ©ritĂ©, il y avait de quoi rire. Et, malgrĂ© la gravitĂ© des circonstances, je n’étais pas sans apprĂ©cier tout ce que la situation comportait d’ironique et de savoureux. ArsĂšne Lupin roulĂ© comme un novice ! dĂ©valisĂ© comme le premier venu — car, bien entendu, le bandit m’allĂ©gea de ma bourse et de mon portefeuille ! ArsĂšne Lupin, victime Ă  son tour, dupĂ©, vaincu
 Quelle aventure ! Restait la dame. Il n’y prĂȘta mĂȘme pas attention. Il se contenta de ramasser la petite sacoche qui gisait sur le tapis et d’en extraire les bijoux, porte-monnaie, bibelots d’or et d’argent qu’elle contenait. La dame ouvrit un Ɠil, tressaillit d’épouvante, ĂŽta ses bagues et les tendit Ă  l’homme comme si elle avait voulu lui Ă©pargner tout effort inutile. Il prit les bagues et la regarda elle s’évanouit. Alors, toujours silencieux et tranquille, sans plus s’occuper de nous, il regagna sa place, alluma une cigarette et se livra Ă  un examen approfondi des trĂ©sors qu’il avait conquis, examen qui parut le satisfaire entiĂšrement. J’étais beaucoup moins satisfait. Je ne parle pas des douze mille francs dont on m’avait indĂ»ment dĂ©pouillĂ© c’était un dommage que je n’acceptais que momentanĂ©ment, et je comptais bien que ces douze mille francs rentreraient en ma possession dans le plus bref dĂ©lai, ainsi que les papiers fort importants que renfermait mon portefeuille projets, devis, adresses, listes de correspondants, lettres compromettantes. Mais, pour le moment, un souci plus immĂ©diat et plus sĂ©rieux me tracassait Qu’allait-il se produire ? Comme bien l’on pense, l’agitation causĂ©e par mon passage Ă  travers la gare Saint-Lazare ne m’avait pas Ă©chappĂ©. InvitĂ© chez des amis que je frĂ©quentais sous le nom de Guillaume Berlat, et pour qui ma ressemblance avec ArsĂšne Lupin Ă©tait un sujet de plaisanteries affectueuses, je n’avais pu me grimer Ă  ma guise, et ma prĂ©sence avait Ă©tĂ© signalĂ©e. En outre, on avait vu un homme, ArsĂšne Lupin sans doute, se prĂ©cipiter de l’express dans le rapide. Donc, inĂ©vitablement, fatalement, le commissaire de police de Rouen, prĂ©venu par tĂ©lĂ©gramme, et assistĂ© d’un nombre respectable d’agents, se trouverait Ă  l’arrivĂ©e du train, interrogerait les voyageurs suspects, et procĂ©derait Ă  une revue minutieuse des wagons. Tout cela, je le prĂ©voyais, et je ne m’en Ă©tais pas trop Ă©mu, certain que la police de Rouen ne serait pas plus perspicace que celle de Paris, et que je saurais bien passer inaperçu, — ne me suffirait-il pas, Ă  la sortie, de montrer nĂ©gligemment ma carte de dĂ©putĂ©, grĂące Ă  laquelle j’avais dĂ©jĂ  inspirĂ© toute confiance au contrĂŽleur de Saint-Lazare ? — Mais combien les choses avaient changĂ© ! Je n’étais plus libre. Impossible de tenter un de mes coups habituels. Dans un des wagons, le commissaire dĂ©couvrirait le sieur ArsĂšne Lupin qu’un hasard propice lui envoyait pieds et poings liĂ©s, docile comme un agneau, empaquetĂ©, tout prĂ©parĂ©. Il n’aurait qu’à en prendre livraison, comme on reçoit un colis postal qui vous est adressĂ© en gare, bourriche de gibier ou panier de fruits et lĂ©gumes. Et pour Ă©viter ce fĂącheux dĂ©nouement, que pouvais-je, entortillĂ© dans mes bandelettes ? Et le rapide filait vers Rouen, unique et prochaine station, brĂ»lait Vernon, Saint-Pierre. Un autre problĂšme m’intriguait, oĂč j’étais moins directement intĂ©ressĂ©, mais dont la solution Ă©veillait ma curiositĂ© de professionnel. Quelles Ă©taient les intentions de mon compagnon ? J’aurais Ă©tĂ© seul qu’il eĂ»t eu le temps, Ă  Rouen, de descendre en toute tranquillitĂ©. Mais la dame ? À peine la portiĂšre serait-elle ouverte, la dame, si sage et si humble en ce moment, crierait, se dĂ©mĂšnerait, appellerait au secours ! Et de lĂ  mon Ă©tonnement ! pourquoi ne la rĂ©duisait-il pas Ă  la mĂȘme impuissance que moi, ce qui lui aurait donnĂ© le loisir de disparaĂźtre avant qu’on se fĂ»t aperçu de son double mĂ©fait ? Il fumait toujours, les yeux fixĂ©s sur l’espace qu’une pluie hĂ©sitante commençait Ă  rayer de grandes lignes obliques. Une fois cependant il se dĂ©tourna, saisit mon indicateur et le consulta. La dame, elle, s’efforçait de rester Ă©vanouie, pour rassurer son ennemi. Mais des quintes de toux, provoquĂ©es par la fumĂ©e, dĂ©mentaient cet Ă©vanouissement. Quant Ă  moi, j’étais fort mal Ă  l’aise, et trĂšs courbaturĂ©. Et je songeais
 je combinais
 Pont-de-l’Arche, Oissel
 Le rapide se hĂątait, joyeux, ivre de vitesse. Saint-Étienne
 À cet instant, l’homme se leva, et fit deux pas vers nous, ce Ă  quoi la dame s’empressa de rĂ©pondre par un nouveau cri et par un Ă©vanouissement non simulĂ©. Mais quel Ă©tait son but, Ă  lui ? Il baissa la glace de notre cĂŽtĂ©. La pluie maintenant tombait avec rage, et son geste marqua l’ennui qu’il Ă©prouvait Ă  n’avoir ni parapluie ni pardessus. Il jeta les yeux sur le filet l’en-cas de la dame s’y trouvait. Il le prit. Il prit Ă©galement mon pardessus et s’en vĂȘtit. On traversait la Seine. Il retroussa le bas de son pantalon, puis se penchant, il souleva le loquet extĂ©rieur. Allait-il se jeter sur la voie ? À cette vitesse c’eĂ»t Ă©tĂ© la mort certaine. On s’engouffra dans le tunnel percĂ© sous la cĂŽte Sainte-Catherine. L’homme entr’ouvrit la portiĂšre et, du pied, tĂąta la premiĂšre marche. Quelle folie ! Les tĂ©nĂšbres, la fumĂ©e, le vacarme, tout cela donnait Ă  une telle tentative une apparence fantastique. Mais, tout Ă  coup, le train ralentit, les westinghouse s’opposĂšrent Ă  l’effort des roues. En une minute l’allure devint normale, diminua encore. Sans aucun doute des travaux de consolidation Ă©taient projetĂ©s dans cette partie du tunnel, qui nĂ©cessitaient le passage ralenti des trains, depuis quelques jours peut-ĂȘtre, et l’homme le savait. Il n’eut donc qu’à poser l’autre pied sur la marche, Ă  descendre sur la seconde et Ă  s’en aller paisiblement, non sans avoir au prĂ©alable rabattu le loquet et refermĂ© la portiĂšre. À peine avait-il disparu que du jour Ă©claira la fumĂ©e plus blanche. On dĂ©boucha dans une vallĂ©e. Encore un tunnel et nous Ă©tions Ă  Rouen. AussitĂŽt la dame recouvra ses esprits et son premier soin fut de se lamenter sur la perte de ses bijoux. Je l’implorai des yeux. Elle comprit et me dĂ©livra du bĂąillon qui m’étouffait. Elle voulait aussi dĂ©nouer mes liens, je l’en empĂȘchai. — Non, non, il faut que la police voie les choses en l’état. Je dĂ©sire qu’elle soit Ă©difiĂ©e sur ce gredin. — Et si je tirais la sonnette d’alarme ? — Trop tard, il fallait y penser pendant qu’il m’attaquait. — Mais il m’aurait tuĂ©e ! Ah ! Monsieur, vous l’avais-je dit qu’il voyageait dans ce train ! Je l’ai reconnu tout de suite, d’aprĂšs son portrait. Et le voilĂ  parti avec mes bijoux. — On le retrouvera, n’ayez pas peur. — Retrouver ArsĂšne Lupin ! Jamais. — Cela dĂ©pend de vous, Madame. Écoutez. DĂšs l’arrivĂ©e, soyez Ă  la portiĂšre, et appelez, faites du bruit. Des agents et des employĂ©s viendront. Racontez alors ce que vous avez vu, en quelques mots, l’agression dont j’ai Ă©tĂ© victime et la fuite d’ArsĂšne Lupin. Donnez son signalement, un chapeau mou, un parapluie — le vĂŽtre — un pardessus gris Ă  taille. — Le vĂŽtre, dit-elle. — Comment, le mien ? Mais non, le sien. Moi, je n’en avais pas. — Il m’avait semblĂ© qu’il n’en avait pas non plus quand il est montĂ©. — Si, si
 Ă  moins que ce ne soit un vĂȘtement oubliĂ© dans le filet. En tout cas, il l’avait quand il est descendu, et c’est lĂ  l’essentiel
 un pardessus gris, Ă  taille, rappelez-vous
 Ah ! j’oubliais
 dites votre nom, dĂšs l’abord. Les fonctions de votre mari stimuleront le zĂšle de tous ces gens. On arrivait. Elle se penchait dĂ©jĂ  Ă  la portiĂšre. Je repris d’une voix un peu forte, presque impĂ©rieuse, pour que mes paroles se gravassent bien dans son cerveau. — Dites aussi mon nom, Guillaume Berlat. Au besoin, dites que vous me connaissez
 Cela nous gagnera du temps
 il faut qu’on expĂ©die l’enquĂȘte prĂ©liminaire
 l’important c’est la poursuite d’ArsĂšne Lupin
 vos bijoux
 Il n’y a pas d’erreur, n’est-ce pas ? Guillaume Berlat, un ami de votre mari. — Entendu
 Guillaume Berlat. Elle appelait dĂ©jĂ  et gesticulait. Le train n’avait pas stoppĂ© qu’un monsieur montait, suivi de plusieurs hommes. L’heure critique sonnait. Haletante, la dame s’écria — ArsĂšne Lupin
 il nous a attaquĂ©s
 il a volĂ© mes bijoux
 Je suis madame Renaud
 mon mari est sous-directeur des services pĂ©nitentiaires
 Ah ! tenez, voici prĂ©cisĂ©ment mon frĂšre, Georges Ardelle, directeur du CrĂ©dit Rouennais
 vous devez savoir
 Elle embrassa un jeune homme qui venait de nous rejoindre, et que le commissaire salua, et elle reprit, Ă©plorĂ©e — Oui, ArsĂšne Lupin
 tandis que Monsieur dormait, il s’est jetĂ© Ă  sa gorge
 M. Berlat, un ami de mon mari. Le commissaire demanda — Mais oĂč est-il, ArsĂšne Lupin ? — Il a sautĂ© du train sous le tunnel, aprĂšs la Seine. — Êtes-vous sĂ»re que ce soit lui ? — Si j’en suis sĂ»re ! Je l’ai parfaitement reconnu. D’ailleurs on l’a vu Ă  la gare Saint-Lazare. Il avait un chapeau mou
 — Non pas
 un chapeau de feutre dur, comme celui-ci, rectifia le commissaire en dĂ©signant mon chapeau. — Un chapeau mou, je l’affirme, rĂ©pĂ©ta madame Renaud, et un pardessus gris Ă  taille. — En effet, murmura le commissaire, le tĂ©lĂ©gramme signale ce pardessus gris, Ă  taille et Ă  col de velours noir. — À col de velours noir, justement, s’écria madame Renaud triomphante. Je respirai. Ah ! la brave, l’excellente amie que j’avais lĂ  ! Les agents cependant m’avaient dĂ©barrassĂ© de mes entraves. Je me mordis violemment les lĂšvres, du sang coula. CourbĂ© en deux, le mouchoir sur la bouche, comme il convient Ă  un individu qui est restĂ© longtemps dans une position incommode, et qui porte au visage la marque sanglante du bĂąillon, je dis au commissaire, d’une voix affaiblie — Monsieur, c’était ArsĂšne Lupin, il n’y a pas de doute
 En faisant diligence on le rattrapera
 Je crois que je puis vous ĂȘtre d’une certaine utilité  Le wagon qui devait servir aux constatations de la justice fut dĂ©tachĂ©. Le train continua vers le Havre. On nous conduisit vers le bureau du chef de gare, Ă  travers la foule des curieux qui encombrait le quai. À ce moment, j’eus une hĂ©sitation. Sous un prĂ©texte quelconque, je pouvais m’éloigner, retrouver mon automobile et filer. Attendre Ă©tait dangereux. Qu’un incident se produisĂźt, qu’une dĂ©pĂȘche survĂźnt de Paris, et j’étais perdu. Oui, mais mon voleur ? AbandonnĂ© Ă  mes propres ressources, dans une rĂ©gion qui ne m’était pas trĂšs familiĂšre, je ne devais pas espĂ©rer le rejoindre. — Bah ! tentons le coup, me dis-je, et restons. La partie est difficile Ă  gagner, mais si amusante Ă  jouer ! Et l’enjeu en vaut la peine. Et, comme on nous priait de renouveler provisoirement nos dĂ©positions, je m’écriai — Monsieur le commissaire, actuellement ArsĂšne Lupin prend de l’avance. Mon automobile m’attend dans la cour. Si vous voulez me faire le plaisir d’y monter, nous essaierions
 Le commissaire sourit d’un air fin — L’idĂ©e n’est pas mauvaise
 si peu mauvaise mĂȘme, qu’elle est en voie d’exĂ©cution. — Ah ! — Oui, monsieur, deux de mes agents sont partis Ă  bicyclette
 depuis un certain temps dĂ©jĂ . — Mais oĂč ? — À la sortie mĂȘme du tunnel. LĂ , ils recueilleront les indices, les tĂ©moignages, et suivront la piste d’ArsĂšne Lupin. Je ne pus m’empĂȘcher de hausser les Ă©paules. — Vos deux agents ne recueilleront ni indice, ni tĂ©moignage. — Vraiment ! — ArsĂšne Lupin se sera arrangĂ© pour que personne ne le voie sortir du tunnel. Il aura rejoint la premiĂšre route et, de là
 — Et de lĂ , Rouen, oĂč nous le pincerons. — Il n’ira pas Ă  Rouen. — Alors, il restera dans les environs oĂč nous sommes encore plus sĂ»rs
 — Il ne restera pas dans les environs. — Oh ! oh ! Et oĂč donc se cachera-t-il ? Je tirai ma montre. — À l’heure prĂ©sente, ArsĂšne Lupin rĂŽde autour de la gare de DarnĂ©tal. À dix heures cinquante, c’est-Ă -dire dans vingt-deux minutes, il prendra le train qui va de Rouen, gare du Nord, Ă  Amiens. — Vous croyez ? Et comment le savez-vous ? — Oh ! c’est bien simple. Dans le compartiment, ArsĂšne Lupin a consultĂ© mon indicateur. Pour quelle raison ? Y avait-il, non loin de l’endroit oĂč il a disparu, une autre ligne, une gare sur cette ligne, et un train s’arrĂȘtant Ă  cette gare ? À mon tour je viens de consulter l’indicateur. Il m’a renseignĂ©. — En vĂ©ritĂ©, monsieur, dit le commissaire, c’est merveilleusement dĂ©duit. Quelle compĂ©tence ! EntraĂźnĂ© par ma conviction, j’avais commis une maladresse en faisant preuve de tant d’habiletĂ©. Il me regardait avec Ă©tonnement, et je crus sentir qu’un soupçon l’effleurait. — Oh ! Ă  peine, car les photographies envoyĂ©es de tous cĂŽtĂ©s par le parquet Ă©taient trop imparfaites, reprĂ©sentaient un ArsĂšne Lupin trop diffĂ©rent de celui qu’il avait devant lui, pour qu’il lui fĂ»t possible de me reconnaĂźtre. Mais, tout de mĂȘme, il Ă©tait troublĂ©, confusĂ©ment inquiet. Il y eut un moment de silence. Quelque chose d’équivoque et d’incertain arrĂȘtait nos paroles. Moi-mĂȘme, un frisson de gĂȘne me secoua. La chance allait-elle tourner contre moi ? Me dominant, je me mis Ă  rire. — Mon Dieu, rien ne vous ouvre la comprĂ©hension comme la perte d’un portefeuille et le dĂ©sir de le retrouver. Et il me semble que si vous vouliez bien me donner deux de vos agents, eux et moi, nous pourrions peut-ĂȘtre
 — Oh ! je vous en prie, monsieur le commissaire, s’écria madame Renaud, Ă©coutez M. Berlat. L’intervention de mon excellente amie fut dĂ©cisive. PrononcĂ© par elle, la femme d’un personnage influent, ce nom de Berlat devenait rĂ©ellement le mien et me confĂ©rait une identitĂ© qu’aucun soupçon ne pouvait atteindre. Le commissaire se leva — Je serais trop heureux, monsieur Berlat, croyez-le bien, de vous voir rĂ©ussir. Autant que vous je tiens Ă  l’arrestation d’ArsĂšne Lupin. Il me conduisit jusqu’à l’automobile. Deux de ses agents, qu’il me prĂ©senta, HonorĂ© Massol et Gaston Delivet, y prirent place. Je m’installai au volant. Mon mĂ©canicien donna le tour de manivelle. Quelques secondes aprĂšs nous quittions la gare. J’étais sauvĂ©. Ah ! j’avoue qu’en roulant sur les boulevards qui ceignent la vieille citĂ© normande, Ă  l’allure puissante de ma trente-cinq chevaux Moreau-Lepton, je n’étais pas sans concevoir quelque orgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. À droite et Ă  gauche, les arbres s’enfuyaient derriĂšre nous. Et libre, hors de danger, je n’avais plus maintenant qu’à rĂ©gler mes petites affaires personnelles, avec le concours des deux honnĂȘtes reprĂ©sentants de la force publique. ArsĂšne Lupin s’en allait Ă  la recherche d’ArsĂšne Lupin ! Modestes soutiens de l’ordre social, Delivet Gaston et Massol HonorĂ©, combien votre assistance me fut prĂ©cieuse ! Qu’aurais-je fait sans vous ? Sans vous, combien de fois, aux carrefours, j’eusse choisi la mauvaise route ! Sans vous, ArsĂšne Lupin se trompait, et l’autre s’échappait ! Mais tout n’était pas fini. Loin de lĂ . Il me restait d’abord Ă  rattraper l’individu, et ensuite Ă  m’emparer moi-mĂȘme des papiers qu’il m’avait dĂ©robĂ©s. À aucun prix, il ne fallait que mes deux acolytes ne missent le nez dans ces documents, encore moins qu’ils ne s’en saisissent. Me servir d’eux et agir en dehors d’eux, voilĂ  ce que je voulais et qui n’était point aisĂ©. À DarnĂ©tal, nous arrivĂąmes trois minutes aprĂšs le passage du train. Il est vrai que j’eus la consolation d’apprendre qu’un individu en pardessus gris, Ă  taille, Ă  collet de velours noir, Ă©tait montĂ© dans un compartiment de seconde classe, muni d’un billet pour Amiens. DĂ©cidĂ©ment mes dĂ©buts comme policier promettaient. Delivet me dit — Le train est express et ne s’arrĂȘte plus qu’à MontĂ©rolier-Buchy, dans dix-neuf minutes. Si nous n’y sommes pas avant ArsĂšne Lupin, il peut continuer sur Amiens, comme bifurquer sur ClĂšres, et de lĂ  gagner Dieppe ou Paris. — MontĂ©rolier, quelle distance ? — Vingt-trois kilomĂštres. — Vingt-trois kilomĂštres en dix-neuf minutes
 Nous y serons avant lui. La passionnante Ă©tape ! Jamais ma fidĂšle Moreau-Lepton ne rĂ©pondit Ă  mon impatience avec plus d’ardeur et de rĂ©gularitĂ©. Il me semblait que je lui communiquais ma volontĂ© directement, sans l’intermĂ©diaire des leviers et des manettes. Elle partageait mes dĂ©sirs. Elle approuvait mon obstination. Elle comprenait mon animositĂ© contre ce gredin d’ArsĂšne Lupin. Le fourbe ! le traĂźtre ! aurais-je raison de lui ? Se jouerait-il une fois de plus de l’autoritĂ©, de cette autoritĂ© dont j’étais l’incarnation ? — À droite, criait Delivet !
 À gauche !
 Tout droit !
 Nous glissions au-dessus du sol. Les bornes avaient l’air de petites bĂȘtes peureuses qui s’évanouissaient Ă  notre approche. Et tout Ă  coup, au dĂ©tour d’une route, un tourbillon de fumĂ©e, l’express du Nord. Durant un kilomĂštre, ce fut la lutte, cĂŽte Ă  cĂŽte, lutte inĂ©gale dont l’issue Ă©tait certaine. À l’arrivĂ©e, nous le battions de vingt longueurs. En trois secondes nous Ă©tions sur le quai, devant les deuxiĂšmes classes. Les portiĂšres s’ouvrirent. Quelques personnes descendaient. Mon voleur point. Nous inspectĂąmes les compartiments. Pas d’ArsĂšne Lupin. — Sapristi, m’écriai-je, il m’aura reconnu dans l’automobile tandis que nous marchions cĂŽte Ă  cĂŽte, et il aura sautĂ©. Le chef de train confirma cette supposition. Il avait vu un homme qui dĂ©gringolait le long du remblai, Ă  deux cents mĂštres de la gare. — Tenez, lĂ -bas
 celui qui traverse le passage Ă  niveau. Je m’élançai, suivi de mes deux acolytes, ou plutĂŽt suivi de l’un d’eux, car l’autre, Massol, se trouvait ĂȘtre un coureur exceptionnel, ayant autant de fond que de vitesse. En peu d’instants, l’intervalle qui le sĂ©parait du fugitif diminua singuliĂšrement. L’homme l’aperçut, franchit une haie et dĂ©tala rapidement vers un talus qu’il grimpa. Nous le vĂźmes encore plus loin il entrait dans un petit bois. Quand nous atteignĂźmes ce bois, Massol nous y attendait. Il avait jugĂ© inutile de s’aventurer davantage, dans la crainte de nous perdre. — Et je vous en fĂ©licite, mon cher ami, lui dis-je. AprĂšs une pareille course, notre individu doit ĂȘtre Ă  bout de souffle. Nous le tenons. J’examinai les environs, tout en rĂ©flĂ©chissant aux moyens de procĂ©der seul Ă  l’arrestation du fugitif, afin de faire moi-mĂȘme des reprises que la justice n’aurait sans doute tolĂ©rĂ©es qu’aprĂšs beaucoup d’enquĂȘtes dĂ©sagrĂ©ables. Puis je revins Ă  mes compagnons. — VoilĂ , c’est facile. Vous, Massol, postez-vous Ă  gauche. Vous, Delivet, Ă  droite. De lĂ , vous surveillez toute la ligne postĂ©rieure du bosquet, et il ne peut en sortir, sans ĂȘtre aperçu de vous, que par cette cavĂ©e, oĂč je prends position. S’il ne sort pas, moi j’entre, et, forcĂ©ment, je le rabats sur l’un ou sur l’autre. Vous n’avez donc qu’à attendre. Ah ! j’oubliais en cas d’alerte, un coup de feu. Massol et Delivet s’éloignĂšrent chacun de son cĂŽtĂ©. AussitĂŽt qu’ils eurent disparu, je pĂ©nĂ©trai dans le bois, avec les plus grandes prĂ©cautions, de maniĂšre Ă  n’ĂȘtre ni vu ni entendu. C’étaient des fourrĂ©s Ă©pais, amĂ©nagĂ©s pour la chasse, et coupĂ©s de sentes trĂšs Ă©troites oĂč il n’était possible de marcher qu’en se courbant comme dans des souterrains de verdure. L’une d’elles aboutissait Ă  une clairiĂšre oĂč l’herbe mouillĂ©e prĂ©sentait des traces de pas. Je les suivis, en ayant soin de me glisser Ă  travers les taillis. Elles me conduisirent au pied d’un petit monticule que couronnait une masure en plĂątras, Ă  moitiĂ© dĂ©molie. — Il doit ĂȘtre lĂ , pensai-je. L’observatoire est bien choisi. Je rampai jusqu’à proximitĂ© de la bĂątisse. Un bruit lĂ©ger m’avertit de sa prĂ©sence, et, de fait, par une ouverture, je l’aperçus qui me tournait le dos. En deux bonds je fus sur lui. Il essaya de braquer le revolver qu’il tenait Ă  la main. Je ne lui en laissai pas le temps, et l’entraĂźnai Ă  terre, de telle façon que ses deux bras Ă©taient pris sous lui, tordus, et que je pesais de mon genou sur sa poitrine. — Écoute, mon petit, lui dis-je Ă  l’oreille, je suis ArsĂšne Lupin. Tu vas me rendre, tout de suite et de bonne grĂące, mon portefeuille et la sacoche de la dame
 moyennant quoi je te tire des griffes de la police, et je t’enrĂŽle parmi mes amis. Un mot seulement oui ou non ? — Oui, murmura-t-il. — Tant mieux. Ton affaire, ce matin, Ă©tait joliment combinĂ©e. On s’entendra. Je me relevai. Il fouilla dans sa poche, en sortit un large couteau et voulut m’en frapper. — ImbĂ©cile ! m’écriai-je. D’une main, j’avais parĂ© l’attaque. De l’autre, je lui portai un violent coup sur l’artĂšre carotide, ce qui s’appelle le hook Ă  la carotide »  Il tomba, assommĂ©. Dans mon portefeuille, je retrouvai mes papiers et mes billets de banque. Par curiositĂ©, je pris le sien. Sur une enveloppe qui lui Ă©tait adressĂ©e, je lus son nom Pierre Onfrey. Je tressaillis. Pierre Onfrey, l’assassin de la rue Lafontaine, Ă  Auteuil ! Pierre Onfrey, celui qui avait Ă©gorgĂ© Mme Delbois et ses deux filles. Je me penchai sur lui. Oui, c’était ce visage qui, dans le compartiment, avait Ă©veillĂ© en moi le souvenir de traits dĂ©jĂ  contemplĂ©s. Mais le temps passait. Je mis dans une enveloppe deux billets de cent francs, avec une carte et ces mots ArsĂšne Lupin Ă  ses bons collĂšgues HonorĂ© Massol et Gaston Delivet, en tĂ©moignage de reconnaissance. » Je posai cela en Ă©vidence au milieu de la piĂšce. À cĂŽtĂ©, la sacoche de Mme Renaud. Pouvais-je ne point la rendre Ă  l’excellente amie qui m’avait secouru ? Je confesse cependant que j’en retirai tout ce qui prĂ©sentait un intĂ©rĂȘt quelconque, n’y laissant qu’un peigne en Ă©caille, un bĂąton de rouge Dorin pour les lĂšvres et un porte-monnaie vide. Que diable ! Les affaires sont les affaires. Et puis, vraiment son mari exerçait un mĂ©tier si peu honorable !
 Restait l’homme. Il commençait Ă  remuer. Que devais-je faire ? Je n’avais qualitĂ© ni pour le sauver ni pour le condamner. Je lui enlevai ses armes et tirai en l’air un coup de revolver. — Les deux autres vont venir, pensai-je, qu’il se dĂ©brouille ! Les choses s’accompliront dans le sens de son destin. Et je m’éloignai au pas de course par le chemin de la cavĂ©e. Vingt minutes plus tard, une route de traverse, que j’avais remarquĂ©e lors de notre poursuite, me ramenait auprĂšs de mon automobile. À quatre heures je tĂ©lĂ©graphiais Ă  mes amis de Rouen qu’un incident imprĂ©vu me contraignait Ă  remettre ma visite. Entre nous, je crains fort, Ă©tant donnĂ© ce qu’ils doivent savoir maintenant, d’ĂȘtre obligĂ© de la remettre indĂ©finiment. Cruelle dĂ©sillusion pour eux ! À six heures, je rentrais Ă  Paris par l’Isle-Adam, Enghien et la porte Bineau. Les journaux du soir m’apprirent que l’on avait enfin rĂ©ussi Ă  s’emparer de Pierre Onfrey. Le lendemain, — ne dĂ©daignons point les avantages d’une intelligente rĂ©clame — l’Écho de France publiait cet entrefilet sensationnel Hier, aux environs de Buchy, aprĂšs de nombreux incidents, ArsĂšne Lupin a opĂ©rĂ© l’arrestation de Pierre Onfrey. L’assassin de la rue Lafontaine venait de dĂ©valiser sur la ligne de Paris au Havre Mme Renaud, la femme du sous-directeur des services pĂ©nitentiaires. ArsĂšne Lupin a restituĂ© Ă  Mme Renaud la sacoche qui contenait ses bijoux, et a rĂ©compensĂ© gĂ©nĂ©reusement les deux agents de la SĂ»retĂ© qui l’avaient aidĂ© au cours de cette dramatique arrestation. » LE COLLIERDE LA REINE Deux ou trois fois par an, Ă  l’occasion de solennitĂ©s importantes, comme les bals de l’ambassade d’Autriche ou les soirĂ©es de lady Billingstone, la comtesse de Dreux-Soubise mettait sur ses blanches Ă©paules le Collier de la Reine ». C’était bien le fameux collier, le collier lĂ©gendaire que Böhmer et Bassenge, joailliers de la couronne, destinaient Ă  la Du Barry, que le cardinal de Rohan-Soubise crut offrir Ă  Marie-Antoinette, reine de France, et que l’aventuriĂšre Jeanne de Valois, comtesse de la Motte, dĂ©peça un soir de fĂ©vrier 1785, avec l’aide de son mari et de leur complice RĂ©taux de Villette. Pour dire vrai, la monture seule Ă©tait authentique. RĂ©taux de Villette l’avait conservĂ©e, tandis que le sieur de la Motte et sa femme dispersaient aux quatre vents les pierres brutalement desserties, les admirables pierres si soigneusement choisies par Böhmer. Plus tard, en Italie, il la vendit Ă  Gaston de Dreux-Soubise, neveu et hĂ©ritier du cardinal, sauvĂ© par lui de la ruine lors de la retentissante banqueroute de Rohan-GuĂ©mĂ©nĂ©e, et qui en souvenir de son oncle, racheta les quelques diamants qui restaient en la possession du bijoutier anglais Jefferys, les complĂ©ta avec d’autres de valeur beaucoup moindre, mais de mĂȘme dimension, et parvint Ă  reconstituer le merveilleux collier en esclavage », tel qu’il Ă©tait sorti des mains de Böhmer et Bassenge. De ce bijou historique, pendant prĂšs d’un siĂšcle, les Dreux-Soubise s’enorgueillirent. Bien que diverses circonstances eussent notablement diminuĂ© leur fortune, ils aimĂšrent mieux rĂ©duire leur train de maison que d’aliĂ©ner la royale et prĂ©cieuse relique. En particulier le comte actuel y tenait comme on tient Ă  la demeure de ses pĂšres. Par prudence, il avait louĂ© un coffre au CrĂ©dit Lyonnais pour l’y dĂ©poser. Il allait l’y chercher lui-mĂȘme l’aprĂšs-midi du jour oĂč sa femme voulait s’en parer, et l’y reportait lui-mĂȘme le lendemain. Ce soir-lĂ , Ă  la rĂ©ception du Palais de Castille, la comtesse eut un vĂ©ritable succĂšs, et le roi Christian, en l’honneur de qui la fĂȘte Ă©tait donnĂ©e, remarqua sa beautĂ© magnifique. Les pierreries ruisselaient autour du cou gracieux. Les mille facettes des diamants brillaient et scintillaient comme des flammes Ă  la clartĂ© des lumiĂšres. Nulle autre qu’elle, semblait-il, n’eĂ»t pu porter avec tant d’aisance et de noblesse le fardeau d’une telle parure. Ce fut un double triomphe, que le comte de Dreux goĂ»ta profondĂ©ment, et dont il s’applaudit quand ils furent rentrĂ©s dans la chambre de leur vieil hĂŽtel du faubourg Saint-Germain. Il Ă©tait fier de sa femme, et tout autant peut-ĂȘtre du bijou qui illustrait sa maison depuis quatre gĂ©nĂ©rations. Et sa femme en tirait une vanitĂ© un peu puĂ©rile, mais qui Ă©tait bien la marque de son caractĂšre altier. Non sans regret elle dĂ©tacha le collier de ses Ă©paules et le tendit Ă  son mari qui l’examina avec admiration, comme s’il ne le connaissait point. Puis l’ayant remis dans son Ă©crin de cuir rouge aux armes du Cardinal, il passa dans un cabinet voisin, sorte d’alcĂŽve plutĂŽt que l’on avait complĂštement isolĂ©e de la chambre, et dont l’unique entrĂ©e se trouvait au pied de leur lit. Comme les autres fois, il le dissimula sur une planche assez Ă©levĂ©e, parmi des cartons Ă  chapeau et des piles de linge. Il referma la porte et se dĂ©vĂȘtit. Au matin, il se leva vers neuf heures, avec l’intention d’aller, avant le dĂ©jeuner, jusqu’au CrĂ©dit Lyonnais. Il s’habilla, but une tasse de cafĂ© et descendit aux Ă©curies. LĂ , il donna des ordres. Un des chevaux l’inquiĂ©tait. Il le fit marcher et trotter devant lui dans la cour. Puis il retourna prĂšs de sa femme. Elle n’avait point quittĂ© la chambre et se coiffait, aidĂ©e de sa bonne. Elle lui dit — Vous sortez ! — Oui
 pour cette course
 — Ah ! en effet
 c’est plus prudent
 Il pĂ©nĂ©tra dans le cabinet. Mais, au bout de quelques secondes, il demanda, sans le moindre Ă©tonnement d’ailleurs — Vous l’avez pris, chĂšre amie ? Elle rĂ©pliqua — Comment ? mais non, je n’ai rien pris. — Vous l’avez dĂ©rangĂ©. — Pas du tout
 je n’ai mĂȘme pas ouvert cette porte. Il apparut, dĂ©composĂ©, et il balbutia, la voix Ă  peine intelligible — Vous n’avez pas ?
 Ce n’est pas vous ?
 Alors
 Elle accourut, et ils cherchĂšrent fiĂ©vreusement, jetant les cartons Ă  terre et dĂ©molissant les piles de linge. Et le comte rĂ©pĂ©tait — Inutile
 tout ce que nous faisons est inutile
 C’est ici, lĂ , sur cette planche, que je l’ai mis. — Vous avez pu vous tromper. — C’est ici, lĂ , sur cette planche, et pas sur une autre. Ils allumĂšrent une bougie, car la piĂšce Ă©tait assez obscure, et ils enlevĂšrent tout le linge et tous les objets qui l’encombraient. Et quand il n’y eut plus rien dans le cabinet, ils durent s’avouer avec dĂ©sespoir que le fameux collier, le Collier en esclavage de la Reine », avait disparu. De nature rĂ©solue, la comtesse, sans perdre de temps en vaines lamentations, fit prĂ©venir le commissaire, M. Valorbe, dont ils avaient eu dĂ©jĂ  l’occasion d’apprĂ©cier l’esprit sagace et la clairvoyance. On le mit au courant par le dĂ©tail, et tout de suite il demanda — Êtes-vous sĂ»r, Monsieur le comte, que personne n’a pu traverser la nuit votre chambre. — Absolument sĂ»r. J’ai le sommeil trĂšs lĂ©ger. Mieux encore la porte de cette chambre Ă©tait fermĂ©e au verrou. J’ai dĂ» le tirer ce matin quand ma femme a sonnĂ© la bonne. — Et il n’existe pas d’autre passage qui permette de s’introduire dans le cabinet ? — Aucun. — Pas de fenĂȘtre ? — Si, mais elle est condamnĂ©e. — Je dĂ©sirerais m’en rendre compte
 On alluma des bougies, et aussitĂŽt M. Valorbe fit remarquer que la fenĂȘtre n’était condamnĂ©e qu’à mi-hauteur, par un bahut, lequel en outre ne touchait pas exactement aux croisĂ©es. — Il y touche suffisamment, rĂ©pliqua M. de Dreux, pour qu’il soit impossible de le dĂ©placer sans faire beaucoup de bruit. — Et sur quoi donne cette fenĂȘtre ? — Sur une courette intĂ©rieure. — Et vous avez encore un Ă©tage au-dessus de celui-lĂ  ? — Deux, mais au niveau de celui des domestiques, la courette est protĂ©gĂ©e par une grille Ă  petites mailles. C’est pourquoi nous avons si peu de jour. D’ailleurs, quand on eut Ă©cartĂ© le bahut, on constata que la fenĂȘtre Ă©tait close, ce qui n’aurait pas Ă©tĂ© si quelqu’un avait pĂ©nĂ©trĂ© du dehors. — À moins, observa le comte, que ce quelqu’un ne soit sorti par notre chambre. — Auquel cas, vous n’auriez pas trouvĂ© le verrou de cette chambre poussĂ©. Le commissaire rĂ©flĂ©chit un instant, puis se tournant vers la comtesse — Savait-on dans votre entourage, Madame, que vous deviez porter ce collier hier soir ? — Certes, je ne m’en suis pas cachĂ©e. Mais personne ne savait que nous l’enfermions dans ce cabinet. — Personne ? — Personne
 À moins que
 — Je vous en prie, Madame, prĂ©cisez. C’est lĂ  un point des plus importants. Elle dit Ă  son mari — Je songeais Ă  Henriette. — Henriette ? Elle ignore ce dĂ©tail comme les autres. — En es-tu certain ? — Quelle est cette dame ? interrogea M. Valorbe. — Une amie de couvent, qui s’est fĂąchĂ©e avec sa famille pour Ă©pouser une sorte d’ouvrier. À la mort de son mari, je l’ai recueillie avec son fils, et leur ai meublĂ© un appartement dans cet hĂŽtel. Et elle ajouta avec embarras — Elle me rend quelques services. Elle est trĂšs adroite de ses mains. — À quel Ă©tage habite-t-elle ? — Au nĂŽtre, pas loin du reste
 Ă  l’extrĂ©mitĂ© de ce couloir
 Et mĂȘme, j’y pense
 la fenĂȘtre de sa cuisine
 — Ouvre sur cette courette, n’est-ce pas ? — Oui, juste en face de la nĂŽtre. Un lĂ©ger silence suivit cette dĂ©claration. Puis M. Valorbe demanda qu’on le conduisĂźt auprĂšs d’Henriette. Ils la trouvĂšrent en train de coudre, tandis que son fils Raoul, un bambin de six Ă  sept ans, lisait Ă  ses cĂŽtĂ©s. Assez Ă©tonnĂ© de voir le misĂ©rable appartement qu’on avait meublĂ© pour elle, et qui se composait au total d’une piĂšce sans cheminĂ©e et d’un rĂ©duit servant de cuisine, le commissaire la questionna. Elle parut bouleversĂ©e en apprenant le vol commis. La veille au soir, elle avait elle-mĂȘme habillĂ© la comtesse et fixĂ© le collier autour de son cou. — Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle, qui m’aurait jamais dit ? — Et vous n’avez aucune idĂ©e ? pas le moindre doute ? Il est possible cependant que le coupable ait passĂ© par votre chambre. Elle rit de bon cƓur, sans mĂȘme imaginer qu’on pouvait l’effleurer d’un soupçon — Mais je ne l’ai pas quittĂ©e, ma chambre ! je ne sors jamais, moi. Et puis, vous n’avez donc pas vu ? Elle ouvrit la fenĂȘtre du rĂ©duit. — Tenez, il y a bien trois mĂštres jusqu’au rebord opposĂ©. — Qui vous a dit que nous envisagions l’hypothĂšse d’un vol effectuĂ© par lĂ  ? — Mais
 le collier n’était-il pas dans le cabinet ? — Comment le savez-vous ? — Dame ! j’ai toujours su qu’on l’y mettait la nuit
 on en a parlĂ© devant moi
 Sa figure, encore jeune, mais que les chagrins avaient flĂ©trie, marquait une grande douceur et de la rĂ©signation. Cependant elle eut soudain, dans le silence, une expression d’angoisse, comme si un danger l’eĂ»t menacĂ©e. Elle attira son fils contre elle. L’enfant lui prit la main et l’embrassa tendrement. — Je ne suppose pas, dit M. de Dreux au commissaire, quand ils furent seuls, je ne suppose pas que vous la soupçonniez ? Je rĂ©ponds d’elle. C’est l’honnĂȘtetĂ© mĂȘme. — Oh ! je suis tout Ă  fait de votre avis, affirma M. Valorbe. C’est tout au plus si j’avais pensĂ© Ă  une complicitĂ© inconsciente. Mais je reconnais que cette explication doit ĂȘtre abandonnĂ©e
 d’autant qu’elle ne rĂ©sout nullement le problĂšme auquel nous nous heurtons. Le commissaire ne poussa pas plus avant cette enquĂȘte, que le juge d’instruction reprit et complĂ©ta les jours suivants. On interrogea les domestiques, on vĂ©rifia l’état du verrou, on fit des expĂ©riences sur la fermeture et sur l’ouverture de la fenĂȘtre du cabinet, on explora la courette de haut en bas
 Tout fut inutile. Le verrou Ă©tait intact. La fenĂȘtre ne pouvait s’ouvrir ni se fermer du dehors. Plus spĂ©cialement, les recherches visĂšrent Henriette, car, malgrĂ© tout, on en revenait toujours de ce cĂŽtĂ©. On fouilla sa vie minutieusement, et il fut constatĂ© que, depuis trois ans, elle n’était sortie que quatre fois de l’hĂŽtel, et les quatre fois pour des courses que l’on put dĂ©terminer. En rĂ©alitĂ©, elle servait de femme de chambre et de couturiĂšre Ă  Madame de Dreux, qui se montrait Ă  son Ă©gard d’une rigueur dont tous les domestiques tĂ©moignĂšrent en confidence. — D’ailleurs, disait le juge d’instruction, qui, au bout d’une semaine, aboutit aux mĂȘmes conclusions que le commissaire, en admettant que nous connaissions le coupable, et nous n’en sommes pas lĂ , nous n’en saurions pas davantage sur la maniĂšre dont le vol a Ă©tĂ© commis. Nous sommes barrĂ©s Ă  droite et Ă  gauche par deux obstacles une porte et une fenĂȘtre fermĂ©es. Le mystĂšre est double ! Comment a-t-on pu s’introduire, et comment, ce qui Ă©tait beaucoup plus difficile, a-t-on pu s’échapper en laissant derriĂšre soi une porte close au verrou et une fenĂȘtre fermĂ©e ? Au bout de quatre mois d’investigations, l’idĂ©e secrĂšte du juge Ă©tait celle-ci M. et Mme de Dreux, pressĂ©s par des besoins d’argent, qui, de fait, Ă©taient considĂ©rables, avaient vendu le Collier de la Reine. Il classa l’affaire. Le vol du prĂ©cieux bijou porta aux Dreux-Soubise un coup dont ils gardĂšrent longtemps la marque. Leur crĂ©dit n’étant plus soutenu par la sorte de rĂ©serve que constituait un tel trĂ©sor, ils se trouvĂšrent en face de crĂ©anciers plus exigeants et de prĂȘteurs moins favorables. Ils durent couper dans le vif, aliĂ©ner, hypothĂ©quer. Bref, c’eĂ»t Ă©tĂ© la ruine si deux gros hĂ©ritages de parents Ă©loignĂ©s ne les avaient sauvĂ©s. Ils souffrirent aussi dans leur orgueil, comme s’ils avaient perdu un quartier de noblesse. Et, chose bizarre, ce fut Ă  son ancienne amie de pension que la comtesse s’en prit. Elle ressentait contre elle une vĂ©ritable rancune et l’accusait ouvertement. On la relĂ©gua d’abord Ă  l’étage des domestiques, puis on la congĂ©dia du jour au lendemain. Et la vie coula, sans Ă©vĂ©nements notables. Ils voyagĂšrent beaucoup. Un seul fait doit ĂȘtre relevĂ© au cours de cette Ă©poque. Quelques mois aprĂšs le dĂ©part d’Henriette, la comtesse reçut d’elle une lettre qui la remplit d’étonnement Madame, Je ne sais comment vous remercier. Car c’est bien vous, n’est-ce pas, qui m’avez envoyĂ© cela ? Ce ne peut ĂȘtre que vous. Personne autre ne connaĂźt ma retraite au fond de ce petit village. Si je me trompe, excusez-moi, et retenez du moins l’expression de ma reconnaissance pour vos bontĂ©s passĂ©es
 » Que voulait-elle dire ? Les bontĂ©s prĂ©sentes ou passĂ©es de la comtesse envers elle se rĂ©duisaient Ă  beaucoup d’injustices. Que signifiaient ces remerciements ? SommĂ©e de s’expliquer, elle rĂ©pondit qu’elle avait reçu par la poste, en un pli non recommandĂ© ni chargĂ©, deux billets de mille francs. L’enveloppe, qu’elle joignait Ă  sa rĂ©ponse, Ă©tait timbrĂ©e de Paris et ne portait que son adresse, tracĂ©e d’une Ă©criture visiblement dĂ©guisĂ©e. D’oĂč provenaient ces deux mille francs ? Qui les avait envoyĂ©s ? La justice s’informa. Mais quelle piste pouvait-on suivre parmi ces tĂ©nĂšbres ? Et le mĂȘme fait se reproduisit douze mois aprĂšs. Et une troisiĂšme fois ; et une quatriĂšme fois ; et chaque annĂ©e pendant six ans, avec cette diffĂ©rence que la cinquiĂšme et la sixiĂšme annĂ©e, la somme doubla, ce qui permit Ă  Henriette, tombĂ©e subitement malade, de se soigner comme il convenait. Autre diffĂ©rence l’administration de la poste ayant saisi une des lettres sous prĂ©texte qu’elle n’était point chargĂ©e, les deux derniĂšres lettres furent envoyĂ©es selon le rĂšglement, la premiĂšre datĂ©e de Saint-Germain, l’autre de Suresnes. L’expĂ©diteur signa d’abord Anquety, puis PĂ©chard. Les adresses qu’il donna Ă©taient fausses. Au bout de six ans, Henriette mourut. L’énigme demeura entiĂšre. ⁂ Tous ces Ă©vĂ©nements sont connus du public. L’affaire fut de celles qui passionnĂšrent l’opinion, et c’est un destin Ă©trange que celui de ce collier, qui, aprĂšs avoir bouleversĂ© la France Ă  la fin du dix-huitiĂšme siĂšcle, souleva encore tant d’émotion un siĂšcle plus tard. Mais ce que je vais dire est ignorĂ© de tous, sauf des principaux intĂ©ressĂ©s et de quelques personnes auxquelles le comte demanda le secret absolu. Comme il est probable qu’un jour ou l’autre elles manqueront Ă  leur promesse, je n’ai, moi, aucun scrupule Ă  dĂ©chirer le voile et l’on aura ainsi, en mĂȘme temps que la clef de l’énigme, l’explication de la lettre publiĂ©e par les journaux d’avant-hier matin, lettre extraordinaire qui ajoutait encore, si c’est possible, un peu d’ombre et de mystĂšre aux obscuritĂ©s de ce drame. Il y a cinq jours de cela. Au nombre des invitĂ©s qui dĂ©jeunaient chez M. de Dreux-Soubise, se trouvaient ses deux niĂšces et sa cousine, et, comme hommes, le prĂ©sident d’Essaville, le dĂ©putĂ© Bochas, le chevalier Floriani que le comte avait connu en Sicile, et le gĂ©nĂ©ral marquis de RouziĂšres, un vieux camarade de cercle. AprĂšs le repas, ces dames servirent le cafĂ©, et les messieurs eurent l’autorisation d’une cigarette, Ă  condition de ne point dĂ©serter le salon. On causa. L’une des jeunes filles s’amusa Ă  faire les cartes et Ă  dire la bonne aventure. Puis on en vint Ă  parler de crimes cĂ©lĂšbres. Et c’est Ă  ce propos que M. de RouziĂšres, qui ne manquait jamais l’occasion de taquiner le comte, rappela l’aventure du collier, sujet de conversation que M. de Dreux avait en horreur. AussitĂŽt chacun donna son avis. Chacun recommença l’instruction Ă  sa maniĂšre. Et, bien entendu, toutes les hypothĂšses se contredisaient, toutes Ă©galement inadmissibles. — Et vous, Monsieur, demanda la comtesse au chevalier Floriani, quelle est votre opinion ? — Oh ! moi, je n’ai pas d’opinion, Madame. On se rĂ©cria. PrĂ©cisĂ©ment le chevalier venait de raconter trĂšs brillamment diverses aventures auxquelles il avait Ă©tĂ© mĂȘlĂ© avec son pĂšre, magistrat Ă  Palerme, et oĂč s’étaient affirmĂ©s son jugement et son goĂ»t pour ces questions. — J’avoue, dit-il, qu’il m’est arrivĂ© de rĂ©ussir alors que de plus habiles avaient renoncĂ©. Mais de lĂ  Ă  me considĂ©rer comme un Sherlock Holmes
 Et puis, c’est Ă  peine si je sais de quoi il s’agit. On se tourna vers le maĂźtre de la maison. À contre-cƓur, il dut rĂ©sumer les faits. Le chevalier Ă©couta, rĂ©flĂ©chit, posa quelques interrogations, et murmura — C’est drĂŽle
 Ă  premiĂšre vue il ne me semble pas que la chose soit si difficile Ă  deviner. Le comte haussa les Ă©paules. Mais les autres personnes s’empressĂšrent autour du chevalier, et il reprit d’un ton un peu dogmatique — En gĂ©nĂ©ral, pour remonter Ă  l’auteur d’un crime ou d’un vol, il faut dĂ©terminer comment ce crime ou ce vol ont Ă©tĂ© commis, ou du moins ont pu ĂȘtre commis. Dans le cas actuel, rien de plus simple selon moi, car nous nous trouvons en face, non pas de plusieurs hypothĂšses, mais d’une certitude, d’une certitude unique, rigoureuse, et qui s’énonce ainsi l’individu ne pouvait entrer que par la porte de la chambre ou par la fenĂȘtre du cabinet. Or, on n’ouvre pas, de l’extĂ©rieur, une porte verrouillĂ©e. Donc il est entrĂ© par la fenĂȘtre. — Elle Ă©tait fermĂ©e et on l’a retrouvĂ©e fermĂ©e, dĂ©clara nettement M. de Dreux. — Pour cela, continua Floriani sans relever l’interruption, il n’a eu besoin que d’établir un pont, planche ou Ă©chelle, entre le balcon de la cuisine et le rebord de la fenĂȘtre, et dĂšs que l’écrin
 — Mais je vous rĂ©pĂšte que la fenĂȘtre Ă©tait fermĂ©e ! s’écria le comte avec impatience. Cette fois Floriani dut rĂ©pondre. Il le fit avec la plus grande tranquillitĂ©, en homme qu’une objection aussi insignifiante ne trouble point. — Je veux croire qu’elle l’était, mais n’y a-t-il pas un vasistas ? — Comment le savez-vous ? — D’abord c’est presque une rĂšgle dans les hĂŽtels de cette Ă©poque. Et ensuite il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque, autrement, le vol est inexplicable. — En effet, il y en a un, mais il Ă©tait clos, comme la fenĂȘtre. On n’y a mĂȘme pas fait attention. — C’est un tort. Car si on y avait fait attention, on aurait vu Ă©videmment qu’il avait Ă©tĂ© ouvert. — Et comment ? — Je suppose que, pareil Ă  tous les autres, il s’ouvre au moyen d’un fil de fer tressĂ©, muni d’un anneau Ă  son extrĂ©mitĂ© infĂ©rieure ? — Oui. — Et cet anneau pendait entre la croisĂ©e et le bahut ? — Oui, mais je ne comprends pas
 — Voici. Par une fente pratiquĂ©e dans le carreau, on a pu, Ă  l’aide d’un instrument quelconque, mettons une baguette de fer pourvue d’un crochet, agripper l’anneau, peser et ouvrir. Le comte ricana — Parfait ! parfait ! vous arrangez tout cela avec une aisance ! seulement vous oubliez une chose, cher Monsieur, c’est qu’il n’y a pas eu de fente pratiquĂ©e dans le carreau. — Il y a eu une fente. — Allons donc ! on l’aurait vue. — Pour voir il faut regarder, et l’on n’a pas regardĂ©. La fente existe, il est matĂ©riellement impossible qu’elle n’existe pas, le long du carreau, contre le mastic
 dans le sens vertical, bien entendu
 Le comte se leva. Il paraissait trĂšs surexcitĂ©. Il arpenta deux ou trois fois le salon d’un pas nerveux, et, s’approchant de Floriani — Rien n’a changĂ© lĂ -haut depuis ce jour
 personne n’a mis les pieds dans ce cabinet. — En ce cas, Monsieur, il vous est loisible de vous assurer que mon explication concorde avec la rĂ©alitĂ©. — Elle ne concorde avec aucun des faits que la justice a constatĂ©s. Vous n’avez rien vu, vous ne savez rien, et vous allez Ă  l’encontre de tout ce que nous avons vu et de tout ce que nous savons. Floriani ne sembla point remarquer l’irritation du comte, et il dit en souriant — Mon Dieu, Monsieur, je tĂąche de voir clair, voilĂ  tout. Si je me trompe, prouvez-moi mon erreur. — Sans plus tarder
 J’avoue qu’à la longue votre assurance
 M. de Dreux mĂąchonna encore quelques paroles, puis, soudain, se dirigea vers la porte et sortit. Pas un mot ne fut prononcĂ©. On attendait anxieusement, comme si, vraiment, une parcelle de la vĂ©ritĂ© allait apparaĂźtre. Et le silence avait une gravitĂ© extrĂȘme. Enfin, le comte apparut dans l’embrasure de la porte. Il Ă©tait pĂąle et singuliĂšrement agitĂ©. Il dit Ă  ses amis d’une voix tremblante — Je vous demande pardon
 les rĂ©vĂ©lations de Monsieur sont si imprĂ©vues
 je n’aurais jamais pensé  Sa femme l’interrogea avidement — Parle
 je t’en supplie
 qu’y a-t-il ? Il balbutia — La fente existe
 Ă  l’endroit mĂȘme indiqué  le long du carreau
 Il saisit brusquement le bras du chevalier et lui dit d’un ton impĂ©rieux — Et maintenant, Monsieur, poursuivez
 je reconnais que vous avez raison jusqu’ici, mais maintenant
 Ce n’est pas fini
 rĂ©pondez
 que s’est-il passĂ© selon vous ? Floriani se dĂ©gagea doucement et aprĂšs un instant prononça — Eh bien, selon moi, voilĂ  ce qui s’est passĂ©. L’individu, sachant que Mme de Dreux allait au bal avec le collier, a jetĂ© sa passerelle pendant votre absence. Au travers de la fenĂȘtre il vous a surveillĂ© et vous a vu cacher le bijou. DĂšs que vous ĂȘtes parti, il a coupĂ© la vitre et a tirĂ© l’anneau. — Soit, mais la distance est trop grande pour qu’il ait pu, par le vasistas, atteindre la poignĂ©e de la fenĂȘtre. — S’il n’a pu l’ouvrir, c’est qu’il est entrĂ© par le vasistas lui-mĂȘme. — Impossible ; il n’y a pas d’homme assez mince pour s’introduire par lĂ . — Alors ce n’est pas un homme. — Comment ! — Certes. Si le passage est trop Ă©troit pour un homme, il faut bien que ce soit un enfant. — Un enfant ! — Ne m’avez-vous pas dit que votre amie Henriette avait un fils ! — En effet
 un fils qui s’appelait Raoul. — Il est infiniment probable que c’est ce Raoul qui a commis le vol. — Quelle preuve en avez-vous ? — Quelle preuve !
 il n’en manque pas de preuves
 Ainsi par exemple
 Il se tut et rĂ©flĂ©chit quelques secondes. Puis il reprit — Ainsi, par exemple, cette passerelle, il n’est pas Ă  croire que l’enfant l’ait apportĂ©e du dehors et remportĂ©e sans que l’on s’en soit aperçu. Il a dĂ» employer ce qui Ă©tait Ă  sa disposition. Dans le rĂ©duit oĂč Henriette faisait sa cuisine, il y avait, n’est-ce pas, des tablettes accrochĂ©es au mur oĂč l’on posait les casseroles ? — Deux tablettes, autant que je m’en souvienne. — Il faudrait s’assurer si ces planches sont rĂ©ellement fixĂ©es aux tasseaux de bois qui les supportent. Dans le cas contraire nous serions autorisĂ©s Ă  penser que l’enfant les a dĂ©clouĂ©es, puis attachĂ©es l’une Ă  l’autre. Peut-ĂȘtre aussi, puisqu’il y avait un fourneau, trouverait-on le crochet Ă  fourneau dont il a dĂ» se servir pour ouvrir le vasistas. Sans mot dire le comte sortit, et cette fois les assistants ne ressentirent mĂȘme point la petite anxiĂ©tĂ© de l’inconnu qu’ils avaient Ă©prouvĂ©e la premiĂšre fois. Ils savaient, ils savaient de façon absolue, que les prĂ©visions de Floriani Ă©taient justes. Il Ă©manait de cet homme une impression de certitude si rigoureuse qu’on l’écoutait non point comme s’il dĂ©duisait des faits les uns des autres, mais comme s’il racontait des Ă©vĂ©nements dont il Ă©tait facile de vĂ©rifier au fur et Ă  mesure l’authenticitĂ©. Et personne ne s’étonna lorsqu’à son retour le comte dĂ©clara — C’est bien l’enfant, c’est bien lui, tout l’atteste. — Vous avez vu les planches
 le crochet ? — J’ai vu
 les planches ont Ă©tĂ© dĂ©clouĂ©es
 le crochet est encore lĂ . Mais Mme de Dreux-Soubise s’écria — C’est lui
 Vous voulez dire plutĂŽt que c’est sa mĂšre. Henriette est la seule coupable. Elle aura obligĂ© son fils
 — Non, affirma le chevalier, la mĂšre n’y est pour rien. — Allons donc ! ils habitaient la mĂȘme chambre, l’enfant n’aurait pu agir Ă  l’insu d’Henriette. — Ils habitaient la mĂȘme chambre, mais tout s’est passĂ© dans la piĂšce voisine, la nuit, tandis que la mĂšre dormait. — Et le collier ? fit le comte, on l’aurait trouvĂ© dans les affaires de l’enfant. — Pardon ! il sortait, lui. Le matin mĂȘme oĂč vous l’avez surpris devant sa table de travail, il venait de l’école, et peut-ĂȘtre la justice, au lieu d’épuiser ses ressources contre la mĂšre innocente, aurait-elle Ă©tĂ© mieux inspirĂ©e en perquisitionnant lĂ -bas, dans le pupitre de l’enfant, parmi ses livres de classe. — Soit, mais ces deux mille francs qu’Henriette recevait chaque annĂ©e, n’est-ce pas le meilleur signe de sa complicitĂ© ? — Complice, vous eĂ»t-elle remerciĂ©s de cet argent ? Et puis, ne la surveillait-on pas ? Tandis que l’enfant est libre, lui, il a toute facilitĂ© pour courir jusqu’à la ville voisine, pour s’aboucher avec un revendeur quelconque et lui cĂ©der Ă  vil prix un diamant, deux diamants, selon le cas
 sous la seule condition que l’envoi d’argent sera effectuĂ© de Paris, moyennant quoi on recommencera l’annĂ©e suivante. Un malaise indĂ©finissable oppressait les Dreux-Soubise et leurs invitĂ©s. Vraiment il y avait dans le ton, dans l’attitude de Floriani, autre chose que cette certitude qui, dĂšs le dĂ©but, avait si fort agacĂ© le comte. Il y avait comme de l’ironie, et une ironie qui semblait plutĂŽt hostile que sympathique et amicale ainsi qu’il eĂ»t convenu. Le comte affecta de rire. — Tout cela est d’un ingĂ©nieux qui me ravit, mes compliments. Quelle imagination brillante ! — Mais non, mais non, s’écria Floriani avec plus de gravitĂ©, je n’imagine pas, j’évoque des circonstances qui furent inĂ©vitablement telles que je les montre. — Qu’en savez-vous ? — Ce que vous-mĂȘme m’en avez dit. Je me reprĂ©sente la vie de la mĂšre et de l’enfant, lĂ -bas, au fond de la province, la mĂšre qui tombe malade, les ruses et les inventions du petit pour vendre les pierreries et sauver sa mĂšre ou tout au moins adoucir ses derniers moments. Le mal l’emporte. Elle meurt. Des annĂ©es passent. L’enfant grandit, devient un homme. Et alors — et pour cette fois, je veux bien admettre que mon imagination se donne libre cours — supposons que cet homme Ă©prouve le besoin de revenir dans les lieux oĂč il a vĂ©cu son enfance, qu’il les revoie, qu’il retrouve ceux qui ont soupçonnĂ©, accusĂ© sa mĂšre
 pensez-vous Ă  l’intĂ©rĂȘt poignant d’une telle entrevue dans la vieille maison oĂč se sont dĂ©roulĂ©es les pĂ©ripĂ©ties du drame ? Ses paroles retentirent quelques secondes dans le silence inquiet, et sur le visage de M. et Mme de Dreux, se lisait un effort Ă©perdu pour comprendre, en mĂȘme temps que la peur, que l’angoisse de comprendre. Le comte murmura — Qui ĂȘtes-vous donc, Monsieur ? — Moi ? mais le chevalier Floriani que vous avez rencontrĂ© Ă  Palerme, et que vous avez Ă©tĂ© assez bon de convier chez vous dĂ©jĂ  plusieurs fois. — Alors que signifie cette histoire ? — Oh ! mais rien du tout ! C’est un simple jeu de ma part. J’essaie de me figurer la joie que le fils d’Henriette, s’il existe encore, aurait Ă  vous dire qu’il fut le seul coupable, et qu’il le fut parce que sa mĂšre Ă©tait malheureuse, sur le point de perdre la place de
 domestique dont elle vivait, et parce que l’enfant souffrait de voir sa mĂšre malheureuse. Il s’exprimait avec une Ă©motion contenue, Ă  demi levĂ© et penchĂ© vers la comtesse. Aucun doute ne pouvait subsister. Le chevalier Floriani n’était autre que le fils d’Henriette. Tout, dans son attitude, dans ses paroles, le proclamait. D’ailleurs n’était-ce point son intention Ă©vidente, sa volontĂ© mĂȘme d’ĂȘtre reconnu comme tel ? Le comte hĂ©sita. Quelle conduite allait-il tenir envers l’audacieux personnage ? Sonner ? Provoquer un scandale ? DĂ©masquer celui qui l’avait dĂ©pouillĂ© jadis ? Mais il y avait si longtemps ! Et qui voudrait admettre cette histoire absurde d’enfant coupable ? Non, il valait mieux accepter la situation, en affectant de n’en point saisir le vĂ©ritable sens. Et le comte, s’approchant de Floriani, s’écria avec enjouement — TrĂšs amusant, trĂšs curieux, votre roman. Je vous jure qu’il me passionne. Mais, suivant vous, qu’est-il devenu ce bon jeune homme, ce modĂšle des fils ? J’espĂšre qu’il ne s’est pas arrĂȘtĂ© en si beau chemin. — Oh ! certes, non. — N’est-ce pas ! AprĂšs un tel dĂ©but ! Prendre le Collier de la Reine Ă  six ans, le cĂ©lĂšbre collier que convoitait Marie-Antoinette ! — Et le prendre, observa Floriani, se prĂȘtant au jeu du comte, le prendre sans qu’il lui en coĂ»te le moindre dĂ©sagrĂ©ment, sans que personne ait l’idĂ©e d’examiner l’état des carreaux ou s’avise que le rebord de la fenĂȘtre est trop propre, ce rebord qu’il avait essuyĂ© pour effacer les traces de son passage sur l’épaisse poussiĂšre
 Avouez qu’il y avait de quoi tourner la tĂȘte d’un gamin de son Ăąge. C’est donc si facile ? Il n’y a donc qu’à vouloir et Ă  tendre la main ?
 Ma foi, il voulut
 — Et il tendit la main. — Les deux mains, reprit le chevalier en riant. Il y eut un frisson. Quel mystĂšre cachait la vie de ce soi-disant Floriani ? Combien extraordinaire devait ĂȘtre l’existence de cet aventurier, voleur gĂ©nial Ă  six ans, et qui, aujourd’hui, par un raffinement de dilettante en quĂȘte d’émotion, ou tout au plus pour satisfaire un sentiment de rancune, venait braver sa victime chez elle, audacieusement, follement, et cependant avec toute la correction d’un galant homme en visite ! Il se leva et s’approcha de la comtesse pour prendre congĂ©. Elle rĂ©prima un mouvement de recul. Il sourit. — Oh ! Madame, vous avez peur ! aurais-je donc poussĂ© trop loin ma petite comĂ©die de sorcier de salon ! Elle se domina et rĂ©pondit avec la mĂȘme dĂ©sinvolture un peu railleuse — Nullement, Monsieur. La lĂ©gende de ce bon fils m’a au contraire fort intĂ©ressĂ©e, et je suis heureuse que mon collier ait Ă©tĂ© l’occasion d’une destinĂ©e aussi brillante. Mais ne croyez-vous pas que le fils de cette
 femme, de cette Henriette, obĂ©issait surtout Ă  sa vocation ? Il tressaillit, sentant la pointe, et rĂ©pliqua — J’en suis persuadĂ©, et il fallait mĂȘme que cette vocation fĂ»t sĂ©rieuse pour que l’enfant ne se rebutĂąt point. — Et comment cela ? — Mais oui, vous le savez, la plupart des pierres Ă©taient fausses. Il n’y avait de vrais que les quelques diamants rachetĂ©s au bijoutier anglais, les autres ayant Ă©tĂ© vendus un Ă  un selon les dures nĂ©cessitĂ©s de la vie. — C’était toujours le Collier de la Reine, Monsieur, dit la comtesse avec hauteur, et voilĂ , me semble-t-il, ce que le fils d’Henriette ne pouvait comprendre. — Il a dĂ» comprendre, Madame, que, faux ou vrai, le collier Ă©tait avant tout un objet de parade, une enseigne. M. de Dreux fit un geste. Sa femme aussitĂŽt le prĂ©vint. — Monsieur, dit-elle, si l’homme auquel vous faites allusion a la moindre pudeur
 Elle s’interrompit, intimidĂ©e par le calme regard de Floriani. Il rĂ©pĂ©ta — Si cet homme a la moindre pudeur
 Elle sentit qu’elle ne gagnerait rien Ă  lui parler de la sorte, et malgrĂ© elle, malgrĂ© sa colĂšre et son indignation, toute frĂ©missante d’orgueil humiliĂ©, elle lui dit presque poliment — Monsieur, la lĂ©gende veut que RĂ©taux de Villette, quand il eut le Collier de la Reine entre les mains et qu’il en eut fait sauter tous les diamants avec Jeanne de Valois, n’ait point osĂ© toucher Ă  la monture. Il comprit que les diamants n’étaient que l’ornement, que l’accessoire, mais que la monture Ă©tait l’Ɠuvre essentielle, la crĂ©ation mĂȘme de l’artiste, et il la respecta. Pensez-vous que cet homme ait compris Ă©galement ? — Je ne doute pas que la monture existe. L’enfant l’a respectĂ©e. — Eh bien, Monsieur, s’il vous arrive de le rencontrer, vous lui direz qu’il garde injustement une de ces reliques qui sont la propriĂ©tĂ© et la gloire de certaines familles, et qu’il a pu en arracher les pierres sans que le Collier de la Reine cessĂąt d’appartenir Ă  la maison de Dreux-Soubise. Il nous appartient comme notre nom, comme notre honneur. Le chevalier rĂ©pondit simplement — Je le lui dirai, Madame. Il s’inclina devant elle, salua le comte, salua les uns aprĂšs les autres tous les assistants et sortit. ⁂ Quatre jours aprĂšs, Mme de Dreux trouvait sur la table de sa chambre un Ă©crin de cuir rouge aux armes du Cardinal. Elle ouvrit. C’était le Collier en esclavage de la Reine. Mais comme toutes choses doivent, dans la vie d’un homme soucieux d’unitĂ© et de logique, concourir au mĂȘme but — et qu’un peu de rĂ©clame n’est jamais nuisible — le lendemain l’Écho de France publiait ces lignes sensationnelles Le Collier de la Reine, le cĂ©lĂšbre bijou historique dĂ©robĂ© autrefois Ă  la famille de Dreux-Soubise, a Ă©tĂ© retrouvĂ© par ArsĂšne Lupin. ArsĂšne Lupin s’est empressĂ© de le rendre Ă  ses lĂ©gitimes propriĂ©taires. On ne peut qu’applaudir Ă  cette attention dĂ©licate et chevaleresque. » LE SEPTDE CƒUR Une question se pose, et elle me fut souvent posĂ©e — Comment ai-je connu ArsĂšne Lupin ? Personne ne doute que je le connaisse. Les dĂ©tails que j’accumule sur cet homme dĂ©concertant, les faits irrĂ©futables que j’expose, les preuves nouvelles que j’apporte, l’interprĂ©tation que je donne de certains actes dont on n’avait vu que les manifestations extĂ©rieures sans en pĂ©nĂ©trer les raisons secrĂštes ni le mĂ©canisme invisible, tout cela prouve bien, sinon une intimitĂ©, que l’existence mĂȘme de Lupin rendrait impossible, du moins des relations amicales et des confidences suivies. Mais comment l’ai-je connu ? D’oĂč me vient la faveur d’ĂȘtre son historiographe ? Pourquoi moi et pas un autre ? La rĂ©ponse est facile le hasard seul a prĂ©sidĂ© Ă  un choix oĂč mon mĂ©rite n’entre pour rien. C’est le hasard qui m’a mis sur sa route. C’est par hasard que j’ai Ă©tĂ© mĂȘlĂ© Ă  l’une de ses plus Ă©tranges et de ses plus mystĂ©rieuses aventures, par hasard enfin que je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteur en scĂšne, drame obscur et complexe, hĂ©rissĂ© de telles pĂ©ripĂ©ties que j’éprouve un certain embarras au moment d’en entreprendre le rĂ©cit. Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au 23 juin dont on a tant parlĂ©. Et, pour ma part, disons-le tout de suite, j’attribue la conduite assez anormale que je tins en l’occasion, Ă  l’état d’esprit trĂšs spĂ©cial oĂč je me trouvais en rentrant chez moi. Nous avions dĂźnĂ© entre amis au restaurant de la Cascade, et, toute la soirĂ©e, tandis que nous fumions et que l’orchestre de tziganes jouait des valses mĂ©lancoliques, nous n’avions parlĂ© que de crimes et de vols, d’intrigues effrayantes et tĂ©nĂ©breuses. C’est toujours lĂ  une mauvaise prĂ©paration au sommeil. Les Saint-Martin s’en allĂšrent en automobile. Jean Daspry, — ce charmant et insouciant Daspry qui devait, six mois aprĂšs, se faire tuer de façon si tragique sur la frontiĂšre du Maroc, — Jean Daspry et moi nous revĂźnmes Ă  pied par la nuit obscure et chaude. Quand nous fĂ»mes arrivĂ©s devant le petit hĂŽtel que j’habitais depuis un an Ă  Neuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit — Vous n’avez jamais peur ? — Quelle idĂ©e ! — Dame, ce pavillon est tellement isolĂ© ! pas de voisins
 des terrains vagues
 Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant
 — Eh bien, vous ĂȘtes gai, vous ! — Oh ! je dis cela comme je dirais autre chose. Les Saint-Martin m’ont impressionnĂ© avec leurs histoires de brigands. M’ayant serrĂ© la main il s’éloigna. Je pris ma clef et j’ouvris. — Allons ! bon, murmurai-je, Antoine a oubliĂ© de m’allumer une bougie. Et soudain je me rappelai Antoine Ă©tait absent, je lui avais donnĂ© congĂ©. Tout de suite l’ombre et le silence me furent dĂ©sagrĂ©ables. Je montai jusqu’à ma chambre Ă  tĂątons, le plus vite possible, et, aussitĂŽt, contrairement Ă  mon habitude, je tournai la clef et poussai le verrou. La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid. Pourtant j’eus soin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver Ă  longue portĂ©e, et je le posai Ă  cĂŽtĂ© de mon lit. Cette prĂ©caution acheva de me rassurer. Je me couchai et, comme Ă  l’ordinaire, pour m’endormir, je pris sur la table de nuit le livre qui m’y attendait chaque soir. Je fus trĂšs Ă©tonnĂ©. À la place du coupe-papier dont je l’avais marquĂ© la veille, se trouvait une enveloppe, cachetĂ©e de cinq cachets de cire rouge. Je la saisis vivement. Elle portait comme adresse mon nom et mon prĂ©nom, accompagnĂ©s de cette mention Urgente ». Une lettre ! une lettre Ă  mon nom ! qui pouvait l’avoir mise Ă  cet endroit ? Un peu nerveux, je dĂ©chirai l’enveloppe, et je lus À partir du moment oĂč vous aurez ouvert cette lettre, quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez, ne bougez plus, ne faites pas un geste, ne jetez pas un cri. Sinon, vous ĂȘtes perdu. » Moi non plus je ne suis pas un poltron, et, tout aussi bien qu’un autre, je sais me tenir en face du danger rĂ©el, ou sourire des pĂ©rils chimĂ©riques dont s’effare notre imagination. Mais, je le rĂ©pĂšte, j’étais dans une situation d’esprit anormale, plus facilement impressionnable, les nerfs Ă  fleur de peau. Et d’ailleurs, n’y avait-il pas dans tout cela quelque chose de troublant et d’inexplicable qui eĂ»t Ă©branlĂ© l’ñme du plus intrĂ©pide ? Mes doigts serraient fiĂ©vreusement la feuille de papier, et mes yeux relisaient sans cesse les phrases menaçantes
 Ne faites pas un geste
 ne jetez pas un cri
 sinon, vous ĂȘtes perdu
 » Allons donc ! pensai-je, c’est quelque plaisanterie, une farce imbĂ©cile. Je fus sur le point de rire, mĂȘme je voulus rire Ă  haute voix. Qui m’en empĂȘcha ? Quelle crainte indĂ©cise me comprima la gorge ? Du moins je soufflerais la bougie. Non, je ne pus la souffler. Pas un geste, ou vous ĂȘtes perdu », Ă©tait-il Ă©crit. Mais pourquoi lutter contre ces sortes d’autosuggestions plus impĂ©rieuses souvent que les faits les plus prĂ©cis ? Il n’y avait qu’à fermer les yeux. Je fermai les yeux. Au mĂȘme moment, un bruit lĂ©ger passa dans le silence, puis des craquements. Et cela provenait, me sembla-t-il, d’une grande salle voisine oĂč j’avais installĂ© mon cabinet de travail et dont je n’étais sĂ©parĂ© que par l’antichambre. L’approche d’un danger rĂ©el me surexcita, et j’eus la sensation que j’allais me lever, saisir mon revolver et me prĂ©cipiter dans cette salle. Je ne me levai point en face de moi, un des rideaux de la fenĂȘtre de gauche avait remuĂ©. Le doute n’était pas possible il avait remuĂ©. Il remuait encore ! Et je vis — oh ! je vis cela distinctement — qu’il y avait entre les rideaux et la fenĂȘtre, dans cet espace trop Ă©troit, une forme humaine dont l’épaisseur empĂȘchait l’étoffe de tomber droit. Et l’ĂȘtre aussi me voyait, il Ă©tait certain qu’il me voyait Ă  travers les mailles trĂšs larges de l’étoffe. Alors je compris tout. Tandis que les autres emportaient leur butin, sa mission Ă  lui consistait Ă  me tenir en respect. Me lever ? Saisir un revolver ? Impossible
 il Ă©tait lĂ  ! au moindre geste, au moindre cri, j’étais perdu. Un coup violent secoua la maison, suivi de petits coups groupĂ©s par deux ou trois, comme ceux d’un marteau qui frappe sur des pointes et qui rebondit. Ou du moins voilĂ  ce que j’imaginais, dans la confusion de mon cerveau. Et d’autres bruits s’entrecroisĂšrent, un vĂ©ritable vacarme qui prouvait que l’on ne se gĂȘnait point, et que l’on agissait en toute sĂ©curitĂ©. On avait raison je ne bougeai pas. Fut-ce lĂąchetĂ© ? Non, anĂ©antissement plutĂŽt, impuissance totale Ă  mouvoir un seul de mes membres. Sagesse Ă©galement, car enfin pourquoi lutter ? DerriĂšre cet homme, il y en avait dix autres qui viendraient Ă  son appel. Allais-je risquer ma vie pour sauver quelques tapisseries et quelques bibelots ? Et toute la nuit ce supplice dura. Supplice intolĂ©rable, angoisse terrible ! Le bruit s’était interrompu, mais je ne cessais d’attendre qu’il recommençùt. Et l’homme ! l’homme qui me surveillait, l’arme Ă  la main ! Mon regard effrayĂ© ne le quittait pas. Et mon cƓur battait ! et de la sueur ruisselait de mon front et de tout mon corps ! Et tout Ă  coup un bien-ĂȘtre inexprimable m’envahit une voiture de laitier dont je connaissais bien le roulement, passa sur le boulevard, et j’eus en mĂȘme temps l’impression que l’aube se glissait entre les persiennes closes et qu’un peu de jour dehors se mĂȘlait Ă  l’ombre. Et le jour pĂ©nĂ©tra dans la chambre. Et d’autres voitures passĂšrent. Et tous les fantĂŽmes de la nuit s’évanouirent. Alors je sortis un bras du lit, lentement, sournoisement. En face rien ne remua. Je marquai des yeux le pli du rideau, l’endroit prĂ©cis oĂč il fallait viser, je fis le compte exact des mouvements que je devais exĂ©cuter, et, rapidement, j’empoignai mon revolver et je tirai. Je sautai hors du lit avec un cri de dĂ©livrance, et je bondis sur le rideau. L’étoffe Ă©tait percĂ©e, la vitre Ă©tait percĂ©e. Quant Ă  l’homme, je n’avais pu l’atteindre
 pour cette bonne raison qu’il n’y avait personne. Personne ! Ainsi, toute la nuit, j’avais Ă©tĂ© hypnotisĂ© par un pli de rideau ! Et pendant ce temps, des malfaiteurs
 Rageusement, d’un Ă©lan que rien n’eĂ»t arrĂȘtĂ©, je tournai la clef dans la serrure, j’ouvris ma porte, je traversai l’antichambre, j’ouvris une autre porte, et je me ruai dans la salle. Mais une stupeur me cloua sur le seuil, haletant, abasourdi, plus Ă©tonnĂ© encore que je ne l’avais Ă©tĂ© de l’absence de l’homme rien n’avait disparu. Toutes les choses que je supposais enlevĂ©es, meubles, tableaux, vieux velours et vieilles soies, toutes ces choses Ă©taient Ă  leur place ! Spectacle incomprĂ©hensible ! Je n’en croyais pas mes yeux ! Pourtant ce vacarme, ces bruits de dĂ©mĂ©nagement
 Je fis le tour de la piĂšce, j’inspectai les murs, je dressai l’inventaire de tous ces objets que je connaissais si bien. Rien ne manquait ! Et ce qui me dĂ©concertait le plus, c’est que rien non plus ne rĂ©vĂ©lait le passage des malfaiteurs, aucun indice, pas une chaise dĂ©rangĂ©e, pas une trace de pas. — Voyons, voyons, me disais-je en me prenant la tĂȘte Ă  deux mains, je ne suis pourtant pas un fou ! J’ai bien entendu !
 Pouce par pouce, avec les procĂ©dĂ©s d’investigation les plus minutieux, j’examinai la salle. Ce fut en vain. Ou plutĂŽt
 mais pouvais-je considĂ©rer cela comme une dĂ©couverte ? Sous un petit tapis persan, jetĂ© sur le parquet, je ramassai une carte, une carte Ă  jouer. C’était un sept de cƓur, pareil Ă  tous les sept de cƓur des jeux de cartes français, mais qui retint mon attention par un dĂ©tail assez curieux. La pointe extrĂȘme de chacune des sept marques rouges en forme de cƓur, Ă©tait percĂ©e d’un trou, le trou rond et rĂ©gulier qu’eĂ»t pratiquĂ© l’extrĂ©mitĂ© d’un poinçon. VoilĂ  tout. Une carte et une lettre trouvĂ©e dans un livre. En dehors de cela, rien. Était-ce assez pour affirmer que je n’avais pas Ă©tĂ© le jouet d’un rĂȘve ? ⁂ Toute la journĂ©e, je poursuivis mes recherches dans le salon. C’était une grande piĂšce en disproportion avec l’exiguĂŻtĂ© de l’hĂŽtel, et dont l’ornementation attestait le goĂ»t bizarre de celui qui l’avait conçue. Le parquet Ă©tait fait d’une mosaĂŻque de petites pierres multicolores, formant de larges dessins symĂ©triques. La mĂȘme mosaĂŻque recouvrait les murs, disposĂ©e en panneaux, allĂ©gories pompĂ©iennes, compositions bizantines, fresque du moyen Ăąge. Un Bacchus enfourchait un tonneau. Un empereur couronnĂ© d’or, Ă  barbe fleurie, tenait un glaive dans sa main droite. Tout en haut, un peu Ă  la façon d’un atelier, se dĂ©coupait l’unique et vaste fenĂȘtre. Cette fenĂȘtre Ă©tant toujours ouverte la nuit, il Ă©tait probable que les hommes avaient passĂ© par lĂ , Ă  l’aide d’une Ă©chelle. Mais, ici encore, aucune certitude. Les montants de l’échelle eussent dĂ» laisser des traces sur le sol battu de la cour il n’y en avait point. L’herbe du terrain vague qui entourait l’hĂŽtel aurait dĂ» ĂȘtre fraĂźchement foulĂ©e elle ne l’était pas. J’avoue que je n’eus point l’idĂ©e de m’adresser Ă  la police, tellement les faits qu’il m’eĂ»t fallu exposer Ă©taient inconsistants et absurdes. On se fĂ»t moquĂ© de moi. Mais, le surlendemain, c’était mon jour de chronique au Gil Blas, oĂč j’écrivais alors. ObsĂ©dĂ© par mon aventure, je la racontai tout au long. L’article ne passa pas inaperçu, mais je vis bien qu’on ne le prenait guĂšre au sĂ©rieux, et qu’on le considĂ©rait plutĂŽt comme une fantaisie que comme une histoire rĂ©elle. Les Saint-Martin me raillĂšrent. Daspry, cependant, qui ne manquait pas d’une certaine compĂ©tence en ces matiĂšres, vint me voir, se fit expliquer l’affaire et l’étudia
 sans plus de succĂšs d’ailleurs. Or, un des matins suivants, le timbre de la grille rĂ©sonna, et Antoine vint m’avertir qu’un monsieur dĂ©sirait me parler. Il n’avait pas voulu donner son nom. Je le priai de monter. C’était un homme d’une quarantaine d’annĂ©es, trĂšs brun, de visage Ă©nergique, et dont les habits propres, mais usĂ©s, annonçaient un souci d’élĂ©gance qui contrastait avec ses façons plutĂŽt vulgaires. Sans prĂ©ambule, il me dit — d’une voix Ă©raillĂ©e, avec des accents qui me confirmĂšrent la situation sociale de l’individu — Monsieur, en voyage, dans un cafĂ©, le Gil Blas m’est tombĂ© sous les yeux. J’ai lu votre article. Il m’a intĂ©ressé  beaucoup. — Je vous remercie. — Et je suis revenu. — Ah ! — Oui, pour vous parler. Tous les faits que vous avez racontĂ©s sont-ils exacts ? — Absolument exacts. — Il n’en est pas un seul qui soit de votre invention ? — Pas un seul. — En ce cas j’aurais peut-ĂȘtre des renseignements Ă  vous fournir. — Je vous Ă©coute. — Non. — Comment, non ? — Avant de parler, il faut que je vĂ©rifie s’ils sont justes. — Et pour les vĂ©rifier ? — Il faut que je reste seul dans cette piĂšce. Je le regardai avec surprise. — Je ne vois pas trĂšs bien
 — C’est une idĂ©e que j’ai eue en lisant votre article. Certains dĂ©tails Ă©tablissent une coĂŻncidence vraiment extraordinaire avec une autre aventure que le hasard m’a rĂ©vĂ©lĂ©e. Si je me suis trompĂ©, il est prĂ©fĂ©rable que je garde le silence. Et l’unique moyen de le savoir, c’est que je reste seul
 Qu’y avait-il sous cette proposition ? Plus tard je me suis rappelĂ© qu’en la formulant l’homme avait un air inquiet, une expression de physionomie anxieuse. Mais, sur le moment, bien qu’un peu Ă©tonnĂ©, je ne trouvai rien de particuliĂšrement anormal Ă  sa demande. Et puis une telle curiositĂ© me stimulait ! Je rĂ©pondis — Soit. Combien vous faut-il de temps ? — Oh ! trois minutes, pas davantage. D’ici trois minutes, je vous rejoindrai. Je sortis de la piĂšce. En bas, je tirai ma montre. Une minute s’écoula. Deux minutes
 Pourquoi donc me sentais-je oppressĂ© ? Pourquoi ces instants me paraissaient-ils plus solennels que d’autres ? Deux minutes et demie
 Deux minutes trois quarts
 Et soudain un coup de feu retentit. En quelques enjambĂ©es j’escaladai les marches et j’entrai. Un cri d’horreur m’échappa. Au milieu de la salle l’homme gisait, immobile, couchĂ© sur le cĂŽtĂ© gauche. Du sang coulait de son crĂąne, mĂȘlĂ© Ă  des dĂ©bris de cervelle. PrĂšs de son poing, un revolver, tout fumant. Une convulsion l’agita, et ce fut tout. Mais plus encore que ce spectacle effroyable, quelque chose me frappa, quelque chose qui fit que je n’appelai pas au secours tout de suite, et que je ne me jetai point Ă  genoux pour voir si l’homme respirait. À deux pas de lui, par terre, il y avait un sept de cƓur ! Je le ramassai. Les sept extrĂ©mitĂ©s des sept marques rouges Ă©taient percĂ©es d’un trou
 ⁂ Une demi-heure aprĂšs, le commissaire de police de Neuilly arrivait, puis le mĂ©decin lĂ©giste, puis le chef de la SĂ»retĂ©, M. Dudouis. Je m’étais bien gardĂ© de toucher au cadavre. Rien ne put fausser les premiĂšres constatations. Elles furent brĂšves, d’autant plus brĂšves que tout d’abord on ne dĂ©couvrit rien, ou peu de chose. Dans les poches du mort aucun papier, sur ses vĂȘtements aucun nom, sur son linge aucune initiale. Somme toute, pas un indice capable d’établir son identitĂ©. Et dans la salle le mĂȘme ordre qu’auparavant. Les meubles n’avaient pas Ă©tĂ© dĂ©rangĂ©s, et les objets avaient gardĂ© leur ancienne position. Pourtant cet homme n’était pas venu chez moi dans l’unique intention de se tuer, et parce qu’il jugeait que mon domicile convenait mieux que tout autre Ă  son suicide ! Il fallait qu’un motif l’eĂ»t dĂ©terminĂ© Ă  cet acte de dĂ©sespoir, et que ce motif lui-mĂȘme rĂ©sultĂąt d’un fait nouveau, constatĂ© par lui au cours des trois minutes qu’il avait passĂ©es seul. Quel fait ? Qu’avait-il vu ? Qu’avait-il surpris ? Quel secret Ă©pouvantable avait-il pĂ©nĂ©trĂ© ? Aucune supposition n’était permise. Mais, au dernier moment, un incident se produisit qui nous parut d’un intĂ©rĂȘt considĂ©rable. Comme deux agents se baissaient pour soulever le cadavre et l’emporter sur un brancard, ils s’aperçurent que la main gauche, fermĂ©e jusqu’alors et crispĂ©e, s’était dĂ©tendue, et qu’une carte de visite, toute froissĂ©e, s’en Ă©chappait. Cette carte portait Georges Andermatt, rue de Berry, 37. Qu’est-ce que cela signifiait ? Georges Andermatt Ă©tait un gros banquier de Paris, fondateur et prĂ©sident de ce Comptoir des mĂ©taux qui a donnĂ© une telle impulsion aux industries mĂ©tallurgiques de France. Il menait grand train, possĂ©dant mail-coach, automobiles, Ă©curie de course. Ses rĂ©unions Ă©taient trĂšs suivies et l’on citait Mme Andermatt pour sa grĂące et pour sa beautĂ©. — Serait-ce le nom du mort ? murmurai-je. Le chef de la SĂ»retĂ© se pencha. — Ce n’est pas lui. M. Andermatt est un homme pĂąle et un peu grisonnant. — Mais alors pourquoi cette carte ? — Vous avez le tĂ©lĂ©phone, Monsieur ? — Oui, dans le vestibule. Si vous voulez bien m’accompagner. Il chercha dans l’annuaire et demanda le — M. Andermatt est-il chez lui ? — Veuillez lui dire que M. Dudouis le prie de venir en toute hĂąte au 102 du boulevard Maillot. C’est urgent. Vingt minutes plus tard, M. Andermatt descendait de son automobile. On lui exposa les raisons qui nĂ©cessitaient son intervention, puis on le mena devant le cadavre. Il eut une seconde d’émotion qui contracta son visage, et prononça Ă  voix basse, comme s’il parlait malgrĂ© lui — Étienne Varin. — Vous le connaissiez ? — Non
 ou du moins oui
 mais de vue seulement. Son frĂšre
 — Il a un frĂšre ? — Oui, Alfred Varin
 Son frĂšre est venu autrefois me solliciter
 je ne sais plus Ă  quel propos
 — OĂč demeure-t-il ? — Les deux frĂšres demeuraient ensemble
 rue de Provence, je crois. — Et vous ne soupçonnez pas la raison pour laquelle celui-ci s’est tuĂ© ? — Nullement. — Cependant cette carte qu’il tenait dans sa main ?
 Votre carte avec votre adresse ! — Je n’y comprends rien. Ce n’est lĂ  Ă©videmment qu’un hasard que l’instruction nous expliquera. Un hasard en tout cas bien curieux, pensai-je et je sentis que nous Ă©prouvions tous la mĂȘme impression. Cette impression, je la retrouvai dans les journaux du lendemain, et chez tous ceux de mes amis avec qui je m’entretins de l’aventure. Au milieu des mystĂšres qui la compliquaient, aprĂšs la double dĂ©couverte, si dĂ©concertante, de ce sept de cƓur sept fois percĂ©, aprĂšs les deux Ă©vĂ©nements aussi Ă©nigmatiques l’un que l’autre dont ma demeure avait Ă©tĂ© le théùtre, cette carte de visite semblait enfin promettre un peu de lumiĂšre. Par elle on arriverait Ă  la vĂ©ritĂ©. Mais, contrairement aux prĂ©visions, M. Andermatt ne fournit aucune indication. — J’ai dit ce que je savais, rĂ©pĂ©tait-il. Que veut-on de plus ? Je suis le premier stupĂ©fait que cette carte ait Ă©tĂ© trouvĂ©e lĂ , et j’attends comme tout le monde que ce point soit Ă©clairci. Il ne le fut pas. L’enquĂȘte Ă©tablit que les frĂšres Varin, Suisses d’origine, avaient menĂ© sous des noms diffĂ©rents une vie fort mouvementĂ©e, frĂ©quentant les tripots, en relations avec toute une bande d’étrangers dont la police s’occupait, et qui s’était dispersĂ©e aprĂšs une sĂ©rie de cambriolages auxquels leur participation ne fut Ă©tablie que par la suite. Au numĂ©ro 24 de la rue de Provence oĂč les frĂšres Varin avaient en effet habitĂ© six ans auparavant, on ignorait ce qu’ils Ă©taient devenus. Je confesse que, pour ma part, cette affaire me semblait si embrouillĂ©e que je ne croyais guĂšre Ă  la possibilitĂ© d’une solution, et que je m’efforçais de n’y plus songer. Mais Jean Daspry, au contraire, que je vis beaucoup Ă  cette Ă©poque, se passionnait chaque jour davantage. Ce fut lui qui me signala cet Ă©cho d’un journal Ă©tranger que toute la presse reproduisait et commentait On va procĂ©der en prĂ©sence de l’empereur, et dans un lieu que l’on tiendra secret jusqu’à la derniĂšre minute, aux premiers essais d’un sous-marin qui doit rĂ©volutionner les conditions futures de la guerre navale. Une indiscrĂ©tion nous en a rĂ©vĂ©lĂ© le nom il s’appelle Le Sept-de-cƓur. » Le Sept de cƓur ! Ă©tait-ce lĂ  rencontre fortuite ? ou bien devait-on Ă©tablir un lien entre le nom de ce sous-marin et les incidents dont nous avons parlĂ© ? Mais un lien de quelle nature ? Ce qui se passait ici ne pouvait aucunement se relier Ă  ce qui se passait lĂ -bas. — Qu’en savez-vous ? me disait Daspry. Les effets les plus disparates proviennent souvent d’une cause unique. Le surlendemain, un autre Ă©cho nous arrivait On prĂ©tend que les plans du Sept-de-cƓur, le sous-marin dont les expĂ©riences vont avoir lieu incessamment, ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s par des ingĂ©nieurs français. Ces ingĂ©nieurs, ayant sollicitĂ© en vain l’appui de leurs compatriotes, se seraient adressĂ©s ensuite, sans plus de succĂšs, Ă  l’AmirautĂ© anglaise. Nous donnons ces nouvelles sous toute rĂ©serve. » Je n’ose pas trop insister sur des faits de nature extrĂȘmement dĂ©licate, et qui provoquĂšrent, on s’en souvient, une Ă©motion si considĂ©rable. Cependant, puisque tout danger de complication est Ă©cartĂ©, il me faut bien parler de l’article de l’Écho de France, qui fit alors tant de bruit, et qui jeta sur l’affaire du Sept de cƓur, comme on l’appelait, quelques clartĂ©s
 confuses. Le voici, tel qu’il parut sous la signature de Salvator L’affaire du Sept-de-cƓur. Un coin du voile soulevĂ©. Nous serons brefs. Il y a dix ans, un jeune ingĂ©nieur des mines, Louis Lacombe, dĂ©sireux de consacrer son temps et sa fortune aux Ă©tudes qu’il poursuivait, donna sa dĂ©mission, et loua, au numĂ©ro 102 du boulevard Maillot, un petit hĂŽtel qu’un comte italien avait fait rĂ©cemment construire et dĂ©corer. Par l’intermĂ©diaire de deux individus, les frĂšres Varin, de Lausanne, dont l’un l’assistait dans ses expĂ©riences comme prĂ©parateur, et dont l’autre lui cherchait des commanditaires, il entra en relations avec H. Georges Andermatt, qui venait de fonder le Comptoir des MĂ©taux. AprĂšs plusieurs entrevues, il parvint Ă  l’intĂ©resser Ă  un projet de sous-marin auquel il travaillait, et il fut entendu que, dĂšs la mise au point dĂ©finitive de l’invention, M. Andermatt userait de son influence pour obtenir du ministĂšre de la marine une sĂ©rie d’essais. Durant deux annĂ©es, Louis Lacombe frĂ©quenta assidĂ»ment l’hĂŽtel Andermatt et soumit au banquier les perfectionnements qu’il apportait Ă  son projet, jusqu’au jour oĂč, satisfait lui-mĂȘme de son travail, ayant trouvĂ© la formule dĂ©finitive qu’il cherchait, il pria M. Andermatt de se mettre en campagne. Ce jour-lĂ , Louis Lacombe dĂźna chez les Andermatt. Il s’en alla, le soir, vers onze heures et demie. Depuis on ne l’a plus revu. En relisant les journaux de l’époque, on verrait que la famille du jeune homme saisit la justice et que le parquet s’inquiĂ©ta. Mais on n’aboutit Ă  aucune certitude, et gĂ©nĂ©ralement il fut admis que Louis Lacombe, qui passait pour un garçon original et fantasque, Ă©tait parti en voyage sans prĂ©venir personne. Acceptons cette hypothĂšse
 invraisemblable. Mais une question se pose, capitale pour notre pays que sont devenus les plans du sous-marin ? Louis Lacombe les a-t-il emportĂ©s ? Sont-ils dĂ©truits ? De l’enquĂȘte trĂšs sĂ©rieuse Ă  laquelle nous nous sommes livrĂ©s, il rĂ©sulte que ces plans existent. Les frĂšres Varin les ont eus entre les mains. Comment ? Nous n’avons encore pu l’établir, de mĂȘme que nous ne savons pas pourquoi ils n’ont pas essayĂ© plus tĂŽt de les vendre. Craignaient-ils qu’on ne leur demandĂąt comment ils les avaient en leur possession ? En tout cas cette crainte n’a pas persistĂ©, et nous pouvons en toute certitude affirmer ceci les plans de Louis Lacombe sont la propriĂ©tĂ© d’une puissance Ă©trangĂšre, et nous sommes en mesure de publier la correspondance Ă©changĂ©e Ă  ce propos entre les frĂšres Varin et le reprĂ©sentant de cette puissance. Actuellement le Sept-de-cƓur imaginĂ© par Louis Lacombe est rĂ©alisĂ© par nos voisins. La rĂ©alitĂ© rĂ©pondra-t-elle aux prĂ©visions optimistes de ceux qui ont Ă©tĂ© mĂȘlĂ©s Ă  cette trahison ? Nous avons, pour espĂ©rer le contraire, des raisons que l’évĂ©nement, nous voudrions le croire, ne trompera point. » Et un post-scriptum ajoutait DerniĂšre heure. — Nous espĂ©rions Ă  juste titre. Nos informations particuliĂšres nous permettent d’annoncer que les essais du Sept-de-cƓur n’ont pas Ă©tĂ© satisfaisants. Il est assez probable qu’aux plans livrĂ©s par les frĂšres Varin, il manquait le dernier document apportĂ© par Louis Lacombe Ă  M. Andermatt le soir de sa disparition, document indispensable Ă  la comprĂ©hension totale du projet, sorte de rĂ©sumĂ© oĂč l’on retrouve les conclusions dĂ©finitives, les Ă©valuations et les mesures contenues dans les autres papiers. Sans ce document les plans sont imparfaits ; de mĂȘme que, sans les plans, le document est inutile. Donc il est encore temps d’agir et de reprendre ce qui nous appartient. Pour cette besogne fort difficile, nous comptons beaucoup sur l’assistance de M. Andermatt. Il aura Ă  cƓur d’expliquer la conduite inexplicable qu’il a tenue depuis le dĂ©but. Il dira non seulement pourquoi il n’a pas racontĂ© ce qu’il savait au moment du suicide d’Étienne Varin, mais aussi pourquoi il n’a jamais rĂ©vĂ©lĂ© la disparition des papiers dont il avait connaissance. Il dira pourquoi, depuis six ans, il fait surveiller les frĂšres Varin par des agents Ă  sa solde. Nous attendons de lui, non point des paroles, mais des actes. Sinon
 » La menace Ă©tait brutale. Mais en quoi consistait-elle ? Quel moyen d’intimidation Salvator, l’auteur
 anonyme de l’article, possĂ©dait-il sur M. Andermatt ? Une nuĂ©e de reporters assaillit le banquier, et dix interviews exprimĂšrent le dĂ©dain avec lequel il rĂ©pondit Ă  cette mise en demeure. Sur quoi, le correspondant de l’Écho de France riposta par ces trois lignes Que M. Andermatt le veuille ou non, il est dĂšs Ă  prĂ©sent notre collaborateur dans l’Ɠuvre que nous entreprenons. » ⁂ Le jour oĂč parut cette rĂ©plique, Daspry et moi nous dĂźnĂąmes ensemble. Le soir, les journaux Ă©talĂ©s sur ma table, nous discutions l’affaire et l’examinions sous toutes ses faces avec cette irritation que l’on Ă©prouverait Ă  marcher indĂ©finiment dans l’ombre et Ă  toujours se heurter aux mĂȘmes obstacles. Et soudain, sans que mon domestique m’eĂ»t averti, sans que le timbre eĂ»t rĂ©sonnĂ©, la porte s’ouvrit et une dame entra, couverte d’un voile Ă©pais. Je me levai aussitĂŽt et m’avançai. Elle me dit — C’est vous, Monsieur, qui demeurez ici ? — Oui, Madame, mais je vous avoue
 — La grille sur le boulevard n’était pas fermĂ©e, expliqua-t-elle. — Mais la porte du vestibule ? Elle ne rĂ©pondit pas, et je songeai qu’elle avait dĂ» faire le tour par l’escalier de service. Elle connaissait donc le chemin ? Il y eut un silence un peu embarrassĂ©. Elle regarda Daspry. MalgrĂ© moi, comme j’eusse fait dans un salon, je le prĂ©sentai. Puis je la priai de s’asseoir et de m’exposer le but de sa visite. Elle enleva son voile et je vis qu’elle Ă©tait brune, de visage rĂ©gulier, et, sinon trĂšs belle, du moins d’un charme infini, qui provenait de ses yeux surtout, des yeux graves et douloureux. Elle dit simplement — Je suis Mme Andermatt. — Madame Andermatt ! rĂ©pĂ©tai-je, de plus en plus Ă©tonnĂ©. Un nouveau silence. Et elle reprit d’une voix calme, et de l’air le plus tranquille — Je viens au sujet de cette affaire
 que vous savez. J’ai pensĂ© que je pourrais peut-ĂȘtre avoir auprĂšs de vous quelques renseignements
 — Mon Dieu, Madame, je n’en connais pas plus que ce qu’en ont dit les journaux. Veuillez prĂ©ciser en quoi je puis vous ĂȘtre utile. — Je ne sais pas
 Je ne sais pas
 Seulement alors j’eus l’intuition que son calme Ă©tait factice, et que, sous cet air de sĂ©curitĂ© parfaite, se cachait un grand trouble. Et nous nous tĂ»mes, aussi gĂȘnĂ©s l’un que l’autre. Mais Daspry, qui n’avait pas cessĂ© de l’observer, s’approcha et lui dit — Voulez-vous me permettre, Madame, de vous poser quelques questions ? — Oh ! oui, s’écria-t-elle, comme cela je parlerai. — Vous parlerez
 quelles que soient ces questions ? — Quelles qu’elles soient. Il rĂ©flĂ©chit et prononça — Vous connaissiez Louis Lacombe ? — Oui, par mon mari. — Quand l’avez-vous vu pour la derniĂšre fois ? — Le soir oĂč il a dĂźnĂ© chez nous. — Ce soir-lĂ , rien n’a pu vous donner Ă  penser que vous ne le verriez plus ? — Non. Il avait bien fait allusion Ă  un voyage en Russie, mais si vaguement ! — Vous comptiez donc le revoir ? — Le surlendemain, Ă  dĂźner. — Et comment expliquez-vous cette disparition ? — Je ne l’explique pas. — Et M. Andermatt ? — Je l’ignore. — Cependant
 — Ne m’interrogez pas lĂ -dessus. — L’article de l’Écho de France semble dire
 — Ce qu’il semble dire, c’est que les frĂšres Varin ne sont pas Ă©trangers Ă  cette disparition. — Est-ce votre avis ? — Oui. — Sur quoi repose votre conviction ? — En nous quittant, Louis Lacombe portait une serviette qui contenait tous les papiers relatifs Ă  son projet. Deux jours aprĂšs, il y a eu entre mon mari et l’un des frĂšres Varin, celui qui vit, une entrevue au cours de laquelle mon mari acquĂ©rait la preuve que ces papiers Ă©taient aux mains des deux frĂšres. — Et il ne les a pas dĂ©noncĂ©s ? — Non. — Pourquoi ? — Parce que, dans la serviette, se trouvait autre chose que les papiers de Louis Lacombe. — Quoi ? Elle hĂ©sita, fut sur le point de rĂ©pondre, puis, finalement, garda le silence. Daspry continua — VoilĂ  donc la cause pour laquelle votre mari, sans avertir la police, faisait surveiller les deux frĂšres. Il espĂ©rait Ă  la fois reprendre les papiers et cette chose
 compromettante grĂące Ă  laquelle les deux frĂšres exerçaient sur lui une sorte de chantage. — Sur lui
 et sur moi. — Ah ! sur vous aussi ? — Sur moi principalement. Elle articula ces trois mots d’une voix sourde. Daspry l’observa, fit quelques pas, et revenant Ă  elle — Vous avez Ă©crit Ă  Louis Lacombe ? — Certes
 mon mari Ă©tait en relations
 — En dehors de ces lettres officielles, n’avez-vous pas Ă©crit Ă  Louis Lacombe
 d’autre lettres. Excusez mon insistance, mais il est indispensable que je sache toute la vĂ©ritĂ©. Avez-vous Ă©crit d’autres lettres ? Toute rougissante, elle murmura — Oui. — Et ce sont ces lettres que possĂ©daient les frĂšres Varin ? — Oui. — M. Andermatt le sait donc ? — Il ne les a pas vues, mais Alfred Varin lui en a rĂ©vĂ©lĂ© l’existence, le menaçant de les publier si mon mari agissait contre eux. Mon mari a eu peur
 il a reculĂ© devant le scandale. — Seulement, il a tout mis en Ɠuvre pour leur arracher ces lettres. — Il a tout mis en Ɠuvre
 du moins, je le suppose, car, Ă  partir de cette derniĂšre entrevue avec Alfred Varin, et aprĂšs les quelques mots trĂšs violents par lesquels il m’en rendit compte, il n’y a plus eu entre mon mari et moi aucune intimitĂ©, aucune confiance. Nous vivons comme deux Ă©trangers. — En ce cas, si vous n’avez rien Ă  perdre, que craignez-vous ? — Si indiffĂ©rente que je lui sois devenue, je suis celle qu’il a aimĂ©e, celle qu’il aurait encore pu aimer ; — oh ! cela, j’en suis certaine, murmura-t-elle d’une voix ardente, il m’aurait encore aimĂ©e, s’il ne s’était pas emparĂ© de ces maudites lettres
 — Comment ! il aurait rĂ©ussi
 Mais les deux frĂšres se dĂ©fiaient cependant ? — Oui, et ils se vantaient mĂȘme, paraĂźt-il, d’avoir une cachette sĂ»re. — Alors ?
 — J’ai tout lieu de croire que mon mari a dĂ©couvert cette cachette ! — Allons donc ! oĂč se trouvait-elle ? — Ici. Je tressautai. — Ici ! — Oui, et je l’avais toujours soupçonnĂ©. Louis Lacombe, trĂšs ingĂ©nieux, passionnĂ© de mĂ©canique, s’amusait, Ă  ses heures perdues, Ă  confectionner des coffres et des serrures. Les frĂšres Varin ont dĂ» surprendre et, par la suite, utiliser une de ces cachettes pour dissimuler les lettres
 et d’autres choses aussi sans doute. — Mais ils n’habitaient pas ici, m’écriai-je. — Jusqu’à votre arrivĂ©e, il y a quatre mois, ce pavillon est restĂ© inoccupĂ©. Il est donc probable qu’ils y revenaient, et ils ont pensĂ© en outre que votre prĂ©sence ne les gĂȘnerait pas le jour oĂč ils auraient besoin de retirer tous leurs papiers. Mais ils comptaient sans mon mari qui, dans la nuit du 22 au 23 juin, a forcĂ© le coffre, a pris
 ce qu’il cherchait, et a laissĂ© sa carte pour bien montrer aux deux frĂšres qu’il n’avait plus Ă  les redouter et que les rĂŽles changeaient. Deux jours plus tard, averti par l’article du Gil Blas, Étienne Varin se prĂ©sentait chez vous en toute hĂąte, restait seul dans ce salon, trouvait le coffre vide
 et se tuait. AprĂšs un instant, Daspry demanda — C’est une simple supposition, n’est-ce pas ? M. Andermatt ne vous a rien dit ? — Non. — Son attitude vis-Ă -vis de vous ne s’est pas modifiĂ©e ? Il ne vous a pas paru plus sombre, plus soucieux ? — Non. — Et vous croyez qu’il en serait ainsi s’il avait trouvĂ© les lettres ! Pour moi il ne les a pas. Pour moi, ce n’est pas lui qui est entrĂ© ici. — Mais qui alors ? — Le personnage mystĂ©rieux qui conduit cette affaire, qui en tient tous les fils, et qui la dirige vers un but que nous ne faisons qu’entrevoir Ă  travers tant de complications, le personnage mystĂ©rieux dont on sent l’action visible et toute-puissante depuis la premiĂšre heure. C’est lui et ses amis qui sont entrĂ©s dans cet hĂŽtel le 22 juin, c’est lui qui a dĂ©couvert la cachette, c’est lui qui a laissĂ© la carte de M. Andermatt, c’est lui qui dĂ©tient la correspondance et les preuves de la trahison des frĂšres Varin. — Qui, lui ? interrompis-je, non sans impatience. — Le correspondant de l’Écho de France, parbleu, ce Salvator ! N’est-ce pas d’une Ă©vidence aveuglante ? Ne donne-t-il pas dans son article des dĂ©tails que, seul, peut connaĂźtre l’homme qui a pĂ©nĂ©trĂ© les secrets des deux frĂšres ? — En ce cas, balbutia Mme Andermatt, avec effroi, il a mes lettres Ă©galement, et c’est lui Ă  son tour qui menace mon mari ! Que faire, mon Dieu ! — Lui Ă©crire, dĂ©clara nettement Daspry, se confier Ă  lui sans dĂ©tours ; lui raconter tout ce que vous savez et tout ce que vous pouvez apprendre. — Que dites-vous ! — Votre intĂ©rĂȘt est le mĂȘme que le sien. Il est hors de doute qu’il agit contre le survivant des deux frĂšres. Ce n’est pas contre M. Andermatt qu’il cherche des armes, mais contre Alfred Varin. Aidez-le. — Comment ? — Votre mari a-t-il ce document qui complĂšte et qui permet d’utiliser les plans de Louis Lacombe ? — Oui. — PrĂ©venez-en Salvator. Au besoin, tĂąchez de lui procurer ce document. Bref, entrez en correspondance avec lui. Que risquez-vous ? Le conseil Ă©tait hardi, dangereux mĂȘme Ă  premiĂšre vue, mais Mme Andermatt n’avait guĂšre le choix. Aussi bien, comme disait Daspry, que risquait-elle ? Si l’inconnu Ă©tait un ennemi, cette dĂ©marche n’aggravait pas la situation. Si c’était un Ă©tranger qui poursuivait un but particulier, il devait n’attacher Ă  ces lettres qu’une importance secondaire. Quoi qu’il en soit, il y avait lĂ  une idĂ©e, et Mme Andermatt, dans son dĂ©sarroi, fut trop heureuse de s’y rallier. Elle nous remercia avec effusion, et promit de nous tenir au courant. Le surlendemain, en effet, elle nous envoyait ce mot qu’elle avait reçu en rĂ©ponse Les lettres ne s’y trouvaient pas. Mais je les aurai, soyez tranquille. Je veille Ă  tout. S. » Je pris le papier. C’était l’écriture du billet que l’on avait introduit dans mon livre de chevet, le soir du 22 juin. Daspry avait donc raison, Salvator Ă©tait bien le grand organisateur de cette affaire. ⁂ En vĂ©ritĂ©, nous commencions Ă  discerner quelques lueurs parmi les tĂ©nĂšbres qui nous environnaient et certains points s’éclairaient d’une lumiĂšre inattendue. Mais que d’autres restaient obscurs, comme la dĂ©couverte des deux sept de cƓur ! Pour ma part, j’en revenais toujours lĂ , plus intriguĂ© peut-ĂȘtre qu’il n’eĂ»t fallu par ces deux cartes dont les sept petites figures transpercĂ©es avaient frappĂ© mes yeux en de si troublantes circonstances. Quel rĂŽle jouaient-elles dans le drame ? Quelle importance devait-on leur attribuer ? Quelle conclusion devait-on tirer de ce fait que le sous-marin construit sur les plans de Louis Lacombe portait le nom de Sept-de-cƓur ? Daspry, lui, s’occupait peu des deux cartes, tout entier Ă  l’étude d’un autre problĂšme dont la solution lui semblait plus urgente il cherchait inlassablement la fameuse cachette. — Et qui sait, disait-il, si je n’y trouverais point les lettres que Salvator n’y a pas trouvĂ©es
 par inadvertance peut-ĂȘtre. Il est si peu croyable que les frĂšres Varin aient enlevĂ© d’un endroit qu’ils supposaient inaccessible, l’arme dont ils savaient la valeur inapprĂ©ciable. Et il cherchait. La grande salle n’ayant bientĂŽt plus de secrets pour lui, il Ă©tendait ses investigations Ă  toutes les autres piĂšces du pavillon il scruta l’intĂ©rieur et l’extĂ©rieur, il examina les pierres et les briques des murailles, il souleva les ardoises du toit. Un jour, il arriva avec une pioche et une pelle, me donna la pelle, garda la pioche et, dĂ©signant le terrain vague — Allons-y. Je le suivis sans enthousiasme. Il divisa le terrain en plusieurs sections qu’il inspecta successivement. Mais, dans un coin, Ă  l’angle que formaient les murs de deux propriĂ©tĂ©s voisines, un amoncellement de moellons et de cailloux, recouverts de ronces et d’herbes, attira son attention. Il l’attaqua. Je dus l’aider. Durant une heure, en plein soleil, nous peinĂąmes inutilement. Mais lorsque, sous les pierres Ă©cartĂ©es, nous parvĂźnmes au sol lui-mĂȘme, et que nous l’eĂ»mes Ă©ventrĂ©, la pioche de Daspry mit Ă  nu des ossements, un reste de squelette autour duquel s’effiloquaient encore des bribes de vĂȘtements. Et soudain je me sentis pĂąlir. J’apercevais fichĂ©e en terre une petite plaque de fer, dĂ©coupĂ©e en forme de rectangle et oĂč il me semblait distinguer des taches rouges. Je me baissai. C’était bien cela la plaque avait les dimensions d’une carte Ă  jouer, et les taches rouges, d’un rouge de minium rongĂ© par places, Ă©taient au nombre de sept, disposĂ©es comme les sept points d’un sept de cƓur, et percĂ©es d’un trou Ă  chacune des sept extrĂ©mitĂ©s. — Écoutez, Daspry, j’en ai assez de toutes ces histoires. Tant mieux pour vous si elles vous intĂ©ressent. Moi, je vous fausse compagnie. Était-ce l’émotion ? Était-ce la fatigue d’un travail exĂ©cutĂ© sous un soleil trop rude, toujours est-il que je chancelai en m’en allant, et que je dus me mettre au lit oĂč je restai quarante-huit heures, fiĂ©vreux et brĂ»lant, obsĂ©dĂ© par des squelettes qui dansaient autour de moi et se jetaient Ă  la tĂȘte leurs cƓurs sanguinolents. Daspry me fut fidĂšle. Chaque jour il m’accorda trois ou quatre heures, qu’il passa, il est vrai, dans la grande salle, Ă  fureter, cogner, et tapoter. — Les lettres sont lĂ , dans cette piĂšce, venait-il me dire de temps Ă  autre, elles sont lĂ . J’en mettrais ma main au feu. — Laissez-moi la paix, rĂ©pondais-je horripilĂ©. Le matin du troisiĂšme jour, je me levai assez faible encore, mais guĂ©ri. Un dĂ©jeuner substantiel me rĂ©conforta. Mais un petit bleu que je reçus vers cinq heures contribua, plus que tout, Ă  mon complet rĂ©tablissement, tellement ma curiositĂ© fut, de nouveau et malgrĂ© tout, piquĂ©e au vif. Le pneumatique contenait ces mots Monsieur, Le drame dont le premier acte s’est passĂ© dans la nuit du 22 au 23 juin, touche Ă  son dĂ©nouement. La force mĂȘme des choses exigeant que je mette en prĂ©sence l’un de l’autre les deux principaux personnages de ce drame et que cette confrontation ait lieu chez vous, je vous serais infiniment reconnaissant de me prĂȘter votre domicile pour la soirĂ©e d’aujourd’hui. Il serait bon que, de neuf heures Ă  onze heures, votre domestique fĂ»t Ă©loignĂ©, et prĂ©fĂ©rable que vous-mĂȘme eussiez l’extrĂȘme obligeance de bien vouloir laisser le champ libre aux adversaires. Vous avez pu vous rendre compte, dans la nuit du 22 au 23 juin, que je poussais jusqu’au scrupule le respect de tout ce qui vous appartient. De mon cĂŽtĂ©, je croirais vous faire injure si je doutais un seul instant de votre absolue discrĂ©tion Ă  l’égard de celui qui signe Votre dĂ©vouĂ©, Salvator. » Il y avait dans cette missive un ton d’ironie courtoise, et, dans la demande qu’elle exprimait, une si jolie fantaisie, que je me dĂ©lectai. C’était d’une dĂ©sinvolture charmante, et mon correspondant semblait tellement sĂ»r de mon acquiescement ! Pour rien au monde je n’eusse voulu le dĂ©cevoir ou rĂ©pondre Ă  sa confiance par de l’ingratitude. À huit heures, mon domestique, Ă  qui j’avais offert une place de théùtre, venait de sortir quand Daspry arriva. Je lui montrai le petit bleu. — Eh bien ? me dit-il. — Eh bien, je laisse la grille du jardin ouverte, afin que l’on puisse entrer. — Et vous vous en allez ? — Jamais de la vie ! — Mais puisqu’on vous demande
 — On me demande la discrĂ©tion. Je serai discret. Mais je tiens furieusement Ă  voir ce qui va se passer. Daspry se mit Ă  rire. — Ma foi, vous avez raison, et je reste aussi. J’ai idĂ©e qu’on ne s’ennuiera pas. Un coup de timbre l’interrompit. — Eux dĂ©jĂ  ? murmura-t-il, et vingt minutes en avance ! Impossible. Du vestibule, je tirai le cordon qui ouvrait la grille. Une silhouette de femme traversa le jardin Mme Andermatt. Elle paraissait bouleversĂ©e, et c’est en suffoquant qu’elle balbutia — Mon mari
 il vient
 il a rendez-vous
 on doit lui donner les lettres
 — Comment le savez-vous ? lui dis-je. — Un hasard. Un mot que mon mari a reçu pendant le dĂźner. — Un petit bleu ? — Un message tĂ©lĂ©phonique. Le domestique me l’a remis par erreur. Mon mari l’a pris aussitĂŽt, mais il Ă©tait trop tard
 j’avais lu. — Vous aviez lu
 — Ceci Ă  peu prĂšs À neuf heures, ce soir, soyez au boulevard Maillot avec les documents qui concernent l’affaire. En Ă©change, les lettres. » AprĂšs le dĂźner, je suis remontĂ©e chez moi et je suis sortie. — À l’insu de M. Andermatt ? — Oui. Daspry me regarda. — Qu’en pensez-vous ? — Je pense ce que vous pensez, que M. Andermatt est un des adversaires convoquĂ©s. — Par qui ? et dans quel but ? — C’est prĂ©cisĂ©ment ce que nous allons savoir. Je les conduisis dans la grande salle. Nous pouvions Ă  la rigueur tenir tous les trois sous le manteau de la cheminĂ©e, et nous dissimuler derriĂšre la tenture de velours. Nous nous installĂąmes. Mme Andermatt s’assit entre nous deux. Par les fentes du rideau la piĂšce entiĂšre nous apparaissait. Neuf heures sonnĂšrent. Quelques minutes plus tard la grille du jardin grinça sur ses gonds. J’avoue que je n’étais pas sans Ă©prouver une certaine angoisse et qu’une fiĂšvre nouvelle me surexcitait. J’étais sur le point de connaĂźtre le mot de l’énigme ! L’aventure dĂ©concertante dont les pĂ©ripĂ©ties se dĂ©roulaient devant moi depuis des semaines, allait enfin prendre son vĂ©ritable sens, et c’est sous mes yeux que la bataille allait se livrer. Daspry saisit la main de Mme Andermatt et murmura — Surtout, pas un mouvement ! Quoi que vous entendiez ou voyiez, restez impassible. Quelqu’un entra. Et je reconnus tout de suite, Ă  sa grande ressemblance avec Étienne Varin, son frĂšre Alfred. MĂȘme dĂ©marche lourde, mĂȘme visage terreux envahi par la barbe. Il entra de l’air inquiet d’un homme qui a l’habitude de craindre des embĂ»ches autour de lui, qui les flaire et les Ă©vite. D’un coup d’Ɠil il embrassa la piĂšce, et j’eus l’impression que cette cheminĂ©e masquĂ©e par une portiĂšre de velours lui Ă©tait dĂ©sagrĂ©able. Il fit trois pas de notre cĂŽtĂ©. Mais une idĂ©e, plus impĂ©rieuse sans doute, le dĂ©tourna, car il obliqua vers le mur, s’arrĂȘta devant le vieux roi de mosaĂŻque, Ă  la barbe fleurie, au glaive flamboyant, et l’examina longuement, montant sur une chaise, suivant du doigt le contour des Ă©paules et de la figure, et palpant certaines parties de l’image. Mais brusquement il sauta de sa chaise et s’éloigna du mur. Un bruit de pas retentissait. Sur le seuil apparut M. Andermatt. Le banquier jeta un cri de surprise. — Vous ! Vous ! C’est vous qui m’avez appelĂ© ? — Moi ? mais pas du tout, protesta Varin d’une voix cassĂ©e qui me rappela celle de son frĂšre, c’est votre lettre qui m’a fait venir. — Ma lettre ! — Une lettre signĂ©e de vous, oĂč vous m’offrez
 — Je ne vous ai pas Ă©crit. — Vous ne m’avez pas Ă©crit ! Instinctivement Varin se mit en garde, non point contre le banquier, mais contre l’ennemi inconnu qui l’avait attirĂ© dans ce piĂšge. Une seconde fois ses yeux se tournĂšrent de notre cĂŽtĂ©, et, rapidement, il se dirigea vers la porte. M. Andermatt lui barra le passage. — Que faites-vous donc, Varin ? — Il y a lĂ -dessous des machines qui ne me plaisent pas. Je m’en vais. Bonsoir. — Un instant ! — Voyons, Monsieur Andermatt, n’insistez pas, nous n’avons rien Ă  nous dire. — Nous avons beaucoup Ă  nous dire et l’occasion est trop bonne
 — Laissez-moi passer. — Non, non, non, vous ne passerez pas. Varin recula, intimidĂ© par l’attitude rĂ©solue du banquier, et il mĂąchonna — Alors, vite, causons, et que ce soit fini ! Une chose m’étonnait, et je ne doutais pas que mes deux compagnons n’éprouvassent la mĂȘme dĂ©ception. Comment se pouvait-il que Salvator ne fĂ»t pas lĂ  ? N’entrait-il pas dans ses projets d’intervenir ? et la seule confrontation du banquier et de Varin lui semblait-elle suffisante ? J’étais singuliĂšrement troublĂ©. Du fait de son absence, ce duel, combinĂ© par lui, voulu par lui, prenait l’allure tragique des Ă©vĂ©nements que suscite et commande l’ordre rigoureux du destin, et la force qui heurtait l’un Ă  l’autre ces deux hommes impressionnait d’autant plus qu’elle rĂ©sidait en dehors d’eux. AprĂšs un moment, M. Andermatt s’approcha de Varin et, bien en face, les yeux dans les yeux — Maintenant que des annĂ©es se sont Ă©coulĂ©es, et que vous n’avez plus rien Ă  redouter, rĂ©pondez-moi franchement, Varin. Qu’avez-vous fait de Louis Lacombe ? — En voilĂ  une question ! Comme si je pouvais savoir ce qu’il est devenu ! — Vous le savez ! Vous le savez ! Votre frĂšre et vous, vous Ă©tiez attachĂ©s Ă  ses pas, vous viviez presque chez lui, dans la maison mĂȘme oĂč nous sommes. Vous Ă©tiez au courant de tous ses travaux, de tous ses projets. Et le dernier soir, Varin, quand j’ai reconduit Louis Lacombe jusqu’à ma porte, j’ai vu deux silhouettes qui se dĂ©robaient dans l’ombre. Cela, je suis prĂȘt Ă  le jurer. — Et aprĂšs, quand vous l’aurez jurĂ© ? — C’était votre frĂšre et vous, Varin. — Prouvez-le. — Mais la meilleure preuve, c’est que, deux jours plus tard, vous me montriez vous-mĂȘme les papiers et les plans que vous aviez recueillis dans la serviette de Lacombe, et que vous me proposiez de me les vendre. Comment ces papiers Ă©taient-ils en votre possession ? — Je vous l’ai dit, Monsieur Andermatt, nous les avons trouvĂ©s sur la table mĂȘme de Louis Lacombe le lendemain matin, aprĂšs sa disparition. — Ce n’est pas vrai. — Prouvez-le. — La justice aurait pu le prouver. — Pourquoi ne vous ĂȘtes-vous pas adressĂ© Ă  la justice ? — Pourquoi ? Ah ! pourquoi
 Il se tut, le visage sombre. Et l’autre reprit — Voyez-vous, Monsieur Andermatt, si vous aviez eu la moindre certitude, ce n’est pas la petite menace que nous vous avons faite qui eĂ»t empĂȘché  — Quelle menace ? Ces lettres ? Est-ce que vous vous imaginez que j’aie jamais cru un instant ?
 — Si vous n’avez pas cru Ă  ces lettres, pourquoi m’avez-vous offert des mille et des cents pour les ravoir ? Et pourquoi, depuis, nous avez-vous fait traquer comme des bĂȘtes, mon frĂšre et moi ? — Pour reprendre des plans auxquels je tenais. — Allons donc ! c’était pour les lettres. Une fois en possession des lettres, vous nous dĂ©nonciez. Plus souvent que je m’en serais dessaisi ! Il eut un Ă©clat de rire qu’il interrompit tout d’un coup. — Mais en voilĂ  assez. Nous aurons beau rĂ©pĂ©ter les mĂȘmes paroles, que nous n’en serons pas plus avancĂ©s. Par consĂ©quent nous en resterons lĂ . — Nous n’en resterons pas lĂ , dit le banquier, et puisque vous avez parlĂ© des lettres, vous ne sortirez pas d’ici avant de me les avoir rendues. — Je sortirai. — Non, non. — Écoutez, Monsieur Andermatt, je vous conseille
 — Vous ne sortirez pas. — C’est ce que nous verrons, dit Varin avec un tel accent de rage que Mme Andermatt Ă©touffa un faible cri. Il dut l’entendre, car il voulut passer de force. M. Andermatt le repoussa violemment. Alors je le vis qui glissait sa main dans la poche de son veston. — Une derniĂšre fois ! — Les lettres d’abord. Varin tira un revolver et visant M. Andermatt — Oui, ou non ? Le banquier se baissa vivement. Un coup de feu jaillit. L’arme tomba. Je fus stupĂ©fait. C’était prĂšs de moi que le coup de feu avait jailli ! Et c’était Daspry qui, d’une balle de pistolet, avait fait sauter l’arme de la main d’Alfred Varin ! Et dressĂ© subitement entre les deux adversaires, face Ă  Varin, il ricanait — Vous avez de la veine, mon ami, une rude veine. C’est la main que je visais, et c’est le revolver que j’atteins. Tous deux le contemplaient, immobiles et confondus. Il dit au banquier — Vous m’excuserez, monsieur, de me mĂȘler de ce qui ne me regarde pas. Mais vraiment vous jouez votre partie avec trop de maladresse. Permettez-moi de tenir les cartes. Se tournant vers l’autre — À nous deux, camarade. Et rondement, je t’en prie. L’atout est cƓur, et je joue le sept. Et, Ă  trois pouces du nez, il lui colla la plaque de fer oĂč les sept points rouges Ă©taient marquĂ©s. Jamais il ne m’a Ă©tĂ© donnĂ© de voir un tel bouleversement. Livide, les yeux Ă©carquillĂ©s, les traits tordus d’angoisse, l’homme semblait hypnotisĂ© par l’image qui s’offrait Ă  lui. — Qui ĂȘtes-vous ? balbutia-t-il. — Je l’ai dĂ©jĂ  dit, un monsieur qui s’occupe de ce qui ne le regarde pas
 mais qui s’en occupe Ă  fond. — Que voulez-vous ? — Tout ce que tu as apportĂ©. — Je n’ai rien apportĂ©. — Si, sans quoi, tu ne serais pas venu. Tu as reçu ce matin un mot te convoquant ici pour neuf heures, et t’enjoignant d’apporter tous les papiers que tu avais. Or, te voici. OĂč sont les papiers ? Il y avait dans la voix de Daspry, il y avait dans son attitude, une autoritĂ© qui me dĂ©concertait, une façon d’agir toute nouvelle chez cet homme plutĂŽt nonchalant d’ordinaire et doux. Absolument domptĂ©, Varin dĂ©signa l’une de ses poches — Les papiers sont lĂ . — Ils y sont tous ? — Oui. — Tous ceux que tu as trouvĂ©s dans la serviette de Louis Lacombe et que tu as vendus au major von Lieben ? — Oui. — Est-ce la copie ou l’original ? — L’original. — Combien en veux-tu ? — Cent mille. Daspry s’esclaffa. — Tu es fou. Le major ne t’en a donnĂ© que vingt mille. Vingt mille jetĂ©s Ă  l’eau, puisque les essais ont manquĂ©. — On n’a pas su se servir des plans. — Les plans sont incomplets. — Alors, pourquoi me les demandez-vous ? — J’en ai besoin. Je t’en offre cinq mille francs. Pas un sou de plus. — Dix mille. Pas un sou de moins. — AccordĂ©. Daspry revint Ă  M. Andermatt. — Veuillez signer un chĂšque, Monsieur. — Mais
 c’est que je n’ai pas
 — Votre carnet ? Le voici. Ahuri, M. Andermatt palpa le carnet que lui tendait Daspry. — C’est bien Ă  moi
 Comment se fait-il ? — Pas de vaines paroles, je vous en prie, cher Monsieur, vous n’avez qu’à signer. Le banquier tira son stylographe et signa. Varin avança la main. — Bas les pattes, fit Daspry, tout n’est pas fini. Et s’adressant au banquier — Il Ă©tait question aussi de lettres, que vous rĂ©clamez ? — Oui, un paquet de lettres. — OĂč sont-elles, Varin ? — Je ne les ai pas. — OĂč sont-elles, Varin ? — Je l’ignore. C’est mon frĂšre qui s’en Ă©tait chargĂ©. — Elles sont cachĂ©es ici, dans cette piĂšce. — En ce cas, vous savez oĂč elles sont. — Comment le saurais-je ? — Dame, n’est-ce pas vous qui avez visitĂ© la cachette ? Vous paraissez aussi bien renseigné  que Salvator. — Les lettres ne sont pas dans la cachette. — Elles y sont. — Ouvre-la. Varin eut un regard de dĂ©fiance. Daspry et Salvator ne faisaient-ils qu’un rĂ©ellement, comme tout le laissait prĂ©sumer ? Si oui, il ne risquait rien en montrant une cachette dĂ©jĂ  connue. Si non c’était inutile
 — Ouvre-la, rĂ©pĂ©ta Daspry. — Je n’ai pas de sept de cƓur. — Si, celui-lĂ , dit Daspry, en tendant la plaque de fer. Varin recula, terrifiĂ© — Non
 non
 je ne veux pas
 — Qu’à cela ne tienne
 Daspry se dirigea vers le vieux monarque Ă  la barbe fleurie, monta sur une chaise, et appliqua le sept de cƓur au bas du glaive, contre la garde, et de façon que les bords de la plaque recouvrissent exactement les deux bords de l’épĂ©e. Puis, avec l’aide d’un poinçon, qu’il introduisit alternativement dans chacun des sept trous pratiquĂ©s Ă  l’extrĂ©mitĂ© des sept points de cƓur, il pesa sur sept des petites pierres de la mosaĂŻque. À la septiĂšme petite pierre enfoncĂ©e, un dĂ©clenchement se produisit, et tout le buste du roi pivota, dĂ©masquant une large ouverture amĂ©nagĂ©e comme un coffre, avec des revĂȘtements de fer et deux rayons d’acier luisant. — Tu vois bien, Varin, le coffre est vide. — En effet
 Alors c’est que mon frĂšre aura retirĂ© les lettres. Daspry revint vers l’homme et lui dit — Ne joue pas au plus fin avec moi. Il y a une autre cachette. OĂč est-elle ? — Il n’y en a pas. — Est-ce de l’argent que tu veux ? Combien ? — Dix mille. — Monsieur Andermatt, ces lettres valent-elles dix mille francs pour vous ? — Oui, fit le banquier d’une voix forte. Varin ferma le coffre, prit le sept de cƓur, non sans une rĂ©pugnance visible, et l’appliqua sur le glaive, contre la garde, et juste au mĂȘme endroit. Successivement il enfonça le poinçon Ă  l’extrĂ©mitĂ© des sept points de cƓur. Il se produisit un second dĂ©clenchement, mais cette fois, chose inattendue, ce ne fut qu’une partie du coffre qui pivota dĂ©masquant un petit coffre pratiquĂ© dans l’épaisseur mĂȘme de la porte qui fermait le plus grand. Le paquet de lettres Ă©tait lĂ , nouĂ© d’une ficelle et cachetĂ©. Varin le remit Ă  Daspry. Celui-ci demanda — Le chĂšque est prĂȘt, Monsieur Andermatt ? — Oui. — Et vous avez aussi le dernier document que vous tenez de Louis Lacombe, et qui complĂšte les plans du sous-marin ? — Oui. L’échange se fit. Daspry empocha le document et le chĂšque, et offrit le paquet Ă  M. Andermatt. — Voici ce que vous dĂ©siriez, Monsieur. Le banquier hĂ©sita un moment, comme s’il avait peur de toucher Ă  ces pages maudites qu’il avait cherchĂ©es avec tant d’ñpretĂ©. Puis, d’un geste nerveux, il s’en empara. AuprĂšs de moi j’entendis un gĂ©missement. Je saisis la main de Mme Andermatt elle Ă©tait glacĂ©e. Et Daspry dit au banquier — Je crois, Monsieur, que notre conversation est terminĂ©e. Oh ! pas de remerciements, je vous en supplie. Le hasard seul a voulu que je pusse vous ĂȘtre utile. M. Andermatt se retira. Il emportait les lettres de sa femme Ă  Louis Lacombe. — À merveille, s’écria Daspry d’un air enchantĂ©, tout s’arrange pour le mieux. Nous n’avons plus qu’à boucler notre affaire, camarade. Tu as les papiers ? — Les voilĂ  tous. Daspry les compulsa, les examina attentivement et les enfouit dans sa poche. — Parfait, tu as tenu parole. — Mais
 — Mais quoi ? — Les deux chĂšques ?
 l’argent ?
 — Eh bien, tu as de l’aplomb, mon bonhomme. Comment, tu oses rĂ©clamer ! — Je rĂ©clame ce qui m’est dĂ». — On te doit donc quelque chose pour des papiers que tu as volĂ©s ? Mais l’homme paraissait hors de lui. Il tremblait de colĂšre, les yeux injectĂ©s de sang. — L’argent
 les vingt mille
 bĂ©gaya-t-il. — Impossible
 j’en ai l’emploi. — L’argent !
 — Allons, sois raisonnable, et laisse donc ton poignard tranquille. Il lui saisit le bras si brutalement que l’autre hurla de douleur, et il ajouta — Va-t’en, camarade, l’air te fera du bien. Veux-tu que je te reconduise ? Nous nous en irons par le terrain vague, et je te montrerai un tas de cailloux sous lequel
 — Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! — Mais oui, c’est vrai. Cette petite plaque de fer aux sept points rouges vient de lĂ -bas. Elle ne quittait jamais Louis Lacombe, tu te rappelles ? Ton frĂšre et toi vous l’avez enterrĂ©e avec le cadavre
 et avec d’autres choses qui intĂ©resseront Ă©normĂ©ment la justice. Varin se couvrit le visage de ses poings rageurs. Puis il prononça — Soit. Je suis roulĂ©. N’en parlons plus. Un mot cependant
 un seul mot
 je voudrais savoir
 — J’écoute. — Il y avait dans ce coffre, dans le plus grand des deux, une cassette ? — Oui. — Quand vous ĂȘtes venu ici, la nuit du 22 au 23 juin, elle y Ă©tait ? — Oui. — Elle contenait ?
 — Tout ce que les frĂšres Varin y avaient enfermĂ©, une assez jolie collection de bijoux, diamants et perles, raccrochĂ©s de droite et de gauche par lesdits frĂšres. — Et vous l’avez prise ? — Dame ! Mets-toi Ă  ma place. — Alors
 c’est en constatant la disparition de la cassette que mon frĂšre s’est tuĂ© ? — Probable. La disparition de votre correspondance avec le major von Lieben n’eĂ»t pas suffi. Mais la disparition de la cassette
 Est-ce lĂ  tout ce que tu avais Ă  me demander ? — Ceci encore votre nom ? — Tu dis cela comme si tu avais des idĂ©es de revanche. — Parbleu ! La chance tourne. Aujourd’hui vous ĂȘtes le plus fort. Demain
 — Ce sera toi. — J’y compte bien. Votre nom ? — ArsĂšne Lupin. — ArsĂšne Lupin ! L’homme chancela, assommĂ© comme par un coup de massue. On eĂ»t dit que ces deux mots lui enlevaient toute espĂ©rance. Daspry se mit Ă  rire. — Ah ! çà, t’imaginais-tu qu’un M. Durand ou Dupont aurait pu monter toute cette belle affaire ? Allons donc, il fallait au moins un ArsĂšne Lupin. Et maintenant que tu es renseignĂ©, mon petit, va prĂ©parer ta revanche. ArsĂšne Lupin t’attend. Et il le poussa dehors, sans un mot de plus. ⁂ — Daspry, Daspry, criai-je, lui donnant encore, et malgrĂ© moi, le nom sous lequel je l’avais connu. J’écartai le rideau de velours. Il accourut. — Quoi ? Qu’y a-t-il ? — Mme Andermatt est souffrante. Il s’empressa, lui fit respirer des sels et, tout en la soignant, m’interrogeait — Eh bien, que s’est-il donc passĂ© ? — Les lettres, lui dis-je
 les lettres de Louis Lacombe que vous avez donnĂ©es Ă  son mari ! Il se frappa le front. — Elle a cru que j’avais fait cela !
 Mais oui, aprĂšs tout, elle pouvait le croire. ImbĂ©cile que je suis ! Mme Andermatt, ranimĂ©e, l’écoutait avidement. Il sortit de son portefeuille un petit paquet en tous points semblable Ă  celui qu’avait emportĂ© M. Andermatt. — Voici vos lettres, madame, les vraies. — Mais
 les autres ? — Les autres sont les mĂȘmes que celles-ci, mais recopiĂ©es par moi, cette nuit, et soigneusement arrangĂ©es. Votre mari sera d’autant plus heureux de les lire qu’il ne se doutera pas de la substitution, puisque tout a paru se passer sous ses yeux
 — L’écriture
 — Il n’y a pas d’écriture qu’on ne puisse imiter. Elle le remercia, avec les mĂȘmes paroles de gratitude qu’elle eĂ»t adressĂ©es Ă  un homme de son monde, et je vis bien qu’elle n’avait pas dĂ» entendre les derniĂšres phrases Ă©changĂ©es entre Varin et ArsĂšne Lupin. Moi, je le regardais non sans embarras, ne sachant trop que dire Ă  cet ancien ami qui se rĂ©vĂ©lait Ă  moi sous un jour si imprĂ©vu. Lupin ! c’était Lupin ! mon camarade de cercle n’était autre que Lupin ! Je n’en revenais pas. Mais, lui trĂšs Ă  l’aise — Vous pouvez faire vos adieux Ă  Jean Daspry. — Ah ! — Oui, Jean Daspry part en voyage. Je l’envoie au Maroc. Il est fort possible qu’il y trouve une fin digne de lui. J’avoue mĂȘme que c’est son intention. — Mais ArsĂšne Lupin nous reste ? — Oh ! plus que jamais. ArsĂšne Lupin n’est encore qu’au dĂ©but de sa carriĂšre, et il compte bien
 Un mouvement de curiositĂ© irrĂ©sistible me jeta sur lui, et l’entraĂźnant Ă  quelque distance de Mme Andermatt — Vous avez donc fini par dĂ©couvrir la seconde cachette, celle oĂč se trouvait le paquet de lettres ? — J’ai eu assez de mal ! C’est hier seulement, l’aprĂšs-midi, pendant que vous Ă©tiez couchĂ©. Et pourtant, Dieu sait combien c’était facile ! Mais les choses les plus simples sont celles auxquelles on pense en dernier. Et me montrant le sept de cƓur — J’avais bien devinĂ© que, pour ouvrir le grand coffre, il fallait appuyer cette carte contre le glaive du bonhomme en mosaĂŻque
 — Comment aviez-vous devinĂ© cela ? — AisĂ©ment. Par mes informations particuliĂšres, je savais en venant ici, le 22 juin au soir
 — AprĂšs m’avoir quitté  — Oui, et aprĂšs vous avoir mis par des conversations choisies dans un Ă©tat d’esprit tel, qu’un nerveux et un impressionnable comme vous devait fatalement me laisser agir Ă  ma guise, sans sortir de son lit. — Le raisonnement Ă©tait juste. — Je savais donc, en venant ici, qu’il y avait une cassette cachĂ©e dans un coffre Ă  serrure secrĂšte, et que le sept de cƓur Ă©tait la clef, le mot de cette serrure. Il ne s’agissait plus que de plaquer ce sept de cƓur Ă  un endroit qui lui fĂ»t visiblement rĂ©servĂ©. Une heure d’examen m’a suffi. — Une heure ! — Observez le bonhomme en mosaĂŻque. — Le vieil empereur ? — Ce vieil empereur est la reprĂ©sentation exacte du roi de cƓur de tous les jeux de cartes, Charlemagne. — En effet
 Mais pourquoi le sept de cƓur ouvre-t-il tantĂŽt le grand coffre et tantĂŽt le petit ? Et pourquoi n’avez-vous ouvert d’abord que le grand coffre ? — Pourquoi ? mais parce que je m’obstinais toujours Ă  placer mon sept de cƓur dans le mĂȘme sens. Hier seulement je me suis aperçu qu’en le retournant, c’est-Ă -dire en mettant le septiĂšme point, celui du milieu, en l’air au lieu de le mettre en bas, la disposition des sept points changeait. — Parbleu ! — Évidemment, parbleu, mais encore fallait-il y penser. — Autre chose vous ignoriez l’histoire des lettres avant que Mme Andermatt
 — En parlĂąt devant moi ? Oui. Je n’avais dĂ©couvert dans le coffre, outre la cassette, que la correspondance des deux frĂšres, correspondance qui m’a mis sur la voie de leur trahison. — Somme toute, c’est par hasard que vous avez Ă©tĂ© amenĂ©, d’abord Ă  reconstituer l’histoire des deux frĂšres, puis Ă  rechercher les plans et les documents du sous-marin ? — Par hasard. — Mais dans quel but avez-vous recherchĂ© ?
 Daspry m’interrompit en riant — Mon Dieu ! comme cette affaire vous intĂ©resse ! — Elle me passionne. — Eh bien, tout Ă  l’heure, quand j’aurai reconduit Mme Andermatt et fait porter Ă  l’Écho de France le mot que je vais Ă©crire, je reviendrai et nous entrerons dans le dĂ©tail. Il s’assit et Ă©crivit une de ces petites notes lapidaires oĂč se divertit la fantaisie du personnage. Qui ne se rappelle le bruit que fit celle-ci dans le monde entier ? ArsĂšne Lupin a rĂ©solu le problĂšme que Salvator a posĂ© derniĂšrement. MaĂźtre de tous les documents et plans originaux de l’ingĂ©nieur Louis Lacombe, il les a fait parvenir entre les mains du ministre de la marine. À cette occasion il ouvre une souscription dans le but d’offrir Ă  l’État le premier sous-marin construit d’aprĂšs ces plans. Et il s’inscrit lui-mĂȘme en tĂȘte de cette souscription pour la somme de vingt mille francs. » — Les vingt mille francs des chĂšques de M. Andermatt ? lui dis-je, quand il m’eut donnĂ© le papier Ă  lire. — PrĂ©cisĂ©ment. Il Ă©tait Ă©quitable que Varin rachetĂąt en partie sa trahison. ⁂ Et voilĂ  comment j’ai connu ArsĂšne Lupin. VoilĂ  comment j’ai su que Jean Daspry, camarade de cercle, relation mondaine, n’était autre qu’ArsĂšne Lupin, gentleman-cambrioleur. VoilĂ  comment j’ai nouĂ© des liens d’amitiĂ© fort agrĂ©ables avec notre grand homme, et comment, peu Ă  peu, grĂące Ă  la confiance dont il veut bien m’honorer, je suis devenu son trĂšs humble, trĂšs fidĂšle et trĂšs reconnaissant historiographe. LE COFFRE-FORTDE MADAME IMBERT À trois heures du matin, il y avait encore une demi-douzaine de voitures devant un des petits hĂŽtels de peintre qui composent l’unique cĂŽtĂ© du boulevard Berthier. La porte de cet hĂŽtel s’ouvrit. Un groupe d’invitĂ©s, hommes et dames, sortirent. Quatre voitures filĂšrent de droite et de gauche et il ne resta sur l’avenue que deux messieurs qui se quittĂšrent au coin de la rue de Courcelles oĂč demeurait l’un d’eux. L’autre rĂ©solut de rentrer Ă  pied jusqu’à la Porte-Maillot. Il traversa donc l’avenue de Villiers et continua son chemin sur le trottoir opposĂ© aux fortifications. Par cette belle nuit d’hiver, pure et froide, il y avait plaisir Ă  marcher. On respirait bien. Le bruit des pas rĂ©sonnait allĂšgrement. Mais au bout de quelques minutes il eut l’impression dĂ©sagrĂ©able qu’on le suivait. De fait, s’étant retournĂ©, il aperçut l’ombre d’un homme qui se glissait entre les arbres. Il n’était point peureux ; cependant il hĂąta le pas afin d’arriver le plus vite possible Ă  l’octroi des Ternes. Mais l’homme se mit Ă  courir. Assez inquiet, il jugea plus prudent de lui faire face et de tirer son revolver de sa poche. Il n’en eut pas le temps. L’homme l’assaillait violemment, et tout de suite une lutte s’engagea sur le boulevard dĂ©sert, lutte Ă  bras-le-corps oĂč il sentit aussitĂŽt qu’il avait le dĂ©savantage. Il appela au secours, se dĂ©battit, et fut renversĂ© contre un tas de cailloux, serrĂ© Ă  la gorge, bĂąillonnĂ© d’un mouchoir que son adversaire lui enfonçait dans la bouche. Ses yeux se fermĂšrent, ses oreilles bourdonnĂšrent, et il allait perdre connaissance, lorsque, soudain, l’étreinte se desserra, et l’homme qui l’étouffait de son poids se releva pour se dĂ©fendre Ă  son tour contre une attaque imprĂ©vue. Un coup de canne sur le poignet, un coup de botte sur la cheville
 l’homme poussa deux grognements de douleur, et s’enfuit en boitant et en jurant. Sans daigner le poursuivre, le nouvel arrivant se pencha et dit — Êtes-vous blessĂ©, Monsieur ? Il n’était pas blessĂ©, mais fort Ă©tourdi et incapable de se tenir debout. Par bonheur, un des employĂ©s de l’octroi, attirĂ© par les cris, accourut. Une voiture fut requise. Le monsieur y prit place accompagnĂ© de son sauveur, et on le conduisit Ă  son hĂŽtel de l’avenue de la Grande-ArmĂ©e. Devant la porte, tout Ă  fait remis, il se confondit en remerciements. — Je vous dois la vie, Monsieur, veuillez croire que je ne l’oublierai point. Je ne veux pas effrayer ma femme en ce moment, mais je tiens Ă  ce qu’elle vous exprime elle-mĂȘme, dĂšs aujourd’hui, toute ma reconnaissance. Il le pria de venir dĂ©jeuner et lui dit son nom Ludovic Imbert, ajoutant — Puis-je savoir Ă  qui j’ai l’honneur
 — Mais certainement, fit l’autre. Et il se prĂ©senta — ArsĂšne Lupin. ⁂ ArsĂšne Lupin n’avait pas alors cette cĂ©lĂ©britĂ© que lui ont value l’affaire Cahorn, son Ă©vasion de la SantĂ©, et tant d’autres exploits retentissants. Il ne s’appelait mĂȘme pas ArsĂšne Lupin. Ce nom auquel l’avenir rĂ©servait un tel lustre fut spĂ©cialement imaginĂ© pour dĂ©signer le sauveur de M. Imbert, et l’on peut dire que c’est dans cette affaire qu’il reçut le baptĂȘme du feu. PrĂȘt au combat il est vrai, armĂ© de toutes piĂšces, mais sans ressources, sans l’autoritĂ© que donne le succĂšs, ArsĂšne Lupin n’était qu’apprenti dans une profession oĂč il devait bientĂŽt passer maĂźtre. Aussi quel frisson de joie Ă  son rĂ©veil, quand il se rappela l’invitation de la nuit ! Enfin il touchait au but ! Enfin il entreprenait une Ɠuvre digne de ses forces et de son talent ! Les millions des Imbert, quelle proie magnifique pour un appĂ©tit comme le sien ! Il fit une toilette spĂ©ciale, redingote rĂąpĂ©e, pantalon Ă©limĂ©, chapeau de soie un peu rougeĂątre, manchettes et faux-cols effiloquĂ©s, le tout fort propre, mais sentant la misĂšre. Comme cravate, un ruban noir Ă©pinglĂ© d’un diamant de noix Ă  surprise. Et, ainsi accoutrĂ©, il descendit l’escalier du logement qu’il occupait Ă  Montmartre. Au troisiĂšme Ă©tage, sans s’arrĂȘter, il frappa du pommeau de sa canne sur le battant d’une porte close. Dehors il gagna les boulevards extĂ©rieurs. Un tramway passait. Il y prit place, et quelqu’un qui marchait derriĂšre lui, le locataire du troisiĂšme Ă©tage, s’assit Ă  son cĂŽtĂ©. Au bout d’un instant, cet homme lui dit — Eh bien, patron ? — Eh bien, c’est fait. — Comment ? — J’y dĂ©jeune. — Vous y dĂ©jeunez ! — Tu ne voudrais pas, j’espĂšre, que j’eusse exposĂ© gratuitement des jours aussi prĂ©cieux que les miens ? J’ai arrachĂ© M. Ludovic Imbert Ă  la mort certaine que tu lui rĂ©servais. M. Ludovic Imbert est une nature reconnaissante. Il m’invite Ă  dĂ©jeuner. Un silence, et l’autre hasarda — Alors, vous n’y renoncez pas ? — Mon petit, fit ArsĂšne, si j’ai machinĂ© la petite agression de cette nuit, si je me suis donnĂ© la peine, Ă  trois heures du matin, le long des fortifications, de t’allonger un coup de canne sur le poignet et un coup de pied sur le tibia, risquant ainsi d’endommager mon unique ami, ce n’est pas pour renoncer maintenant au bĂ©nĂ©fice d’un sauvetage si bien organisĂ©. — Mais les mauvais bruits qui courent sur la fortune
 — Laisse-les courir. Il y a six mois que je poursuis l’affaire, six mois que je me renseigne, que j’étudie, que je tends mes filets, que j’interroge les domestiques, les prĂȘteurs et les hommes de paille, six mois que je vis dans l’ombre du mari et de la femme. Par consĂ©quent je sais Ă  quoi m’en tenir. Que la fortune provienne du vieux Brawford, comme ils le prĂ©tendent, ou d’une autre source, j’affirme qu’elle existe. Et puisqu’elle existe, elle est Ă  moi. — Bigre, cent millions ! — Mettons-en dix, ou mĂȘme cinq, n’importe ! il y a de gros paquets de titres dans le coffre-fort. C’est bien le diable si, un jour ou l’autre, je ne mets pas la main sur la clef. Le tramway s’arrĂȘta place de l’Étoile. L’homme murmura — Ainsi, pour le moment ? — Pour le moment, rien Ă  faire. Je t’avertirai. Nous avons le temps. Cinq minutes aprĂšs, ArsĂšne Lupin montait le somptueux escalier de l’hĂŽtel Imbert, et Ludovic le prĂ©sentait Ă  sa femme. Gervaise Ă©tait une bonne petite dame, toute ronde, trĂšs bavarde. Elle fit Ă  Lupin le meilleur accueil. — J’ai voulu que nous soyons seuls Ă  fĂȘter notre sauveur, dit-elle. Et dĂšs l’abord on traita notre sauveur » comme un ami d’ancienne date. Au dessert l’intimitĂ© Ă©tait complĂšte, et les confidences allĂšrent bon train. ArsĂšne raconta sa vie, la vie de son pĂšre, intĂšgre magistrat, les tristesses de son enfance, les difficultĂ©s du prĂ©sent. Gervaise, Ă  son tour, dit sa jeunesse, son mariage, les bontĂ©s du vieux Brawford, les cent millions dont elle avait hĂ©ritĂ©, les obstacles qui retardaient l’entrĂ©e en jouissance, les emprunts qu’elle avait dĂ» contracter Ă  des taux exorbitants, ses interminables dĂ©mĂȘlĂ©s avec les neveux de Brawford, et les oppositions ! et les sĂ©questres ! tout enfin ! — Pensez donc, Monsieur Lupin, les titres sont lĂ , Ă  cĂŽtĂ©, dans le bureau de mon mari, et si nous en dĂ©tachons un seul coupon, nous perdons tout ! Ils sont lĂ , dans notre coffre-fort, et nous ne pouvons pas y toucher ! Un lĂ©ger frĂ©missement secoua Monsieur Lupin Ă  l’idĂ©e de ce voisinage. Et il eut la sensation trĂšs nette que Monsieur Lupin n’aurait jamais assez d’élĂ©vation d’ñme pour Ă©prouver les mĂȘmes scrupules que la bonne dame. — Ah ! ils sont lĂ , murmura-t-il, la gorge sĂšche. — Ils sont lĂ . Des relations commencĂ©es sous de tels auspices ne pouvaient que former des nƓuds plus Ă©troits. DĂ©licatement interrogĂ©, ArsĂšne Lupin avoua sa misĂšre, sa dĂ©tresse. Sur-le-champ, le malheureux garçon fut nommĂ© secrĂ©taire particulier des deux Ă©poux, aux appointements de cent cinquante francs par mois. Il continuerait Ă  habiter chez lui, mais il viendrait chaque jour prendre les ordres de travail et, pour plus de commoditĂ©, on mettait Ă  sa disposition, comme cabinet de travail, une des chambres du deuxiĂšme Ă©tage. Il choisit. Par quel excellent hasard se trouva-t-elle au-dessus du bureau de Ludovic ? ⁂ ArsĂšne ne tarda pas Ă  s’apercevoir que son poste de secrĂ©taire ressemblait furieusement Ă  une sinĂ©cure. En deux mois, il n’eut que quatre lettres insignifiantes Ă  recopier et ne fut appelĂ© qu’une fois dans le bureau de son patron, ce qui ne lui permit qu’une fois de contempler officiellement le coffre-fort. En outre, il nota que le titulaire de cette sinĂ©cure ne devait pas ĂȘtre jugĂ© digne de figurer auprĂšs du dĂ©putĂ© Anquety, ou du bĂątonnier Grouvel, car on omit de le convier aux fameuses rĂ©ceptions mondaines. Il ne s’en plaignit point, prĂ©fĂ©rant de beaucoup garder sa modeste petite place Ă  l’ombre, et se tint Ă  l’écart, heureux et libre. D’ailleurs il ne perdait pas son temps. Il rendit tout d’abord un certain nombre de visites clandestines au bureau de Ludovic, et prĂ©senta ses devoirs au coffre-fort, lequel n’en resta pas moins hermĂ©tiquement fermĂ©. C’était un Ă©norme bloc de fonte et d’acier, Ă  l’aspect rĂ©barbatif, et contre quoi ne pouvaient prĂ©valoir ni les limes, ni les vrilles, ni les pinces monseigneur. ArsĂšne Lupin n’était pas entĂȘtĂ©. — OĂč la force Ă©choue, la ruse rĂ©ussit, se dit-il. L’essentiel est d’avoir un Ɠil et une oreille dans la place. Il prit donc les mesures nĂ©cessaires, et aprĂšs de minutieux et pĂ©nibles sondages Ă  travers le parquet de sa chambre, il introduisit un tuyau de plomb qui aboutissait au plafond du bureau entre deux moulures de la corniche. Par ce tuyau, tube acoustique et lunette d’approche, il espĂ©rait voir et entendre. DĂšs lors il vĂ©cut Ă  plat ventre sur son parquet. Et de fait il vit souvent les Imbert en confĂ©rence devant le coffre, compulsant des registres et maniant des dossiers. Quand ils tournaient successivement les quatre boutons qui commandaient la serrure, il tĂąchait, pour savoir le chiffre, de saisir le nombre des crans qui passaient. Il surveillait leurs gestes, il Ă©piait leurs paroles. Que faisaient-ils de la clef ? La cachaient-ils ? Un jour, il descendit en hĂąte, les ayant vus qui sortaient de la piĂšce sans refermer le coffre. Et il entra rĂ©solument. Ils Ă©taient revenus. — Oh ! excusez-moi, dit-il, je me suis trompĂ© de porte. Mais Gervaise se prĂ©cipita, et l’attirant — Entrez donc, Monsieur Lupin, entrez donc, n’ĂȘtes-vous pas chez vous ici ? Vous allez nous donner un conseil. Quels titres devons-nous vendre ? De l’ExtĂ©rieure ou de la Rente ? — Mais, l’opposition ? objecta Lupin, trĂšs Ă©tonnĂ©. — Oh ! elle ne frappe pas tous les titres. Elle Ă©carta le battant. Sur les rayons s’entassaient des portefeuilles ceinturĂ©s de sangles. Elle en saisit un. Mais son mari protesta. — Non, non, Gervaise, ce serait de la folie de vendre de l’ExtĂ©rieure. Elle va monter
 Tandis que la Rente est au plus haut. Qu’en pensez-vous, mon cher ami ? Le cher ami n’avait aucune opinion, cependant il conseilla le sacrifice de la Rente. Alors elle prit une autre liasse, et, dans cette liasse, au hasard, un papier. C’était un titre 3% de francs. Ludovic le mit dans sa poche. L’aprĂšs-midi, accompagnĂ© de son secrĂ©taire, il fit vendre ce titre par un agent de change et toucha quarante-six mille francs. Quoi qu’en eĂ»t dit Gervaise, ArsĂšne Lupin ne se sentait pas chez lui. Bien au contraire, sa situation dans l’hĂŽtel Imbert le remplissait de surprise. À diverses occasions, il put constater que les domestiques ignoraient son nom. Ils l’appelaient monsieur. Ludovic le dĂ©signait toujours ainsi Vous prĂ©viendrez monsieur
 Est-ce que monsieur est arrivĂ© ? » Pourquoi cette appellation Ă©nigmatique ? D’ailleurs, aprĂšs l’enthousiasme du dĂ©but, les Imbert lui parlaient Ă  peine, et, tout en le traitant avec les Ă©gards dĂ»s Ă  un bienfaiteur, ne s’occupaient jamais de lui ! On avait l’air de le considĂ©rer comme un original qui n’aime pas qu’on l’importune, et on respectait son isolement, comme si cet isolement Ă©tait une rĂšgle Ă©dictĂ©e par lui, un caprice de sa part. Une fois qu’il passait dans le vestibule, il entendit Gervaise qui disait Ă  deux messieurs — C’est un tel sauvage ! Soit, pensa-t-il, nous sommes un sauvage. Et renonçant Ă  s’expliquer les bizarreries de ces gens, il poursuivait l’exĂ©cution de son plan. Il avait acquis la certitude qu’il ne fallait point compter sur le hasard ni sur une Ă©tourderie de Gervaise que la clef du coffre ne quittait pas, et qui, au surplus, n’eĂ»t jamais emportĂ© cette clef sans avoir prĂ©alablement brouillĂ© les lettres de la serrure. Ainsi donc il devait agir. Un Ă©vĂ©nement prĂ©cipita les choses, la violente campagne menĂ©e contre les Imbert par certains journaux. On les accusait d’escroquerie. ArsĂšne Lupin assista aux pĂ©ripĂ©ties du drame, aux agitations du mĂ©nage, et il comprit qu’en tardant davantage, il allait tout perdre. Cinq jours de suite, au lieu de partir vers six heures comme il en avait l’habitude, il s’enferma dans sa chambre. On le supposait sorti. Lui, s’étendait sur le parquet et surveillait le bureau de Ludovic. Les cinq soirs, la circonstance favorable qu’il attendait ne s’étant pas produite, il s’en alla au milieu de la nuit, par la petite porte qui desservait la cour. Il en possĂ©dait une clef. Mais le sixiĂšme jour il apprit que les Imbert, en rĂ©ponse aux insinuations malveillantes de leurs ennemis, avaient proposĂ© qu’on ouvrĂźt le coffre et qu’on en fĂźt l’inventaire. — C’est pour ce soir, pensa Lupin. Et en effet, aprĂšs le dĂźner, Ludovic s’installa dans son bureau. Gervaise le rejoignit. Ils se mirent Ă  feuilleter les registres du coffre. Une heure s’écoula, puis une autre heure. Il entendit les domestiques qui se couchaient. Maintenant il n’y avait plus personne au premier Ă©tage. Minuit. Les Imbert continuaient leur besogne. — Allons-y, murmura Lupin. Il ouvrit sa fenĂȘtre. Elle donnait sur la cour, et l’espace, par la nuit sans lune et sans Ă©toile, Ă©tait obscur. Il tira de son armoire une corde Ă  nƓuds qu’il assujettit Ă  la rampe du balcon, enjamba et se laissa glisser doucement, en s’aidant d’une gouttiĂšre, jusqu’à la fenĂȘtre situĂ©e au-dessous de la sienne. C’était celle du bureau, et le voile Ă©pais des rideaux molletonnĂ©s masquait la piĂšce. Debout sur le balcon, il resta un moment immobile, l’oreille tendue et l’Ɠil aux aguets. TranquillisĂ© par le silence, il poussa lĂ©gĂšrement les deux croisĂ©es. Si personne n’avait eu soin de les vĂ©rifier, elles devaient cĂ©der Ă  l’effort, car lui, au cours de l’aprĂšs-midi, en avait tournĂ© l’espagnolette de façon qu’elle n’entrĂąt plus dans les gĂąches. Les croisĂ©es cĂ©dĂšrent. Alors, avec des prĂ©cautions infinies, il les entrebĂąilla davantage. DĂšs qu’il put glisser la tĂȘte, il s’arrĂȘta. Un peu de lumiĂšre filtrait entre les deux rideaux mal joints il aperçut Gervaise et Ludovic assis Ă  cĂŽtĂ© du coffre. Ils n’échangeaient que de rares paroles et Ă  voix basse, absorbĂ©s par leur travail. ArsĂšne calcula la distance qui le sĂ©parait d’eux, Ă©tablit les mouvements exacts qu’il lui faudrait faire pour les rĂ©duire l’un aprĂšs l’autre Ă  l’impuissance, avant qu’ils n’eussent le temps d’appeler au secours, et il allait se prĂ©cipiter, lorsque Gervaise dit — Comme la piĂšce s’est refroidie depuis un instant ! Je vais me mettre au lit. Et toi ? — Je voudrais finir. — Finir ! Mais tu en as pour la nuit. — Mais non, une heure au plus. Elle se retira. Vingt minutes, trente minutes passĂšrent. ArsĂšne poussa la fenĂȘtre un peu plus. Les rideaux frĂ©mirent. Il poussa encore. Ludovic se retourna, et, voyant les rideaux gonflĂ©s par le vent, se leva pour fermer la fenĂȘtre
 Il n’y eut pas un cri, pas mĂȘme une apparence de lutte. En quelques gestes prĂ©cis, et sans lui faire le moindre mal, ArsĂšne l’étourdit, lui enveloppa la tĂȘte avec le rideau, le ficela, et de telle maniĂšre que Ludovic ne distingua mĂȘme pas le visage de son agresseur. Puis, rapidement, il se dirigea vers le coffre, saisit deux portefeuilles qu’il mit sous son bras, sortit du bureau, descendit l’escalier, traversa la cour, et ouvrit la porte de service. Une voiture stationnait dans la rue. — Prends cela d’abord, dit-il au cocher, et suis-moi. Il retourna jusqu’au bureau. En deux voyages ils vidĂšrent le coffre. Puis ArsĂšne monta dans sa chambre, enleva la corde, effaça toute trace de son passage. C’était fini. Quelques heures aprĂšs, ArsĂšne Lupin, aidĂ© de son compagnon, opĂ©ra le dĂ©pouillement des portefeuilles. Il n’éprouva aucune dĂ©ception, l’ayant prĂ©vu, Ă  constater que la fortune des Imbert n’avait pas l’importance qu’on lui attribuait. Les millions ne se comptaient pas par centaines, ni mĂȘme par dizaines. Mais enfin le total formait encore un chiffre trĂšs respectable, et c’étaient d’excellentes valeurs, obligations de chemins de fer, Villes de Paris, fonds d’État, Suez, mines du Nord, etc. Il se dĂ©clara satisfait. — Certes, dit-il, il y aura un rude dĂ©chet quand le temps sera venu de nĂ©gocier. On se heurtera Ă  des oppositions, et il faudra plus d’une fois liquider Ă  vil prix. N’importe, avec cette premiĂšre mise de fonds, je me charge de vivre comme je l’entends
 et de rĂ©aliser quelques rĂȘves qui me tiennent au cƓur. — Et le reste ? — Tu peux le brĂ»ler, mon petit. Ces tas de papiers faisaient bonne figure dans le coffre-fort. Pour nous, c’est inutile. Quant aux titres, nous allons les enfermer bien tranquillement dans le placard, et nous attendrons le moment propice. Le lendemain ArsĂšne pensa qu’aucune raison ne l’empĂȘchait de retourner Ă  l’hĂŽtel Imbert. Mais la lecture des journaux lui rĂ©vĂ©la cette nouvelle imprĂ©vue Ludovic et Gervaise avaient disparu. L’ouverture du coffre eut lieu en grande solennitĂ©. Les magistrats y trouvĂšrent ce qu’ArsĂšne Lupin avait laissé  peu de chose. ⁂ Tels sont les faits, et telle est l’explication que donne Ă  certains d’entre eux l’intervention d’ArsĂšne Lupin. J’en tiens le rĂ©cit de lui-mĂȘme, un jour qu’il Ă©tait en veine de confidence. Ce jour-lĂ , il se promenait de long en large dans mon cabinet de travail, et ses yeux avaient une petite fiĂšvre que je ne leur connaissais pas. — Somme toute, lui dis-je, c’est votre plus beau coup ? Sans me rĂ©pondre directement, il reprit — Il y a dans cette affaire des secrets impĂ©nĂ©trables. Ainsi, mĂȘme aprĂšs l’explication que je vous ai donnĂ©e, que d’obscuritĂ©s encore ! Pourquoi cette fuite ? Pourquoi n’ont-ils pas profitĂ© du secours que je leur apportais involontairement ? Il Ă©tait si simple de dire Les cent millions se trouvaient dans le coffre. Ils n’y sont plus parce qu’on les a volĂ©s » ! — Ils ont perdu la tĂȘte. — Oui, voilĂ , ils ont perdu la tĂȘte
 D’autre part, il est vrai
 — Il est vrai ?
 — Non, rien. Que signifiait cette rĂ©ticence ? Il n’avait pas tout dit, c’était visible, et ce qu’il n’avait pas dit, il rĂ©pugnait Ă  le dire. J’étais intriguĂ©. Il fallait que la chose fĂ»t grave pour provoquer de l’hĂ©sitation chez un tel homme. Je lui posai des questions au hasard. — Vous ne les avez pas revus ? — Non. — Et il ne vous est pas advenu d’éprouver, Ă  l’égard de ces deux malheureux, quelque pitiĂ© ? — Moi ! profĂ©ra-t-il en sursautant. Sa rĂ©volte m’étonna. Avais-je touchĂ© juste ? J’insistai — Évidemment. Sans vous, ils auraient peut-ĂȘtre pu faire face au danger
 ou du moins partir les poches remplies. — Des remords, c’est bien cela que vous m’attribuez, n’est-ce pas ? — Dame ! Il frappa violemment sur ma table. — Ainsi, selon vous, je devrais avoir des remords ? — Appelez cela des remords ou des regrets, bref un sentiment quelconque
 — Un sentiment quelconque pour des gens
 — Pour des gens Ă  qui vous avez dĂ©robĂ© une fortune. — Quelle fortune ? — Enfin
 ces deux ou trois liasses de titres
 — Ces deux ou trois liasses de titres ! Je leur ai dĂ©robĂ© des paquets de titres, n’est-ce pas ? une partie de leur hĂ©ritage ? voilĂ  ma faute ? voilĂ  mon crime ? Mais, sacrebleu, mon cher, vous n’avez donc pas devinĂ© qu’ils Ă©taient faux, ces titres ?
 vous entendez ? ILS ÉTAIENT FAUX ! Je le regardai, abasourdi. — Faux, les quatre ou cinq millions. — Faux, s’écria-t-il rageusement, archi-faux ! les obligations, les Villes de Paris, les fonds d’État, du papier, rien que du papier ! Pas un sou, je n’ai pas tirĂ© un sou de tout le bloc ! Et vous me demandez d’avoir des remords ? Mais c’est eux qui devraient en avoir ! Ils m’ont roulĂ© comme un vulgaire gogo ! Ils m’ont plumĂ© comme la derniĂšre de leurs dupes, et la plus stupide ! Une rĂ©elle colĂšre l’agitait, faite de rancune et d’amour-propre blessĂ©. — Mais, d’un bout Ă  l’autre, j’ai eu le dessous ! dĂšs la premiĂšre heure ! Savez-vous le rĂŽle que j’ai jouĂ© dans cette affaire, ou plutĂŽt le rĂŽle qu’ils m’ont fait jouer ? Celui d’AndrĂ© Brawford ! Oui, mon cher, et je n’y ai vu que du feu ! C’est aprĂšs, par les journaux, et en rapprochant certains dĂ©tails, que je m’en suis aperçu. Tandis que je posais au bienfaiteur, au monsieur qui a risquĂ© sa vie pour vous tirer de la griffe des apaches, eux, ils me faisaient passer pour un des Brawford ! N’est-ce pas admirable ? Cet original qui avait sa chambre au deuxiĂšme Ă©tage, ce sauvage que l’on montrait de loin, c’était Brawford, et Brawford, c’était moi ! Et grĂące Ă  moi, grĂące Ă  la confiance que j’inspirais sous le nom de Brawford, les banquiers prĂȘtaient, et les notaires engageaient leurs clients Ă  prĂȘter ! Hein, quelle Ă©cole pour un dĂ©butant ! Ah ! je vous jure que la leçon m’a servi ! Il s’arrĂȘta brusquement, me saisit le bras, et il me dit d’un ton exaspĂ©rĂ© oĂč il Ă©tait facile cependant de sentir des nuances d’ironie et d’admiration, il me dit cette phrase ineffable — Mon cher, Ă  l’heure actuelle, Gervaise Imbert me doit quinze cents francs ! Pour le coup, je ne pus m’empĂȘcher de rire. C’était vraiment d’une bouffonnerie supĂ©rieure. Et lui-mĂȘme eut un accĂšs de franche gaĂźtĂ©. — Oui, mon cher, quinze cents francs ! Non seulement je n’ai pas palpĂ© le premier sou de mes appointements, mais encore elle m’a empruntĂ© quinze cents francs ! Toutes mes Ă©conomies de jeune homme ! Et savez-vous pourquoi ? Je vous le donne en mille
 Pour ses pauvres ! Comme je vous le dis ! pour de prĂ©tendus malheureux qu’elle soulageait Ă  l’insu de Ludovic ! Et j’ai coupĂ© lĂ -dedans ! Est-ce assez drĂŽle, hein ? ArsĂšne Lupin refait de quinze cents francs, et refait par la bonne dame Ă  laquelle il volait quatre millions de titres faux ! Et que de combinaisons, d’efforts et de ruses gĂ©niales il m’a fallu pour arriver Ă  ce beau rĂ©sultat ! C’est la seule fois que j’aie Ă©tĂ© roulĂ© dans ma vie. Mais fichtre, je l’ai bien Ă©tĂ© cette fois-lĂ , et proprement, dans les grands prix !
 LA PERLENOIRE Un violent coup de sonnette rĂ©veilla la concierge du numĂ©ro 9 de l’avenue Hoche. Elle tira le cordon en grognant — Je croyais tout le monde rentrĂ©. Il est au moins trois heures ! Son mari bougonna — C’est peut-ĂȘtre pour le docteur. En effet, une voix demanda — Le docteur Harel
 quel Ă©tage ? — TroisiĂšme Ă  gauche. Mais le docteur ne se dĂ©range pas la nuit. — Il faudra bien qu’il se dĂ©range. Le monsieur pĂ©nĂ©tra dans le vestibule, monta un Ă©tage, deux Ă©tages, et, sans mĂȘme s’arrĂȘter sur le palier du docteur Harel, continua jusqu’au cinquiĂšme. LĂ , il essaya deux clefs. L’une fit fonctionner la serrure, l’autre le verrou de sĂ»retĂ©. — À merveille, murmura-t-il, la besogne est considĂ©rablement simplifiĂ©e. Mais avant d’agir, il faut assurer notre retraite. Voyons
 ai-je eu logiquement le temps de sonner chez le docteur, et d’ĂȘtre congĂ©diĂ© par lui ? Pas encore
 un peu de patience
 Au bout d’une dizaine de minutes, il redescendit et heurta le carreau de la loge en maugrĂ©ant contre le docteur. On lui ouvrit, et il claqua la porte derriĂšre lui. Or, cette porte ne se ferma point, l’homme ayant vivement appliquĂ© un morceau de fer sur la gĂąche afin que le pĂšne ne pĂ»t s’y introduire. Il rentra donc, sans bruit, Ă  l’insu des concierges. En cas d’alarme, sa retraite Ă©tait assurĂ©e. Paisiblement il remonta les cinq Ă©tages. Dans l’antichambre, Ă  la lueur d’une lanterne Ă©lectrique, il dĂ©posa son pardessus et son chapeau sur une des chaises, s’assit sur une autre, et enveloppa ses bottines d’épais chaussons de feutre. — Ouf ! ça y est
 Et combien facilement ! Je me demande un peu pourquoi tout le monde ne choisit pas le confortable mĂ©tier de cambrioleur ? Avec un peu d’adresse et de rĂ©flexion, il n’en est pas de plus charmant. Un mĂ©tier de tout repos
 un mĂ©tier de pĂšre de famille
 Trop commode mĂȘme
 cela devient fastidieux. Il dĂ©plia un plan dĂ©taillĂ© de l’appartement. — Commençons par nous orienter. Ici, j’aperçois le rectangle du vestibule oĂč je suis. Du cĂŽtĂ© de la rue, le salon, le boudoir et la salle Ă  manger. Inutile de perdre son temps par lĂ , il paraĂźt que la comtesse a un goĂ»t dĂ©plorable
 pas un bibelot de valeur !
 Donc, droit au but
 Ah ! voici le tracĂ© d’un couloir, du couloir qui mĂšne aux chambres. À trois mĂštres, je dois rencontrer la porte du placard aux robes qui communique avec la chambre de la comtesse. Il replia son plan, Ă©teignit sa lanterne, et s’engagea dans le couloir en comptant — Un mĂštre
 Deux mĂštres
 trois mĂštres
 Voici la porte
 Comme tout s’arrange, mon Dieu ! Un simple verrou, un petit verrou, me sĂ©pare de la chambre, et, qui plus est, je sais que ce verrou se trouve Ă  un mĂštre quarante-trois du plancher
 De sorte que, grĂące Ă  une lĂ©gĂšre incision que je vais pratiquer autour, nous en serons dĂ©barrassé  Il sortit de sa poche les instruments nĂ©cessaires, mais une idĂ©e l’arrĂȘta. — Et si, par hasard, ce verrou n’était pas poussĂ©. Essayons toujours
 Pour ce qu’il en coĂ»te ! Il tourna le bouton de la serrure. La porte s’ouvrit. — Mon brave Lupin, dĂ©cidĂ©ment la chance te favorise. Que te faut-il maintenant ? Tu connais la topographie des lieux oĂč tu vas opĂ©rer ; tu connais l’endroit oĂč la comtesse cache la perle noire
 Par consĂ©quent, pour que la perle noire t’appartienne, il s’agit tout bĂȘtement d’ĂȘtre plus silencieux que le silence, plus invisible que la nuit. ArsĂšne Lupin employa bien une demi-heure pour ouvrir la seconde porte, une porte vitrĂ©e qui donnait sur la chambre. Mais il le fit avec tant de prĂ©caution, qu’alors mĂȘme que la comtesse n’eĂ»t pas dormi, aucun grincement Ă©quivoque n’aurait pu l’inquiĂ©ter. D’aprĂšs les indications de son plan, il n’avait qu’à suivre le contour d’une chaise-longue. Cela le conduisait Ă  un fauteuil, puis Ă  une petite table situĂ©e prĂšs du lit. Sur la table, il y avait une boĂźte de papier Ă  lettres, et, enfermĂ©e tout simplement dans cette boĂźte, la perle noire. Il s’allongea sur le tapis et suivit les contours de la chaise-longue. Mais Ă  l’extrĂ©mitĂ© il s’arrĂȘta pour rĂ©primer les battements de son cƓur. Bien qu’aucune crainte ne l’agitĂąt, il lui Ă©tait impossible de vaincre cette sorte d’angoisse nerveuse que l’on Ă©prouve dans le trop grand silence. Et il s’en Ă©tonnait, car, enfin, il avait vĂ©cu sans Ă©motion des minutes plus solennelles. Nul danger ne le menaçait. Alors pourquoi son cƓur battait-il comme une cloche affolĂ©e ? Était-ce cette femme endormie qui l’impressionnait, cette vie si voisine de la sienne ? Il Ă©couta et crut discerner le rythme d’une respiration. Il fut rassurĂ© comme par une prĂ©sence amie. Il chercha le fauteuil, puis, par petits gestes insensibles, rampa vers la table, tĂątant l’ombre de son bras Ă©tendu. Sa main droite rencontra un des pieds de la table. Enfin ! il n’avait plus qu’à se lever, Ă  prendre la perle et Ă  s’en aller. Heureusement ! car son cƓur recommençait Ă  sauter dans sa poitrine comme une bĂȘte terrifiĂ©e, et avec un tel bruit qu’il lui semblait impossible que la comtesse ne s’éveillĂąt point. Il l’apaisa dans un Ă©lan de volontĂ© prodigieux, mais, au moment oĂč il essayait de se relever, sa main gauche heurta sur le tapis un objet qu’il reconnut tout de suite pour un flambeau, un flambeau renversĂ© ; et aussitĂŽt, un autre objet se prĂ©senta, une pendule, une de ces petites pendules de voyage qui sont recouvertes d’une gaine de cuir. Quoi ? Que se passait-il ? Il ne comprenait pas. Ce flambeau,
 cette pendule
 pourquoi ces objets n’étaient-ils pas Ă  leur place habituelle ? Ah ! que se passait-il dans l’ombre effarante ? Et soudain, un cri lui Ă©chappa. Il avait touché  oh ! Ă  quelle chose Ă©trange, innommable ! Mais non, non, la peur lui troublait le cerveau. Vingt secondes, trente secondes, il demeura immobile, Ă©pouvantĂ©, de la sueur aux tempes. Et ses doigts gardaient la sensation de ce contact. Par un effort implacable, il tendit le bras de nouveau. Sa main, de nouveau, effleura la chose, la chose Ă©trange, innommable. Il la palpa. Il exigea que sa main la palpĂąt et se rendĂźt compte. C’était une chevelure, un visage
 et ce visage Ă©tait froid, presque glacĂ©. Si terrifiante que soit la rĂ©alitĂ©, un homme comme ArsĂšne Lupin la domine dĂšs qu’il en a pris connaissance. Rapidement, il fit jouer le ressort de sa lanterne. Une femme gisait devant lui, couverte de sang. D’affreuses blessures dĂ©vastaient son cou et ses Ă©paules. Il se pencha et l’examina. Elle Ă©tait morte. — Morte, morte, rĂ©pĂ©ta-t-il avec stupeur. Et il regardait ces yeux fixes, le rictus de cette bouche, cette chair livide, et ce sang, tout ce sang qui avait coulĂ© sur le tapis et se figeait maintenant, Ă©pais et noir. S’étant relevĂ©, il tourna le bouton de l’électricitĂ©, la piĂšce s’emplit de lumiĂšre, et il put voir tous les signes d’une lutte acharnĂ©e. Le lit Ă©tait entiĂšrement dĂ©fait, les couvertures et les draps arrachĂ©s. Par terre, le flambeau, puis la pendule — les aiguilles marquaient onze heures vingt — puis, plus loin, une chaise renversĂ©e, et partout du sang, des flaques de sang. — Et la perle noire ? murmura-t-il. La boĂźte de papier Ă  lettres Ă©tait Ă  sa place. Il l’ouvrit vivement. Elle contenait l’écrin. Mais l’écrin Ă©tait vide. — Fichtre, se dit-il, tu t’es vantĂ© un peu tĂŽt de ta chance, mon ami ArsĂšne Lupin
 La comtesse assassinĂ©e, la perle noire disparue
 la situation n’est pas brillante ! Filons, sans quoi tu risques fort d’encourir de lourdes responsabilitĂ©s. Il ne bougea pas cependant. — Filer ? Oui, un autre filerait. Mais, ArsĂšne Lupin ? N’y a-t-il pas mieux Ă  faire ? Voyons, procĂ©dons par ordre. AprĂšs tout, ta conscience est tranquille
 Suppose que tu es commissaire de police et que tu dois procĂ©der Ă  une enquĂȘte
 Oui, mais pour cela, il faudrait avoir un cerveau plus clair. Et le mien est dans un Ă©tat ! Il tomba sur un fauteuil, ses poings crispĂ©s contre son front brĂ»lant. ⁂ L’affaire de l’avenue Hoche est une de celles qui nous ont le plus vivement intriguĂ©s en ces derniers temps, et je ne l’eusse certes pas racontĂ©e si la participation d’ArsĂšne Lupin ne l’éclairait d’un jour tout spĂ©cial. Cette participation, il en est peu qui la soupçonnent. Nul ne sait en tout cas l’exacte et curieuse vĂ©ritĂ©. Qui ne connaissait, pour l’avoir rencontrĂ©e au Bois, LĂ©ontine Zalti, l’ancienne cantatrice, Ă©pouse et veuve du comte d’Andillot, la Zalti dont le luxe Ă©blouissait Paris, il y a quelque vingt ans, la Zalti, comtesse d’Andillot, Ă  qui ses parures de diamants et de perles valaient une rĂ©putation europĂ©enne ? On disait d’elle qu’elle portait sur ses Ă©paules le coffre-fort de plusieurs maisons de banque et les mines d’or de plusieurs compagnies australiennes. Les grands joailliers travaillaient pour la Zalti comme on travaillait jadis pour les rois et pour les reines. Et qui ne se souvient de la catastrophe oĂč toutes ces richesses furent englouties ? Maisons de banque et mines d’or, le gouffre dĂ©vora tout. De la collection merveilleuse, dispersĂ©e par le commissaire-priseur, il ne resta que la fameuse perle noire. La perle noire ! c’est-Ă -dire une fortune, si elle avait voulu s’en dĂ©faire. Elle ne le voulut point. Elle prĂ©fĂ©ra se restreindre, vivre dans un simple appartement avec sa dame de compagnie, sa cuisiniĂšre et un domestique, plutĂŽt que de vendre cet inestimable joyau. Il y avait Ă  cela une raison qu’elle ne craignait pas d’avouer la perle noire Ă©tait le cadeau d’un empereur ! Et presque ruinĂ©e, rĂ©duite Ă  l’existence la plus mĂ©diocre, elle demeura fidĂšle Ă  sa compagne des beaux jours. — Moi vivante, disait-elle, je ne la quitterai pas. Du matin jusqu’au soir, elle la portait Ă  son cou. La nuit, elle la mettait dans un endroit connu d’elle seule. Tous ces faits rappelĂ©s par les feuilles publiques stimulĂšrent la curiositĂ©, et, chose bizarre, mais facile Ă  comprendre pour ceux qui ont le mot de l’énigme, ce fut prĂ©cisĂ©ment l’arrestation de l’assassin prĂ©sumĂ© qui compliqua le mystĂšre et prolongea l’émotion. Le surlendemain, en effet, les journaux publiaient la nouvelle suivante On nous annonce l’arrestation de Victor DanĂšgre, le domestique de la comtesse d’Andillot. Les charges relevĂ©es contre lui sont Ă©crasantes. Sur la manche en lustrine de son gilet de livrĂ©e, que M. Dudouis, le chef de la SĂ»retĂ©, a trouvĂ© dans sa mansarde, entre le sommier et le matelas, on a constatĂ© des taches de sang. En outre, il manquait Ă  ce gilet un bouton recouvert d’étoffe. Or ce bouton, dĂšs le dĂ©but des perquisitions, avait Ă©tĂ© ramassĂ© sous le lit mĂȘme de la victime. Il est probable qu’aprĂšs le dĂźner, DanĂšgre, au lieu de regagner sa mansarde, se sera glissĂ© dans le cabinet aux robes, et que, par la porte vitrĂ©e, il a vu la comtesse cacher la perle noire. Nous devons dire que, jusqu’ici, aucune preuve n’est venue confirmer cette supposition. En tout cas, un autre point reste obscur. À sept heures du matin, DanĂšgre s’est rendu au bureau de tabac du boulevard de Courcelles la concierge d’abord, puis la buraliste ont tĂ©moignĂ© dans ce sens. D’autre part, la cuisiniĂšre de la comtesse et sa dame de compagnie, qui toutes deux couchent au bout du couloir, affirment qu’à huit heures, quand elles se sont levĂ©es, la porte de l’antichambre et la porte de la cuisine Ă©taient fermĂ©es Ă  double tour. Depuis vingt ans au service de la comtesse, ces deux personnes sont au-dessus de tout soupçon. On se demande donc comment DanĂšgre a pu sortir de l’appartement. S’était-il fait faire une autre clef ? L’instruction Ă©claircira ces diffĂ©rents points. » L’instruction n’éclaircit absolument rien, au contraire. On apprit que Victor DanĂšgre Ă©tait un rĂ©cidiviste dangereux, un alcoolique et un dĂ©bauchĂ©, qu’un coup de couteau n’effrayait pas. Mais l’affaire elle-mĂȘme semblait, au fur et Ă  mesure qu’on l’étudiait, s’envelopper de tĂ©nĂšbres plus Ă©paisses et de contradictions plus inexplicables. D’abord une demoiselle de SinclĂšves, cousine et unique hĂ©ritiĂšre de la victime, dĂ©clara que la comtesse, un mois avant sa mort, lui avait confiĂ© dans une de ses lettres la façon dont elle cachait la perle noire. Le lendemain du jour oĂč elle recevait cette lettre, elle en constatait la disparition. Qui l’avait volĂ©e ? De leur cĂŽtĂ©, les concierges racontĂšrent qu’ils avaient ouvert la porte Ă  un individu, lequel Ă©tait montĂ© chez le docteur Harel. On manda le docteur. Personne n’avait sonnĂ© chez lui. Alors qui Ă©tait cet individu ? Un complice ? Cette hypothĂšse d’un complice fut adoptĂ©e par la presse et par le public. Ganimard, le vieil inspecteur principal Ganimard la dĂ©fendait, non sans raison. — Il y a du Lupin lĂ -dessous, disait-il au juge. — Bah ! ripostait celui-ci, vous le voyez partout, votre Lupin. — Je le vois partout, parce qu’il est partout. — Dites plutĂŽt que vous le voyez chaque fois oĂč quelque chose ne vous paraĂźt pas trĂšs clair. D’ailleurs, en l’espĂšce, remarquez ceci le crime a Ă©tĂ© commis Ă  onze heures vingt du soir, ainsi que l’atteste la pendule, et la visite nocturne, dĂ©noncĂ©e par les concierges, n’a eu lieu qu’à trois heures du matin. La justice obĂ©it souvent Ă  ces entraĂźnements de conviction qui font qu’on oblige les Ă©vĂ©nements Ă  se plier Ă  l’explication premiĂšre qu’on en a donnĂ©e. Les antĂ©cĂ©dents dĂ©plorables de Victor DanĂšgre, rĂ©cidiviste, ivrogne et dĂ©bauchĂ©, influencĂšrent le juge, et bien qu’aucune circonstance nouvelle ne vĂźnt corroborer les deux ou trois indices primitivement dĂ©couverts, rien ne put l’ébranler. Il boucla son instruction. Quelques semaines aprĂšs, les dĂ©bats commencĂšrent. Ils furent embarrassĂ©s et languissants. Le prĂ©sident les dirigea sans ardeur. Le ministĂšre public attaqua mollement. Dans ces conditions, l’avocat de DanĂšgre avait beau jeu. Il montra les lacunes et les impossibilitĂ©s de l’accusation. Nulle preuve matĂ©rielle n’existait. Qui avait forgĂ© la clef, l’indispensable clef sans laquelle DanĂšgre, aprĂšs son dĂ©part, n’aurait pu refermer Ă  double tour la porte de l’appartement ? Qui l’avait vue, cette clef, et qu’était-elle devenue ? Qui avait vu le couteau de l’assassin, et qu’était-il devenu ? — Et, en tout cas, concluait l’avocat, prouvez que c’est mon client qui a tuĂ©. Prouvez que l’auteur du vol et du crime n’est pas ce mystĂ©rieux personnage qui s’est introduit dans la maison Ă  trois heures du matin. La pendule marquait onze heures, me direz-vous ? Et aprĂšs ? ne peut-on mettre les aiguilles d’une pendule Ă  l’heure qui vous convient ? Victor DanĂšgre fut acquittĂ©. ⁂ Il sortit de prison un vendredi au dĂ©clin du jour, amaigri, dĂ©primĂ© par six mois de cellule. L’instruction, la solitude, les dĂ©bats, les dĂ©libĂ©rations du jury, tout cela l’avait empli d’une Ă©pouvante maladive. La nuit, d’affreux cauchemars, des visions d’échafaud le hantaient. Il tremblait de fiĂšvre et de terreur. Sous le nom d’Anatole Dufour, il loua une petite chambre sur les hauteurs de Montmartre, et il vĂ©cut au hasard des besognes, bricolant de droite et de gauche. Vie lamentable ! Trois fois engagĂ© par trois patrons diffĂ©rents, il fut reconnu et renvoyĂ© sur-le-champ. Souvent il s’aperçut, ou crut s’apercevoir, que des hommes le suivaient, des hommes de la police, il n’en doutait point, qui ne renonçaient pas Ă  le faire tomber dans quelque piĂšge. Et d’avance il sentait l’étreinte rude de la main qui le prendrait au collet. Un soir qu’il dĂźnait chez un traiteur du quartier, quelqu’un s’installa en face de lui. C’était un individu d’une quarantaine d’annĂ©es, vĂȘtu d’une redingote noire de propretĂ© douteuse. Il commanda une soupe, des lĂ©gumes et un litre de vin. Et quand il eut mangĂ© la soupe, il tourna les yeux vers DanĂšgre et le regarda longuement. DanĂšgre pĂąlit. Pour sĂ»r cet individu Ă©tait de ceux qui le suivaient depuis des semaines. Que lui voulait-il ? DanĂšgre essaya de se lever. Il ne le put. Ses jambes chancelaient sous lui. L’homme se versa un verre de vin et emplit le verre de DanĂšgre. — Nous trinquons, camarade ? Victor balbutia — Oui
 oui
 Ă  votre santĂ©, camarade. — À votre santĂ©, Victor DanĂšgre. L’autre sursauta — Moi !
 moi !
 mais non
 je vous jure
 — Vous me jurez quoi ? que vous n’ĂȘtes pas vous ? le domestique de la comtesse ? — Quel domestique ? Je m’appelle Dufour. Demandez au patron. — Dufour, Anatole, oui, pour le patron, mais DanĂšgre pour la justice, Victor DanĂšgre. — Pas vrai ! pas vrai ! on vous a menti. Le nouveau venu tira de sa poche une carte et la tendit. Victor lut Grimaudan, ex-inspecteur de la SĂ»retĂ©. Renseignements confidentiels. » Il tressaillit. — Vous ĂȘtes de la police ? — Je n’en suis plus, mais le mĂ©tier me plaisait, et je continue d’une façon plus
 lucrative. On dĂ©niche de temps en temps des affaires d’or
 comme la vĂŽtre. — La mienne ? — Oui, la vĂŽtre, c’est une affaire exceptionnelle, si toutefois vous voulez bien y mettre un peu de complaisance. — Et si je n’en mets pas ? — Il le faudra. Vous ĂȘtes dans une situation oĂč vous ne pouvez rien me refuser. Une apprĂ©hension sourde envahissait Victor DanĂšgre. Il demanda — Qu’y a-t-il ?
 parlez. — Soit, rĂ©pondit l’autre, finissons-en. En deux mots, voici je suis envoyĂ© par Mlle de SinclĂšves. — SinclĂšves ? — L’hĂ©ritiĂšre de la comtesse d’Andillot. — Eh bien ? — Eh bien, Mlle de SinclĂšves me charge de vous rĂ©clamer la perle noire. — La perle noire ? — Celle que vous avez volĂ©e. — Mais je ne l’ai pas ! — Vous l’avez. — Si je l’avais, ce serait moi l’assassin. — C’est vous l’assassin. DanĂšgre s’efforça de rire. — Heureusement, mon bon monsieur, que la Cour d’assises n’a pas Ă©tĂ© du mĂȘme avis. Tous les jurĂ©s, vous entendez, m’ont reconnu innocent. Et quand on a sa conscience pour soi et l’estime de douze braves gens
 L’ex-inspecteur lui saisit le bras — Pas de phrases, mon petit. Écoutez-moi bien attentivement et pesez mes paroles, elles en valent la peine. DanĂšgre, trois semaines avant le crime, vous avez dĂ©robĂ© Ă  la cuisiniĂšre la clef qui ouvre la porte de service, et vous avez fait faire une clef semblable chez Outard, serrurier, 244, rue Oberkampf. — Pas vrai, pas vrai, gronda Victor, personne n’a vu cette clef
 elle n’existe pas. — La voici. AprĂšs un silence, Grimaudan reprit — Vous avez tuĂ© la comtesse Ă  l’aide d’un couteau Ă  virole achetĂ© au bazar de la RĂ©publique, le jour mĂȘme oĂč vous commandiez votre clef. La lame est triangulaire et creusĂ©e d’une cannelure. — De la blague, tout cela, vous parlez au hasard. Personne n’a vu le couteau. — Le voici. Victor DanĂšgre eut un geste de recul. L’ex-inspecteur continua — Il y a dessus des taches de rouille. Est-il besoin de vous en expliquer la provenance ? — Et aprĂšs ?
 vous avez une clef et un couteau
 Qui peut affirmer qu’ils m’appartenaient ? — Le serrurier d’abord, et ensuite l’employĂ© auquel vous avez achetĂ© le couteau. J’ai dĂ©jĂ  rafraĂźchi leur mĂ©moire. En face de vous, ils ne manqueront pas de vous reconnaĂźtre. Il parlait sĂšchement et durement, avec une prĂ©cision terrifiante. DanĂšgre Ă©tait convulsĂ© de peur. Ni le juge ni le prĂ©sident des assises, ni l’avocat gĂ©nĂ©ral ne l’avaient serrĂ© d’aussi prĂšs, n’avaient vu aussi clair dans des choses que lui-mĂȘme ne discernait plus trĂšs nettement. Cependant, il essaya encore de jouer l’indiffĂ©rence. — Si c’est lĂ  toutes vos preuves ! — Il me reste celle-ci. Vous ĂȘtes reparti, aprĂšs le crime, par le mĂȘme chemin. Mais, au milieu du cabinet aux robes, pris d’effroi, vous avez dĂ» vous appuyer contre le mur pour garder votre Ă©quilibre. — Comment le savez-vous ? bĂ©gaya Victor
 personne ne peut le savoir. — La justice, non, il ne pouvait venir Ă  l’idĂ©e d’aucun de ces messieurs du parquet d’allumer une bougie et d’examiner les murs. Mais si on le faisait, on verrait sur le plĂątre blanc une marque rouge trĂšs lĂ©gĂšre, assez nette cependant pour qu’on y retrouve l’empreinte de la face antĂ©rieure de votre pouce, de votre pouce tout humide de sang et que vous avez posĂ© contre le mur. Or, vous n’ignorez pas qu’en anthropomĂ©trie, c’est lĂ  un des principaux moyens d’identification. Victor DanĂšgre Ă©tait blĂȘme. Des gouttes de sueur coulaient de son front sur la table. Il considĂ©rait avec des yeux de fou cet homme Ă©trange qui Ă©voquait son crime comme s’il en avait Ă©tĂ© le tĂ©moin invisible. Il baissa la tĂȘte, vaincu, impuissant. Depuis des mois il luttait contre tout le monde. Contre cet homme-lĂ , il avait l’impression qu’il n’y avait rien Ă  faire. — Si je vous rends la perle, balbutia-t-il, combien me donnerez-vous ? — Rien. — Comment ! vous vous moquez ! Je vous donnerais une chose qui vaut des mille et des centaines de mille, et je n’aurais rien ? — Si, la vie. Le misĂ©rable frissonna. Grimaudan ajouta, d’un ton presque doux — Voyons, DanĂšgre, cette perle n’a aucune valeur pour vous. Il vous est impossible de la vendre. À quoi bon la garder ? — Il y a des recĂ©leurs
 et un jour ou l’autre, Ă  n’importe quel prix
 — Un jour ou l’autre, il sera trop tard. — Pourquoi ? — Pourquoi ? mais parce que la justice aura remis la main sur vous, et, cette fois, avec les preuves que je lui fournirai, le couteau, la clef, l’indication du pouce, vous ĂȘtes fichu, mon bonhomme. Victor s’étreignit la tĂȘte de ses deux mains et rĂ©flĂ©chit. Il se sentait perdu, en effet, irrĂ©mĂ©diablement perdu, et, en mĂȘme temps, une grande fatigue l’envahissait, un immense besoin de repos et d’abandon. Il murmura — Quand vous la faut-il ? — Ce soir, avant une heure. — Sinon ? — Sinon, je mets Ă  la poste cette lettre oĂč Mlle de SinclĂšves vous dĂ©nonce au procureur de la RĂ©publique. DanĂšgre se versa deux verres de vin qu’il but coup sur coup, puis, se levant — Payez l’addition, et allons-y
 j’en ai assez de cette maudite affaire. La nuit Ă©tait venue. Les deux hommes descendirent la rue Lepic et suivirent les boulevards extĂ©rieurs en se dirigeant vers l’Étoile. Ils marchaient silencieusement, Victor, trĂšs las et le dos voĂ»tĂ©. Au parc Monceau, il dit — C’est du cĂŽtĂ© de la maison
 — Parbleu ! vous n’en ĂȘtes sorti, avant votre arrestation, que pour aller au bureau de tabac. — Nous y sommes, fit DanĂšgre, d’une voix sourde. Ils longĂšrent la grille du jardin et traversĂšrent une rue dont le bureau de tabac faisait l’encoignure. DanĂšgre s’arrĂȘta quelques pas plus loin. Ses jambes vacillaient. Il tomba sur un banc. — Eh bien ? demanda son compagnon. — C’est lĂ . — C’est lĂ  ! qu’est-ce que vous me chantez ? — Oui lĂ , devant nous. — Devant nous ! Dites donc, DanĂšgre, il ne faudrait pas
 — Je vous rĂ©pĂšte qu’elle est lĂ . — OĂč ? — Entre deux pavĂ©s. — Lesquels ? — Cherchez. — Lesquels ? rĂ©pĂ©ta Grimaudan. Victor ne rĂ©pondit pas. — Ah ! parfait, tu veux me faire poser, mon bonhomme. — Non
 mais
 je vais crever de misĂšre. — Et alors, tu hĂ©sites ? Allons, je serai bon prince. Combien te faut-il ? — De quoi prendre mon billet d’entrepont pour l’AmĂ©rique. — Convenu. — Et un billet de cent pour les premiers frais. — Tu en auras deux. Parle. — Comptez les pavĂ©s, Ă  droite de l’égout. C’est entre le douziĂšme et le treiziĂšme. — Dans le ruisseau ? — Oui, en bas du trottoir. Grimaudan regarda autour de lui. Des tramways passaient, des gens passaient. Mais bah ! qui pouvait se douter ?
 Il ouvrit son canif et le planta entre le douziĂšme et le treiziĂšme pavĂ©. — Et si elle n’y est pas ? — Si personne ne m’a vu me baisser et l’enfoncer, elle y est encore. Se pouvait-il qu’elle y fĂ»t ! La perle noire jetĂ©e dans la boue d’un ruisseau, Ă  la disposition du premier venu ! La perle noire
 une fortune ! — À quelle profondeur ? — Dix centimĂštres, Ă  peu prĂšs. Il creusa le sable mouillĂ©. La pointe de son canif heurta quelque chose. Avec ses doigts il Ă©largit le trou. Il aperçut la perle noire. — Tiens, voilĂ  tes deux cents francs. Je t’enverrai ton billet pour l’AmĂ©rique. Le lendemain, l’Écho de France publiait cet entrefilet, qui fut reproduit par les journaux du monde entier Depuis hier, la fameuse perle noire est entre les mains d’ArsĂšne Lupin qui l’a reprise au meurtrier de la comtesse d’Andillot. Avant peu, des fac-similĂ©s de ce prĂ©cieux bijou seront exposĂ©s Ă  Londres, Ă  Saint-PĂ©tersbourg, Ă  Calcutta, Ă  Buenos-Ayres et Ă  New York. ArsĂšne Lupin attend les propositions que voudront bien lui faire ses correspondants. ⁂ — Et voilĂ  comme quoi le crime est toujours puni et la vertu rĂ©compensĂ©e, conclut ArsĂšne Lupin, lorsqu’il m’eut rĂ©vĂ©lĂ© les dessous de l’affaire. — Et voilĂ  comme quoi, sous le nom de Grimaudan, ex-inspecteur de la SĂ»retĂ©, vous fĂ»tes choisi par le destin pour enlever au criminel le bĂ©nĂ©fice de son forfait. — Justement. Et j’avoue que c’est une des aventures dont je suis le plus fier. Les quarante minutes que j’ai passĂ©es dans l’appartement de la comtesse, aprĂšs avoir constatĂ© sa mort, sont parmi les plus Ă©tonnantes et les plus profondes de ma vie. En quarante minutes, empĂȘtrĂ© dans la situation la plus inextricable, j’ai reconstituĂ© le crime, j’ai acquis la certitude, Ă  l’aide de quelques indices, que le coupable ne pouvait ĂȘtre qu’un domestique de la comtesse. Enfin, j’ai compris que, pour avoir la perle, il fallait que ce domestique fĂ»t arrĂȘtĂ© — et j’ai laissĂ© le bouton de gilet — mais qu’il ne fallait pas qu’on relevĂąt contre lui des preuves irrĂ©cusables de sa culpabilitĂ© — et j’ai ramassĂ© le couteau oubliĂ© sur le tapis, emportĂ© la clef oubliĂ©e sur la serrure, fermĂ© la porte Ă  double tour, et effacĂ© les traces des doigts sur le plĂątre du cabinet aux robes. À mon sens, ce fut lĂ  un de ces Ă©clairs
 — De gĂ©nie, interrompis-je. — De gĂ©nie, si vous voulez, et qui n’eĂ»t pas illuminĂ© le cerveau du premier venu. Deviner en une seconde les deux termes du problĂšme — une arrestation et un acquittement — me servir de l’appareil formidable de la justice pour dĂ©traquer mon homme, pour l’abĂȘtir, bref, pour le mettre dans un Ă©tat d’esprit tel qu’une fois libre il devait inĂ©vitablement, fatalement, tomber dans le piĂšge un peu grossier que je lui tendais !
 — Un peu ? dites beaucoup, car il ne courait aucun danger. — Oh ! pas le moindre, puisque tout acquittement est chose dĂ©finitive. — Pauvre diable
 — Pauvre diable
 Victor DanĂšgre ! vous ne songez pas que c’est un assassin ? Il eĂ»t Ă©tĂ© de la derniĂšre immoralitĂ© que la perle noire lui restĂąt. Il vit, pensez donc, DanĂšgre vit ! — Et la perle noire est Ă  vous. Il la sortit d’une des poches secrĂštes de son portefeuille, l’examina, la caressa de ses doigts et de ses yeux Ă©mus, et il soupirait — Quel est le boyard, quel est le rajah imbĂ©cile et vaniteux qui possĂ©dera ce trĂ©sor ? À quel milliardaire amĂ©ricain est destinĂ© le petit morceau de beautĂ© et de luxe qui ornait les blanches Ă©paules de LĂ©ontine Zalti, comtesse d’Andillot ?
 Herlock SholmĂšsarrive trop tard C’est Ă©trange ce que vous ressemblez Ă  ArsĂšne Lupin, Velmont ! — Vous le connaissez ? — Oh ! comme tout le monde, par ses photographies, dont aucune n’est pareille aux autres, mais dont chacune laisse l’impression d’une physionomie identique
 qui est bien la vĂŽtre. Horace Velmont parut plutĂŽt vexĂ©. — N’est-ce pas, mon cher Devanne ! Et vous n’ĂȘtes pas le premier Ă  m’en faire la remarque, croyez-le. — C’est au point, insista Devanne, que si vous ne m’aviez pas Ă©tĂ© recommandĂ© par mon cousin d’Estevan, et si vous n’étiez pas le peintre connu dont j’admire les belles marines, je me demande si je n’aurais pas averti la police de votre prĂ©sence Ă  Dieppe. La boutade fut accueillie par un rire gĂ©nĂ©ral. Il y avait lĂ , dans la grande salle Ă  manger du chĂąteau de Thibermesnil, outre Velmont l’abbĂ© GĂ©lis, curĂ© du village, et une douzaine d’officiers, dont les rĂ©giments manƓuvraient aux environs, et qui avaient rĂ©pondu Ă  l’invitation du banquier Georges Devanne et de sa mĂšre. L’un d’eux s’écria — Mais est-ce que prĂ©cisĂ©ment ArsĂšne Lupin n’a pas Ă©tĂ© signalĂ© sur la cĂŽte, aprĂšs son fameux coup du rapide de Paris au Havre ? — Parfaitement, il y a de cela trois mois, et la semaine suivante je faisais connaissance au casino de notre excellent Velmont qui, depuis, a bien voulu m’honorer de quelques visites — agrĂ©able prĂ©ambule d’une visite domiciliaire plus sĂ©rieuse qu’il me rendra l’un de ces jours
 ou plutĂŽt l’une de ces nuits ! On rit de nouveau et l’on passa dans l’ancienne salle des gardes, vaste piĂšce, trĂšs haute, qui occupe toute la partie infĂ©rieure de la tour Guillaume, et oĂč Georges Devanne a rĂ©uni les incomparables richesses accumulĂ©es Ă  travers les siĂšcles par les sires de Thibermesnil. Des bahuts et des crĂ©dences, des landiers et des girandoles la dĂ©corent. De magnifiques tapisseries pendent aux murs de pierre. Les embrasures des quatre fenĂȘtres sont profondes, munies de bancs, et se terminent par des croisĂ©es ogivales Ă  vitraux encadrĂ©s de plomb. Entre la porte et la fenĂȘtre de gauche, s’érige une bibliothĂšque monumentale de style Renaissance, sur le fronton de laquelle on lit, en lettres d’or, Thibermesnil » et au-dessous, la fiĂšre devise de la famille Fais ce que veulx. » Et comme on allumait des cigares, Devanne reprit — Seulement, dĂ©pĂȘchez-vous, Velmont, c’est la derniĂšre nuit qui vous reste. — Et pourquoi ? fit le peintre qui, dĂ©cidĂ©ment, prenait la chose en plaisantant. Devanne allait rĂ©pondre quand sa mĂšre lui fit un signe. Mais l’excitation du dĂźner, le dĂ©sir d’intĂ©resser ses hĂŽtes, l’emportĂšrent. — Bah ! murmura-t-il, je puis parler maintenant. Une indiscrĂ©tion n’est plus Ă  craindre. On s’assit autour de lui avec une vive curiositĂ©, et il dĂ©clara, de l’air satisfait de quelqu’un qui annonce une grosse nouvelle — Demain, Ă  quatre heures du soir, Herlock SholmĂšs, le grand policier anglais pour qui il n’est point de mystĂšre, Herlock SholmĂšs, le plus extraordinaire dĂ©chiffreur d’énigmes que l’on ait jamais vu, le prodigieux personnage qui semble forgĂ© de toutes piĂšces par l’imagination d’un romancier, Herlock SholmĂšs sera mon hĂŽte. On se rĂ©cria. Herlock SholmĂšs Ă  Thibermesnil. C’était donc sĂ©rieux ? ArsĂšne Lupin se trouvait rĂ©ellement dans la contrĂ©e ? — ArsĂšne Lupin et sa bande ne sont pas loin. Sans compter l’affaire du baron Cahorn, Ă  qui attribuer les cambriolages de Montigny, de Gruchet, de Crasville, sinon Ă  notre voleur national ? Aujourd’hui, c’est mon tour. — Et vous ĂȘtes prĂ©venu, comme le fut le baron Cahorn ? — Le mĂȘme truc ne rĂ©ussit pas deux fois. — Alors ? — Alors ?
 alors voici. Il se leva, et dĂ©signant du doigt, sur l’un des rayons de la bibliothĂšque, un petit espace vide entre deux Ă©normes in-folios — Il y avait lĂ  un livre, un livre du xvie siĂšcle intitulĂ© la Chronique de Thibermesnil, et qui Ă©tait l’histoire du chĂąteau depuis sa construction par le duc Rollon sur l’emplacement d’une forteresse fĂ©odale. Il contenait trois planches gravĂ©es. L’une reprĂ©sentait une vue cavaliĂšre du domaine dans son ensemble, la seconde le plan des bĂątiments, et la troisiĂšme — j’appelle votre attention lĂ -dessus — le tracĂ© d’un souterrain dont l’une des issues s’ouvre Ă  l’extĂ©rieur de la premiĂšre ligne des remparts, et dont l’autre aboutit ici, oui, dans la salle mĂȘme oĂč nous nous tenons. Or, ce livre a disparu depuis le mois dernier. — Fichtre, dit Velmont, c’est mauvais signe. Seulement cela ne suffit pas pour motiver l’intervention de Herlock SholmĂšs. — Certes, cela n’eĂ»t point suffi s’il ne s’était passĂ© un autre fait qui donne Ă  celui que je viens de vous raconter toute sa signification. Il existait Ă  la BibliothĂšque nationale un second exemplaire de cette Chronique, et ces deux exemplaires diffĂ©raient par certains dĂ©tails concernant le souterrain, comme l’établissement d’un profil et d’une Ă©chelle, et diverses annotations, non pas imprimĂ©es, mais Ă©crites Ă  l’encre et plus ou moins effacĂ©es. Je savais ces particularitĂ©s, et je savais que le tracĂ© dĂ©finitif ne pouvait ĂȘtre reconstituĂ© que par une confrontation minutieuse des deux cartes. Or, le lendemain du jour oĂč mon exemplaire disparaissait, celui de la BibliothĂšque nationale Ă©tait demandĂ© par un lecteur qui l’emportait sans qu’il fĂ»t possible de dĂ©terminer les conditions dans lesquelles le vol Ă©tait effectuĂ©. Des exclamations accueillirent ces paroles. — Cette fois, l’affaire devient sĂ©rieuse. — Aussi, cette fois, dit Devanne, la police s’émut et il y eut une double enquĂȘte, qui, d’ailleurs, n’eut aucun rĂ©sultat. — Comme toutes celles dont ArsĂšne Lupin est l’objet. — PrĂ©cisĂ©ment. C’est alors qu’il me vint Ă  l’esprit de demander son concours Ă  Herlock SholmĂšs, lequel me rĂ©pondit qu’il avait le plus vif dĂ©sir d’entrer en contact avec ArsĂšne Lupin. — Quelle gloire pour ArsĂšne Lupin ! dit Velmont ! Mais, si notre voleur national, comme vous l’appelez, ne nourrit aucun projet sur Thibermesnil, Herlock SholmĂšs n’aura qu’à se tourner les pouces ? — Il y a autre chose, et qui l’intĂ©ressera vivement, la dĂ©couverte du souterrain. — Comment, vous nous avez dit qu’une des entrĂ©es s’ouvrait sur la campagne, l’autre dans ce salon mĂȘme ! — OĂč ? En quel lieu de ce salon ? La ligne qui reprĂ©sente le souterrain sur les cartes, aboutit bien d’un cĂŽtĂ© Ă  un petit cercle accompagnĂ© de ces deux majuscules T. G. », ce qui signifie sans doute, n’est-ce pas, Tour Guillaume. Mais la tour est ronde, et qui pourrait dĂ©terminer Ă  quel endroit du rond s’amorce le tracĂ© du dessin ? Devanne alluma un second cigare et se versa un verre de bĂ©nĂ©dictine. On le pressait de questions. Il souriait, heureux de l’intĂ©rĂȘt provoquĂ©. Enfin il prononça — Le secret est perdu. Nul au monde ne le connaĂźt. De pĂšre en fils, dit la lĂ©gende, les puissants seigneurs se le transmettaient Ă  leur lit de mort, jusqu’au jour oĂč Geoffroy, dernier du nom, eut la tĂȘte tranchĂ©e sur l’échafaud, le 7 thermidor an II, dans sa dix-neuviĂšme annĂ©e. — Mais, depuis un siĂšcle, on a dĂ» chercher ? — On a cherchĂ©, mais vainement. Moi-mĂȘme, quand j’eus achetĂ© le chĂąteau Ă  l’arriĂšre-petit-neveu du conventionnel Leribourg, j’ai fait faire des fouilles. À quoi bon ? Songez que cette tour, environnĂ©e d’eau, n’est reliĂ©e au chĂąteau que par un point, et qu’il faut, en consĂ©quence, que le souterrain passe sous les anciens fossĂ©s. Le plan de la BibliothĂšque nationale montre d’ailleurs une suite de quatre escaliers comportant quarante-huit marches, ce qui laisse supposer une profondeur de plus de dix mĂštres. Et l’échelle, annexĂ©e Ă  l’autre plan, fixe la distance Ă  deux cents mĂštres. En rĂ©alitĂ©, tout le problĂšme est ici, entre ce plancher, ce plafond et ces murs. Ma foi, j’avoue que j’hĂ©site Ă  les dĂ©molir. — Et l’on n’a aucun indice ? — Aucun. L’abbĂ© GĂ©lis objecta — M. Devanne, nous devons faire Ă©tat de deux citations. — Oh ! s’écria Devanne en riant, M. le curĂ© est un fouilleur d’archives, un grand liseur de mĂ©moires, et tout ce qui touche Ă  Thibermesnil le passionne. Mais l’explication dont il parle ne sert qu’à embrouiller les choses. — Mais encore ? — Vous y tenez ? — ÉnormĂ©ment. — Vous saurez donc qu’il rĂ©sulte de ses lectures que deux rois de France ont eu le mot de l’énigme. — Deux rois de France ! — Henri IV et Louis XVI. — Ce ne sont pas les premiers venus. Et comment M. l’abbĂ© est-il au courant ?
 — Oh ! c’est bien simple, continua Devanne. L’avant-veille de la bataille d’Arques, le roi Henri IV vint souper et coucher dans ce chĂąteau. À onze heures du soir, Louise de Tancarville, la plus jolie dame de Normandie, fut introduite auprĂšs de lui par le souterrain avec la complicitĂ© du duc Edgard, qui, en cette occasion, livra le secret de famille. Ce secret, Henri IV le confia plus tard Ă  son ministre Sully, qui raconte l’anecdote dans ses Royales ƒconomies d’État » sans l’accompagner d’autre commentaire que de cette phrase incomprĂ©hensible La hache tournoie dans l’air qui frĂ©mit, mais l’aile s’ouvre, et l’on va jusqu’à Dieu. » Il y eut un silence, et Velmont ricana — Ce n’est pas d’une clartĂ© aveuglante. — N’est-ce pas ? M. le curĂ© veut que Sully ait notĂ© par lĂ  le mot de l’énigme, sans trahir le secret des scribes auxquels il dictait ses mĂ©moires. — L’hypothĂšse est ingĂ©nieuse. — Je l’accorde, mais quelle est cette hache qui tourne, et cet oiseau qui s’envole ? — Et qu’est-ce qui va jusqu’à Dieu ? — MystĂšre ! Velmont reprit — Et ce bon Louis XVI, fut-ce Ă©galement pour recevoir la visite d’une dame, qu’il se fit ouvrir le souterrain ? — Je l’ignore. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que Louis XVI a sĂ©journĂ© en 1784 Ă  Thibermesnil, et que la fameuse armoire de fer, trouvĂ©e au Louvre sur la dĂ©nonciation de Gamain, renfermait un papier avec ces mots Ă©crits par lui Thibermesnil 2-6-12. » Horace Velmont Ă©clata de rire — Victoire ! les tĂ©nĂšbres se dissipent de plus en plus. Deux fois six font douze. — Riez Ă  votre guise, Monsieur, fit l’abbĂ©, il n’empĂȘche que ces deux citations contiennent la solution, et qu’un jour ou l’autre viendra quelqu’un qui saura les interprĂ©ter. — Herlock SholmĂšs d’abord, dit Devanne
 À moins qu’ArsĂšne Lupin ne le devance. Qu’en pensez-vous, Velmont ? Velmont se leva, mit la main sur l’épaule de Devanne, et dĂ©clara — Je pense qu’aux donnĂ©es fournies par votre livre et par celui de la BibliothĂšque, il manquait un renseignement de la plus haute importance, et que vous avez eu la gentillesse de me l’offrir. Je vous en remercie. — De sorte que ?
 — De sorte que maintenant, la hache ayant tournoyĂ©, l’oiseau s’étant enfui, et deux fois six faisant douze, je n’ai plus qu’à me mettre en campagne. — Sans perdre une minute. — Sans perdre une seconde ! ne faut-il pas que cette nuit, c’est-Ă -dire avant l’arrivĂ©e de Herlock SholmĂšs, je cambriole votre chĂąteau. — Il est de fait que vous n’avez que le temps. Voulez-vous que je vous conduise ? — Jusqu’à Dieppe ? — Jusqu’à Dieppe. J’en profiterai pour ramener moi-mĂȘme M. et Mme d’Androl et une jeune fille de leurs amis qui arrivent par le train de minuit. Et s’adressant aux officiers, Devanne ajouta — D’ailleurs, nous nous retrouverons tous ici demain Ă  dĂ©jeuner, n’est-ce pas, Messieurs ? Je compte bien sur vous, puisque ce chĂąteau doit ĂȘtre investi par vos rĂ©giments et pris d’assaut sur le coup de onze heures. L’invitation fut acceptĂ©e, on se sĂ©para, et un instant plus tard, une 20-30 Étoile d’or emportait Devanne et Velmont sur la route de Dieppe. Devanne dĂ©posa le peintre devant le casino, et se rendit Ă  la gare. À minuit ses amis descendaient du train. À minuit et demi, l’automobile franchissait les portes de Thibermesnil. À une heure, aprĂšs un lĂ©ger souper servi dans le salon, chacun se retira. Peu Ă  peu toutes les lumiĂšres s’éteignirent. Le grand silence de la nuit enveloppa le chĂąteau. ⁂ Mais la lune Ă©carta les nuages qui la voilaient, et, par deux des fenĂȘtres, emplit le salon de clartĂ© blanche. Cela ne dura qu’un moment. TrĂšs vite la lune se cacha derriĂšre le rideau des collines. Et ce fut l’obscuritĂ©. Le silence s’augmenta de l’ombre plus Ă©paisse. À peine, de temps Ă  autre, des craquements de meubles le troublaient-ils, ou bien le bruissement des roseaux sur l’étang qui baigne les vieux murs de ses eaux vertes. La pendule Ă©grenait le chapelet infini des secondes. Elle sonna deux heures. Puis, de nouveau, les secondes tombĂšrent hĂątives et monotones dans la paix lourde de la nuit. Puis trois heures sonnĂšrent. Et tout Ă  coup quelque chose claqua, comme fait, au passage d’un train, le disque d’un signal qui s’ouvre et se rabat. Et un jet fin de lumiĂšre traversa le salon de part en part, ainsi qu’une flĂšche qui laisserait derriĂšre elle une traĂźnĂ©e Ă©tincelante. Il jaillissait de la cannelure centrale d’un pilastre oĂč s’appuie, Ă  droite, le fronton de la bibliothĂšque. Il s’immobilisa d’abord sur le panneau opposĂ© en un cercle Ă©clatant, puis il se promena de tous cĂŽtĂ©s comme un regard inquiet qui scrute l’ombre, puis il s’évanouit pour jaillir encore, pendant que toute une partie de la bibliothĂšque tournait sur elle-mĂȘme et dĂ©masquait une large ouverture, en forme de voĂ»te. Un homme entra qui tenait Ă  la main une lanterne Ă©lectrique. Un autre homme et un troisiĂšme surgirent qui portaient un rouleau de cordes et diffĂ©rents instruments. Le premier inspecta la piĂšce, Ă©couta et dit — Appelez les camarades. De ces camarades, il en vint huit par le souterrain, gaillards solides, au visage Ă©nergique. Et le dĂ©mĂ©nagement commença. Ce fut rapide. ArsĂšne Lupin passait d’un meuble Ă  un autre, l’examinait, et, suivant ses dimensions ou sa valeur artistique, lui faisait grĂące ou ordonnait — Enlevez ! Et l’objet Ă©tait enlevĂ©, avalĂ© par la gueule bĂ©ante du tunnel, expĂ©diĂ© dans les entrailles de la terre. Et ainsi furent escamotĂ©s six fauteuils et six chaises Louis XV, et des tapisseries d’Aubusson, et des girandoles signĂ©es GouthiĂšre, et deux Fragonard, et un Nattier, et un buste de Houdon, et des statuettes. Quelquefois Lupin s’attardait devant un magnifique bahut ou un superbe tableau et soupirait — Trop lourd, celui-là
 trop grand
 quel dommage ! Et il continuait son expertise. En quarante minutes, le salon fut dĂ©sencombrĂ© » selon l’expression d’ArsĂšne. Et tout cela s’était accompli dans un ordre admirable, sans aucun bruit, comme si tous les objets que maniaient ces hommes eussent Ă©tĂ© garnis d’épaisse ouate. Il dit alors au dernier d’entre eux qui s’en allait, porteur d’un cartel signĂ© Boulle — Inutile de revenir. Il est entendu, n’est-ce pas, qu’aussitĂŽt l’auto-camion chargĂ©, vous filez jusqu’à la grange de Roquefort. — Mais vous, patron ? — Qu’on me laisse la motocyclette. L’homme parti, il repoussa, tout contre, le pan mobile de la bibliothĂšque, puis, aprĂšs avoir fait disparaĂźtre les traces du dĂ©mĂ©nagement, effacĂ© les marques de pas, il souleva une portiĂšre, et pĂ©nĂ©tra dans une galerie qui servait de communication entre la tour et le chĂąteau. Au milieu il y avait une vitrine, et c’était Ă  cause de cette vitrine qu’ArsĂšne Lupin avait poursuivi ses investigations. Elle contenait des merveilles, une collection unique de montres, de tabatiĂšres, de bagues, de chĂątelaines, de miniatures du plus joli travail. Avec une pince il força la serrure, et ce lui fut un plaisir inexprimable que de saisir ces joyaux d’or et d’argent, ces petites Ɠuvres d’un art si prĂ©cieux et si dĂ©licat. Il avait, passĂ© en bandouliĂšre autour de son cou, un large sac de toile spĂ©cialement amĂ©nagĂ© pour ces aubaines. Il le remplit. Et il remplit aussi les poches de sa veste, de son pantalon et de son gilet. Et il refermait son bras gauche sur une pile de ces rĂ©ticules en perles si goĂ»tĂ©s de nos ancĂȘtres, et que la mode actuelle recherche si passionnĂ©ment
 lorsqu’un lĂ©ger bruit frappa son oreille. Il Ă©couta il ne se trompait pas, le bruit se prĂ©cisait. Et soudain il se rappela Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la galerie, un escalier intĂ©rieur conduisait Ă  un appartement, inoccupĂ© jusqu’ici, mais qui Ă©tait, depuis ce soir, rĂ©servĂ© Ă  cette jeune fille que Devanne avait Ă©tĂ© chercher Ă  Dieppe, avec ses amis d’Androl. D’un geste rapide, il pressa du doigt le ressort de sa lanterne elle s’éteignit. Il avait Ă  peine gagnĂ© l’embrasure d’une fenĂȘtre qu’au haut de l’escalier la porte fut ouverte et qu’une faible lueur Ă©claira la galerie. Il eut la sensation — car, Ă  demi-cachĂ© par un rideau, il ne voyait point — qu’une personne descendait les premiĂšres marches avec prĂ©caution. Il espĂ©ra qu’elle n’irait pas plus loin. Elle descendit cependant et avança de plusieurs pas dans la piĂšce. Mais elle poussa un cri. Sans doute avait-elle aperçu la vitrine brisĂ©e, aux trois quarts vide. Au parfum, il reconnut la prĂ©sence d’une femme. Ses vĂȘtements frĂŽlaient presque le rideau qui le dissimulait, et il lui sembla qu’il entendait battre le cƓur de cette femme, et qu’elle aussi devinait la prĂ©sence d’un autre ĂȘtre, derriĂšre elle, dans l’ombre, Ă  portĂ©e de sa main
 Il se dit Elle a peur
 elle va partir
 il est impossible qu’elle ne parte pas. » Elle ne partit point. La bougie qui tremblait dans sa main, s’affermit. Elle se retourna, hĂ©sita un instant, parut Ă©couter le silence effrayant, puis, d’un coup, Ă©carta le rideau. Ils se virent. ArsĂšne murmura, bouleversĂ© — Vous
 vous
 Mademoiselle. C’était miss Nelly. Miss Nelly ! la passagĂšre du Transatlantique, celle qui avait mĂȘlĂ© ses rĂȘves aux rĂȘves du jeune homme durant cette inoubliable traversĂ©e, celle qui avait assistĂ© Ă  son arrestation, et qui, plutĂŽt que de le trahir, avait eu ce joli geste de jeter Ă  la mer le kodak oĂč il avait cachĂ© les bijoux et les billets de banque
 Miss Nelly ! la chĂšre et souriante crĂ©ature dont l’image avait si souvent attristĂ© ou rĂ©joui ses longues heures de prison ! Le hasard Ă©tait si prodigieux qui les mettait en prĂ©sence l’un de l’autre dans ce chĂąteau et Ă  cette heure de la nuit, qu’ils ne bougeaient point et ne prononçaient pas une parole, stupĂ©faits, comme hypnotisĂ©s par l’apparition fantastique qu’ils Ă©taient l’un pour l’autre. Chancelante, brisĂ©e d’émotion, miss Nelly dut s’asseoir. Il resta debout en face d’elle. Et peu Ă  peu, au cours des secondes interminables qui s’écoulĂšrent, il eut conscience de l’impression qu’il devait donner en cet instant, les bras chargĂ©s de bibelots, les poches gonflĂ©es, et son sac rempli Ă  en crever. Une grande confusion l’envahit, et il rougit de se trouver lĂ , dans cette vilaine posture du voleur qu’on prend en flagrant dĂ©lit. Pour elle, dĂ©sormais, quoi qu’il advĂźnt, il Ă©tait le voleur, celui qui met la main dans la poche des autres, celui qui crochĂšte les portes et s’introduit furtivement. Une des montres roula sur le tapis, une autre Ă©galement. Et d’autres choses encore allaient glisser de ses bras, qu’il ne savait comment retenir. Alors, se dĂ©cidant brusquement, il laissa tomber sur le fauteuil une partie des objets, vida ses poches et se dĂ©fit de son sac. Il se sentit plus Ă  l’aise devant Nelly, et fit un pas vers elle avec l’intention de lui parler. Mais elle eut un geste de recul, puis se leva vivement, comme prise d’effroi, et se prĂ©cipita vers le salon. La portiĂšre se referma sur elle, il la rejoignit. Elle Ă©tait lĂ , interdite, tremblante, et ses yeux contemplaient avec terreur l’immense piĂšce dĂ©vastĂ©e. AussitĂŽt il lui dit — À trois heures, demain, tout sera remis en place
 Les meubles seront rapportĂ©s
 Elle ne rĂ©pondit point, et il rĂ©pĂ©ta — Demain, Ă  trois heures, je m’y engage
 Rien au monde ne pourra m’empĂȘcher de tenir ma promesse
 Demain, Ă  trois heures
 Un long silence pesa sur eux. Il n’osait le rompre, et l’émotion de la jeune fille lui causait une vĂ©ritable souffrance. Doucement, sans un mot, il s’éloigna d’elle. Et il pensait — Qu’elle s’en aille !
 Qu’elle se sente libre de s’en aller !
 Qu’elle n’ait pas peur de moi !
 Mais soudain elle tressaillit et balbutia — Écoutez
 des pas
 j’entends marcher
 Il la regarda avec Ă©tonnement. Elle semblait bouleversĂ©e, ainsi qu’à l’approche d’un pĂ©ril. — Je n’entends rien, dit-il, et quand mĂȘme
 — Comment ! mais il faut fuir
 vite, fuyez
 — Fuir
 pourquoi ? — Il le faut
 il le faut
 Ah ! ne restez pas
 D’un trait elle courut jusqu’à l’entrĂ©e de la galerie et prĂȘta l’oreille. Non, il n’y avait personne. Peut-ĂȘtre le bruit venait-il du dehors ?
 Elle attendit une seconde, puis, rassurĂ©e, se retourna. ArsĂšne Lupin avait disparu. ⁂ À l’instant mĂȘme oĂč Devanne constata le pillage de son chĂąteau, il se dit c’est Velmont qui a fait le coup, et Velmont n’est autre qu’ArsĂšne Lupin. Tout s’expliquait ainsi, et rien ne s’expliquait autrement. Cette idĂ©e ne fit d’ailleurs que l’effleurer, tellement il Ă©tait invraisemblable que Velmont ne fĂ»t point Velmont, c’est-Ă -dire le peintre connu, le camarade de cercle de son cousin d’Estevan. Et lorsque le brigadier de gendarmerie, aussitĂŽt averti, se prĂ©senta, Devanne ne songea mĂȘme pas Ă  lui communiquer cette supposition absurde. Toute la matinĂ©e ce fut, Ă  Thibermesnil, un va-et-vient indescriptible. Les gendarmes, le garde champĂȘtre, le commissaire de police de Dieppe, les habitants du village, tout ce monde s’agitait dans les couloirs, ou dans le parc, ou autour du chĂąteau. L’approche des troupes en manƓuvre, le crĂ©pitement des fusils, ajoutaient au pittoresque de la scĂšne. Les premiĂšres recherches ne fournirent point d’indice. Les fenĂȘtres n’ayant pas Ă©tĂ© brisĂ©es ni les portes fracturĂ©es, sans nul doute le dĂ©mĂ©nagement s’était effectuĂ© par l’issue secrĂšte. Pourtant, sur le tapis, aucune trace de pas, sur les murs, aucune marque insolite. Une seule chose, inattendue, et qui dĂ©notait bien la fantaisie d’ArsĂšne Lupin la fameuse Chronique du xvie siĂšcle avait repris son ancienne place, et, Ă  cĂŽtĂ©, se trouvait un livre semblable, qui n’était autre que l’exemplaire volĂ© de la BibliothĂšque nationale. À onze heures, les officiers arrivĂšrent. Devanne les accueillit gaiement — quelque ennui que lui causĂąt la perte de telles richesses artistiques, sa fortune lui permettait de la supporter sans mauvaise humeur. — Ses amis d’Androl et Nelly descendirent. Les prĂ©sentations faites, on s’aperçut qu’il manquait un convive, Horace Velmont. Ne viendrait-il point ? Son absence eĂ»t rĂ©veillĂ© les soupçons de Georges Devanne. Mais Ă  midi prĂ©cis, il entrait. Devanne s’écria — À la bonne heure ! Vous voilĂ  ! — Ne suis-je pas exact ? — Si, mais vous auriez pu ne pas l’ĂȘtre
 aprĂšs une nuit si agitĂ©e ! car vous savez la nouvelle ? — Quelle nouvelle ? — Vous avez cambriolĂ© le chĂąteau. — Allons donc ! — Comme je vous le dis. Mais offrez tout d’abord votre bras Ă  Miss Underdown, et passons Ă  table
 Mademoiselle, permettez-moi
 Il s’interrompit, frappĂ© par le trouble de la jeune fille. Puis, soudain, se rappelant — C’est vrai, Ă  propos, vous avez voyagĂ© avec ArsĂšne Lupin, jadis
 avant son arrestation
 La ressemblance vous Ă©tonne, n’est-ce pas ? Elle ne rĂ©pondit point. Devant elle, Velmont souriait. Il s’inclina, elle prit son bras. Il la conduisit Ă  sa place et s’assit en face d’elle. Durant le dĂ©jeuner on ne parla que d’ArsĂšne Lupin, des meubles enlevĂ©s, du souterrain, de Herlock SholmĂšs. À la fin du repas seulement, comme on abordait d’autres sujets, Velmont se mĂȘla Ă  la conversation. Il fut tour Ă  tour amusant et grave, Ă©loquent et spirituel. Et tout ce qu’il disait, il semblait ne le dire que pour intĂ©resser la jeune fille. TrĂšs absorbĂ©e, elle ne paraissait point l’entendre. On servit le cafĂ© sur la terrasse qui domine la cour d’honneur et le jardin français du cĂŽtĂ© de la façade principale. Au milieu de la pelouse, la musique du rĂ©giment se mit Ă  jouer, et la foule des paysans et des soldats se rĂ©pandit dans les allĂ©es du parc. Cependant Nelly se souvenait de la promesse d’ArsĂšne Lupin À trois heures tout sera lĂ , je m’y engage. » À trois heures ! et les aiguilles de la grande horloge qui ornait l’aile droite marquaient deux heures quarante. Elle les regardait malgrĂ© elle Ă  tout instant. Et elle regardait aussi Velmont qui se balançait paisiblement dans un confortable rocking-chair. Deux heures cinquante
 deux heures cinquante-cinq
 une sorte d’impatience, mĂȘlĂ©e d’angoisse, Ă©treignait la jeune fille. Était-il admissible que le miracle s’accomplĂźt, et qu’il s’accomplĂźt Ă  la minute fixĂ©e, alors que le chĂąteau, la cour, la campagne Ă©taient remplis de monde, et qu’en ce moment mĂȘme le procureur de la RĂ©publique et le juge d’instruction poursuivaient leur enquĂȘte ? Et pourtant
 pourtant, ArsĂšne Lupin avait promis avec une telle solennitĂ© ! Cela sera comme il l’a dit, pensa-t-elle, impressionnĂ©e par tout ce qu’il y avait, en cet homme, d’énergie, d’autoritĂ© et de certitude. Et cela ne lui semblait plus un miracle, mais un Ă©vĂ©nement naturel qui devait se produire par la force des choses. Une seconde, leurs regards se croisĂšrent. Elle rougit et dĂ©tourna la tĂȘte. Trois heures
 Le premier coup sonna, le deuxiĂšme coup, le troisiĂšme
 Horace Velmont tira sa montre, leva les yeux vers l’horloge, puis remit sa montre dans sa poche. Quelques secondes s’écoulĂšrent. Et voici que la foule s’écarta, autour de la pelouse, livrant passage Ă  deux voitures qui venaient de franchir la grille du parc, attelĂ©es l’une et l’autre de deux chevaux. C’étaient de ces fourgons qui vont Ă  la suite des rĂ©giments et qui portent les cantines des officiers et les sacs des soldats. Ils s’arrĂȘtĂšrent devant le perron. Un sergent-fourrier sauta de l’un des siĂšges et demanda M. Devanne. Devanne accourut et descendit les marches. Sous les bĂąches, il vit, soigneusement rangĂ©s, bien enveloppĂ©s, ses meubles, ses tableaux, ses objets d’art. Aux questions qu’on lui posa, le fourrier rĂ©pondit en exhibant l’ordre qu’il avait reçu de l’adjudant de service, et que cet adjudant avait pris, le matin, au rapport. Par cet ordre, la deuxiĂšme compagnie du quatriĂšme bataillon devait pourvoir Ă  ce que les objets mobiliers dĂ©posĂ©s au carrefour des Halleux, en forĂȘt d’Arques, fussent portĂ©s Ă  trois heures Ă  M. Georges Devanne, propriĂ©taire du chĂąteau de Thibermesnil. SignĂ© le colonel Beauvel. — Au carrefour, ajouta le sergent, tout se trouvait prĂȘt, alignĂ© sur le gazon, et sous la garde
 des passants. Ça m’a semblĂ© drĂŽle, mais quoi ! l’ordre Ă©tait catĂ©gorique. Un des officiers examina la signature elle Ă©tait parfaitement imitĂ©e, mais fausse. La musique avait cessĂ© de jouer, on vida les fourgons, on rĂ©intĂ©gra les meubles. Au milieu de cette agitation, Nelly resta seule Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la terrasse. Elle Ă©tait grave et soucieuse, agitĂ©e de pensĂ©es confuses qu’elle ne cherchait pas Ă  formuler. Soudain, elle aperçut Velmont qui s’approchait. Elle souhaita de l’éviter, mais l’angle de la balustrade qui borde la terrasse l’entourait de deux cĂŽtĂ©s, et une ligne de grandes caisses d’arbustes, orangers, lauriers-roses et bambous, ne lui laissait d’autre retraite que le chemin par oĂč s’avançait le jeune homme. Elle ne bougea pas. Un rayon de soleil tremblait sur ses cheveux d’or, agitĂ© par les feuilles frĂȘles d’un bambou. Quelqu’un prononça trĂšs bas — J’ai tenu ma promesse de cette nuit. ArsĂšne Lupin Ă©tait prĂšs d’elle, et autour d’eux il n’y avait personne. Il rĂ©pĂ©ta, l’attitude hĂ©sitante, la voix timide — J’ai tenu ma promesse de cette nuit. Il attendait un mot de remerciement, un geste du moins qui prouvĂąt l’intĂ©rĂȘt qu’elle prenait Ă  cet acte. Elle se tut. Ce mĂ©pris irrita ArsĂšne Lupin, et, en mĂȘme temps, il avait le sentiment profond de tout ce qui le sĂ©parait de Nelly, maintenant qu’elle savait la vĂ©ritĂ©. Il eĂ»t voulu se disculper, chercher des excuses, montrer sa vie dans ce qu’elle avait d’audacieux et de grand. Mais, d’avance, les paroles le froissaient, et il sentait l’absurditĂ© et l’insolence de toute explication. Alors il murmura tristement, envahi d’un flot de souvenirs — Comme le passĂ© est loin ! Vous rappelez-vous les longues heures sur le pont de la Provence. Ah ! tenez
 vous aviez, comme aujourd’hui, une rose Ă  la main, une rose pĂąle comme celle-ci
 Je vous l’ai demandĂ©e
 vous n’avez pas eu l’air d’entendre
 Cependant, aprĂšs votre dĂ©part, j’ai trouvĂ© la rose
 oubliĂ©e sans doute
 Je l’ai gardĂ©e
 Elle ne rĂ©pondit pas encore. Elle semblait trĂšs loin de lui. Il continua — En mĂ©moire de ces heures, ne songez pas Ă  ce que vous savez. Que le passĂ© se relie au prĂ©sent ! Que je ne sois pas celui que vous avez vu cette nuit, mais celui d’autrefois, et que vos yeux me regardent, ne fĂ»t-ce qu’une seconde, comme ils me regardaient
 Je vous en prie
 Ne suis-je plus le mĂȘme ? Elle leva les yeux, comme il le demandait, et le regarda. Puis sans un mot, elle posa son doigt sur une bague qu’il portait Ă  l’index. On n’en pouvait voir que l’anneau, mais le chaton, retournĂ© Ă  l’intĂ©rieur, Ă©tait formĂ© d’un rubis merveilleux. ArsĂšne Lupin rougit. Cette bague appartenait Ă  Georges Devanne. Il sourit avec amertume — Vous avez raison. Ce qui a Ă©tĂ© sera toujours. ArsĂšne Lupin n’est et ne peut ĂȘtre qu’ArsĂšne Lupin, et entre vous et lui, il ne peut mĂȘme pas y avoir un souvenir
 Pardonnez-moi
 J’aurais dĂ» comprendre que ma seule prĂ©sence auprĂšs de vous est un outrage
 Il s’effaça le long de la balustrade, le chapeau Ă  la main. Nelly passa devant lui. Il fut tentĂ© de la retenir, de l’implorer. L’audace lui manqua, et il la suivit des yeux, comme au jour lointain oĂč elle traversait la passerelle sur le quai de New-York. Elle monta les degrĂ©s qui conduisent Ă  la porte. Un instant encore sa fine silhouette se dessina parmi les marbres du vestibule. Il ne la vit plus. Un nuage obscurcit le soleil. ArsĂšne Lupin observait, immobile, la trace des petits pas empreinte dans le sable. Tout Ă  coup, il tressaillit sur la caisse de bambou contre laquelle Nelly s’était appuyĂ©e gisait la rose, la rose pĂąle qu’il n’avait pas osĂ© lui demander
 OubliĂ©e sans doute, elle aussi ? Mais oubliĂ©e volontairement ou par distraction ? Il la saisit ardemment. Des pĂ©tales s’en dĂ©tachĂšrent. Il les ramassa un Ă  un comme des reliques
 — Allons, se dit-il, je n’ai plus rien Ă  faire ici. Songeons Ă  la retraite. D’autant que si Herlock SholmĂšs s’en mĂȘle, ça pourrait devenir mauvais. ⁂ Le parc Ă©tait dĂ©sert. Cependant, prĂšs du pavillon qui commande l’entrĂ©e, se tenait un groupe de gendarmes. Il s’enfonça dans les taillis, escalada le mur d’enceinte et prit, pour se rendre Ă  la gare la plus proche, un sentier qui serpentait parmi les champs. Il n’avait point marchĂ© durant dix minutes que le chemin se rĂ©trĂ©cit, encaissĂ© entre deux talus, et comme il arrivait dans ce dĂ©filĂ©, quelqu’un s’y engageait qui venait en sens inverse. C’était un homme d’une cinquantaine d’annĂ©es peut-ĂȘtre, assez fort, la figure rasĂ©e, et dont le costume prĂ©cisait l’aspect Ă©tranger. Il portait Ă  la main une lourde canne, et une sacoche pendait Ă  son cou. Ils se croisĂšrent. L’étranger dit, avec un accent anglais Ă  peine perceptible — Excusez-moi, Monsieur
 est-ce bien ici la route du chĂąteau ? — Tout droit, Monsieur, et Ă  gauche dĂšs que vous serez au pied du mur. On vous attend avec impatience. — Ah ! — Oui, mon ami Devanne nous annonçait votre visite dĂšs hier soir. — Tant pis pour M. Devanne s’il a trop parlĂ©. — Et je suis heureux d’ĂȘtre le premier Ă  vous saluer. Herlock SholmĂšs n’a pas d’admirateur plus fervent que moi. Il y eut dans sa voix une nuance imperceptible d’ironie qu’il regretta aussitĂŽt, car Herlock SholmĂšs le considĂ©ra des pieds Ă  la tĂȘte, et d’un Ɠil Ă  la fois si enveloppant et si aigu, qu’ArsĂšne Lupin eut l’impression d’ĂȘtre saisi, emprisonnĂ©, enregistrĂ© par ce regard, plus exactement et plus essentiellement qu’il ne l’avait jamais Ă©tĂ© par aucun appareil photographique. — Le clichĂ© est pris, pensa-t-il. Plus la peine de me dĂ©guiser avec ce bonhomme-lĂ . Seulement
 m’a-t-il reconnu ? Ils se saluĂšrent. Mais un bruit de pas rĂ©sonna, un bruit de chevaux qui caracolent dans un cliquetis d’acier. C’étaient les gendarmes. Les deux hommes durent se coller contre le talus, dans l’herbe haute, pour Ă©viter d’ĂȘtre bousculĂ©s. Les gendarmes passĂšrent, et comme ils se suivaient Ă  une certaine distance, ce fut assez long. Et Lupin songeait — Tout dĂ©pend de cette question m’a-t-il reconnu ? Si oui, il y a bien des chances pour qu’il abuse de la situation. Le problĂšme est angoissant. Quand le dernier cavalier les eut dĂ©passĂ©s, Herlock SholmĂšs se releva et, sans rien dire, brossa son vĂȘtement sali de poussiĂšre. La courroie de son sac Ă©tait embarrassĂ©e d’une branche d’épines. ArsĂšne Lupin s’empressa. Une seconde encore ils s’examinĂšrent. Et, si quelqu’un avait pu les surprendre Ă  cet instant, c’eĂ»t Ă©tĂ© un spectacle Ă©mouvant que la premiĂšre rencontre de ces deux hommes, si Ă©tranges, si puissamment armĂ©s, tous deux vraiment supĂ©rieurs, et destinĂ©s fatalement par leurs aptitudes spĂ©ciales Ă  se heurter comme deux forces Ă©gales que l’ordre des choses pousse l’une contre l’autre Ă  travers l’espace. Puis l’Anglais dit — Je vous remercie, Monsieur. — Tout Ă  votre service, rĂ©pondit Lupin. Ils se quittĂšrent. Lupin se dirigea vers la station Herlock SholmĂšs vers le chĂąteau. Le juge d’instruction et le procureur Ă©taient partis aprĂšs de vaines recherches, et l’on attendait Herlock SholmĂšs avec une curiositĂ© que justifiait sa grande rĂ©putation. On fut un peu déçu par son aspect de bon bourgeois, qui diffĂ©rait si profondĂ©ment de l’image qu’on se faisait de lui. Il n’avait rien du hĂ©ros de roman, du personnage Ă©nigmatique et diabolique qu’évoque en nous l’idĂ©e de Herlock SholmĂšs. Devanne, cependant, s’écria plein d’exubĂ©rance — Enfin, MaĂźtre, c’est vous ! Quel bonheur ! Il y a si longtemps que j’espĂ©rais
 Je suis presque heureux de tout ce qui s’est passĂ©, puisque cela me vaut le plaisir de vous voir. Mais, Ă  propos, comment ĂȘtes-vous venu ? — Par le train ! — Quel dommage ! Je vous avais cependant envoyĂ© mon automobile au dĂ©barcadĂšre. — Une arrivĂ©e officielle, n’est-ce pas ? avec tambour et musique ! Excellent moyen pour me faciliter la besogne, bougonna l’Anglais. Ce ton peu engageant dĂ©concerta Devanne qui, s’efforçant de plaisanter, reprit — La besogne, heureusement, est plus facile que je ne vous l’avais Ă©crit. — Et pourquoi ? — Parce que le vol a eu lieu cette nuit. — Si vous n’aviez pas annoncĂ© ma visite, Monsieur, il est probable que le vol n’aurait pas eu lieu cette nuit. — Et quand donc ? — Demain, ou un autre jour. — Et en ce cas ? — Lupin eĂ»t Ă©tĂ© pris au piĂšge. — Et mes meubles ? — N’auraient pas Ă©tĂ© enlevĂ©s. — Mes meubles sont ici. — Ici ? — Ils ont Ă©tĂ© ramenĂ©s Ă  trois heures. — Par Lupin ? — Par deux fourgons militaires. Herlock SholmĂšs enfonça violemment son chapeau sur sa tĂȘte et rajusta son sac ; mais Devanne, aux cent coups, s’écria — Que faites-vous ? — Je m’en vais. — Et pourquoi ? — Vos meubles sont lĂ , ArsĂšne Lupin est loin. Mon rĂŽle est terminĂ©. — Mais j’ai absolument besoin de votre concours, cher monsieur. Ce qui s’est passĂ© hier peut se renouveler demain, puisque nous ignorons le plus important, comment ArsĂšne Lupin est entrĂ©, comment il est sorti, et pourquoi, quelques heures plus tard, il procĂ©dait Ă  cette restitution. — Ah ! vous ignorez
 L’idĂ©e d’un secret Ă  dĂ©couvrir adoucit Herlock SholmĂšs. — Soit, cherchons. Mais vite, n’est-ce pas ? et, autant que possible, seuls. La phrase dĂ©signait clairement les assistants. Devanne comprit et introduisit l’Anglais dans le salon. D’un ton sec, en phrases qui semblaient comptĂ©es d’avance, et avec quelle parcimonie ! SholmĂšs lui posa des questions sur la soirĂ©e de la veille, sur les convives qui s’y trouvaient, sur les habituĂ©s du chĂąteau. Puis il examina les deux volumes de la Chronique, compara les cartes du souterrain, se fit rĂ©pĂ©ter les citations relevĂ©es par l’abbĂ© GĂ©lis, et demanda — C’est bien hier que, pour la premiĂšre fois, vous avez parlĂ© de ces deux citations ? — Hier. — Vous ne les aviez jamais communiquĂ©es Ă  M. Horace Velmont ? — Jamais. — Bien. Commandez votre automobile. Je repars dans une heure. — Dans une heure ! — ArsĂšne Lupin n’a pas mis davantage Ă  rĂ©soudre le problĂšme que vous lui avez posĂ©. — Moi !
 je lui ai posé  — Eh ! oui, ArsĂšne Lupin et Velmont, c’est la mĂȘme chose. — Je m’en doutais
 ah ! le gredin ! — Or, hier soir, Ă  dix heures, vous avez fourni Ă  Lupin les Ă©lĂ©ments de vĂ©ritĂ© qui lui manquaient et qu’il cherchait depuis des semaines. Et, dans le courant de la nuit, Lupin a trouvĂ© le temps de comprendre, de rĂ©unir sa bande et de vous dĂ©valiser. J’ai la prĂ©tention d’ĂȘtre aussi expĂ©ditif. Il se promena d’un bout Ă  l’autre de la piĂšce en rĂ©flĂ©chissant, puis s’assit, croisa ses longues jambes et ferma les yeux. Devanne attendit, assez embarrassĂ©. — Dort-il ? RĂ©flĂ©chit-il ? À tout hasard il sortit pour donner des ordres. Quand il revint il l’aperçut au bas de l’escalier de la galerie, Ă  genoux, et scrutant le tapis. — Qu’y a-t-il donc ? — Regardez
 là
 ces taches de bougie
 — Tiens, en effet
 et toutes fraĂźches
 — Et vous pouvez en observer Ă©galement sur le haut de l’escalier, et davantage encore autour de cette vitrine qu’ArsĂšne Lupin a fracturĂ©e, et dont il a enlevĂ© les bibelots pour les dĂ©poser sur ce fauteuil. — Et vous en concluez ? — Rien. Tous ces faits expliqueraient sans aucun doute la restitution qu’il a opĂ©rĂ©e. Mais c’est un cĂŽtĂ© de la question que je n’ai pas le temps d’aborder. L’essentiel, c’est le tracĂ© du souterrain. — Vous espĂ©rez toujours
 — Je n’espĂšre pas, je sais. Il existe, n’est-ce pas, une chapelle Ă  deux ou trois cents mĂštres du chĂąteau ? — Une chapelle en ruines, oĂč se trouve le tombeau du duc Rollon. — Dites Ă  votre chauffeur qu’il nous attende auprĂšs de cette chapelle. — Mon chauffeur n’est pas encore de retour
 On doit me prĂ©venir
 Mais, d’aprĂšs ce que je vois, vous estimez que le souterrain aboutit Ă  la chapelle. Sur quel indice
 Herlock SholmĂšs l’interrompit — Je vous prierai, Monsieur, de me procurer une Ă©chelle et une lanterne. — Ah ! vous avez besoin d’une lanterne et d’une Ă©chelle ? — Apparemment, puisque je vous les demande. Devanne, quelque peu interloquĂ© par cette rude logique, sonna. Les deux objets furent apportĂ©s. Les ordres se succĂ©dĂšrent alors avec la rigueur et la prĂ©cision de commandements militaires. — Appliquez cette Ă©chelle contre la bibliothĂšque, Ă  gauche du mot Thibermesnil
 Devanne dressa l’échelle et l’Anglais continua — Plus Ă  gauche
 Ă  droite
 Halte !
 Montez
 Bien
 Toutes les lettres de ce mot sont en relief, n’est-ce pas ? — Oui. — Occupons-nous de la lettre H. Tourne-t-elle dans un sens ou dans l’autre ? Devanne saisit la lettre H, et s’exclama — Mais oui, elle tourne ! vers la droite, et d’un quart de cercle ! Qui donc vous a rĂ©vĂ©lĂ© ?
 Sans rĂ©pondre, Herlock SholmĂšs reprit — Pouvez-vous, d’oĂč vous ĂȘtes, atteindre la lettre R ? Oui
 Remuez-la plusieurs fois, comme vous feriez d’un verrou que l’on pousse et que l’on retire. Devanne remua la lettre R. À sa grande stupĂ©faction, il se produisit un dĂ©clanchement intĂ©rieur. — Parfait, dit Herlock SholmĂšs. Il ne vous reste plus qu’à glisser votre Ă©chelle Ă  l’autre extrĂ©mitĂ©, c’est-Ă -dire Ă  la fin du mot Thibermesnil
 Bien
 Et maintenant, si je ne me suis pas trompĂ©, si les choses s’accomplissent comme elles le doivent, la lettre L s’ouvrira ainsi qu’un guichet. Avec une certaine solennitĂ©, Devanne saisit la lettre L. La lettre L s’ouvrit, mais Devanne dĂ©gringola de son Ă©chelle, car toute la partie de la bibliothĂšque situĂ©e entre la premiĂšre et la derniĂšre lettre du mot, pivota sur elle-mĂȘme et dĂ©couvrit l’orifice du souterrain. Herlock SholmĂšs prononça, flegmatique — Vous n’ĂȘtes pas blessĂ© ? — Non, non, fit Devanne en se relevant, pas blessĂ©, mais ahuri, j’en conviens
 ces lettres qui s’agitent
 ce souterrain bĂ©ant
 — Et aprĂšs ? Cela n’est-il pas exactement conforme Ă  la citation de Sully ? — En quoi, Seigneur ? — Dame ! L’H tournoie, l’R frĂ©mit et l’L s’ouvre
 et c’est ce qui a permis Ă  Henri IV de recevoir Mlle de Tancarville Ă  une heure insolite. — Mais Louis XVI ? demanda Devanne abasourdi. — Louis XVI Ă©tait grand forgeron et habile serrurier. J’ai lu un TraitĂ© des serrures de combinaison » qu’on lui attribue. De la part de Thibermesnil, c’était se conduire en bon courtisan que de montrer Ă  son maĂźtre ce chef-d’Ɠuvre de mĂ©canique. Pour mĂ©moire, le roi Ă©crivit 2-6-12, c’est-Ă -dire, H. R. L., la deuxiĂšme, la sixiĂšme et la douziĂšme lettre du mot. — Ah ! parfait, je commence Ă  comprendre
 Seulement, voilà
 Si je m’explique comment on sort de cette salle, je ne m’explique pas comment Lupin a pu y pĂ©nĂ©trer. Car, remarquez-le bien, il venait du dehors, lui. Herlock SholmĂšs alluma la lanterne et s’avança de quelques pas dans le souterrain. — Tenez, tout le mĂ©canisme est apparent ici, comme les ressorts d’une horloge, et toutes les lettres s’y retrouvent Ă  l’envers. Lupin n’a donc eu qu’à les faire jouer de ce cĂŽtĂ©-ci de la cloison. — Quelle preuve ? — Quelle preuve ? Voyez cette flaque d’huile. Lupin avait mĂȘme prĂ©vu que les rouages auraient besoin d’ĂȘtre graissĂ©s, fit Herlock SholmĂšs non sans admiration. — Mais alors il connaissait l’autre issue ? — Comme je la connais. Suivez-moi. — Dans le souterrain ? — Vous avez peur ? — Non, mais ĂȘtes-vous sĂ»r de vous y reconnaĂźtre ? — Les yeux fermĂ©s. Ils descendirent d’abord douze marches, puis douze autres, et encore deux fois douze autres. Puis, ils enfilĂšrent un long corridor dont les parois de briques portaient la marque de restaurations successives et qui suintaient par places. Le sol Ă©tait humide. — Nous passons sous l’étang, remarqua Devanne, nullement rassurĂ©. Le couloir aboutit Ă  un escalier de douze marches, suivi de trois autres escaliers de douze marches qu’ils remontĂšrent pĂ©niblement, et ils dĂ©bouchĂšrent dans une petite cavitĂ© taillĂ©e Ă  mĂȘme le roc. Le chemin n’allait pas plus loin. — Diable, murmura Herlock SholmĂšs, rien que des murs nus, cela devient embarrassant. — Si l’on retournait, murmura Devanne, car, enfin, je ne vois nullement la nĂ©cessitĂ© d’en savoir plus long. Je suis Ă©difiĂ©. Mais, ayant levĂ© la tĂȘte, l’Anglais poussa un soupir de soulagement au-dessus d’eux se rĂ©pĂ©tait le mĂȘme mĂ©canisme qu’à l’entrĂ©e. Il n’eut qu’à faire manƓuvrer les trois lettres. Un bloc de granit bascula. C’était, de l’autre cĂŽtĂ©, la pierre tombale du duc Rollon, gravĂ©e des douze lettres en relief Thibermesnil ». Et ils se trouvĂšrent dans la petite chapelle en ruines que l’Anglais avait dĂ©signĂ©e. — Et l’on va jusqu’à Dieu », c’est-Ă -dire jusqu’à la chapelle, dit-il, rapportant la fin de la citation. — Est-ce possible, s’écria Devanne, confondu par la clairvoyance et la vivacitĂ© de Herlock SholmĂšs, est-ce possible que cette simple indication vous ait suffi ? — Bah ! fit l’Anglais, elle Ă©tait mĂȘme inutile. Sur l’exemplaire de la BibliothĂšque nationale, le trait se termine Ă  gauche, vous le savez, par un cercle, et Ă  droite, vous l’ignorez, par une petite croix, mais si effacĂ©e qu’on ne peut la voir qu’à la loupe. Cette croix signifie Ă©videmment la chapelle oĂč nous sommes. Le pauvre Devanne n’en croyait pas ses oreilles. — C’est inouĂŻ, miraculeux, et cependant d’une simplicitĂ© enfantine ! Comment personne n’a-t-il jamais percĂ© ce mystĂšre ? — Parce que personne n’a jamais rĂ©uni les trois ou quatre Ă©lĂ©ments nĂ©cessaires, c’est-Ă -dire les deux livres et les citations
 Personne, sauf ArsĂšne Lupin et moi. — Mais, moi aussi, objecta Devanne, et l’abbĂ© GĂ©lis
 Nous en savions tous deux autant que vous, et nĂ©anmoins
 SholmĂšs sourit. — Monsieur Devanne, tout le monde n’est pas apte Ă  dĂ©chiffrer les Ă©nigmes. — Mais voilĂ  dix ans que je cherche. Et vous, en dix minutes
 — Bah ! l’habitude
 Ils sortirent de la chapelle, et l’Anglais s’écria — Tiens, une automobile qui attend ! — Mais c’est la mienne ! — La vĂŽtre ? mais je pensais que le chauffeur n’était pas revenu. — En effet
 et je me demande
 Ils s’avancĂšrent jusqu’à la voiture, et Devanne, interpellant le chauffeur — Édouard, qui vous a donnĂ© l’ordre de venir ici ? — Mais, rĂ©pondit l’homme, c’est M. Velmont. — M. Velmont ? Vous l’avez donc rencontrĂ© ? — PrĂšs de la gare, et il m’a dit de me rendre Ă  la chapelle. — De vous rendre Ă  la chapelle ! mais pourquoi ? — Pour y attendre monsieur
 et l’ami de monsieur. Devanne et Herlock SholmĂšs se regardĂšrent. Devanne dit — Il a compris que l’énigme serait un jeu pour vous. L’hommage est dĂ©licat. Un sourire de contentement plissa les lĂšvres minces du dĂ©tective. L’hommage lui plaisait. Il prononça, en hochant la tĂȘte — C’est un homme. Rien qu’à le voir, d’ailleurs, je l’avais jugĂ©. — Vous l’avez donc vu ? — Nous nous sommes croisĂ©s tout Ă  l’heure. — Et vous saviez que c’était Horace Velmont, je veux dire ArsĂšne Lupin ? — Non, mais je n’ai pas tardĂ© Ă  le deviner
 Ă  une certaine ironie de sa part. — Et vous l’avez laissĂ© Ă©chapper ? — Ma foi, oui
 j’avais pourtant la partie belle
 cinq gendarmes qui passaient. — Mais, sacrebleu ! c’était l’occasion ou jamais de profiter
 — Justement, Monsieur, dit l’Anglais avec hauteur, quand il s’agit d’un adversaire comme ArsĂšne Lupin, Herlock SholmĂšs ne profite pas des occasions
 il les fait naĂźtre
 Mais l’heure pressait et, puisque Lupin avait eu l’attention charmante d’envoyer l’automobile, il fallait en profiter sans retard. Devanne et Herlock SholmĂšs s’installĂšrent au fond de la confortable limousine. Édouard donna le tour de manivelle et l’on partit. Des champs, des bouquets d’arbres dĂ©filĂšrent. Les molles ondulations du pays de Caux s’aplanirent devant eux. Soudain les yeux de Devanne furent attirĂ©s par un petit paquet posĂ© dans un des vide-poches. — Tiens, qu’est-ce que c’est que cela ? Un paquet ! Et pour qui donc ? Mais c’est pour vous. — Pour moi ? — Lisez M. Herlock SholmĂšs, de la part d’ArsĂšne Lupin. » L’Anglais saisit le paquet, le dĂ©ficela, enleva les deux feuilles de papier qui l’enveloppaient. C’était une montre. — Aoh ! dit-il, en accompagnant cette exclamation d’un geste de colĂšre
 — Une montre, fit Devanne, est-ce que par hasard ?
 L’Anglais ne rĂ©pondit pas. — Comment ! c’est votre montre ! ArsĂšne Lupin vous renvoie votre montre ! Mais s’il vous la renvoie, c’est qu’il l’avait prise
 Il avait pris votre montre ! Ah ! elle est bonne, celle-lĂ , la montre de Herlock SholmĂšs subtilisĂ©e par ArsĂšne Lupin ! Dieu, que c’est drĂŽle ! Non, vrai
 vous m’excuserez
 mais c’est plus fort que moi. Il riait Ă  gorge dĂ©ployĂ©e, incapable de se contenir. Et quand il eut bien ri, il affirma, d’un ton convaincu — Oh ! c’est un homme, en effet. L’Anglais ne broncha pas. Jusqu’à Dieppe, il ne prononça pas une parole, les yeux fixĂ©s sur l’horizon fuyant. Son silence fut terrible, insondable, plus violent que la rage la plus farouche. Au dĂ©barcadĂšre, il dit simplement, sans colĂšre cette fois, mais d’un ton oĂč l’on sentait toute la volontĂ© et toute l’énergie du personnage — Oui, c’est un homme, et un homme sur l’épaule duquel j’aurai plaisir Ă  poser cette main que je vous tends, Monsieur Devanne. Et j’ai idĂ©e, voyez-vous, qu’ArsĂšne Lupin et Herlock SholmĂšs se rencontreront de nouveau un jour ou l’autre
 Oui, le monde est trop petit pour qu’ils ne se rencontrent pas
 et ce jour là
 FIN
bGXvB53.
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