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Relevezle dĂ©fi dâArsĂšne Lupin, dans une course au joyau au cĆur du Paris du XXe SiĂšcle ! Devenez un vĂ©ritable gentleman cambrioleur le temps de ArsĂšne Lupin et la Grand Diamant Blanc ! Vous ĂȘtes Perdus dans le ChronoWarp ! La machine Ă voyager dans le temps du professeur Alcibiade Tempus sâest emballĂ©e et câest Ă vous de tout remettre dans lâordre.
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Timeless Adventures Unlock ! QtĂ© - + Ajouter au panier Trois nouvelles aventures ! Venez Ă bout de ces aventures pleines dâĂ©nigmes et de Timeless Adventures est une boĂźte indĂ©pendante dans la gamme Unlock!, Jeu de lâannĂ©e 2017. Unlock ! est un jeu de cartes coopĂ©ratif inspirĂ© des escape rooms. Les escape rooms sont des salles dont vous devez vous Ă©chapper en moins de 60 minutes. Unlock! vous fait vivre ces expĂ©riences chez vous, autour d'une table. AprĂšs avoir pris connaissance du contexte du scĂ©nario, vous commencez votre aventure dans une piĂšce une carte de lieu qui indique divers numĂ©ros. Fouillez-la pour trouver des objets ! Attention certains peuvent ĂȘtre cachĂ©s ! Des Ă©nigmes visuelles ou audio ralentissent votre progression... Ă vous de coopĂ©rer avec vos partenaires pour avancer et terminer dans les temps ! L'application gratuite Unlock !, compatible avec les tĂ©lĂ©phones et tablettes Android et iOS, est nĂ©cessaire pour jouer. Elle permet d'obtenir des indices, de repĂ©rer des objets cachĂ©s, mais aussi d'entrer les codes dĂ©couverts. Elle contribue Ă©galement Ă l'ambiance avec ses musiques dĂ©diĂ©es Ă chaque aventure, ses Ă©nigmes audio, ses terribles pĂ©nalitĂ©s et son compte Ă rebours fatal ! La boĂźte Unlock! Timeless Adventures contient trois aventures - The Noside Show Le cirque Diosen arrive en ville, mais le professeur Noside a prĂ©vu un grand numĂ©ro de sabotage. ArrĂȘtez-le le spectacle doit continuer !- Arsene Lupin et le Grand Diamant Blanc Vivez une course au joyau dans le Paris du dĂ©but du xxe siĂšcle et relevez le dĂ©fi dâArsĂšne Lupin !- Perdus dans le ChronoWarp ! La machine Ă voyager dans le temps du professeur Alcibiade Tempus sâemballe et câest Ă vous quâil revient de tout remettre en ordre ! Joueur 1 Ă 6 joueurs Age 10 ans et + DurĂ©e 60 min Mots-clĂ©s Pour 1 JoueurJeux de RapiditĂ© / AdresseEnquĂ©te / DĂ©ductionJeux CoopĂ©ratifs CatĂ©gories Jeux de SociĂ©tĂ©Jeux de PlateauJeux d'EnquĂȘte / EscapeCatombe bien, y compris Ă©tymologiquement, car lâauteur avait dĂ©clarĂ©, en 1933, avoir trouvĂ© le nom de son hĂ©ros tout simplement en dĂ©formant celui dâun conseiller municipal de la Ville, un certain ArsĂšneLopin. Et âlopinâ, en ancien-français, cela dĂ©signait un morceau (Ă©ventuellement de viande, mais aussiune peau malade
Ă Pierre LAFITTE. Mon cher ami, Tu mâas engagĂ© sur une route oĂč je ne croyais point que je dusse jamais mâaventurer, et jây ai trouvĂ© tant de plaisir et dâagrĂ©ment littĂ©raire quâil me paraĂźt juste dâinscrire ton nom en tĂȘte de ce premier volume, et de tâaffirmer ici mes sentiments dâaffectueuse et fidĂšle reconnaissance. M. L. PRĂFACE â Racontez-nous donc, vous qui contez si bien, une histoire de voleurs⊠â Soit, dit Voltaire ou un autre philosophe du XVIIIe siĂšcle, car lâanecdote est attribuĂ©e Ă plusieurs de ces causeurs incomparables. Et il commença â Il Ă©tait une fois un fermier gĂ©nĂ©ral⊠Lâauteur des Aventures dâArsĂšne Lupin, qui sait si joliment conter, lui aussi, eĂ»t commencĂ© tout autrement â Il Ă©tait une fois, un gentilhomme cambrioleur⊠Et ce dĂ©but paradoxal eĂ»t fait dresser les tĂȘtes effarĂ©es des auditrices. Les aventures dâArsĂšne Lupin, aussi incroyables et entraĂźnantes que celles dâArthur Gordon Pym, ont fait mieux. Elles nâont pas seulement intĂ©ressĂ© un salon, elles ont passionnĂ© la foule. Depuis le jour oĂč cet Ă©tonnant personnage a fait son apparition dans Je sais tout, il a effrayĂ©, il a charmĂ©, il a amusĂ© des lecteurs par centaines de mille et, sous la forme nouvelle du volume, il va entrer triomphalement dans la bibliothĂšque, aprĂšs avoir conquis le magazine. Ces histoires de dĂ©tectives et dâapaches du high life ou de la rue ont toujours eu une singuliĂšre et puissante attraction. Balzac, en quittant Mme de Morsauf, vivait lâexistence dramatique dâun limier de police. Il laissait lĂ le lys de la vallĂ©e pour le rĂ©fractaire du ruisseau. Victor Hugo inventait Javert, donnant la chasse Ă Jean Valjean comme lâautre inspecteur » poursuivait Vautrin. Et tous deux songeaient Ă Vidocq, cet Ă©trange loup-cervier devenu chien de garde, dont le poĂšte des MisĂ©rables et le romancier de RubemprĂ© avaient pu recueillir les confidences. Plus tard, et dans un ordre infĂ©rieur, Monsieur Lecoq avait Ă©veillĂ© la curiositĂ© des fervents du roman judiciaire, et M. de Bismarck et M. de Beust, ces deux adversaires, lâun farouche, lâautre spirituel, avaient trouvĂ©, avant et aprĂšs Sadowa, ce qui les divisait le moins les rĂ©cits de Gaboriau. Il arrive ainsi Ă lâĂ©crivain de rencontrer sur son chemin un personnage dont il fait un type et qui, Ă son tour, fait la fortune littĂ©raire de son inventeur. Heureux qui crĂ©e de toutes piĂšces un ĂȘtre qui semblera bientĂŽt aussi vivant que les vivants Delobelle ou Priola ! Le romancier anglais Conan Doyle a popularisĂ© Sherlock Holmes. M. Maurice Leblanc a trouvĂ©, lui, son Sherlock Holmes, et je crois bien que depuis les exploits de lâillustre dĂ©tective anglais, pas une aventure au monde nâa aussi vivement excitĂ© la curiositĂ© que les exploits de cet ArsĂšne Lupin, cette succession de faits devenus aujourdâhui un livre. Le succĂšs des rĂ©cits de M. Leblanc a Ă©tĂ©, on peut le dire, foudroyant dans la revue mensuelle oĂč le lecteur, qui se contentait jadis des vulgaires intrigues du roman feuilleton, va chercher Ă©volution significative une littĂ©rature qui le divertisse, mais qui reste pourtant de la littĂ©rature. Lâauteur avait dĂ©butĂ©, il y a une douzaine dâannĂ©es, si je ne me trompe, dans lâancien Gil Blas, oĂč ses nouvelles originales, sobres, puissantes, le placĂšrent du premier coup au meilleur rang des conteurs. Normand, Rouennais, lâauteur Ă©tait visiblement de la bonne lignĂ©e des Flaubert, des Maupassant, des Albert Sorel qui fut, lui aussi, un novelliĂšre Ă ses heures. Son premier roman, Une Femme, fut trĂšs remarquĂ©, et, depuis, plusieurs Ă©tudes psychologiques, lâĆuvre de Mort, Armelle et Claude, lâEnthousiasme, une piĂšce en trois actes, applaudie chez Antoine, la PitiĂ©, Ă©taient venues sâajouter Ă ces petits romans en deux cents lignes oĂč excelle M. Maurice Leblanc. Il faut avoir un don particulier dâimagination pour trouver de ces drames en raccourci, de ces nouvelles rapides qui enserrent la substance mĂȘme de volumes entiers, comme telles vignettes magistrales contiennent des tableaux tout faits. Ces rares qualitĂ©s dâinventeur devaient nĂ©cessairement, un jour, trouver un cadre plus large, et lâauteur dâUne Femme allait bientĂŽt se concentrer aprĂšs sâĂȘtre dispersĂ© en tant dâoriginales histoires. Câest alors quâil fit la connaissance du dĂ©licieux et inattendu ArsĂšne Lupin. On sait lâhistoire de ce bandit du XVIIIe siĂšcle qui volait les gens avec des manchettes, comme Buffon Ă©crivait son Histoire Naturelle. ArsĂšne Lupin est un petit neveu de ce scĂ©lĂ©rat qui faisait peur Ă la fois et souriait aux marquises Ă©pouvantĂ©es et sĂ©duites. â Vous pouvez comparer, me disait M. Marcel LâHeureux en mâapportant les Ă©preuves de lâĆuvre de son confrĂšre et les numĂ©ros oĂč Je sais tout illustrait les exploits dâArsĂšne Lupin, vous pouvez comparer Sherlock Holmes Ă Lupin et Maurice Leblanc Ă Conan Doyle. Il est certain que les deux Ă©crivains ont des points de contact. MĂȘme puissance de rĂ©cit, mĂȘme habiletĂ© dâintrigue, mĂȘme science du mystĂšre, mĂȘme enchaĂźnement rigoureux des faits, mĂȘme sobriĂ©tĂ© de moyens. Mais quelle supĂ©rioritĂ© dans le choix des sujets, dans la qualitĂ© mĂȘme du drame ! Et remarquez ce tour de force avec Sherlock Holmes on se trouve chaque fois en face dâun nouveau vol et dâun nouveau crime ; ici, nous savons dâavance quâArsĂšne Lupin est le coupable ; nous savons que, lorsque nous aurons dĂ©brouillĂ© les fils enchevĂȘtrĂ©s de lâhistoire, nous nous trouverons en face du fameux gentleman-cambrioleur ! Il y avait lĂ un Ă©cueil, certes. Il est Ă©vitĂ©, il Ă©tait mĂȘme impossible de lâĂ©viter avec plus dâhabiletĂ© que ne lâa fait Maurice Leblanc. Ă lâaide de procĂ©dĂ©s que le plus averti ne distingue pas il vous tient en haleine jusquâau dĂ©nouement de chaque aventure. JusquâĂ la derniĂšre ligne on reste dans lâincertitude, la curiositĂ©, lâangoisse, et le coup de théùtre est toujours inattendu, bouleversant et troublant. En vĂ©ritĂ©, ArsĂšne Lupin est un type, un type dĂ©jĂ lĂ©gendaire, et qui restera. Figure vivante, jeune, pleine de gaĂźtĂ©, dâimprĂ©vu, dâironie. Voleur et cambrioleur, escroc et filou, tout ce que vous voudrez, mais si sympathique, ce bandit ! Il agit avec une si jolie dĂ©sinvolture ! Tant dâironie, tant de charme et tant dâesprit ! Câest un dilettante. Câest un artiste ! Remarquez-le bien ArsĂšne Lupin ne vole pas ; il sâamuse Ă voler. Il choisit. Au besoin, il restitue. Il est noble et charmant, chevaleresque, dĂ©licat, et je le rĂ©pĂšte, si sympathique, que tout ce quâil fait semble juste, et quâon se prend malgrĂ© soi Ă espĂ©rer le succĂšs de ses entreprises, que lâon sâen rĂ©jouit, et que la morale elle-mĂȘme a lâair de son cĂŽtĂ©. Tout cela, je le rĂ©pĂšte, parce que Lupin est la crĂ©ation dâun artiste, et parce quâen composant un livre oĂč il a donnĂ© libre cours Ă son imagination, Maurice Leblanc nâa pas oubliĂ© quâil Ă©tait avant tout, et dans toute lâacception du terme, un Ă©crivain ! » Ainsi parla M. Marcel LâHeureux, si bon juge en la matiĂšre et qui sait la valeur dâun roman pour en avoir Ă©crit de si remarquables. Et me voici de son avis aprĂšs avoir lu ces pages ironiquement amusantes, point du tout amorales malgrĂ© le paradoxe qui prĂȘte tant de sĂ©duction au gentleman dĂ©trousseur de ses contemporains. Certes je ne donnerais pas un prix Montyon Ă ce trĂšs sĂ©duisant Lupin. Mais eĂ»t-on couronnĂ© pour sa vertu le Fra Diavolo qui charma nos grand-mĂšres Ă lâOpĂ©ra-Comique, au temps lointain oĂč les symboles dâAriane et Barbe Bleue nâĂ©taient pas inventĂ©s ? Le voilĂ qui sâavance La plume rouge Ă son chapeau⊠ArsĂšne Lupin, câest un Fra Diavolo armĂ© non dâun tromblon, mais dâun revolver, vĂȘtu non dâune romantique veste de velours, mais dâun smoking de forme correcte, et je souhaite quâil ait le succĂšs plus que centenaire de lâirrĂ©sistible brigand que fit chanter M. Auber. Mais quoi ! il nây a rien Ă souhaiter Ă ArsĂšne Lupin. Il est entrĂ© vivant dans la popularitĂ©. Et la vogue quâa si bien commencĂ©e le magazine, le livre va la continuer. Jules Claretie. LâARRESTATIONDâARSĂNE LUPIN LâĂ©trange voyage ! Il avait si bien commencĂ© cependant ! Pour ma part, je nâen fis jamais qui sâannonçùt sous de plus heureux auspices. La Provence est un transatlantique rapide, confortable, commandĂ© par le plus affable des hommes. La sociĂ©tĂ© la plus choisie sây trouvait rĂ©unie. Des relations se formaient, des divertissements sâorganisaient. Nous avions cette impression exquise dâĂȘtre sĂ©parĂ©s du monde, rĂ©duits Ă nous-mĂȘmes comme sur une Ăźle inconnue, obligĂ©s, par consĂ©quent, de nous rapprocher les uns des autres. Et nous nous rapprochions⊠Avez-vous jamais songĂ© Ă ce quâil y a dâoriginal et dâimprĂ©vu dans ce groupement dâĂȘtres qui, la veille encore, ne se connaissaient pas, et qui, durant quelques jours, entre le ciel infini et la mer immense, vont vivre de la vie la plus intime, ensemble vont dĂ©fier les colĂšres de lâOcĂ©an, lâassaut terrifiant des vagues, la mĂ©chancetĂ© des tempĂȘtes et le calme sournois de lâeau endormie ? Câest, au fond, vĂ©cue en une sorte de raccourci tragique, la vie elle-mĂȘme, avec ses orages et ses grandeurs, sa monotonie et sa diversitĂ©, et voilĂ pourquoi, peut-ĂȘtre, on goĂ»te avec une hĂąte fiĂ©vreuse et une voluptĂ© dâautant plus intense ce court voyage dont on aperçoit la fin au moment mĂȘme oĂč il commence. Mais, depuis plusieurs annĂ©es, quelque chose se passe qui ajoute singuliĂšrement aux Ă©motions de la traversĂ©e. La petite Ăźle flottante dĂ©pend encore de ce monde dont on se croyait affranchi. Un lien subsiste, qui ne se dĂ©noue que peu Ă peu en plein OcĂ©an, et peu Ă peu, en plein OcĂ©an, se renoue. Le tĂ©lĂ©graphe sans fil ! appel dâun autre univers dâoĂč lâon recevrait des nouvelles de la façon la plus mystĂ©rieuse qui soit ! Lâimagination nâa plus la ressource dâĂ©voquer des fils de fer au creux desquels glisse lâinvisible message. Le mystĂšre est plus insondable encore, plus poĂ©tique aussi, et câest aux ailes du vent quâil faut recourir pour expliquer ce nouveau miracle. Ainsi, les premiĂšres heures, nous sentĂźmes-nous suivis, escortĂ©s, prĂ©cĂ©dĂ©s mĂȘme par cette voix lointaine, qui, de temps en temps, chuchotait Ă lâun de nous quelques paroles de lĂ -bas. Deux amis me parlĂšrent. Dix autres, vingt autres nous envoyĂšrent Ă tous, au travers de lâespace, leurs adieux attristĂ©s ou souriants. Or, le second jour, Ă cinq cents milles des cĂŽtes françaises, par une aprĂšs-midi orageuse, le tĂ©lĂ©graphe sans fil nous transmettait une dĂ©pĂȘche dont voici la teneur ArsĂšne Lupin Ă votre bord, premiĂšre classe, cheveux blonds, blessure avant-bras droit, voyage seul, sous le nom de R⊠» Ă ce moment prĂ©cis, un coup de tonnerre violent Ă©clata dans le ciel sombre. Les ondes Ă©lectriques furent interrompues. Le reste de la dĂ©pĂȘche ne nous parvint pas. Du nom sous lequel se cachait ArsĂšne Lupin, on ne sut que lâinitiale. Il se fĂ»t agi de toute autre nouvelle, je ne doute point que le secret en eĂ»t Ă©tĂ© scrupuleusement gardĂ© par les employĂ©s du poste tĂ©lĂ©graphique, ainsi que par le commissaire du bord et par le commandant. Mais il est de ces Ă©vĂ©nements qui semblent forcer la discrĂ©tion la plus rigoureuse. Le jour mĂȘme, sans quâon pĂ»t dire comment la chose avait Ă©tĂ© Ă©bruitĂ©e, nous savions tous que le fameux ArsĂšne Lupin se cachait parmi nous. ArsĂšne Lupin parmi nous ! lâinsaisissable cambrioleur dont on racontait les prouesses dans tous les journaux depuis des mois ! lâĂ©nigmatique personnage avec qui le vieux Ganimard, notre meilleur policier, avait engagĂ© ce duel Ă mort dont les pĂ©ripĂ©ties se dĂ©roulaient de façon si pittoresque ! ArsĂšne Lupin, le fantaisiste gentleman qui nâopĂšre que dans les chĂąteaux et les salons, et qui, une nuit, oĂč il avait pĂ©nĂ©trĂ© chez le baron Schormann, en Ă©tait parti les mains vides et avait laissĂ© sa carte, ornĂ©e de cette formule ArsĂšne Lupin, gentleman-cambrioleur, reviendra quand les meubles seront authentiques ». ArsĂšne Lupin, lâhomme aux mille dĂ©guisements tour Ă tour chauffeur, tĂ©nor, bookmaker, fils de famille, adolescent, vieillard, commis-voyageur marseillais, mĂ©decin russe, torero espagnol ! Quâon se rende bien compte de ceci ArsĂšne Lupin allant et venant dans le cadre relativement restreint dâun transatlantique, que dis-je ! dans ce petit coin des premiĂšres oĂč lâon se retrouvait Ă tout instant, dans cette salle Ă manger, dans ce salon, dans ce fumoir ! ArsĂšne Lupin, câĂ©tait peut-ĂȘtre ce monsieur⊠ou celui-là ⊠mon voisin de table⊠mon compagnon de cabine⊠â Et cela va durer encore cinq fois vingt-quatre heures ! sâĂ©cria le lendemain miss Nelly Underdown, mais câest intolĂ©rable ! JâespĂšre bien quâon va lâarrĂȘter. Et sâadressant Ă moi â Voyons, vous, monsieur dâAndrĂ©zy, qui ĂȘtes dĂ©jĂ au mieux avec le commandant, vous ne savez rien ? Jâaurais bien voulu savoir quelque chose pour plaire Ă miss Nelly ! CâĂ©tait une de ces magnifiques crĂ©atures qui, partout oĂč elles sont, occupent aussitĂŽt la place la plus en vue. Leur beautĂ© autant que leur fortune Ă©blouit. Elles ont une cour, des fervents, des enthousiastes. ĂlevĂ©e Ă Paris par une mĂšre française, elle rejoignait son pĂšre, le richissime Underdown, de Chicago. Une de ses amies, lady Jerland, lâaccompagnait. DĂšs la premiĂšre heure, jâavais posĂ© ma candidature de flirt. Mais, dans lâintimitĂ© rapide du voyage, tout de suite son charme mâavait troublĂ©, et je me sentais un peu trop Ă©mu pour un flirt quand ses grands yeux noirs rencontraient les miens. Cependant elle accueillait mes hommages avec une certaine faveur. Elle daignait rire de mes bons mots et sâintĂ©resser Ă mes anecdotes. Une vague sympathie semblait rĂ©pondre Ă lâempressement que je lui tĂ©moignais. Un seul rival peut-ĂȘtre mâeĂ»t inquiĂ©tĂ©, un assez beau garçon, Ă©lĂ©gant, rĂ©servĂ©, dont elle paraissait quelquefois prĂ©fĂ©rer lâhumeur taciturne Ă mes façons plus en dehors » de Parisien. Il faisait justement partie du groupe dâadmirateurs qui entourait miss Nelly, lorsquâelle mâinterrogea. Nous Ă©tions sur le pont, agrĂ©ablement installĂ©s dans des rocking-chairs. Lâorage de la veille avait Ă©clairci le ciel. Lâheure Ă©tait dĂ©licieuse. â Je ne sais rien de prĂ©cis, mademoiselle, lui rĂ©pondis-je, mais est-il impossible de conduire nous-mĂȘmes notre enquĂȘte, tout aussi bien que le ferait le vieux Ganimard, lâennemi personnel dâArsĂšne Lupin ? â Oh ! oh ! vous vous avancez beaucoup ! â En quoi donc ? Le problĂšme est-il si compliquĂ© ? â TrĂšs compliquĂ©. â Câest que vous oubliez les Ă©lĂ©ments que nous avons pour le rĂ©soudre. â Quels Ă©lĂ©ments ? â 1o Lupin se fait appeler monsieur R⊠â Signalement un peu vague. â 2o Il voyage seul. â Si cette particularitĂ© vous suffit ! â 3o Il est blond. â Et alors ? â Alors nous nâavons plus quâĂ consulter la liste des passagers et Ă procĂ©der par Ă©limination. Jâavais cette liste dans ma poche. Je la pris et la parcourus. â Je note dâabord quâil nây a que treize personnes que leur initiale dĂ©signe Ă notre attention. â Treize seulement ? â En premiĂšre classe, oui. Sur ces treize messieurs RâŠ, comme vous pouvez vous en assurer, neuf sont accompagnĂ©s de femmes, dâenfants ou de domestiques. Restent quatre personnages isolĂ©s le marquis de Raverdan⊠â SecrĂ©taire dâambassade, interrompit miss Nelly, je le connais. â Le major Rawson⊠â Câest mon oncle, dit quelquâun. â M. Rivolta⊠â PrĂ©sent, sâĂ©cria lâun de nous, un Italien dont la figure disparaissait sous une barbe du plus beau noir. Miss Nelly Ă©clata de rire. â Monsieur nâest pas prĂ©cisĂ©ment blond. â Alors, repris-je, nous sommes obligĂ©s de conclure que le coupable est le dernier de la liste. â Câest-Ă -dire ? â Câest-Ă -dire, M. Rozaine. Quelquâun connaĂźt-il M. Rozaine ? On se tut. Mais miss Nelly, interpellant le jeune homme taciturne dont lâassiduitĂ© prĂšs dâelle me tourmentait, lui dit â Eh bien, monsieur Rozaine, vous ne rĂ©pondez pas ? On tourna les yeux vers lui. Il Ă©tait blond. Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi. Et le silence gĂȘnĂ© qui pesa sur nous mâindiqua que les autres assistants Ă©prouvaient aussi cette sorte de suffocation. CâĂ©tait absurde dâailleurs, car enfin rien dans les allures de ce monsieur ne permettait quâon le suspectĂąt. â Pourquoi je ne rĂ©ponds pas ? dit-il, mais parce que, vu mon nom, ma qualitĂ© de voyageur isolĂ© et la couleur de mes cheveux, jâai dĂ©jĂ procĂ©dĂ© Ă une enquĂȘte analogue, et que je suis arrivĂ© au mĂȘme rĂ©sultat. Je suis donc dâavis quâon mâarrĂȘte. Il avait un drĂŽle dâair, en prononçant ces paroles. Ses lĂšvres minces comme deux traits inflexibles sâamincirent encore et pĂąlirent. Des filets de sang striĂšrent ses yeux. Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitude nous impressionnĂšrent. NaĂŻvement, miss Nelly demanda â Mais vous nâavez pas de blessure ? â Il est vrai, dit-il, la blessure manque. Dâun geste nerveux il releva sa manchette et dĂ©couvrit son bras. Mais aussitĂŽt une idĂ©e me frappa. Mes yeux croisĂšrent ceux de miss Nelly il avait montrĂ© le bras gauche. Et ma foi, jâallais en faire nettement la remarque, quand un incident dĂ©tourna notre attention. Lady Jerland, lâamie de miss Nelly, arrivait en courant. Elle Ă©tait bouleversĂ©e. On sâempressa autour dâelle, et ce nâest quâaprĂšs bien des efforts quâelle rĂ©ussit Ă balbutier â Mes bijoux, mes perles !⊠on a tout pris !⊠Non, on nâavait pas tout pris, comme nous le sĂ»mes par la suite ; chose bien plus curieuse on avait choisi ! De lâĂ©toile en diamants, du pendentif en cabochons de rubis, des colliers et des bracelets brisĂ©s, on avait enlevĂ©, non point les pierres les plus grosses, mais les plus fines, les plus prĂ©cieuses, celles, aurait-on dit, qui avaient le plus de valeur tout en tenant le moins de place. Les montures gisaient lĂ , sur la table. Je les vis, tous nous les vĂźmes, dĂ©pouillĂ©es de leurs joyaux comme des fleurs dont on eĂ»t arrachĂ© les beaux pĂ©tales Ă©tincelants et colorĂ©s. Et pour exĂ©cuter ce travail, il avait fallu, pendant lâheure oĂč lady Jerland prenait le thĂ©, il avait fallu, en plein jour, et dans un couloir frĂ©quentĂ©, fracturer la porte de la cabine, trouver un petit sac dissimulĂ© Ă dessein au fond dâun carton Ă chapeau, lâouvrir et choisir ! Il nây eut quâun cri parmi nous. Il nây eut quâune opinion parmi tous les passagers, lorsque le vol fut connu câest ArsĂšne Lupin. Et de fait, câĂ©tait bien sa maniĂšre compliquĂ©e, mystĂ©rieuse, inconcevable⊠et logique cependant, car sâil Ă©tait difficile de recĂ©ler la masse encombrante quâeĂ»t formĂ©e lâensemble des bijoux, combien moindre Ă©tait lâembarras avec de petites choses indĂ©pendantes les unes des autres, perles, Ă©meraudes et saphirs. Et au dĂźner, il se passa ceci Ă droite et Ă gauche de Rozaine, les deux places restĂšrent vides. Et le soir on sut quâil avait Ă©tĂ© convoquĂ© par le commandant. Son arrestation, que personne ne mit en doute, causa un vĂ©ritable soulagement. On respirait enfin. Ce soir-lĂ on joua aux petits jeux. On dansa. Miss Nelly, surtout, montra une gaietĂ© Ă©tourdissante qui me fit voir que, si les hommages de Rozaine avaient pu lui agrĂ©er au dĂ©but, elle ne sâen souvenait guĂšre. Sa grĂące acheva de me conquĂ©rir. Vers minuit, Ă la clartĂ© sereine de la lune, je lui affirmai mon dĂ©vouement avec une Ă©motion qui ne parut pas lui dĂ©plaire. Mais le lendemain, Ă la stupeur gĂ©nĂ©rale, on apprit que, les charges relevĂ©es contre lui nâĂ©tant pas suffisantes, Rozaine Ă©tait libre. Fils dâun nĂ©gociant considĂ©rable de Bordeaux, il avait exhibĂ© des papiers parfaitement en rĂšgle. En outre, ses bras nâoffraient pas la moindre trace de blessure. â Des papiers ! des actes de naissance ! sâĂ©criĂšrent les ennemis de Rozaine, mais ArsĂšne Lupin vous en fournira tant que vous voudrez ! Quant Ă la blessure, câest quâil nâen a pas reçu⊠ou quâil en a effacĂ© la trace ! On leur objectait quâĂ lâheure du vol, Rozaine â câĂ©tait dĂ©montrĂ© â se promenait sur le pont. Ă quoi ils ripostaient â Est-ce quâun homme de la trempe dâArsĂšne Lupin a besoin dâassister au vol quâil commet ? Et puis, en dehors de toute considĂ©ration Ă©trangĂšre, il y avait un point sur lequel les plus sceptiques ne pouvaient Ă©piloguer Qui, sauf Rozaine, voyageait seul, Ă©tait blond, et portait un nom commençant par R ? Qui le tĂ©lĂ©gramme dĂ©signait-il, si ce nâĂ©tait Rozaine ? Et quand Rozaine, quelques minutes avant le dĂ©jeuner, se dirigea audacieusement vers notre groupe, miss Nelly et lady Jerland se levĂšrent et sâĂ©loignĂšrent. CâĂ©tait bel et bien de la peur. Une heure plus tard, une circulaire manuscrite passait de main en main parmi les employĂ©s du bord, les matelots, les voyageurs de toutes classes M. Louis Rozaine promettait une somme de dix mille francs Ă qui dĂ©masquerait ArsĂšne Lupin, ou trouverait le possesseur des pierres dĂ©robĂ©es. â Et si personne ne me vient en aide contre ce bandit, dĂ©clara Rozaine au commandant, moi, je lui ferai son affaire. Rozaine contre ArsĂšne Lupin, ou plutĂŽt, selon le mot qui courut, ArsĂšne Lupin lui-mĂȘme contre ArsĂšne Lupin, la lutte ne manquait pas dâintĂ©rĂȘt ! Elle se prolongea durant deux journĂ©es. On vit Rozaine errer de droite et de gauche, se mĂȘler au personnel, interroger, fureter. On aperçut son ombre, la nuit, qui rĂŽdait. De son cĂŽtĂ©, le commandant dĂ©ploya lâĂ©nergie la plus active. Du haut en bas, en tous les coins, la Provence fut fouillĂ©e. On perquisitionna dans toutes les cabines, sans exception, sous le prĂ©texte fort juste que les objets Ă©taient cachĂ©s dans nâimporte quel endroit, sauf dans la cabine du coupable. â On finira bien par dĂ©couvrir quelque chose, nâest-ce pas ? me demandait miss Nelly. Tout sorcier quâil soit, il ne peut faire que des diamants et des perles deviennent invisibles. â Mais si, lui rĂ©pondais-je, ou alors il faudrait explorer la coiffe de nos chapeaux, la doublure de nos vestes, et tout ce que nous portons sur nous. Et lui montrant mon kodak, un 9 Ă 12 avec lequel je ne me lassais pas de la photographier dans les attitudes les plus diverses â Rien que dans un appareil pas plus grand que celui-ci, ne pensez-vous pas quâil y aurait place pour toutes les pierres prĂ©cieuses de lady Jerland ? On affecte de prendre des vues et le tour est jouĂ©. â Mais cependant jâai entendu dire quâil nây a point de voleur qui ne laisse derriĂšre lui un indice quelconque. â Il y en a un ArsĂšne Lupin. â Pourquoi ? â Pourquoi ? parce quâil ne pense pas seulement au vol quâil commet, mais Ă toutes les circonstances qui pourraient le dĂ©noncer. â Au dĂ©but, vous Ă©tiez plus confiant. â Mais, depuis, je lâai vu Ă lâĆuvre. â Et alors, selon vous ? â Selon moi, on perd son temps. Et de fait, les investigations ne donnaient aucun rĂ©sultat, ou du moins, celui quâelles donnĂšrent ne correspondait pas Ă lâeffort gĂ©nĂ©ral la montre du commandant lui fut volĂ©e. Furieux, il redoubla dâardeur et surveilla de plus prĂšs encore Rozaine avec qui il avait eu plusieurs entrevues. Le lendemain, ironie charmante, on retrouvait la montre parmi les faux-cols du commandant en second. Tout cela avait un air de prodige, et dĂ©nonçait bien la maniĂšre humoristique dâArsĂšne Lupin, cambrioleur, soit, mais dilettante aussi. Il travaillait par goĂ»t et par vocation, certes, mais par amusement aussi. Il donnait lâimpression du monsieur qui se divertit Ă la piĂšce quâil fait jouer, et qui, dans la coulisse, rit Ă gorge dĂ©ployĂ©e de ses traits dâesprit et des situations quâil imagina. DĂ©cidĂ©ment, câĂ©tait un artiste en son genre, et quand jâobservais Rozaine, sombre et opiniĂątre, et que je songeais au double rĂŽle que tenait sans doute ce curieux personnage, je ne pouvais en parler sans une certaine admiration. Or, lâavant-derniĂšre nuit, lâofficier de quart entendit des gĂ©missements Ă lâendroit le plus obscur du pont. Il sâapprocha. Un homme Ă©tait Ă©tendu, la tĂȘte enveloppĂ©e dans une Ă©charpe grise trĂšs Ă©paisse, les poignets ficelĂ©s Ă lâaide dâune fine cordelette. On le dĂ©livra de ses liens. On le releva, des soins lui furent prodiguĂ©s. Cet homme, câĂ©tait Rozaine. CâĂ©tait Rozaine assailli au cours dâune de ses expĂ©ditions, terrassĂ© et dĂ©pouillĂ©. Une carte de visite fixĂ©e par une Ă©pingle Ă son vĂȘtement portait ces mots ArsĂšne Lupin accepte avec reconnaissance les dix mille francs de M. Rozaine. » En rĂ©alitĂ©, le portefeuille dĂ©robĂ© contenait vingt billets de mille. Naturellement, on accusa le malheureux dâavoir simulĂ© cette attaque contre lui-mĂȘme. Mais, outre quâil lui eĂ»t Ă©tĂ© impossible de se lier de cette façon, il fut Ă©tabli que lâĂ©criture de la carte diffĂ©rait absolument de lâĂ©criture de Rozaine, et ressemblait au contraire, Ă sây mĂ©prendre, Ă celle dâArsĂšne Lupin, telle que la reproduisait un ancien journal trouvĂ© Ă bord. Ainsi donc, Rozaine nâĂ©tait plus ArsĂšne Lupin. Rozaine Ă©tait Rozaine, fils dâun nĂ©gociant de Bordeaux ! Et la prĂ©sence dâArsĂšne Lupin sâaffirmait une fois de plus, et par quel acte redoutable ! Ce fut la terreur. On nâosa plus rester seul dans sa cabine, et pas davantage sâaventurer seul aux endroits trop Ă©cartĂ©s. Prudemment on se groupait entre gens sĂ»rs les uns des autres. Et encore, une dĂ©fiance instinctive divisait les plus intimes. Câest que la menace ne provenait pas dâun individu isolĂ©, surveillĂ©, et par lĂ mĂȘme moins dangereux. ArsĂšne Lupin, maintenant, câĂ©tait⊠câĂ©tait tout le monde. Notre imagination surexcitĂ©e lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimitĂ©. On le supposait capable de prendre les dĂ©guisements les plus inattendus, dâĂȘtre tour Ă tour le respectable major Rawson, ou le noble marquis de Raverdan, ou mĂȘme, car on ne sâarrĂȘtait plus Ă lâinitiale accusatrice, ou mĂȘme telle ou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants, domestiques. Les premiĂšres dĂ©pĂȘches sans fil nâapportĂšrent aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence nâĂ©tait pas pour nous rassurer. Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dans lâattente anxieuse dâun malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On nâadmettait pas quâArsĂšne Lupin sâen tĂźnt Ă ces deux larcins insignifiants. MaĂźtre absolu du navire, les autoritĂ©s rĂ©duites Ă lâimpuissance, il nâavait quâĂ vouloir, tout lui Ă©tait permis, il disposait des biens et des existences. Heures dĂ©licieuses pour moi, je lâavoue, car elles me valurent la confiance de miss Nelly. ImpressionnĂ©e par tant dâĂ©vĂ©nements, de nature dĂ©jĂ inquiĂšte, elle chercha spontanĂ©ment Ă mes cĂŽtĂ©s une protection, une sĂ©curitĂ© que jâĂ©tais heureux de lui offrir. Au fond, je bĂ©nissais ArsĂšne Lupin. NâĂ©tait-ce pas lui qui nous rapprochait ? NâĂ©tait-ce pas grĂące Ă lui que jâavais le droit de mâabandonner aux plus beaux rĂȘves ? RĂȘves dâamour et rĂȘves moins chimĂ©riques, pourquoi ne pas le confesser ? Les AndrĂ©zy sont de bonne souche poitevine, mais leur blason est quelque peu dĂ©dorĂ©, et il ne me paraĂźt pas indigne dâun gentilhomme de songer Ă rendre Ă son nom le lustre perdu. Et ces rĂȘves, je le sentais, nâoffusquaient point Nelly. Ses yeux souriants mâautorisaient Ă les faire. La douceur de sa voix me disait dâespĂ©rer. Et jusquâau dernier moment, accoudĂ©s aux bastingages, nous restĂąmes lâun prĂšs de lâautre, tandis que la ligne des cĂŽtes amĂ©ricaines voguait au-devant de nous. On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis les premiĂšres jusquâĂ lâentrepont oĂč grouillaient les Ă©migrants, on attendait la minute suprĂȘme oĂč sâexpliquerait enfin lâinsoluble Ă©nigme. Qui Ă©tait ArsĂšne Lupin ? Sous quel nom, sous quel masque se cachait le fameux ArsĂšne Lupin ? Et cette minute suprĂȘme arriva. DussĂ©-je vivre cent ans, je nâen oublierai pas le plus infime dĂ©tail. â Comme vous ĂȘtes pĂąle, miss Nelly, dis-je Ă ma compagne qui sâappuyait Ă mon bras, toute dĂ©faillante. â Et vous ! me rĂ©pondit-elle, ah ! vous ĂȘtes si changĂ© ! â Songez donc ! cette minute est passionnante, et je suis si heureux de la vivre auprĂšs de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir sâattardera quelquefois⊠Elle nâĂ©coutait pas, haletante et fiĂ©vreuse. La passerelle sâabattit. Mais avant que nous eĂ»mes la libertĂ© de la franchir, des gens montĂšrent Ă bord, des douaniers, des hommes en uniforme, des facteurs. Miss Nelly balbutia â On sâapercevrait quâArsĂšne Lupin sâest Ă©chappĂ© pendant la traversĂ©e que je nâen serais pas surprise. â Il a peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ© la mort au dĂ©shonneur, et plonger dans lâAtlantique plutĂŽt que dâĂȘtre arrĂȘtĂ©. â Ne riez pas, fit-elle, agacĂ©e. Soudain je tressaillis, et comme elle me questionnait, je lui dis â Vous voyez ce vieux petit homme debout Ă lâextrĂ©mitĂ© de la passerelle ? â Avec un parapluie et une redingote vert-olive ? â Câest Ganimard. â Ganimard ? â Oui, le cĂ©lĂšbre policier, celui qui a jurĂ© quâArsĂšne Lupin serait arrĂȘtĂ© de sa propre main. Ah ! je comprends que lâon nâait pas eu de renseignements de ce cĂŽtĂ© de lâOcĂ©an. Ganimard Ă©tait lĂ ! et il aime bien que personne ne sâoccupe de ses petites affaires. â Alors ArsĂšne Lupin est sĂ»r dâĂȘtre pris ? â Qui sait ? Ganimard ne lâa jamais vu, paraĂźt-il, que grimĂ© et dĂ©guisĂ©. Ă moins quâil ne connaisse son nom dâemprunt⊠â Ah ! dit-elle, avec cette curiositĂ© un peu cruelle de la femme, si je pouvais assister Ă lâarrestation ! â Patientons. Certainement ArsĂšne Lupin a dĂ©jĂ remarquĂ© la prĂ©sence de son ennemi. Il prĂ©fĂ©rera sortir parmi les derniers, quand lâĆil du vieux sera fatiguĂ©. Le dĂ©barquement commença. AppuyĂ© sur son parapluie, lâair indiffĂ©rent, Ganimard ne semblait pas prĂȘter attention Ă la foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai quâun officier du bord, postĂ© derriĂšre lui, le renseignait de temps Ă autre. Le marquis de Raverdan, le major Rawson, lâItalien Rivolta, dĂ©filĂšrent, et dâautres, et beaucoup dâautres⊠Et jâaperçus Rozaine qui sâapprochait. Pauvre Rozaine ! il ne paraissait pas remis de ses mĂ©saventures ! â Câest peut-ĂȘtre lui tout de mĂȘme, me dit miss Nelly⊠Quâen pensez-vous ? â Je pense quâil serait fort intĂ©ressant dâavoir sur une mĂȘme photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suis si chargĂ©. Je le lui donnai, mais trop tard pour quâelle sâen servĂźt. Rozaine passait. Lâofficier se pencha Ă lâoreille de Ganimard, celui-ci haussa lĂ©gĂšrement les Ă©paules, et Rozaine passa. Mais alors, mon Dieu, qui Ă©tait ArsĂšne Lupin ? â Oui, fit-elle Ă haute voix, qui est-ce ? Il nây avait plus quâune vingtaine de personnes. Elle les observait tour Ă tour, avec la crainte confuse quâil ne fĂ»t pas, lui, au nombre de ces vingt personnes. Je lui dis â Nous ne pouvons attendre plus longtemps. Elle sâavança. Je la suivis. Mais nous nâavions pas fait dix pas que Ganimard nous barra le passage. â Eh bien, quoi ? mâĂ©criai-je. â Un instant, monsieur, qui vous presse ? â Jâaccompagne mademoiselle. â Un instant, rĂ©pĂ©ta-t-il dâune voix plus impĂ©rieuse. Il me dĂ©visagea profondĂ©ment, puis il me dit, les yeux dans les yeux â ArsĂšne Lupin, nâest-ce pas ? Je me mis Ă rire. â Non, Bernard dâAndrĂ©zy, tout simplement. â Bernard dâAndrĂ©zy est mort il y a trois ans en MacĂ©doine. â Si Bernard dâAndrĂ©zy Ă©tait mort, je ne serais plus de ce monde. Et ce nâest pas le cas. Voici mes papiers. â Ce sont les siens. Comment les avez-vous, câest ce que jâaurai le plaisir de vous expliquer. â Mais vous ĂȘtes fou ! ArsĂšne Lupin sâest embarquĂ© sous le nom de R. â Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez lancĂ©s, lĂ -bas. Ah ! vous ĂȘtes dâune jolie force, mon gaillard. Mais cette fois, la chance a tournĂ©. Voyons, Lupin, montrez-vous beau joueur. JâhĂ©sitai une seconde. Dâun coup sec, il me frappa sur lâavant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappĂ© sur la blessure encore mal fermĂ©e que signalait le tĂ©lĂ©gramme. Allons, il fallait se rĂ©signer. Je me tournai vers miss Nelly. Elle Ă©coutait, livide, chancelante. Son regard rencontra le mien, puis sâabaissa sur le kodak que je lui avais remis. Elle fit un geste brusque, et jâeus lâimpression, jâeus la certitude quâelle comprenait tout Ă coup. Oui, câĂ©tait lĂ , entre les parois Ă©troites de chagrin noir, au creux du petit objet que jâavais eu la prĂ©caution de dĂ©poser entre ses mains avant que Ganimard ne mâarrĂȘtĂąt, câĂ©tait bien lĂ que se trouvaient les vingt mille francs de Rozaine, les perles et les diamants de lady Jerland. Ah ! je le jure, Ă ce moment solennel, alors que Ganimard et deux de ses acolytes mâentouraient, tout me fut indiffĂ©rent, mon arrestation, lâhostilitĂ© des gens, tout, hors ceci la rĂ©solution quâallait prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avais confiĂ©. Que lâon eĂ»t contre moi cette preuve matĂ©rielle et dĂ©cisive, je ne songeais mĂȘme pas Ă le redouter, mais cette preuve, miss Nelly se dĂ©ciderait-elle Ă la fournir ? Serais-je trahi par elle ? perdu par elle ? Agirait-elle en ennemie qui ne pardonne pas, ou bien en femme qui se souvient et dont le mĂ©pris sâadoucit dâun peu dâindulgence, dâun peu de sympathie involontaire ? Elle passa devant moi, je la saluai trĂšs bas, sans un mot. MĂȘlĂ©e aux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon kodak Ă la main. Sans doute, pensai-je, elle nâose pas, en public. Câest dans une heure, dans un instant, quâelle le donnera. Mais, arrivĂ©e au milieu de la passerelle, par un mouvement de maladresse simulĂ©e, elle le laissa tomber dans lâeau, entre le mur du quai et le flanc du navire. Puis, je la vis sâĂ©loigner. Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, mâapparut de nouveau et disparut. CâĂ©tait fini, fini pour jamais. Un instant, je restai immobile, triste Ă la fois et pĂ©nĂ©trĂ© dâun doux attendrissement, puis je soupirai, au grand Ă©tonnement de Ganimard â Dommage, tout de mĂȘme, de ne pas ĂȘtre un honnĂȘte homme⊠Câest ainsi quâun soir dâhiver, ArsĂšne Lupin me raconta lâhistoire de son arrestation. Le hasard dâincidents dont jâĂ©crirai quelque jour le rĂ©cit avait nouĂ© entre nous des liens⊠dirai-je dâamitiĂ© ? Oui, jâose croire quâArsĂšne Lupin mâhonore de quelque amitiĂ©, et que câest par amitiĂ© quâil arrive parfois chez moi Ă lâimproviste, apportant, dans le silence de mon cabinet de travail, sa gaietĂ© juvĂ©nile, le rayonnement de sa vie ardente, sa belle humeur dâhomme pour qui la destinĂ©e nâa que faveurs et sourires. Son portrait ? Comment pourrais-je le faire ? Vingt fois jâai vu ArsĂšne Lupin, et vingt fois câest un ĂȘtre diffĂ©rent qui mâest apparu⊠ou plutĂŽt le mĂȘme ĂȘtre dont vingt miroirs mâauraient renvoyĂ© autant dâimages dĂ©formĂ©es, chacune ayant ses yeux particuliers, sa forme spĂ©ciale de figure, son geste propre, sa silhouette et son caractĂšre. â Moi-mĂȘme, me dit-il, je ne sais plus bien qui je suis. Dans une glace je ne me reconnais plus. Boutade, certes, et paradoxe, mais vĂ©ritĂ© Ă lâĂ©gard de ceux qui le rencontrent et qui ignorent ses ressources infinies, sa patience, son art du maquillage, sa prodigieuse facultĂ© de transformer jusquâaux proportions de son visage, et dâaltĂ©rer le rapport mĂȘme de ses traits entre eux. â Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence dĂ©finie ? Pourquoi ne pas Ă©viter ce danger dâune personnalitĂ© toujours identique ? Mes actes me dĂ©signent suffisamment. Et il prĂ©cise avec une pointe dâorgueil â Tant mieux si lâon ne peut jamais dire en toute certitude Voici ArsĂšne Lupin. Lâessentiel est quâon dise sans crainte dâerreur ArsĂšne Lupin a fait cela. Ce sont quelques-uns de ces actes, quelques-unes de ces aventures que jâessaie de reconstituer, dâaprĂšs les confidences dont il eut la bonne grĂące de me favoriser, certains soirs dâhiver, dans le silence de mon cabinet de travail⊠ARSĂNE LUPINEN PRISON Il nâest point de touriste digne de ce nom qui ne connaisse les bords de la Seine, et qui nâait remarquĂ©, en allant des ruines de JumiĂšges aux ruines de Saint-Wandrille, lâĂ©trange petit chĂąteau fĂ©odal du Malaquis, si fiĂšrement campĂ© sur sa roche, en pleine riviĂšre. Lâarche dâun pont le relie Ă la route. La base de ses tourelles sombres se confond avec le granit qui le supporte, bloc Ă©norme dĂ©tachĂ© dâon ne sait quelle montagne et jetĂ© lĂ par quelque formidable convulsion. Tout autour, lâeau calme du grand fleuve joue parmi les roseaux, et des bergeronnettes tremblent sur la crĂȘte humide des cailloux. Lâhistoire du Malaquis est rude comme son nom, revĂȘche comme sa silhouette. Ce ne fut que combats, siĂšges, assauts, rapines et massacres. Aux veillĂ©es du pays de Caux, on Ă©voque en frissonnant les crimes qui sây commirent. On raconte de mystĂ©rieuses lĂ©gendes. On parle du fameux souterrain qui conduisait jadis Ă lâabbaye de JumiĂšges et au manoir dâAgnĂšs Sorel, la belle amie de Charles VII. Dans cet ancien repaire de hĂ©ros et de brigands, habite le baron Nathan Cahorn, le baron Satan, comme on lâappelait jadis Ă la Bourse oĂč il sâest enrichi un peu trop brusquement. Les seigneurs du Malaquis, ruinĂ©s, ont dĂ» lui vendre, pour un morceau de pain, la demeure de leurs ancĂȘtres. Il y a installĂ© ses admirables collections de meubles et de tableaux, de faĂŻences et de bois sculptĂ©s. Il y vit seul, avec trois vieux domestiques. Nul nây pĂ©nĂštre jamais. Nul nâa jamais contemplĂ© dans le dĂ©cor de ces salles antiques les trois Rubens quâil possĂšde, ses deux Watteau, sa chaire de Jean Goujon, et tant dâautres merveilles arrachĂ©es Ă coups de billets de banque aux plus riches habituĂ©s des ventes publiques. Le baron Satan a peur. Il a peur non point pour lui, mais pour les trĂ©sors accumulĂ©s avec une passion si tenace et la perspicacitĂ© dâun amateur que les plus madrĂ©s des marchands ne peuvent se vanter dâavoir induit en erreur. Il les aime, ses bibelots. Il les aime Ăąprement, comme un avare ; jalousement, comme un amoureux. Chaque jour, au coucher du soleil, les quatre portes bardĂ©es de fer qui commandent les deux extrĂ©mitĂ©s du pont et lâentrĂ©e de la cour dâhonneur, sont fermĂ©es et verrouillĂ©es. Au moindre choc, des sonneries Ă©lectriques vibreraient dans le silence. Du cĂŽtĂ© de la Seine, rien Ă craindre le roc sây dresse Ă pic. Or, un vendredi de septembre, le facteur se prĂ©senta comme dâordinaire Ă la tĂȘte-de-pont. Et, selon la rĂšgle quotidienne, ce fut le baron qui entrebĂąilla le lourd battant. Il examina lâhomme aussi minutieusement que sâil ne connaissait pas dĂ©jĂ , depuis des annĂ©es, cette bonne face rĂ©jouie et ces yeux narquois de paysan, et lâhomme lui dit en riant â Câest toujours moi, monsieur le baron. Je ne suis pas un autre qui aurait pris ma blouse et ma casquette. â Sait-on jamais ? murmura Cahorn. Le facteur lui remit une pile de journaux. Puis il ajouta â Et maintenant, monsieur le baron, il y a du nouveau. â Du nouveau ? â Une lettre⊠et recommandĂ©e, encore. IsolĂ©, sans ami ni personne qui sâintĂ©ressĂąt Ă lui, jamais le baron ne recevait de lettre, et tout de suite cela lui parut un Ă©vĂ©nement de mauvais augure dont il y avait lieu de sâinquiĂ©ter. Quel Ă©tait ce mystĂ©rieux correspondant qui venait le relancer dans sa retraite ? â Il faut signer, monsieur le baron. Il signa en maugrĂ©ant. Puis il prit la lettre, attendit que le facteur eĂ»t disparu au tournant de la route, et aprĂšs avoir fait quelques pas de long en large, il sâappuya contre le parapet du pont et dĂ©chira lâenveloppe. Elle portait une feuille de papier quadrillĂ© avec cet en-tĂȘte manuscrit Prison de la SantĂ©, Paris. Il regarda la signature ArsĂšne Lupin. StupĂ©fait, il lut Monsieur le baron, Il y a, dans la galerie qui rĂ©unit vos deux salons, un tableau de Philippe de Champaigne dâexcellente facture et qui me plaĂźt infiniment. Vos Rubens sont aussi de mon goĂ»t, ainsi que votre plus petit Watteau. Dans le salon de droite, je note la crĂ©dence Louis XIII, les tapisseries de Beauvais, le guĂ©ridon Empire signĂ© Jacob et le bahut Renaissance. Dans celui de gauche, toute la vitrine des bijoux et des miniatures. Pour cette fois, je me contenterai de ces objets qui seront, je crois, dâun Ă©coulement facile. Je vous prie donc de les faire emballer convenablement et de les expĂ©dier Ă mon nom port payĂ©, en gare des Batignolles, avant huit jours⊠faute de quoi, je ferai procĂ©der moi-mĂȘme Ă leur dĂ©mĂ©nagement dans la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre. Et, comme de juste, je ne me contenterai pas des objets sus-indiquĂ©s. Veuillez excuser le petit dĂ©rangement que je vous cause, et accepter lâexpression de mes sentiments de respectueuse considĂ©ration. ARSĂNE LUPIN. » â Surtout ne pas mâenvoyer le plus grand des Watteau. Quoique vous lâayez payĂ© trente mille francs Ă lâHĂŽtel des Ventes, ce nâest quâune copie, lâoriginal ayant Ă©tĂ© brĂ»lĂ©, sous le Directoire, par Barras, un soir dâorgie. Consulter les MĂ©moires inĂ©dits de Garat. Je ne tiens pas non plus Ă la chĂątelaine Louis XV dont lâauthenticitĂ© me semble douteuse. » Cette lettre bouleversa le baron Cahorn. SignĂ©e de tout autre, elle lâeĂ»t dĂ©jĂ considĂ©rablement alarmĂ©, mais signĂ©e dâArsĂšne Lupin ! Lecteur assidu des journaux, au courant de tout ce qui se passait dans le monde en fait de vol et de crime, il nâignorait rien des exploits de lâinfernal cambrioleur. Certes, il savait que Lupin, arrĂȘtĂ© en AmĂ©rique par son ennemi Ganimard, Ă©tait bel et bien incarcĂ©rĂ©, que lâon instruisait son procĂšs â avec quelle peine ! â Mais il savait aussi que lâon pouvait sâattendre Ă tout de sa part. Dâailleurs, cette connaissance exacte du chĂąteau, de la disposition des tableaux et des meubles, Ă©tait un indice des plus redoutables. Qui lâavait renseignĂ© sur des choses que nul nâavait vues ? Le baron leva les yeux et contempla la silhouette farouche du Malaquis, son piĂ©destal abrupt, lâeau profonde qui lâentoure, et haussa les Ă©paules. Non, dĂ©cidĂ©ment, il nây avait point de danger. Personne au monde ne pouvait pĂ©nĂ©trer jusquâau sanctuaire inviolable de ses collections. Personne, soit, mais ArsĂšne Lupin ? Pour ArsĂšne Lupin, est-ce quâil existe des portes, des ponts-levis, des murailles ? Ă quoi servent les obstacles les mieux imaginĂ©s, les prĂ©cautions les plus habiles, si ArsĂšne Lupin a dĂ©cidĂ© dâatteindre tel but ? Le soir mĂȘme, il Ă©crivit au procureur de la RĂ©publique Ă Rouen. Il envoyait la lettre de menaces et rĂ©clamait aide et protection. La rĂ©ponse ne tarda point le nommĂ© ArsĂšne Lupin Ă©tant actuellement dĂ©tenu Ă la SantĂ©, surveillĂ© de prĂšs, et dans lâimpossibilitĂ© dâĂ©crire, la lettre ne pouvait ĂȘtre que lâĆuvre dâun mystificateur. Tout le dĂ©montrait, la logique et le bon sens, comme la rĂ©alitĂ© des faits. Toutefois, et par excĂšs de prudence, on avait commis un expert Ă lâexamen de lâĂ©criture, et, lâexpert dĂ©clarait que, malgrĂ© certaines analogies, cette Ă©criture nâĂ©tait pas celle du dĂ©tenu. MalgrĂ© certaines analogies » le baron ne retint que ces trois mots effarants, oĂč il voyait lâaveu dâun doute qui, Ă lui seul, aurait dĂ» suffire pour que la justice intervĂźnt. Ses craintes sâexaspĂ©rĂšrent. Il ne cessait de relire la lettre. Je ferai procĂ©der moi-mĂȘme au dĂ©mĂ©nagement. » Et cette date prĂ©cise la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre !⊠Soupçonneux et taciturne, il nâavait pas osĂ© se confier Ă ses domestiques, dont le dĂ©vouement ne lui paraissait pas Ă lâabri de toute Ă©preuve. Cependant, pour la premiĂšre fois depuis des annĂ©es, il Ă©prouvait le besoin de parler, de prendre conseil. AbandonnĂ© par la justice de son pays, il nâespĂ©rait plus se dĂ©fendre avec ses propres ressources, et il fut sur le point dâaller jusquâĂ Paris et dâimplorer lâassistance de quelque ancien policier. Deux jours sâĂ©coulĂšrent. Le troisiĂšme, en lisant ses journaux, il tressaillit de joie. Le RĂ©veil de Caudebec publiait cet entrefilet Nous avons le plaisir de possĂ©der dans nos murs, voilĂ bientĂŽt trois semaines, lâinspecteur principal Ganimard, un des vĂ©tĂ©rans du service de la SĂ»retĂ©. M. Ganimard, Ă qui lâarrestation dâArsĂšne Lupin, sa derniĂšre prouesse, a valu une rĂ©putation europĂ©enne, se repose de ses longues fatigues en taquinant le goujon et lâablette. » Ganimard ! voilĂ bien lâauxiliaire que cherchait le baron Cahorn ! Qui mieux que le retors et patient Ganimard saurait dĂ©jouer les projets de Lupin ? Le baron nâhĂ©sita pas. Six kilomĂštres sĂ©parent le chĂąteau de la petite ville de Caudebec. Il les franchit dâun pas allĂšgre, en homme que surexcite lâespoir du salut. AprĂšs plusieurs tentatives infructueuses pour connaĂźtre lâadresse de lâinspecteur principal, il se dirigea vers les bureaux du RĂ©veil, situĂ©s au milieu du quai. Il y trouva le rĂ©dacteur de lâentrefilet qui, sâapprochant de la fenĂȘtre, sâĂ©cria â Ganimard ? mais vous ĂȘtes sĂ»r de le rencontrer le long du quai, la ligne Ă la main. Câest lĂ que nous avons liĂ© connaissance, et que jâai lu par hasard son nom gravĂ© sur sa canne Ă pĂȘche. Tenez, le petit vieux que lâon aperçoit lĂ -bas, sous les arbres de la promenade. â En redingote et en chapeau de paille ? â Justement ! Ah ! un drĂŽle de type, pas causeur et plutĂŽt bourru. Cinq minutes aprĂšs, le baron abordait le cĂ©lĂšbre Ganimard, se prĂ©sentait et tĂąchait dâentrer en conversation. Nây parvenant point, il aborda franchement la question et exposa son cas. Lâautre Ă©couta, immobile, sans perdre de vue le poisson quâil guettait, puis il tourna la tĂȘte vers lui, le toisa des pieds Ă la tĂȘte dâun air de profonde pitiĂ©, et prononça â Monsieur, ce nâest guĂšre lâhabitude de prĂ©venir les gens que lâon veut dĂ©pouiller. ArsĂšne Lupin, en particulier, ne commet pas de pareilles bourdes. â Cependant⊠â Monsieur, si jâavais le moindre doute, croyez bien que le plaisir de fourrer encore dedans ce cher Lupin lâemporterait sur toute autre considĂ©ration. Par malheur, ce jeune homme est sous les verrous. â Sâil sâĂ©chappe ?⊠â On ne sâĂ©chappe pas de la SantĂ©. â Mais, lui⊠â Lui, pas plus quâun autre. â Cependant⊠â Eh bien, sâil sâĂ©chappe, tant mieux, je le repincerai. En attendant, dormez sur vos deux oreilles, et nâeffarouchez pas davantage cette ablette. La conversation Ă©tait finie. Le baron retourna chez lui, un peu rassurĂ© par lâinsouciance de Ganimard. Il vĂ©rifia les serrures, espionna les domestiques, et quarante-huit heures encore se passĂšrent pendant lesquelles il arriva presque Ă se persuader que, somme toute, ses craintes Ă©taient chimĂ©riques. Non, dĂ©cidĂ©ment, comme lâavait dit Ganimard, on ne prĂ©vient pas les gens que lâon veut dĂ©pouiller. La date approchait. Le matin du mardi, veille du 27, rien de particulier. Mais Ă trois heures, un gamin sonna. Il apportait une dĂ©pĂȘche. Aucun colis en gare Batignolles. PrĂ©parez tout pour demain soir. ARSĂNE. » De nouveau, ce fut lâaffolement, Ă tel point quâil se demanda sâil ne cĂ©derait pas aux exigences dâArsĂšne Lupin. Il courut Ă Caudebec. Ganimard pĂȘchait Ă la mĂȘme place, assis sur un pliant. Sans un mot, il lui tendit le tĂ©lĂ©gramme. â Et aprĂšs ? fit lâinspecteur. â AprĂšs ? mais câest pour demain ! â Quoi ? â Le cambriolage ! le pillage de mes collections ! Ganimard dĂ©posa sa ligne, se tourna vers lui, et, les deux bras croisĂ©s sur sa poitrine, sâĂ©cria dâun ton dâimpatience â Ah ! ça, est-ce que vous vous imaginez que je vais mâoccuper dâune histoire aussi stupide ! â Quelle indemnitĂ© demandez-vous pour passer au chĂąteau la nuit du 27 au 28 septembre ? â Pas un sou, fichez-moi la paix. â Fixez votre prix, je suis riche, extrĂȘmement riche. La brutalitĂ© de lâoffre dĂ©concerta Ganimard qui reprit, plus calme â Je suis ici en congĂ© et je nâai pas le droit de me mĂȘler⊠â Personne ne le saura. Je mâengage, quoi quâil arrive, Ă garder le silence. â Oh ! il nâarrivera rien. â Eh bien, voyons, trois mille francs, est-ce assez ? Lâinspecteur huma une prise de tabac, rĂ©flĂ©chit, et laissa tomber â Soit. Seulement, je dois vous dĂ©clarer loyalement que câest de lâargent jetĂ© par la fenĂȘtre. â Ăa mâest Ă©gal. â En ce cas⊠Et puis, aprĂšs tout, est-ce quâon sait avec ce diable de Lupin ! Il doit avoir Ă ses ordres toute une bande⊠Ătes-vous sĂ»r de vos domestiques ? â Ma foi⊠â Alors, ne comptons pas sur eux. Je vais prĂ©venir par dĂ©pĂȘche deux gaillards de mes amis qui nous donneront plus de sĂ©curité⊠Et maintenant, filez, quâon ne nous voie pas ensemble. Ă demain, vers les neuf heures. â Le lendemain, date fixĂ©e par ArsĂšne Lupin, le baron Cahorn dĂ©crocha sa panoplie, fourbit ses armes, et se promena aux alentours de Malaquis. Rien dâĂ©quivoque ne le frappa. Le soir, Ă huit heures et demie, il congĂ©dia ses domestiques. Ils habitaient une aile en façade sur la route, mais un peu en retrait, et tout au bout du chĂąteau. Une fois seul, il ouvrit doucement les quatre portes. AprĂšs un moment, il entendit des pas qui sâapprochaient. Ganimard prĂ©senta ses deux auxiliaires, grands gars solides, au cou de taureau et aux mains puissantes, puis demanda certaines explications. SâĂ©tant rendu compte de la disposition des lieux, il ferma soigneusement et barricada toutes les issues par oĂč lâon pouvait pĂ©nĂ©trer dans les salles menacĂ©es. Il inspecta les murs, souleva les tapisseries, puis enfin il installa ses agents dans la galerie centrale. â Pas de bĂȘtises, hein ? On nâest pas ici pour dormir. Ă la moindre alerte, ouvrez les fenĂȘtres de la cour et appelez-moi. Attention aussi du cĂŽtĂ© de lâeau. Dix mĂštres de falaise droite, des diables de leur calibre, ça ne les effraye pas. Il les enferma, emporta les clefs, et dit au baron â Et maintenant, Ă notre poste. Il avait choisi, pour y passer la nuit, une petite piĂšce pratiquĂ©e dans lâĂ©paisseur des murailles dâenceinte, entre les deux portes principales, et qui Ă©tait, jadis, le rĂ©duit du veilleur. Un judas sâouvrait sur le pont, un autre sur la cour. Dans un coin on apercevait comme lâorifice dâun puits. â Vous mâavez bien dit, monsieur le baron, que ce puits Ă©tait lâunique entrĂ©e des souterrains, et que, de mĂ©moire dâhomme, elle est bouchĂ©e ? â Oui. â Donc, Ă moins quâil nâexiste une autre issue ignorĂ©e de tous, sauf dâArsĂšne Lupin, ce qui semble un peu problĂ©matique, nous sommes tranquilles. Il aligna trois chaises, sâĂ©tendit confortablement, alluma sa pipe et soupira â Vraiment, monsieur le baron, il faut que jâaie rudement envie dâajouter un Ă©tage Ă la maisonnette oĂč je dois finir mes jours, pour accepter une besogne aussi Ă©lĂ©mentaire. Je raconterai lâhistoire Ă lâami Lupin, il se tiendra les cĂŽtes de rire. Le baron ne riait pas. Lâoreille aux Ă©coutes, il interrogeait le silence avec une inquiĂ©tude croissante. De temps en temps il se penchait sur le puits et plongeait dans le trou bĂ©ant un Ćil anxieux. Onze heures, minuit, une heure sonnĂšrent. Soudain, il saisit le bras de Ganimard qui se rĂ©veilla en sursaut. â Vous entendez ? â Oui. â Quâest-ce que câest ? â Câest moi qui ronfle ! â Mais non, Ă©coutez⊠â Ah ! parfaitement, câest la corne dâune automobile. â Eh bien ? â Eh bien, il est peu probable que Lupin se serve dâune automobile comme dâun bĂ©lier pour dĂ©molir votre chĂąteau. Aussi, monsieur le baron, Ă votre place, je dormirais⊠comme je vais avoir lâhonneur de le faire Ă nouveau. Bonsoir. Ce fut la seule alerte. Ganimard put reprendre son somme interrompu, et le baron nâentendit plus que son ronflement sonore et rĂ©gulier. Au petit jour, ils sortirent de leur cellule. Une grande paix sereine, la paix du matin au bord de lâeau fraĂźche, enveloppait le chĂąteau. Cahorn radieux de joie, Ganimard toujours paisible, ils montĂšrent lâescalier. Aucun bruit. Rien de suspect. â Que vous avais-je dit, monsieur le baron ? Au fond, je nâaurais pas dĂ» accepter⊠Je suis honteux⊠Il prit les clefs et entra dans la galerie. Sur deux chaises, courbĂ©s, les bras ballants, les deux agents dormaient. â Tonnerre de nom dâun chien ! grogna lâinspecteur. Au mĂȘme instant, le baron poussait un cri â Les tableaux !⊠la crĂ©dence !⊠Il balbutiait, suffoquait, la main tendue vers les places vides, vers les murs dĂ©nudĂ©s oĂč pointaient les clous, oĂč pendaient les cordes inutiles. Le Watteau, disparu ! les Rubens, enlevĂ©s ! les tapisseries, dĂ©crochĂ©es ! les vitrines, vidĂ©es de leurs bijoux ! â Et mes candĂ©labres Louis XVI !⊠et le chandelier du RĂ©gent !⊠et ma Vierge du douziĂšme !⊠Il courait dâun endroit Ă lâautre, effarĂ©, dĂ©sespĂ©rĂ©. Il rappelait ses prix dâachat, additionnait les pertes subies, accumulait des chiffres, tout cela pĂȘle-mĂȘle, en mots indistincts, en phrases inachevĂ©es. Il trĂ©pignait, il se convulsait, fou de rage et de douleur. On aurait dit un homme ruinĂ© qui nâa plus quâĂ se brĂ»ler la cervelle. Si quelque chose eĂ»t pu le consoler, câeĂ»t Ă©tĂ© de voir la stupeur de Ganimard. Contrairement au baron, lâinspecteur ne bougeait pas lui. Il semblait pĂ©trifiĂ©, et dâun Ćil vague il examinait les choses. Les fenĂȘtres ? fermĂ©es. Les serrures des portes ? intactes. Pas de brĂšche au plafond. Pas de trou au plancher. Lâordre Ă©tait parfait. Tout cela avait dĂ» sâeffectuer mĂ©thodiquement, dâaprĂšs un plan inexorable et logique. â ArsĂšne Lupin⊠ArsĂšne Lupin, murmura-t-il, effondrĂ©. Soudain, il bondit sur les deux agents, comme si la colĂšre enfin le secouait, et il les bouscula furieusement et les injuria. Ils ne se rĂ©veillĂšrent point ! â Diable, fit-il, est-ce que par hasard ?⊠Il se pencha sur eux et, tour Ă tour, les observa avec attention ils dormaient, mais dâun sommeil qui nâĂ©tait pas naturel. Il dit au baron â On les a endormis. â Mais qui ? â Eh lui, parbleu !⊠ou sa bande, mais dirigĂ©e par lui. Câest un coup de sa façon. La griffe y est bien. â En ce cas, je suis perdu, rien Ă faire. â Rien Ă faire. â Mais câest abominable, câest monstrueux. â DĂ©posez une plainte. â Ă quoi bon ? â Dame ! essayez toujours⊠la justice a des ressources⊠â La justice ! mais vous voyez bien par vous-mĂȘme⊠Tenez, en ce moment, oĂč vous pourriez chercher un indice, dĂ©couvrir quelque chose, vous ne bougez mĂȘme pas. â DĂ©couvrir quelque chose avec ArsĂšne Lupin ! Mais, mon cher monsieur, ArsĂšne Lupin ne laisse jamais rien derriĂšre lui ! Il nây a pas de hasard avec ArsĂšne Lupin ! Jâen suis Ă me demander si ce nâest pas volontairement quâil sâest fait arrĂȘter par moi, en AmĂ©rique ! â Alors, je dois renoncer Ă mes tableaux, Ă tout ! Mais ce sont les perles de ma collection quâil mâa dĂ©robĂ©es. Je donnerais une fortune pour les retrouver. Si on ne peut rien contre lui, quâil dise son prix ! Ganimard le regarda fixement. â Ăa, câest une parole sensĂ©e. Vous ne la retirez pas ? â Non, non, non. Mais pourquoi ? â Une idĂ©e que jâai. â Quelle idĂ©e ? â Nous en parlerons si lâenquĂȘte nâaboutit pas⊠Seulement, pas un mot de moi, si vous voulez que je rĂ©ussisse. Il ajouta entre ses dents â Et puis, vrai, je nâai pas de quoi me vanter. Les deux agents reprenaient peu Ă peu connaissance avec cet air hĂ©bĂ©tĂ© de ceux qui sortent du sommeil hypnotique. Ils ouvraient des yeux Ă©tonnĂ©s, ils cherchaient Ă comprendre. Quand Ganimard les interrogea, ils ne se souvenaient de rien. â Cependant, vous avez dĂ» voir quelquâun ? â Non. â Rappelez-vous ? â Non, non. â Et vous nâavez pas bu ? Ils rĂ©flĂ©chirent, et lâun dâeux rĂ©pondit â Si, moi, jâai bu un peu dâeau. â De lâeau de cette carafe ? â Oui. â Moi aussi, dĂ©clara le second. Ganimard la sentit, la goĂ»ta. Elle nâavait aucun goĂ»t spĂ©cial, aucune odeur. â Allons, fit-il, nous perdons notre temps. Ce nâest pas en cinq minutes que lâon rĂ©soud les problĂšmes posĂ©s par ArsĂšne Lupin. Mais, morbleu ! je jure bien que je le repincerai. Il gagne la seconde manche. Ă moi la belle ! Le jour mĂȘme, une plainte en vol qualifiĂ© Ă©tait dĂ©posĂ©e par le baron de Cahorn contre ArsĂšne Lupin, dĂ©tenu Ă la SantĂ© ! â Cette plainte, le baron la regretta souvent quand il vit le Malaquis livrĂ© aux gendarmes, au procureur, au juge dâinstruction, aux journalistes, Ă tous les curieux qui sâinsinuent partout oĂč ils ne devraient pas ĂȘtre. Lâaffaire passionnait dĂ©jĂ lâopinion. Elle se produisait dans des conditions si particuliĂšres, le nom dâArsĂšne Lupin excitait Ă tel point les imaginations, que les histoires les plus fantaisistes remplissaient les colonnes des journaux et trouvaient crĂ©ance auprĂšs du public. Mais la lettre initiale dâArsĂšne Lupin, que publia lâĂcho de France et nul ne sut jamais qui en avait communiquĂ© le texte, cette lettre oĂč le baron Cahorn Ă©tait effrontĂ©ment prĂ©venu de ce qui le menaçait, causa une Ă©motion considĂ©rable. AussitĂŽt des explications fabuleuses furent proposĂ©es. On rappela lâexistence des fameux souterrains. Et le parquet influencĂ© poussa ses recherches dans ce sens. On fouilla le chĂąteau du haut en bas. On questionna chacune des pierres. On Ă©tudia les boiseries et les cheminĂ©es, les cadres des glaces et les poutres des plafonds. Ă la lueur des torches, on examina les caves immenses oĂč les seigneurs du Malaquis entassaient jadis leurs munitions et leurs provisions. On sonda les entrailles du rocher. Ce fut vainement. On ne dĂ©couvrit pas le moindre vestige de souterrain. Il nâexistait point de passage secret. Soit, rĂ©pondait-on de tous cĂŽtĂ©s, mais des meubles et des tableaux ne sâĂ©vanouissent pas comme des fantĂŽmes. Cela sâen va par des portes et par des fenĂȘtres, et les gens qui sâen emparent, sâintroduisent et sâen vont Ă©galement par des portes et des fenĂȘtres. Quels sont ces gens ? Comment se sont-ils introduits ? Et comment sâen sont-ils allĂ©s ? Le parquet de Rouen, convaincu de son impuissance, sollicita le secours dâagents parisiens. M. Dudouis, le chef de la SĂ»retĂ©, envoya ses meilleurs limiers de la brigade de fer. Lui-mĂȘme fit un sĂ©jour de quarante-huit heures au Malaquis. Il ne rĂ©ussit pas davantage. Câest alors quâil manda lâinspecteur principal Ganimard dont il avait eu si souvent lâoccasion dâapprĂ©cier les services. Ganimard Ă©couta silencieusement les instructions de son supĂ©rieur, puis, hochant la tĂȘte, il prononça â Je crois que lâon fait fausse route en sâobstinant Ă fouiller le chĂąteau. La solution est ailleurs. â Et oĂč donc ? â AuprĂšs dâArsĂšne Lupin. â AuprĂšs dâArsĂšne Lupin ! Supposer cela, câest admettre son intervention. â Je lâadmets. Bien plus, je la considĂšre comme certaine. â Voyons, Ganimard, câest absurde. ArsĂšne Lupin est en prison. â ArsĂšne Lupin est en prison, soit. Il est surveillĂ©, je vous lâaccorde. Mais il aurait les fers aux pieds, des cordes aux poignets et un bĂąillon sur la bouche, que je ne changerais pas dâavis. â Et pourquoi cette obstination ? â Parce que, seul, ArsĂšne Lupin est de taille Ă combiner une machine de cette envergure, et de la combiner de telle façon quâelle rĂ©ussisse⊠comme elle a rĂ©ussi. â Des mots, Ganimard ! â Qui sont des rĂ©alitĂ©s. Mais voilĂ , quâon ne cherche pas de souterrain, de pierres tournant sur un pivot, et autres balivernes de ce calibre. Notre individu nâemploie pas des procĂ©dĂ©s aussi vieux jeu. Il est dâaujourdâhui, ou plutĂŽt de demain. â Et vous concluez ? â Je conclus en vous demandant nettement lâautorisation de passer une heure avec lui. â Dans sa cellule ? â Oui. Au retour dâAmĂ©rique nous avons entretenu, pendant la traversĂ©e, dâexcellents rapports, et jâose dire quâil a quelque sympathie pour celui qui a su lâarrĂȘter. Sâil peut me renseigner sans se compromettre, il nâhĂ©sitera pas Ă mâĂ©viter un voyage inutile. Il Ă©tait un peu plus de midi lorsque Ganimard fut introduit dans la cellule dâArsĂšne Lupin. Celui-ci, Ă©tendu sur son lit, leva la tĂȘte et poussa un cri de joie. â Ah ! ça, câest une vraie surprise. Ce cher Ganimard, ici ! â Lui-mĂȘme. â Je dĂ©sirais bien des choses dans la retraite que jâai choisie⊠mais aucune plus passionnĂ©ment que de vous y recevoir. â Trop aimable. â Mais non, mais non, je professe pour vous la plus vive estime. â Jâen suis fier. â Je lâai toujours prĂ©tendu Ganimard est notre meilleur dĂ©tective. Il vaut presque, â vous voyez comme je suis franc ! â il vaut presque Sherlock HolmĂšs. Mais, en vĂ©ritĂ©, je suis dĂ©solĂ© de nâavoir Ă vous offrir que cet escabeau. Et pas un rafraĂźchissement ! pas un verre de biĂšre ! Excusez-moi, je suis lĂ de passage. Ganimard sâassit en souriant, et le prisonnier reprit, heureux de parler â Mon Dieu, que je suis content de reposer mes yeux sur la figure dâun honnĂȘte homme ! Jâen ai assez de toutes ces faces dâespions et de mouchards qui passent dix fois par jour la revue de mes poches et de ma modeste cellule, pour sâassurer que je ne prĂ©pare pas une Ă©vasion. Fichtre, ce que le gouvernement tient Ă moi !⊠â Il a raison. â Mais non ! je serais si heureux quâon me laissĂąt vivre dans mon petit coin ! â Avec les rentes des autres. â Nâest-ce pas ? Ce serait si simple ! Mais je bavarde, je dis des bĂȘtises, et vous ĂȘtes peut-ĂȘtre pressĂ©. Allons au fait, Ganimard ! Quâest-ce qui me vaut lâhonneur dâune visite ? â Lâaffaire Cahorn, dĂ©clara Ganimard, sans dĂ©tour. â Halte-lĂ ! une seconde⊠Câest que jâen ai tant dâaffaires ! Que je trouve dâabord dans mon cerveau le dossier de lâaffaire Cahorn⊠Ah ! voilĂ , jây suis. Affaire Cahorn, chĂąteau du Malaquis, Seine-InfĂ©rieure⊠Deux Rubens, un Watteau, et quelques menus objets. â Menus ! â Oh ! ma foi, tout cela est de mĂ©diocre importance. Il y a mieux ! Mais il suffit que lâaffaire vous intĂ©resse⊠Parlez donc, Ganimard. â Dois-je vous expliquer oĂč nous en sommes de lâinstruction ? â Inutile. Jâai lu les journaux de ce matin. Je me permettrai mĂȘme de vous dire que vous nâavancez pas vite. â Câest prĂ©cisĂ©ment la raison pour laquelle je mâadresse Ă votre obligeance. â EntiĂšrement Ă vos ordres. â Tout dâabord ceci lâaffaire a bien Ă©tĂ© conduite par vous ? â Depuis A jusquâĂ Z. â La lettre dâavis ? le tĂ©lĂ©gramme ? â Sont de votre serviteur. Je dois mĂȘme en avoir quelque part les rĂ©cĂ©pissĂ©s. ArsĂšne ouvrit le tiroir dâune petite table en bois blanc qui composait avec le lit et lâescabeau tout le mobilier de sa cellule, y prit deux chiffons de papier et les tendit Ă Ganimard. â Ah ! ça mais, sâĂ©cria celui-ci, je vous croyais gardĂ© Ă vue et fouillĂ© pour un oui ou pour un non. Or vous lisez les journaux, vous collectionnez les reçus de la poste⊠â Bah ! ces gens-lĂ sont si bĂȘtes ! Ils dĂ©cousent la doublure de ma veste, ils explorent les semelles de mes bottines, ils auscultent les murs de cette piĂšce, mais pas un nâaurait lâidĂ©e quâArsĂšne Lupin soit assez niais pour choisir une cachette aussi facile. Câest bien lĂ -dessus que jâai comptĂ©. Ganimard, amusĂ©, sâexclama â Quel drĂŽle de garçon vous faites ! Vous me dĂ©concertez. Allons, racontez-moi lâaventure. â Oh ! oh ! comme vous y allez ! Vous initier Ă tous mes secrets⊠vous dĂ©voiler mes petits trucs⊠Câest bien grave. â Ai-je eu tort de compter sur votre complaisance ? â Non, Ganimard, et puisque vous insistez⊠ArsĂšne Lupin arpenta deux ou trois fois sa chambre, puis sâarrĂȘtant â Que pensez-vous de ma lettre au baron ? â Je pense que vous avez voulu vous divertir, Ă©pater un peu la galerie. â Ah ! voilĂ , Ă©pater la galerie ! Eh bien, je vous assure, Ganimard, que je vous croyais plus fort. Est-ce que je mâattarde Ă ces puĂ©rilitĂ©s, moi, ArsĂšne Lupin ! Est-ce que jâaurais Ă©crit cette lettre si jâavais pu dĂ©valiser le baron sans lui Ă©crire ? Mais comprenez donc, vous et les autres, que cette lettre est le point de dĂ©part indispensable, le ressort qui a mis toute la machine en branle. Voyons, procĂ©dons par ordre, et prĂ©parons ensemble, si vous voulez, le cambriolage du Malaquis. â Je vous Ă©coute. â Donc, supposons un chĂąteau rigoureusement fermĂ©, barricadĂ©, comme lâĂ©tait celui du baron Cahorn. Vais-je abandonner la partie et renoncer Ă des trĂ©sors que je convoite, sous prĂ©texte que le chĂąteau qui les contient est inaccessible ? â Ăvidemment non. â Vais-je tenter lâassaut comme autrefois, Ă la tĂȘte dâune troupe dâaventuriers ? â Enfantin ! â Vais-je mây introduire sournoisement ? â Impossible. â Reste un moyen, lâunique Ă mon avis, câest de me faire inviter par le propriĂ©taire du dit chĂąteau. â Le moyen est original. â Et combien facile ! Supposons quâun jour, ledit propriĂ©taire reçoive une lettre, lâavertissant de ce que trame contre lui un nommĂ© ArsĂšne Lupin, cambrioleur rĂ©putĂ©. Que fera-t-il ? â Il enverra la lettre au procureur. â Qui se moquera de lui, puisque le dit Lupin est actuellement sous les verrous. Donc, affolement du bonhomme, lequel est tout prĂȘt Ă demander secours au premier venu, nâest-il pas vrai ? â Cela est hors de doute. â Et sâil lui arrive de lire dans une feuille de chou quâun policier cĂ©lĂšbre est en villĂ©giature dans la localitĂ© voisine⊠â Il ira sâadresser Ă ce policier. â Vous lâavez dit. Mais, dâautre part, admettons quâen prĂ©vision de cette dĂ©marche inĂ©vitable, ArsĂšne Lupin ait priĂ© lâun de ses amis les plus habiles de sâinstaller Ă Caudebec, dâentrer en relations avec un rĂ©dacteur du RĂ©veil, journal auquel est abonnĂ© le baron, de laisser entendre quâil est un tel, le policier cĂ©lĂšbre, quâadviendra-t-il ? â Que le rĂ©dacteur annoncera dans le RĂ©veil la prĂ©sence Ă Caudebec du dit policier. â Parfait, et de deux choses lâune ou bien le poisson â je veux dire Cahorn â ne mord pas Ă lâhameçon, et alors rien ne se passe. Ou bien, et câest lâhypothĂšse la plus vraisemblable, il accourt, tout frĂ©tillant. Et voilĂ donc mon Cahorn implorant contre moi lâassistance de lâun de mes amis ! â De plus en plus original. â Bien entendu, le pseudo-policier refuse dâabord son concours. LĂ -dessus, dĂ©pĂȘche dâArsĂšne Lupin. Ăpouvante du baron qui supplie de nouveau mon ami, et lui offre tant pour veiller Ă son salut. Ledit ami accepte, amĂšne deux gaillards de notre bande, qui, la nuit, pendant que Cahorn est gardĂ© Ă vue par son protecteur, dĂ©mĂ©nagent par la fenĂȘtre un certain nombre dâobjets et les laissent glisser, Ă lâaide de cordes, dans une bonne petite chaloupe affrĂ©tĂ©e ad hoc. Câest simple comme Lupin. â Et câest tout bĂȘtement merveilleux, sâĂ©cria Ganimard, et je ne saurais trop louer la hardiesse de la conception et lâingĂ©niositĂ© des dĂ©tails. Mais je ne vois guĂšre de policier assez illustre pour que son nom ait pu attirer, suggestionner le baron Ă ce point. â Il y en a un, et il nây en a quâun. â Lequel ? â Celui du plus illustre, de lâennemi personnel dâArsĂšne Lupin, bref, de lâinspecteur Ganimard. â Moi ! â Vous-mĂȘme, Ganimard. Et voilĂ ce quâil y a de dĂ©licieux si vous allez lĂ -bas et que le baron se dĂ©cide Ă causer, vous finirez par dĂ©couvrir que votre devoir est de vous arrĂȘter vous-mĂȘme, comme vous mâavez arrĂȘtĂ© en AmĂ©rique. Hein ! la revanche est comique je fais arrĂȘter Ganimard par Ganimard ! ArsĂšne Lupin riait de bon cĆur. Lâinspecteur, assez vexĂ©, se mordait les lĂšvres. La plaisanterie ne lui semblait pas mĂ©riter de tels accĂšs de joie. LâarrivĂ©e dâun gardien lui donna le loisir de se remettre. Lâhomme apportait le repas quâArsĂšne Lupin, par faveur spĂ©ciale, faisait venir du restaurant voisin. Ayant dĂ©posĂ© le plateau sur la table, il se retira. ArsĂšne sâinstalla, rompit son pain, en mangea deux ou trois bouchĂ©es et reprit â Mais, soyez tranquille, mon cher Ganimard, vous nâirez pas lĂ -bas. Je vais vous rĂ©vĂ©ler une chose qui vous stupĂ©fiera lâaffaire Cahorn est sur le point dâĂȘtre classĂ©e. â Hein ! â Sur le point dâĂȘtre classĂ©e, vous dis-je. â Allons donc, je quitte Ă lâinstant le chef de la SĂ»retĂ©. â Et aprĂšs ? Est-ce que M. Dudouis en sait plus long que moi sur ce qui me concerne ? Vous apprendrez que Ganimard â excusez-moi â que le pseudo-Ganimard est restĂ© en fort bons termes avec le baron. Celui-ci, et câest la raison principale pour laquelle il nâa rien avouĂ©, lâa chargĂ© de la trĂšs dĂ©licate mission de nĂ©gocier avec moi une transaction, et, Ă lâheure prĂ©sente, moyennant une certaine somme, il est probable que le baron est rentrĂ© en possession de ses chers bibelots. En retour de quoi, il retirera sa plainte. Donc, plus de vol. Donc il faudra bien que le parquet abandonne⊠Ganimard considĂ©ra le dĂ©tenu dâun air stupĂ©fait. â Et comment savez-vous tout cela ? â Je viens de recevoir la dĂ©pĂȘche que jâattendais. â Vous venez de recevoir une dĂ©pĂȘche ? â Ă lâinstant, cher ami. Par politesse, je nâai pas voulu la lire en votre prĂ©sence. Mais si vous mây autorisez⊠â Vous vous moquez de moi, Lupin. â Veuillez, mon cher ami, dĂ©capiter doucement cet Ćuf Ă la coque. Vous constaterez par vous-mĂȘme que je ne me moque pas de vous. Machinalement Ganimard obĂ©it, et cassa lâĆuf avec la lame dâun couteau. Un cri de surprise lui Ă©chappa. La coque, vide, contenait une feuille de papier bleu. Sur la priĂšre dâArsĂšne, il la dĂ©plia. CâĂ©tait un tĂ©lĂ©gramme, ou plutĂŽt une partie de tĂ©lĂ©gramme auquel on avait arrachĂ© les indications de la poste. Il lut Accord conclu. Cent mille balles livrĂ©es. Tout va bien. » â Cent mille balles ? fit-il. â Oui, cent mille francs ! Câest peu, mais enfin les temps sont durs⊠Et jâai des frais gĂ©nĂ©raux si lourds ! Si vous connaissiez mon budget⊠un budget de grande ville ! Ganimard se leva. Sa mauvaise humeur sâĂ©tait dissipĂ©e. Il rĂ©flĂ©chit quelques secondes, embrassa dâun coup dâĆil toute lâaffaire, pour tĂącher dâen dĂ©couvrir le point faible. Puis il prononça dâun ton oĂč il laissait franchement percer son admiration de connaisseur â Par bonheur, il nâen existe pas des douzaines comme vous, sans quoi il nây aurait plus quâĂ fermer boutique. ArsĂšne Lupin prit un petit air modeste et rĂ©pondit â Bah ! il fallait bien se distraire, occuper ses loisirs⊠dâautant que le coup ne pouvait rĂ©ussir que si jâĂ©tais en prison. â Comment ! sâexclama Ganimard, votre procĂšs, votre dĂ©fense, lâinstruction, tout cela ne vous suffit donc pas pour vous distraire ? â Non, car jâai rĂ©solu de ne pas assister Ă mon procĂšs. â Oh ! oh ! ArsĂšne Lupin rĂ©pĂ©ta posĂ©ment â Je nâassisterai pas Ă mon procĂšs. â En vĂ©ritĂ© ! â Ah ! ça, mon cher, vous imaginez-vous que je vais pourrir sur la paille humide ? Vous mâoutragez. ArsĂšne Lupin ne reste en prison que le temps quâil lui plaĂźt, et pas une minute de plus. â Il eĂ»t peut-ĂȘtre Ă©tĂ© plus prudent de commencer par ne pas y entrer, objecta lâinspecteur dâun ton ironique. â Ah ! monsieur raille ? monsieur se souvient quâil a eu lâhonneur de procĂ©der Ă mon arrestation ? Sachez, mon respectable ami, que personne, pas plus vous quâun autre, nâeĂ»t pu mettre la main sur moi, si un intĂ©rĂȘt beaucoup plus considĂ©rable ne mâavait sollicitĂ© Ă ce moment critique. â Vous mâĂ©tonnez. â Une femme me regardait, Ganimard, et je lâaimais. Comprenez-vous tout ce quâil y a dans ce fait dâĂȘtre regardĂ© par une femme que lâon aime ? Le reste mâimportait peu, je vous jure. Et câest pourquoi je suis ici. â Depuis bien longtemps, permettez-moi de le remarquer. â Je voulais oublier dâabord. Ne riez pas lâaventure avait Ă©tĂ© charmante, et jâen ai gardĂ© encore le souvenir attendri⊠Et puis, je suis quelque peu neurasthĂ©nique ! La vie est si fiĂ©vreuse de nos jours ! Il faut savoir, Ă certains moments, faire ce que lâon appelle une cure dâisolement. Cet endroit est souverain pour les rĂ©gimes de ce genre. On y pratique la cure de SantĂ© dans toute sa rigueur. â ArsĂšne Lupin, observa Ganimard, vous vous payez ma tĂȘte. â Ganimard, affirma Lupin, nous sommes aujourdâhui vendredi. Mercredi prochain, jâirai fumer mon cigare chez vous, rue PergolĂšse, Ă quatre heures de lâaprĂšs-midi. â ArsĂšne Lupin, je vous attends. Ils se serrĂšrent la main comme deux bons amis qui sâestiment Ă leur juste valeur, et le vieux policier se dirigea vers la porte. â Ganimard ! Celui-ci se retourna. â Quây a-t-il ? â Ganimard, vous oubliez votre montre. â Ma montre ? â Oui, elle sâest Ă©garĂ©e dans ma poche. Il la rendit en sâexcusant. â Pardonnez-moi⊠une mauvaise habitude⊠Mais ce nâest pas une raison parce quâils mâont pris la mienne pour que je vous prive de la vĂŽtre. Dâautant que jâai lĂ un chronomĂštre dont je nâai pas Ă me plaindre, et qui satisfait pleinement Ă mes besoins. Il sortit du tiroir une large montre en or, Ă©paisse et confortable, ornĂ©e dâune lourde chaĂźne. â Et celle-ci, de quelle poche vient-elle ? demanda Ganimard. ArsĂšne Lupin examina nĂ©gligemment les initiales. â J. B⊠Qui diable cela peut-il bien ĂȘtre ?⊠Ah ! oui, je me souviens, Jules Bouvier, mon juge dâinstruction, un homme charmant⊠LâĂVASIONDâARSĂNE LUPIN Au moment oĂč ArsĂšne Lupin, son repas achevĂ©, tirait de sa poche un beau cigare baguĂ© dâor et lâexaminait avec complaisance, la porte de la cellule sâouvrit. Il nâeut que le temps de le jeter dans le tiroir et de sâĂ©loigner de la table. Le gardien entra, câĂ©tait lâheure de la promenade. â Je vous attendais, mon cher ami, sâĂ©cria Lupin, toujours de bonne humeur. Ils sortirent. Ils avaient Ă peine disparu Ă lâangle du couloir, que deux hommes Ă leur tour pĂ©nĂ©trĂšrent dans la cellule et en commencĂšrent lâexamen minutieux. Lâun Ă©tait lâinspecteur Dieuzy, lâautre lâinspecteur Folenfant. On voulait en finir. Il nây avait point de doute ArsĂšne Lupin conservait des intelligences avec le dehors et communiquait avec ses affidĂ©s. La veille encore le Grand Journal publiait ces lignes adressĂ©es Ă son collaborateur judiciaire Monsieur, Dans un article paru ces jours-ci vous vous ĂȘtes exprimĂ© sur moi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques jours avant lâouverture de mon procĂšs, jâirai vous en demander compte. Salutations distinguĂ©es, ArsĂšne Lupin. » LâĂ©criture Ă©tait bien dâArsĂšne Lupin. Donc il envoyait des lettres. Donc il en recevait. Donc il Ă©tait certain quâil prĂ©parait cette Ă©vasion annoncĂ©e par lui dâune façon si arrogante. La situation devenait intolĂ©rable. Dâaccord avec le juge dâinstruction, le chef de la SĂ»retĂ© M. Dudouis se rendit lui-mĂȘme Ă la SantĂ© pour exposer au directeur de la prison les mesures quâil convenait de prendre. Et, dĂšs son arrivĂ©e, il envoya deux de ses hommes dans la cellule du dĂ©tenu. Ils levĂšrent chacune des dalles, dĂ©montĂšrent le lit, firent tout ce quâil est habituel de faire en pareil cas, et finalement ne dĂ©couvrirent rien. Ils allaient renoncer Ă leurs investigations, lorsque le gardien accourut en toute hĂąte et leur dit â Le tiroir⊠regardez le tiroir de la table. Quand je suis entrĂ©, il mâa semblĂ© quâil le repoussait. Ils regardĂšrent, et Dieuzy sâĂ©cria â Pour Dieu, cette fois, nous le tenons, le client. Folenfant lâarrĂȘta. â Halte-lĂ , mon petit, le chef fera lâinventaire. â Pourtant, ce cigare de luxe⊠â Laisse le Havane, et prĂ©venons le chef. Deux minutes aprĂšs, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouva dâabord une liasse dâarticles de journaux dĂ©coupĂ©s par lâArgus de la Presse et qui concernaient ArsĂšne Lupin, puis une blague Ă tabac, une pipe, du papier dit pelure dâoignon, et enfin deux livres. Il en regarda le titre. CâĂ©tait le Culte des hĂ©ros de Carlyle, Ă©dition anglaise, et un elzĂ©vir charmant, Ă reliure du temps, le Manuel dâĂpictĂšte, traduction allemande publiĂ©e Ă Leyde en 1634. Les ayant feuilletĂ©s, il constata que toutes les pages Ă©taient balafrĂ©es, soulignĂ©es, annotĂ©es. Ătait-ce lĂ signes conventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur que lâon a pour un livre ? â Nous verrons cela en dĂ©tail, dit M. Dudouis. Il explora la blague Ă tabac, la pipe. Puis, saisissant le fameux cigare baguĂ© dâor â Fichtre, il se met bien, notre ami, sâĂ©cria-t-il, un Henri Clet ! Dâun geste machinal de fumeur, il le porta prĂšs de son oreille et le fit craquer. Et aussitĂŽt une exclamation lui Ă©chappa. Le cigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il lâexamina avec plus dâattention et ne tarda pas Ă distinguer quelque chose de blanc entre les feuilles de tabac. Et dĂ©licatement, Ă lâaide dâune Ă©pingle, il attirait un rouleau de papier trĂšs fin, Ă peine gros comme un cure-dent. CâĂ©tait un billet. Il le dĂ©roula et lut ces mots, dâune menue Ă©criture de femme Le panier a pris la place de lâautre. Huit sur dix sont prĂ©parĂ©es. En appuyant du pied extĂ©rieur, la plaque se soulĂšve de haut en bas. De douze Ă seize tous les jours, H-P attendra. Mais oĂč ? RĂ©ponse immĂ©diate. Soyez tranquille, votre amie veille sur vous. » M. Dudouis rĂ©flĂ©chit un instant et dit â Câest suffisamment clair⊠le panier⊠les huit cases⊠De douze Ă seize, câest-Ă -dire de midi Ă quatre heures⊠â Mais ce H-P, qui attendra ? â H-P en lâoccurrence, doit signifier automobile, H-P, horse power, nâest-ce pas ainsi quâen langage sportif, on dĂ©signe la force dâun moteur ? Une vingt-quatre H-P, câest une automobile de vingt-quatre chevaux. Il se leva et demanda â Le dĂ©tenu finissait de dĂ©jeuner ? â Oui. â Et comme il nâa pas encore lu ce message ainsi que le prouve lâĂ©tat du cigare, il est probable quâil venait de le recevoir. â Comment ? â Dans ses aliments, au milieu de son pain ou dâune pomme de terre, que sais-je ? â Impossible, on ne lâa autorisĂ© Ă faire venir sa nourriture que pour le prendre au piĂšge, et nous nâavons rien trouvĂ©. â Nous chercherons ce soir la rĂ©ponse de Lupin. Pour le moment, retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci Ă monsieur le juge dâinstruction. Sâil est de mon avis, nous ferons immĂ©diatement photographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettre dans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique contenant le message original lui-mĂȘme. Il faut que le dĂ©tenu ne se doute de rien. Ce nâest pas sans une certaine curiositĂ© que M. Dudouis sâen retourna le soir au greffe de la SantĂ© en compagnie de lâinspecteur Dieuzy. Dans un coin, sur le poĂȘle, trois assiettes sâĂ©talaient. â Il a mangĂ© ? â Oui, rĂ©pondit le directeur. â Dieuzy, veuillez couper en morceaux trĂšs minces ces quelques brins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain⊠Rien ? â Non, chef. M. Dudouis examina les assiettes, la fourchette, la cuiller, enfin le couteau, un couteau rĂ©glementaire Ă lame ronde. Il en fit tourner le manche Ă gauche, puis Ă droite. Ă droite le manche cĂ©da et se dĂ©vissa. Le couteau Ă©tait creux et servait dâĂ©tui Ă une feuille de papier. â Peuh ! fit-il, ce nâest pas bien malin pour un homme comme ArsĂšne. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez donc faire une enquĂȘte dans ce restaurant. Puis il lut Je mâen remets Ă vous, H-P suivra de loin, chaque jour. Jâirai au-devant. Ă bientĂŽt, chĂšre et admirable amie. » â Enfin, sâĂ©cria M. Dudouis, en se frottant les mains, je crois que lâaffaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notre part, et lâĂ©vasion rĂ©ussit⊠assez du moins pour nous permettre de pincer les complices. â Et si ArsĂšne Lupin vous glisse entre les doigts ? objecta le directeur. â Nous emploierons le nombre dâhommes nĂ©cessaire. Si cependant il y mettait trop dâhabileté⊠ma foi, tant pis pour lui ! Quant Ă la bande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront. â Et de fait, il ne parlait pas beaucoup, ArsĂšne Lupin. Depuis des mois M. Jules Bouvier, le juge dâinstruction, sây Ă©vertuait vainement. Les interrogatoires se rĂ©duisaient Ă des colloques dĂ©pourvus dâintĂ©rĂȘt entre le juge et lâavocat maĂźtre Danval, un des princes du barreau, lequel dâailleurs en savait sur lâinculpĂ© Ă peu prĂšs autant que le premier venu. De temps Ă autre, par politesse, ArsĂšne Lupin laissait tomber â Mais oui, Monsieur le juge, nous sommes dâaccord le vol du CrĂ©dit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, lâĂ©mission des faux billets de banque, lâaffaire des polices dâassurance, le cambriolage des chĂąteaux dâArmesnil, de Gouret, dâImblevain, des Groseillers, du Malaquis, tout cela câest de votre serviteur. â Alors, pourriez-vous mâexpliquer⊠â Inutile, jâavoue tout en bloc, tout et mĂȘme dix fois plus que vous nâen supposez. De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoires fastidieux. AprĂšs avoir eu connaissance des deux billets interceptĂ©s, il les reprit. Et, rĂ©guliĂšrement, Ă midi, ArsĂšne Lupin fut amenĂ©, de la SantĂ© au DĂ©pĂŽt, dans la voiture pĂ©nitentiaire, avec un certain nombre de dĂ©tenus. Ils en repartaient vers trois ou quatre heures. Or, un aprĂšs-midi, ce retour sâeffectua dans des conditions particuliĂšres. Les autres dĂ©tenus de la SantĂ© nâayant pas encore Ă©tĂ© questionnĂ©s, on dĂ©cida de reconduire dâabord ArsĂšne Lupin. Il monta donc seul dans la voiture. Ces voitures pĂ©nitentiaires, vulgairement appelĂ©es paniers Ă salade », sont divisĂ©es dans leur longueur par un couloir central sur lequel sâouvrent dix cases, cinq Ă droite et cinq Ă gauche. Chacune de ces cases est disposĂ©e de telle façon que lâon doit sây tenir assis, et que les cinq prisonniers, par consĂ©quent, sont assis les uns sur les autres, tout en Ă©tant sĂ©parĂ©s les uns des autres par des cloisons parallĂšles. Un garde municipal, placĂ© Ă lâextrĂ©mitĂ©, surveille le couloir. ArsĂšne fut introduit dans la troisiĂšme cellule de droite, et la lourde voiture sâĂ©branla. Il se rendit compte que lâon quittait le quai de lâHorloge et que lâon passait devant le Palais de Justice. Alors, vers le milieu du pont Saint-Michel, il appuya, du pied extĂ©rieur, câest-Ă -dire du pied droit, ainsi quâil le faisait chaque fois, sur la plaque de tĂŽle qui fermait sa cellule. Tout de suite quelque chose se dĂ©clencha, et la plaque de tĂŽle sâĂ©carta insensiblement. Il put constater quâil se trouvait juste entre les deux roues. Il attendit, lâĆil aux aguets. La voiture monta au pas le boulevard Saint-Michel. Au carrefour Saint-Germain, elle sâarrĂȘta. Le cheval dâun camion sâĂ©tait abattu. La circulation Ă©tant interrompue, trĂšs vite ce fut un encombrement de fiacres et dâomnibus. ArsĂšne Lupin passa la tĂȘte. Une autre voiture pĂ©nitentiaire stationnait le long de celle quâil occupait. Il souleva davantage la tĂŽle, mit le pied sur un des rayons de la grande roue et sauta Ă terre. Un cocher le vit, sâesclaffa de rire, puis voulut appeler. Mais sa voix se perdit dans le fracas des vĂ©hicules qui sâĂ©coulaient de nouveau. Dâailleurs ArsĂšne Lupin Ă©tait loin dĂ©jĂ . Il avait fait quelques pas en courant ; mais sur le trottoir de gauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendre le vent, comme quelquâun qui ne sait encore trop quelle direction il va suivre. Puis, rĂ©solu, il mit les mains dans ses poches, et de lâair insouciant dâun promeneur qui flĂąne, il continua de monter le boulevard. Le temps Ă©tait doux, un temps heureux et lĂ©ger dâautomne. Les cafĂ©s Ă©taient pleins. Il sâassit Ă la terrasse de lâun dâeux. Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida son verre Ă petites gorgĂ©es, fuma tranquillement une cigarette, en alluma une seconde. Enfin, sâĂ©tant levĂ©, il pria le garçon de faire venir le gĂ©rant. Le gĂ©rant vint, et ArsĂšne lui dit, assez haut pour ĂȘtre entendu de tous â Je suis dĂ©solĂ©, Monsieur, jâai oubliĂ© mon porte-monnaie. Peut-ĂȘtre mon nom vous est-il assez connu pour que vous me consentiez un crĂ©dit de quelques jours ArsĂšne Lupin. Le gĂ©rant le regarda, croyant Ă une plaisanterie. Mais ArsĂšne rĂ©pĂ©ta â Lupin, dĂ©tenu Ă la SantĂ©, actuellement en Ă©tat dâĂ©vasion. Jâose croire que ce nom vous inspire toute confiance. Et il sâĂ©loigna, au milieu des rires, sans que lâautre songeĂąt Ă rĂ©clamer. Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rue Saint-Jacques. Il la suivit paisiblement, sâarrĂȘtant aux vitrines et fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il sâorienta, se renseigna, et marcha droit vers la rue de la SantĂ©. Les hauts murs moroses de la prison se dressĂšrent bientĂŽt. Les ayant longĂ©s, il arriva prĂšs du garde municipal qui montait la faction, et retirant son chapeau â Câest bien ici la prison de la SantĂ© ? â Oui. â Je dĂ©sirerais regagner ma cellule. La voiture mâa laissĂ© en route et je ne voudrais pas abuser⊠Le garde grogna â Dites donc, lâhomme, passez votre chemin, et plus vite que ça. â Pardon, pardon, câest que mon chemin passe par cette porte. Et si vous empĂȘchez ArsĂšne Lupin de la franchir, cela pourrait vous coĂ»ter gros, mon ami. â ArsĂšne Lupin ! quâest-ce que vous me chantez lĂ ! â Je regrette de nâavoir pas ma carte, dit ArsĂšne, affectant de fouiller ses poches. Le garde le toisa des pieds Ă la tĂȘte, abasourdi. Puis, sans un mot, comme malgrĂ© lui, il tira une sonnette. La porte de fer sâentrebĂąilla. Quelques minutes aprĂšs, le directeur accourut jusquâau greffe, gesticulant et feignant une colĂšre violente. ArsĂšne sourit â Allons, Monsieur le directeur, ne jouez pas au plus fin avec moi. Comment ! on a la prĂ©caution de me ramener seul dans la voiture, on prĂ©pare un bon petit encombrement, et lâon sâimagine que je vais prendre mes jambes Ă mon cou pour rejoindre mes amis. Eh bien, et les vingt agents de la SĂ»retĂ© qui nous escortaient Ă pied, en fiacre et Ă bicyclette ? Non, ce quâils mâauraient arrangĂ© ! Je nâen serais pas sorti vivant. Dites donc, Monsieur le directeur, câest peut-ĂȘtre lĂ -dessus que lâon comptait ? Il haussa les Ă©paules et ajouta â Je vous en prie, Monsieur le directeur, quâon ne sâoccupe pas de moi. Le jour oĂč je voudrai mâĂ©chapper, je nâaurai besoin de personne. Le surlendemain, lâĂcho de France, qui dĂ©cidĂ©ment devenait le moniteur officiel des exploits dâArsĂšne Lupin â on disait quâil en Ă©tait un des principaux commanditaires â lâĂcho de France publiait les dĂ©tails les plus complets sur cette tentative dâĂ©vasion. Le texte mĂȘme des billets Ă©changĂ©s entre le dĂ©tenu et sa mystĂ©rieuse amie, les moyens employĂ©s pour cette correspondance, la complicitĂ© de la police, la promenade du boulevard Saint-Michel, lâincident du cafĂ© Soufflot, tout Ă©tait dĂ©voilĂ©. On savait que les recherches de lâinspecteur Dieuzy auprĂšs des garçons du restaurant nâavaient donnĂ© aucun rĂ©sultat. Et lâon apprenait en outre cette chose stupĂ©fiante, qui montrait lâinfinie variĂ©tĂ© des ressources dont cet homme disposait la voiture pĂ©nitentiaire dans laquelle on lâavait transportĂ© Ă©tait une voiture entiĂšrement truquĂ©e, que sa bande avait substituĂ©e Ă lâune des six voitures habituelles qui composent le service des prisons. LâĂ©vasion prochaine dâArsĂšne Lupin ne fit plus de doute pour personne. Lui-mĂȘme dâailleurs lâannonçait en termes catĂ©goriques, comme le prouva sa rĂ©ponse Ă M. Bouvier, au lendemain de lâincident. Le juge raillant son Ă©chec, il le regarda et lui dit froidement â Ăcoutez bien ceci, Monsieur, et croyez-mâen sur parole cette tentative dâĂ©vasion faisait partie de mon plan dâĂ©vasion. â Je ne comprends pas, ricana le juge. â Il est inutile que vous compreniez. Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire qui parut tout au long dans les colonnes de lâĂcho de France, comme le juge revenait Ă son instruction, il sâĂ©cria dâun air de lassitude â Mon Dieu, mon Dieu, Ă quoi bon ! toutes ces questions nâont aucune importance ! â Comment, aucune importance ? â Mais non, puisque je nâassisterai pas Ă mon procĂšs. â Vous nâassisterez pas⊠â Non, câest une idĂ©e fixe, une dĂ©cision irrĂ©vocable. Rien ne me fera transiger. Une telle assurance, les indiscrĂ©tions inexplicables qui se commettaient chaque jour, agaçaient et dĂ©concertaient la justice. Il y avait lĂ des secrets quâArsĂšne Lupin Ă©tait seul Ă connaĂźtre, et dont la divulgation par consĂ©quent ne pouvait provenir que de lui. Mais dans quel but les dĂ©voilait-il ? et comment ? On changea ArsĂšne Lupin de cellule. Un soir, il descendit Ă lâĂ©tage infĂ©rieur. De son cĂŽtĂ©, le juge boucla son instruction et renvoya lâaffaire Ă la chambre des mises en accusation. Ce fut le silence. Il dura deux mois. ArsĂšne les passa Ă©tendu sur son lit, le visage presque toujours tournĂ© contre le mur. Ce changement de cellule semblait lâavoir abattu. Il refusa de recevoir son avocat. Ă peine Ă©changeait-il quelques mots avec ses gardiens. Dans la quinzaine qui prĂ©cĂ©da son procĂšs, il parut se ranimer. Il se plaignit du manque dâair. On le fit sortir dans la cour, le matin, de trĂšs bonne heure, flanquĂ© de deux hommes. La curiositĂ© publique cependant ne sâĂ©tait pas affaiblie. Chaque jour on avait attendu la nouvelle de son Ă©vasion. On la souhaitait presque, tellement le personnage plaisait Ă la foule avec sa verve, sa gaietĂ©, sa diversitĂ©, son gĂ©nie dâinvention et le mystĂšre de sa vie. ArsĂšne Lupin devait sâĂ©vader. CâĂ©tait inĂ©vitable, fatal. On sâĂ©tonnait mĂȘme que cela tardĂąt si longtemps. Tous les matins le PrĂ©fet de police demandait Ă son secrĂ©taire â Eh bien, il nâest pas encore parti ? â Non, Monsieur le PrĂ©fet. â Ce sera donc pour demain. Et, la veille du procĂšs, un monsieur se prĂ©senta dans les bureaux du Grand Journal, demanda le collaborateur judiciaire, lui jeta sa carte au visage, et sâĂ©loigna rapidement. Sur la carte, ces mots Ă©taient inscrits ArsĂšne Lupin tient toujours ses promesses. » â Câest dans ces conditions que les dĂ©bats sâouvrirent. Lâaffluence y fut Ă©norme. Personne qui ne voulĂ»t voir le fameux ArsĂšne Lupin et ne savourĂąt dâavance la façon dont il se jouerait du prĂ©sident. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains, artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancs de lâaudience. Il pleuvait, dehors le jour Ă©tait sombre, on vit mal ArsĂšne Lupin lorsque les gardes lâeurent introduit. Cependant son attitude lourde, la maniĂšre dont il se laissa tomber Ă sa place, son immobilitĂ© indiffĂ©rente et passive, ne prĂ©vinrent pas en sa faveur. Plusieurs fois son avocat â un des secrĂ©taires de Me Danval, celui-ci ayant jugĂ© indigne de lui le rĂŽle auquel il Ă©tait rĂ©duit â plusieurs fois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tĂȘte et se taisait. Le greffier lut lâacte dâaccusation, puis le prĂ©sident prononça â AccusĂ©, levez-vous. Votre nom, prĂ©nom, Ăąge et profession ? Ne recevant pas de rĂ©ponse, il rĂ©pĂ©ta â Votre nom ? Je vous demande votre nom ? Une voix Ă©paisse et fatiguĂ©e articula â Baudru, DĂ©sirĂ©. Il y eut des murmures. Mais le prĂ©sident repartit â Baudru, DĂ©sirĂ© ? Ah ! bien, un nouvel avatar ! Comme câest Ă peu prĂšs le huitiĂšme nom auquel vous prĂ©tendez, et quâil est sans doute aussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous le voulez bien, Ă celui dâArsĂšne Lupin, sous lequel vous ĂȘtes plus avantageusement connu. Le prĂ©sident consulta ses notes et reprit â Car, malgrĂ© toutes les recherches, il a Ă©tĂ© impossible de reconstituer votre identitĂ©. Vous prĂ©sentez ce cas assez original dans notre sociĂ©tĂ© moderne de nâavoir point de passĂ©. Nous ne savons qui vous ĂȘtes, dâoĂč vous venez, oĂč sâest Ă©coulĂ©e votre enfance, bref, rien. Vous jaillissez tout dâun coup, il y a trois ans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous rĂ©vĂ©ler tout dâun coup ArsĂšne Lupin, câest-Ă -dire un composĂ© bizarre dâintelligence et de perversion, dâimmoralitĂ© et de gĂ©nĂ©rositĂ©. Les donnĂ©es que nous avons sur vous avant cette Ă©poque sont plutĂŽt des suppositions. Il est probable que le nommĂ© Rostat qui travailla, il y a huit ans, aux cĂŽtĂ©s du prestidigitateur Dickson nâĂ©tait autre quâArsĂšne Lupin. Il est probable que lâĂ©tudiant russe qui frĂ©quenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, Ă lâhĂŽpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maĂźtre par lâingĂ©niositĂ© de ses hypothĂšses sur la bactĂ©riologie et la hardiesse de ses expĂ©riences dans les maladies de la peau, nâĂ©tait autre quâArsĂšne Lupin. ArsĂšne Lupin, Ă©galement, le professeur de lutte japonaise qui sâĂ©tablit Ă Paris bien avant quâon nây parlĂąt du jiu-jitsu. ArsĂšne Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste qui gagna le Grand Prix de lâExposition, toucha ses 10 000 francs et ne reparut plus. ArsĂšne Lupin peut-ĂȘtre aussi celui qui sauva tant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité⊠et les dĂ©valisa. Et, aprĂšs une pause, le prĂ©sident conclut â Telle est cette Ă©poque, qui semble nâavoir Ă©tĂ© quâune prĂ©paration minutieuse Ă la lutte que vous avez entreprise contre la sociĂ©tĂ©, un apprentissage mĂ©thodique oĂč vous portiez au plus haut point votre force, votre Ă©nergie et votre adresse. Reconnaissez-vous lâexactitude de ces faits ? Pendant ce discours, lâaccusĂ© sâĂ©tait balancĂ© dâune jambe sur lâautre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumiĂšre plus vive, on remarqua son extrĂȘme maigreur, ses joues creuses, ses pommettes Ă©trangement saillantes, son visage couleur de terre, marbrĂ© de petites plaques rouges, et encadrĂ© dâune barbe inĂ©gale et rare. La prison lâavait considĂ©rablement vieilli et flĂ©tri. On ne reconnaissait plus la silhouette Ă©lĂ©gante et le jeune visage dont les journaux avaient publiĂ© si souvent le portrait sympathique. On eĂ»t dit quâil nâavait pas entendu la question quâon lui posait. Deux fois elle lui fut rĂ©pĂ©tĂ©e. Alors il leva les yeux, parut rĂ©flĂ©chir, puis, faisant un effort violent, murmura â Baudru, DĂ©sirĂ©. Le prĂ©sident se mit Ă rire. â Je ne me rends pas un compte exact du systĂšme de dĂ©fense que vous avez adoptĂ©, ArsĂšne Lupin. Si câest de jouer les imbĂ©ciles et les irresponsables, libre Ă vous. Quant Ă moi, jâirai droit au but sans me soucier de vos fantaisies. Et il entra dans le dĂ©tail des vols, escroqueries et faux reprochĂ©s Ă Lupin. Parfois il interrogeait lâaccusĂ©. Celui-ci poussait un grognement ou ne rĂ©pondait pas. Le dĂ©filĂ© des tĂ©moins commença. Il y eut plusieurs dĂ©positions insignifiantes, dâautres plus sĂ©rieuses, qui toutes avaient ce caractĂšre commun de se contredire les unes les autres. Une obscuritĂ© troublante enveloppait les dĂ©bats, mais lâinspecteur principal Ganimard fut introduit, et lâintĂ©rĂȘt se rĂ©veilla. DĂšs le dĂ©but, toutefois, le vieux policier causa une certaine dĂ©ception. Il avait lâair, non pas intimidĂ© â il en avait vu bien dâautres â mais inquiet, mal Ă lâaise. Plusieurs fois, il tourna les yeux vers lâaccusĂ© avec une gĂȘne visible. Cependant, les deux mains appuyĂ©es Ă la barre, il racontait les incidents auxquels il avait Ă©tĂ© mĂȘlĂ©, sa poursuite Ă travers lâEurope, son arrivĂ©e en AmĂ©rique. Et on lâĂ©coutait avec aviditĂ©, comme on Ă©couterait le rĂ©cit des plus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant fait allusion Ă ses entretiens avec ArsĂšne Lupin, Ă deux reprises il sâarrĂȘta, distrait, indĂ©cis. Il Ă©tait clair quâune autre pensĂ©e lâobsĂ©dait. Le prĂ©sident lui dit â Si vous ĂȘtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votre tĂ©moignage. â Non, non, seulement⊠Il se tut, regarda lâaccusĂ© longuement, profondĂ©ment, puis il dit â Je demande lâautorisation dâexaminer lâaccusĂ© de plus prĂšs. Il y a lĂ un mystĂšre quâil faut que jâĂ©claircisse. Il sâapprocha, le considĂ©ra plus longuement encore, de toute son attention concentrĂ©e, puis il retourna Ă la barre. Et lĂ , dâun ton un peu solennel, il prononça â Monsieur le prĂ©sident, jâaffirme que lâhomme qui est ici, en face de moi, nâest pas ArsĂšne Lupin. Un grand silence accueillit ces paroles. Le prĂ©sident, interloquĂ© dâabord, sâĂ©cria â Ah ! ça, que dites-vous ! vous ĂȘtes fou. Lâinspecteur affirma posĂ©ment â Ă premiĂšre vue, on peut se laisser prendre Ă une ressemblance, qui existe en effet, je lâavoue, mais il suffit dâune seconde dâattention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau⊠enfin quoi ce nâest pas ArsĂšne Lupin. Et les yeux donc ! a-t-il jamais eu ces yeux dâalcoolique ? â Voyons, voyons, expliquons-nous. Que prĂ©tendez-vous, tĂ©moin ? â Est-ce que je sais ! Il aura mis en son lieu et place un pauvre diable que lâon allait condamner en son lieu et place⊠à moins que ce ne soit un complice. Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous cĂŽtĂ©s dans la salle quâagitait ce coup de théùtre inattendu. Le prĂ©sident fit mander le juge dâinstruction, le directeur de la SantĂ©, les gardiens, et suspendit lâaudience. Ă la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en prĂ©sence de lâaccusĂ©, dĂ©clarĂšrent quâil nây avait entre ArsĂšne Lupin et cet homme quâune trĂšs vague similitude de traits. â Mais alors, sâĂ©cria le prĂ©sident, quel est cet homme ? DâoĂč vient-il ? comment se trouve-t-il entre les mains de la justice ? On introduisit les deux gardiens de la SantĂ©. Contradiction stupĂ©fiante, ils reconnurent le dĂ©tenu dont ils avaient la surveillance Ă tour de rĂŽle ! Le prĂ©sident respira. Mais lâun des gardiens reprit â Oui, oui, je crois bien que câest lui. â Comment, vous croyez ? â Dame, je lâai Ă peine vu. On me lâa livrĂ© le soir, et, depuis deux mois, il reste toujours couchĂ© contre le mur. â Mais, avant ces deux mois ? â Ah ! avant, il nâoccupait pas la cellule 24. Le directeur de la prison prĂ©cisa ce point â Nous avons changĂ© le dĂ©tenu de cellule aprĂšs sa tentative dâĂ©vasion. â Mais vous, monsieur le directeur, vous lâavez vu depuis deux mois ? â Je nâai pas eu lâoccasion de le voir⊠il se tenait tranquille. â Et cet homme-lĂ nâest pas le dĂ©tenu qui vous a Ă©tĂ© remis ? â Non. â Alors, qui est-il ? â Je ne saurais dire. â Nous sommes donc en prĂ©sence dâune substitution qui se serait effectuĂ©e il y a deux mois. Comment lâexpliquez-vous ? â Câest impossible. â Alors ? En dĂ©sespoir de cause, le prĂ©sident se tourna vers lâaccusĂ© et, dâune voix engageante â Voyons, accusĂ©, pourriez-vous mâexpliquer comment et depuis quand vous ĂȘtes entre les mains de la justice ? On eĂ»t dit que ce ton bienveillant dĂ©sarmait la mĂ©fiance ou stimulait lâentendement de lâhomme. Il essaya de rĂ©pondre. Enfin, habilement et doucement interrogĂ©, il rĂ©ussit Ă rassembler quelques phrases, dâoĂč il ressortait ceci deux mois auparavant, il avait Ă©tĂ© amenĂ© au DĂ©pĂŽt. Il y avait passĂ© une nuit et une matinĂ©e. Possesseur dâune somme de soixante-quinze centimes, il avait Ă©tĂ© relĂąchĂ©. Mais, comme il traversait la cour, deux gardes le prenaient par le bras et le conduisaient jusquâĂ la voiture pĂ©nitentiaire. Depuis, il vivait dans la cellule 24, pas malheureux⊠on y mange bien⊠on nây dort pas mal⊠Aussi nâavait-il pas protesté⊠Tout cela paraissait vraisemblable. Au milieu des rires et dâune grande effervescence, le prĂ©sident renvoya lâaffaire Ă une autre session pour supplĂ©ment dâenquĂȘte. â LâenquĂȘte, tout de suite, Ă©tablit ce fait consignĂ© sur le registre dâĂ©crou huit semaines auparavant, un nommĂ© Baudru DĂ©sirĂ© avait couchĂ© au DĂ©pĂŽt. LibĂ©rĂ© le lendemain, il quittait le DĂ©pĂŽt Ă deux heures de lâaprĂšs-midi. Or, ce jour-lĂ , Ă deux heures, interrogĂ© pour la derniĂšre fois, ArsĂšne Lupin sortait de lâinstruction et repartait en voiture pĂ©nitentiaire. Les gardiens avaient-ils commis une erreur ? TrompĂ©s par la ressemblance, avaient-ils eux-mĂȘmes, dans une minute dâinattention, substituĂ© cet homme Ă leur prisonnier ? Il eĂ»t fallut vraiment quâils y missent une complaisance que leurs Ă©tats de service ne permettaient pas de supposer. La substitution Ă©tait-elle combinĂ©e dâavance ? Outre que la disposition des lieux rendait la chose presque irrĂ©alisable, il eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©cessaire en ce cas que Baudru fĂ»t un complice, et quâil se fĂ»t fait arrĂȘter dans le but prĂ©cis de prendre la place dâArsĂšne Lupin. Mais alors, par quel miracle un tel plan, uniquement fondĂ© sur une sĂ©rie de chances invraisemblables, de rencontres fortuites et dâerreurs fabuleuses, avait-il pu rĂ©ussir ? On fit passer DĂ©sirĂ© Baudru au service anthropomĂ©trique il nây avait pas de fiches correspondant Ă son signalement. Du reste on retrouva aisĂ©ment ses traces. Ă Courbevoie, Ă AsniĂšres, Ă Levallois, il Ă©tait connu. Il vivait dâaumĂŽnes et couchait dans une de ces cahutes de chiffonniers qui sâentassent prĂšs de la barriĂšre des Ternes. Depuis un an cependant il avait disparu. Avait-il Ă©tĂ© embauchĂ© par ArsĂšne Lupin ? Rien nâautorisait Ă le croire. Et quand cela eĂ»t Ă©tĂ©, on nâen eĂ»t pas su davantage sur la fuite du prisonnier. Le prodige demeurait le mĂȘme. Des vingt hypothĂšses qui tentaient de lâexpliquer, aucune nâĂ©tait satisfaisante. LâĂ©vasion seule ne faisait pas de doute, et une Ă©vasion incomprĂ©hensible, impressionnante, oĂč le public, de mĂȘme que la justice, sentait lâeffort dâune longue prĂ©paration, un ensemble dâactes merveilleusement enchevĂȘtrĂ©s les uns dans les autres, et dont le dĂ©nouement justifiait lâorgueilleuse prĂ©diction dâArsĂšne Lupin Je nâassisterai pas Ă mon procĂšs. » Au bout dâun mois de recherches minutieuses, lâĂ©nigme se prĂ©sentait avec le mĂȘme caractĂšre indĂ©chiffrable. On ne pouvait cependant pas garder indĂ©finiment ce pauvre diable de Baudru. Son procĂšs eĂ»t Ă©tĂ© ridicule quelles charges avait-on contre lui ? Sa mise en libertĂ© fut signĂ©e par le juge dâinstruction. Mais le chef de la SĂ»retĂ© rĂ©solut dâĂ©tablir autour de lui une surveillance active. LâidĂ©e provenait de Ganimard. Ă son point de vue, il nây avait ni complicitĂ©, ni hasard. Baudru Ă©tait un instrument dont ArsĂšne Lupin avait jouĂ© avec son extraordinaire habiletĂ©. Baudru libre, par lui on remonterait jusquâĂ ArsĂšne Lupin ou du moins jusquâĂ quelquâun de sa bande. On adjoignit Ă Ganimard les deux inspecteurs Folenfant et Dieuzy, et un matin de janvier, par un temps brumeux, les portes de la prison sâouvrirent devant Baudru DĂ©sirĂ©. Il parut dâabord assez embarrassĂ©, et marcha comme un homme qui nâa pas dâidĂ©es bien prĂ©cises sur lâemploi de son temps. Il suivit la rue de la SantĂ© et la rue Saint-Jacques. Devant la boutique dâun fripier, il enleva sa veste et son gilet, vendit son gilet moyennant quelques sous, et, remettant sa veste, sâen alla. Il traversa la Seine. Au ChĂątelet un omnibus le dĂ©passa. Il voulut y monter. Il nây avait pas de place. Le contrĂŽleur lui conseillant de prendre un numĂ©ro, il entra dans la salle dâattente. Ă ce moment, Ganimard appela ses deux hommes prĂšs de lui, et, sans quitter de vue le bureau, il leur dit en hĂąte â ArrĂȘtez une voiture⊠non, deux, câest plus prudent. Jâirai avec lâun de vous et nous le suivrons. Les hommes obĂ©irent. Baudru cependant ne paraissait pas. Ganimard sâavança il nây avait personne dans la salle. â Idiot que je suis, murmura-t-il, jâoubliais la seconde issue. Le bureau communique, en effet, par un couloir intĂ©rieur, avec celui de la rue Saint-Martin. Ganimard sâĂ©lança. Il arriva juste Ă temps pour apercevoir Baudru sur lâimpĂ©riale de Batignolles-Jardin des Plantes qui tournait au coin de la rue de Rivoli. Il courut et rattrapa lâomnibus. Mais il avait perdu ses deux agents. Il Ă©tait seul Ă continuer la poursuite. Dans sa fureur, il fut sur le point de le prendre au collet sans plus de formalitĂ©. NâĂ©tait-ce pas avec prĂ©mĂ©ditation et par une ruse ingĂ©nieuse que ce soi-disant imbĂ©cile lâavait sĂ©parĂ© de ses auxiliaires ? Il regarda Baudru. Il somnolait sur la banquette, et sa tĂȘte ballottait de droite et de gauche. La bouche un peu entrâouverte, son visage avait une incroyable expression de bĂȘtise. Non, ce nâĂ©tait pas lĂ un adversaire capable de rouler le vieux Ganimard. Le hasard lâavait servi, voilĂ tout. Au carrefour des Galeries-Lafayette lâhomme sauta de lâomnibus dans le tramway de la Muette. On suivit le boulevard Haussmann, lâavenue Victor-Hugo. Baudru ne descendit que devant la station de la Muette. Et dâun pas nonchalant il sâenfonça dans le bois de Boulogne. Il passait dâune allĂ©e Ă lâautre, revenait sur ses pas, sâĂ©loignait. Que cherchait-il ? Avait-il un but ? AprĂšs une heure de ce manĂšge, il semblait harassĂ© de fatigue. De fait, avisant un banc, il sâassit. Lâendroit, situĂ© non loin dâAuteuil, au bord dâun petit lac cachĂ© parmi les arbres, Ă©tait absolument dĂ©sert. Une demi-heure sâĂ©coula. ImpatientĂ©, Ganimard rĂ©solut dâentrer en conversation. Il sâapprocha donc et prit place aux cĂŽtĂ©s de Baudru. Il alluma une cigarette, traça des ronds sur le sable du bout de sa canne, et dit â Il ne fait pas chaud. Un silence. Et soudain, dans ce silence un Ă©clat de rire retentit, mais un rire joyeux, heureux, le rire dâun enfant pris de fou rire, et qui ne peut pas sâempĂȘcher de rire. Nettement, rĂ©ellement, Ganimard sentit ses cheveux se hĂ©risser sur le cuir soulevĂ© de son crĂąne. Ce rire, ce rire infernal quâil connaissait si bien !⊠Dâun geste brusque, il saisit lâhomme par les parements de sa veste et le regarda profondĂ©ment, violemment, mieux encore quâil ne lâavait regardĂ© aux Assises, et en vĂ©ritĂ© ce ne fut plus lâhomme quâil vit. CâĂ©tait lâhomme, mais câĂ©tait en mĂȘme temps lâautre, le vrai. AidĂ© par une volontĂ© complice, il retrouvait la vie ardente des yeux, il complĂ©tait le masque amaigri, il apercevait la chair rĂ©elle sous lâĂ©piderme abĂźmĂ©, la bouche rĂ©elle Ă travers le rictus qui la dĂ©formait. Et câĂ©taient les yeux de lâautre, la bouche de lâautre, câĂ©tait surtout son expression aiguĂ«, vivante, moqueuse, spirituelle, si claire et si jeune ! â ArsĂšne Lupin, ArsĂšne Lupin, balbutia-t-il. Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta de le renverser. MalgrĂ© ses cinquante ans, il Ă©tait encore dâune vigueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assez mauvaise condition. Et puis, quel coup de maĂźtre sâil parvenait Ă le ramener ! La lutte fut courte. ArsĂšne Lupin se dĂ©fendit Ă peine, et, aussi promptement quâil avait attaquĂ©, Ganimard lĂącha prise. Son bras droit pendait inerte, engourdi. â Si lâon vous apprenait le jiu-jitsu au quai des OrfĂšvres, dĂ©clara Lupin, vous sauriez que ce coup sâappelle udi-shi-ghi en japonais. Et il ajouta froidement â Une seconde de plus je vous cassais le bras, et vous nâauriez eu que ce que vous mĂ©ritez. Comment, vous, un vieil ami, que jâestime, devant qui je dĂ©voile spontanĂ©ment mon incognito, vous abusez de ma confiance ! Câest mal⊠Eh bien, quoi, quâavez-vous ? Ganimard se taisait. Cette Ă©vasion dont il se jugeait responsable â nâĂ©tait-ce pas lui qui, par sa dĂ©position sensationnelle, avait induit la justice en erreur ? â cette Ă©vasion lui semblait la honte de sa carriĂšre. Une larme roula vers sa moustache grise. â Eh ! mon Dieu, Ganimard, ne vous faites pas de bile si vous nâaviez pas parlĂ©, je me serais arrangĂ© pour quâun autre parlĂąt. Voyons, pouvais-je admettre que lâon condamnĂąt Baudru DĂ©sirĂ© ? â Alors, murmura Ganimard, câĂ©tait vous qui Ă©tiez lĂ -bas ? câest vous qui ĂȘtes ici ! â Moi, toujours moi, uniquement moi. â Est-ce possible ? â Oh ! point nâest besoin dâĂȘtre sorcier. Il suffit, comme lâa dit ce brave prĂ©sident, de se prĂ©parer pendant une douzaine dâannĂ©es pour ĂȘtre prĂȘt Ă toutes les Ă©ventualitĂ©s. â Mais votre visage ? Vos yeux ? â Vous comprenez bien que si jâai travaillĂ© dix-huit mois Ă Saint-Louis avec le docteur Altier, ce nâest pas par amour de lâart. Jâai pensĂ© que celui qui aurait un jour lâhonneur de sâappeler ArsĂšne Lupin, devait se soustraire aux lois ordinaires de lâapparence et de lâidentitĂ©. Lâapparence ? Mais on la modifie Ă son grĂ©. Telle injection hypodermique de paraffine vous boursoufle la peau juste Ă lâendroit choisi. Lâacide pyrogallique vous transforme en mohican. Le suc de la grande chĂ©lidoine vous orne de dartres et de tumeurs du plus heureux effet. Tel procĂ©dĂ© chimique agit sur la pousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son de votre voix. Joignez Ă cela deux mois de diĂšte dans la cellule no 24, des exercices mille fois rĂ©pĂ©tĂ©s pour ouvrir ma bouche selon ce rictus, pour porter ma tĂȘte selon cette inclinaison et mon dos selon cette courbe. Enfin cinq gouttes dâatropine dans les yeux pour les rendre hagards et fuyants, et le tour est jouĂ©. â Je ne conçois pas que les gardiens⊠â La mĂ©tamorphose a Ă©tĂ© progressive. Ils nâont pu en remarquer lâĂ©volution quotidienne. â Mais Baudru DĂ©sirĂ© ? â Baudru existe. Câest un pauvre innocent, que jâai rencontrĂ© lâan dernier, et qui vraiment nâest pas sans offrir avec moi une certaine analogie de traits. En prĂ©vision dâune arrestation toujours possible, je lâai mis en sĂ»retĂ©, et je me suis appliquĂ© Ă discerner dĂšs lâabord les points de dissemblance qui nous sĂ©paraient, pour les attĂ©nuer en moi autant que cela se pouvait. Mes amis lui ont fait passer une nuit au DĂ©pĂŽt, de maniĂšre quâil en sortĂźt Ă peu prĂšs Ă la mĂȘme heure que moi, et que la coĂŻncidence fĂ»t facile Ă constater. Car, notez-le, il fallait quâon retrouvĂąt la trace de son passage, sans quoi la justice se fĂ»t demandĂ© qui jâĂ©tais. Tandis quâen lui offrant cet excellent Baudru, il Ă©tait inĂ©vitable, vous entendez, inĂ©vitable quâelle sauterait sur lui, et que malgrĂ© les difficultĂ©s insurmontables dâune substitution, elle prĂ©fĂ©rerait croire Ă la substitution plutĂŽt que dâavouer son ignorance. â Oui, oui, en effet, murmura Ganimard. â Et puis, sâĂ©cria ArsĂšne Lupin, jâavais entre les mains un atout formidable, une carte machinĂ©e par moi dĂšs le dĂ©but lâattente oĂč tout le monde Ă©tait de mon Ă©vasion. Et voilĂ bien lâerreur grossiĂšre oĂč vous ĂȘtes tombĂ©s, vous et les autres, dans cette partie passionnante que la justice et moi nous avions engagĂ©e, et dont lâenjeu Ă©tait ma libertĂ© vous avez supposĂ© encore une fois que jâagissais par fanfaronnade, que jâĂ©tais grisĂ© par mes succĂšs ainsi quâun blanc-bec. Moi, ArsĂšne Lupin, une telle faiblesse ! Et, pas plus que dans lâaffaire Cahorn, vous ne vous ĂȘtes dit Du moment quâArsĂšne Lupin crie sur les toits quâil sâĂ©vadera, câest quâil a des raisons qui lâobligent Ă le crier. » Mais, sapristi, comprenez donc que, pour mâĂ©vader⊠sans mâĂ©vader, il fallait que lâon crĂ»t dâavance Ă cette Ă©vasion, que ce fĂ»t un article de foi, une conviction absolue, une vĂ©ritĂ© Ă©clatante comme le soleil. Et ce fut cela, de par ma volontĂ©. ArsĂšne Lupin sâĂ©vaderait, ArsĂšne Lupin nâassisterait pas Ă son procĂšs. Et quand vous vous ĂȘtes levĂ© pour dire cet homme nâest pas ArsĂšne Lupin » il eĂ»t Ă©tĂ© surnaturel que tout le monde ne crĂ»t pas immĂ©diatement que je nâĂ©tais pas ArsĂšne Lupin. Quâune seule personne doutĂąt, quâune seule Ă©mĂźt cette simple restriction Et si câĂ©tait ArsĂšne Lupin ? » Ă la minute mĂȘme, jâĂ©tais perdu. Il suffisait de se pencher vers moi, non pas avec lâidĂ©e que je nâĂ©tais pas ArsĂšne Lupin, comme vous lâavez fait vous et les autres, mais avec lâidĂ©e que je pouvais ĂȘtre ArsĂšne Lupin, et malgrĂ© toutes mes prĂ©cautions, on me reconnaissait. Mais jâĂ©tais tranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvait avoir cette simple petite idĂ©e. Il saisit tout Ă coup la main de Ganimard. â Voyons, Ganimard, avouez que huit jours aprĂšs notre entrevue dans la prison de la SantĂ©, vous mâavez attendu Ă quatre heures, chez vous, comme je vous en avais priĂ© ? â Et votre voiture pĂ©nitentiaire ? dit Ganimard, Ă©vitant de rĂ©pondre. â Du bluff ! Ce sont mes amis qui ont rafistolĂ© et substituĂ© cette ancienne voiture hors dâusage et qui voulaient tenter le coup. Mais je le savais impraticable sans un concours de circonstances exceptionnelles. Seulement jâai trouvĂ© utile de parachever cette tentative dâĂ©vasion et de lui donner la plus grande publicitĂ©. Une premiĂšre Ă©vasion audacieusement combinĂ©e donnait Ă la seconde la valeur dâune Ă©vasion rĂ©alisĂ©e dâavance. â De sorte que le cigare⊠â CreusĂ© par moi ainsi que le couteau. â Et les billets ? â Ăcrits par moi. â Et la mystĂ©rieuse correspondante ? â Elle et moi nous ne faisons quâun. Jâai toutes les Ă©critures Ă volontĂ©. Ganimard rĂ©flĂ©chit un instant et objecta â Comment se peut-il quâau service dâanthropomĂ©trie, quand on a pris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu quâelle coĂŻncidait avec celle dâArsĂšne Lupin ? â La fiche dâArsĂšne Lupin nâexiste pas. â Allons donc ! â Ou du moins elle est fausse. Câest une question que jâai beaucoup Ă©tudiĂ©e. Le systĂšme Bertillon comporte dâabord le signalement visuel â et vous voyez quâil nâest pas infaillible â et ensuite le signalement par mesures, mesure de la tĂȘte, des doigts, des oreilles, etc. LĂ -contre rien Ă faire. â Alors ? â Alors il a fallu payer. Avant mĂȘme mon retour dâAmĂ©rique, un des employĂ©s du service acceptait tant pour inscrire une fausse mesure au dĂ©but de ma mensuration. Câest suffisant pour que tout le systĂšme dĂ©vie, et quâune fiche sâoriente vers une case diamĂ©tralement opposĂ©e Ă la case oĂč elle devait aboutir. La fiche Baudru ne devait donc pas coĂŻncider avec la fiche ArsĂšne Lupin. Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda â Et maintenant, quâallez-vous faire ? â Maintenant, sâexclama Lupin, je vais me reposer, suivre un rĂ©gime de suralimentation et peu Ă peu redevenir moi. Câest trĂšs bien dâĂȘtre Baudru ou tel autre, de changer de personnalitĂ© comme de chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, son Ă©criture. Mais il arrive que lâon ne sây reconnaĂźt plus dans tout cela et que câest fort triste. Actuellement jâĂ©prouve ce que devait Ă©prouver lâhomme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher⊠et me retrouver. Il se promena de long en large. Un peu dâobscuritĂ© se mĂȘlait Ă la lueur du jour. Il sâarrĂȘta devant Ganimard. â Nous nâavons plus rien Ă nous dire, je crois ? â Si, rĂ©pondit lâinspecteur, je voudrais savoir si vous rĂ©vĂ©lerez la vĂ©ritĂ© sur votre Ă©vasion⊠Lâerreur que jâai commise⊠â Oh ! personne ne saura jamais que câest ArsĂšne Lupin qui a Ă©tĂ© relĂąchĂ©. Jâai trop dâintĂ©rĂȘt Ă accumuler autour de moi les tĂ©nĂšbres les plus mystĂ©rieuses, pour ne pas laisser Ă cette Ă©vasion son caractĂšre presque miraculeux. Aussi, ne craignez rien, mon bon ami, et adieu. Je dĂźne en ville ce soir, et je nâai que le temps de mâhabiller. â Je vous croyais si dĂ©sireux de repos ! â HĂ©las ! il y a des obligations mondaines auxquelles on ne peut se soustraire. Le repos commencera demain. â Et oĂč dĂźnez-vous donc ? â Ă lâambassade dâAngleterre. LE MYSTĂRIEUXVOYAGEUR La veille, jâavais envoyĂ© mon automobile Ă Rouen par la route. Je devais lây rejoindre en chemin de fer, et, de lĂ , me rendre chez des amis qui habitent les bords de la Seine. Or, Ă Paris, quelques minutes avant le dĂ©part, sept messieurs envahirent mon compartiment ; cinq dâentre eux fumaient. Si court que soit le trajet en rapide, la perspective de lâeffectuer en une telle compagnie me fut dĂ©sagrĂ©able, dâautant que le wagon, dâancien modĂšle, nâavait pas de couloir. Je pris donc mon pardessus, mes journaux, mon indicateur, et me rĂ©fugiai dans un des compartiments voisins. Une dame sây trouvait. Ă ma vue, elle eut un geste de contrariĂ©tĂ© qui ne mâĂ©chappa point, et elle se pencha vers un monsieur plantĂ© sur le marchepied, son mari, sans doute, qui lâavait accompagnĂ©e Ă la gare. Le monsieur mâobserva et lâexamen se termina probablement Ă mon avantage, car il parla bas Ă sa femme, en souriant, de lâair dont on rassure un enfant qui a peur. Elle sourit Ă son tour, et me glissa un Ćil amical, comme si elle comprenait tout Ă coup que jâĂ©tais un de ces galants hommes avec qui une femme peut rester enfermĂ©e deux heures durant, dans une petite boĂźte de six pieds carrĂ©s, sans avoir rien Ă craindre. Son mari lui dit â Tu ne mâen voudras pas, ma chĂ©rie, mais jâai un rendez-vous urgent, et je ne puis attendre. Il lâembrassa affectueusement, et sâen alla. Sa femme lui envoya par la fenĂȘtre de petits baisers discrets, et agita son mouchoir. Mais un coup de sifflet retentit. Le train sâĂ©branla. Ă ce moment prĂ©cis, et malgrĂ© les protestations des employĂ©s, la porte sâouvrit, et un homme surgit dans notre compartiment. Ma compagne, qui Ă©tait debout alors et rangeait ses affaires le long du filet, poussa un cri de terreur et tomba sur la banquette. Je ne suis pas poltron, loin de lĂ , mais jâavoue que ces irruptions de la derniĂšre heure sont toujours pĂ©nibles. Elles semblent Ă©quivoques, peu naturelles. Il doit y avoir quelque chose lĂ -dessous, sans quoi⊠Lâaspect du nouveau venu cependant, et son attitude, eussent plutĂŽt attĂ©nuĂ© la mauvaise impression produite par son acte. De la correction, de lâĂ©lĂ©gance presque, une cravate de bon goĂ»t, des gants propres, un visage Ă©nergique⊠Mais, au fait, oĂč diable avais-je vu ce visage ? Car, le doute nâĂ©tait point possible, je lâavais vu. Du moins, plus exactement, je retrouvais en moi la sorte de souvenir que laisse la vision dâun portrait plusieurs fois aperçu et dont on nâa jamais contemplĂ© lâoriginal. Et, en mĂȘme temps, je sentais lâinutilitĂ© de tout effort de mĂ©moire, tellement ce souvenir Ă©tait inconsistant et vague. Mais, ayant reportĂ© mon attention sur la dame, je fus stupĂ©fait de sa pĂąleur et du bouleversement de ses traits. Elle regardait son voisin â ils Ă©taient assis du mĂȘme cĂŽtĂ© â avec une expression de rĂ©el effroi, et je constatai quâune de ses mains, toute tremblante, se glissait vers un petit sac de voyage posĂ© sur la banquette Ă vingt centimĂštres de ses genoux. Elle finit par le saisir et nerveusement lâattira contre elle. Nos yeux se rencontrĂšrent, et je lus dans les siens tant de malaise et dâanxiĂ©tĂ©, que je ne pus mâempĂȘcher de lui dire â Vous nâĂȘtes pas souffrante, Madame ?⊠Dois-je ouvrir cette fenĂȘtre ? Sans me rĂ©pondre, elle me dĂ©signa dâun geste craintif lâindividu. Je souris comme avait fait son mari, haussai les Ă©paules et lui expliquai par signes quâelle nâavait rien Ă redouter, que jâĂ©tais lĂ , et dâailleurs que ce monsieur semblait bien inoffensif. Ă cet instant, il se tourna vers nous, lâun aprĂšs lâautre nous considĂ©ra des pieds Ă la tĂȘte, puis se renfonça dans son coin et ne bougea plus. Il y eut un silence, mais la dame, comme si elle avait ramassĂ© toute son Ă©nergie pour accomplir un acte dĂ©sespĂ©rĂ©, me dit dâune voix Ă peine intelligible â Vous savez quâil est dans notre train ? â Qui ? â Mais lui⊠lui⊠je vous assure. â Qui, lui ? â ArsĂšne Lupin ! Elle nâavait pas quittĂ© des yeux le voyageur et câĂ©tait Ă lui plutĂŽt quâĂ moi quâelle lança les syllabes de ce nom inquiĂ©tant. Il baissa son chapeau sur son nez. Ătait-ce pour masquer son trouble ou, simplement, se prĂ©parait-il Ă dormir ? Je fis cette objection â ArsĂšne Lupin a Ă©tĂ© condamnĂ© hier, par contumace, Ă vingt ans de travaux forcĂ©s. Il est donc peu probable quâil commette aujourdâhui lâimprudence de se montrer en public. En outre, les journaux nâont-ils pas signalĂ© sa prĂ©sence en Turquie, cet hiver, depuis sa fameuse Ă©vasion de la SantĂ© ? â Il se trouve dans ce train, rĂ©pĂ©ta la dame, avec lâintention de plus en plus marquĂ©e dâĂȘtre entendue de notre compagnon, mon mari est sous-directeur aux services pĂ©nitentiaires, et câest le commissaire de la gare lui-mĂȘme qui nous a dit quâon cherchait ArsĂšne Lupin. â Ce nâest pas une raison⊠â On lâa rencontrĂ© dans la salle des Pas-Perdus. Il a pris un billet de premiĂšre classe pour Rouen. â Il Ă©tait facile de mettre la main sur lui. â Il a disparu. Le contrĂŽleur, Ă lâentrĂ©e des salles dâattente, ne lâa pas vu, mais on supposait quâil avait passĂ© par les quais de banlieue, et quâil Ă©tait montĂ© dans lâexpress qui part dix minutes aprĂšs nous. â En ce cas, on lây aura pincĂ©. â Et si, au dernier moment, il a sautĂ© de cet express pour venir ici, dans notre train⊠comme câest probable⊠comme câest certain ? â En ce cas, câest ici quâil sera pincĂ©. Car les employĂ©s et les agents nâauront pas manquĂ© de voir ce passage dâun train dans lâautre, et, lorsque nous arriverons Ă Rouen, on le cueillera bien proprement. â Lui, jamais ! il trouvera le moyen de sâĂ©chapper encore. â En ce cas, je lui souhaite bon voyage. â Mais dâici lĂ , tout ce quâil peut faire ! â Quoi ? â Est-ce que je sais ? il faut sâattendre Ă tout ! Elle Ă©tait trĂšs agitĂ©e, et de fait la situation justifiait jusquâĂ un certain point cette surexcitation nerveuse. Presque malgrĂ© moi, je lui dis â Il y a en effet des coĂŻncidences curieuses⊠Mais tranquillisez-vous. En admettant quâArsĂšne Lupin soit dans un de ces wagons, il sây tiendra bien sage, et, plutĂŽt que de sâattirer de nouveaux ennuis, il nâaura pas dâautre idĂ©e que dâĂ©viter le pĂ©ril qui le menace. Mes paroles ne la rassurĂšrent point. Cependant elle se tut, craignant sans doute dâĂȘtre indiscrĂšte. Moi, je dĂ©pliai mes journaux et lus les comptes rendus du procĂšs dâArsĂšne Lupin. Comme ils ne contenaient rien que lâon ne connĂ»t dĂ©jĂ , ils ne mâintĂ©ressĂšrent que mĂ©diocrement. En outre, jâĂ©tais fatiguĂ©, jâavais mal dormi, je sentis mes paupiĂšres sâalourdir et ma tĂȘte sâincliner. â Mais, Monsieur, vous nâallez pas dormir ! La dame mâarrachait mes journaux et me regardait avec indignation. â Ăvidemment non, rĂ©pondis-je, je nâen ai aucune envie. â Ce serait de la derniĂšre imprudence, me dit-elle. â De la derniĂšre, rĂ©pĂ©tai-je. Et je luttai Ă©nergiquement, mâaccrochant au paysage, aux nuĂ©es qui rayaient le ciel. Et bientĂŽt tout cela se brouilla dans lâespace, lâimage de la dame agitĂ©e et du monsieur assoupi sâeffaça dans mon esprit, et ce fut en moi le grand, le profond silence du sommeil. Des rĂȘves inconsistants et lĂ©gers bientĂŽt lâagrĂ©mentĂšrent, un ĂȘtre qui jouait le rĂŽle et portait le nom dâArsĂšne Lupin y tenait une certaine place. Il Ă©voluait Ă lâhorizon, le dos chargĂ© dâobjets prĂ©cieux, traversait des murs et dĂ©meublait des chĂąteaux. Mais la silhouette de cet ĂȘtre, qui nâĂ©tait dâailleurs plus ArsĂšne Lupin, se prĂ©cisa. Il venait vers moi, devenait de plus en plus grand, sautait dans le wagon avec une incroyable agilitĂ©, et retombait en plein sur ma poitrine. Une vive douleur⊠un cri dĂ©chirant⊠Je me rĂ©veillai. Lâhomme, le voyageur, un genou sur ma poitrine, me serrait Ă la gorge. Je vis cela trĂšs vaguement, car mes yeux Ă©taient injectĂ©s de sang. Je vis aussi la dame qui se convulsait dans un coin, en proie Ă une attaque de nerfs. Je nâessayai mĂȘme pas de rĂ©sister. Dâailleurs, je nâen aurais pas eu la force mes tempes bourdonnaient, je suffoquais⊠je rĂąlais⊠Une minute encore⊠et câĂ©tait lâasphyxie. Lâhomme dut le sentir. Il relĂącha son Ă©treinte. Sans sâĂ©carter, de la main droite, il tendit une corde oĂč il avait prĂ©parĂ© un nĆud coulant, et, dâun geste sec, il me lia les deux poignets. En un instant, je fus garrottĂ©, bĂąillonnĂ©, immobilisĂ©. Et il accomplit cette besogne de la façon la plus naturelle du monde, avec une aisance oĂč se rĂ©vĂ©lait le savoir dâun maĂźtre, dâun professionnel du vol et du crime. Pas un mot, pas un mouvement fĂ©brile. Du sang-froid et de lâaudace. Et jâĂ©tais lĂ , sur la banquette, ficelĂ© comme une momie, moi, ArsĂšne Lupin ! En vĂ©ritĂ©, il y avait de quoi rire. Et, malgrĂ© la gravitĂ© des circonstances, je nâĂ©tais pas sans apprĂ©cier tout ce que la situation comportait dâironique et de savoureux. ArsĂšne Lupin roulĂ© comme un novice ! dĂ©valisĂ© comme le premier venu â car, bien entendu, le bandit mâallĂ©gea de ma bourse et de mon portefeuille ! ArsĂšne Lupin, victime Ă son tour, dupĂ©, vaincu⊠Quelle aventure ! Restait la dame. Il nây prĂȘta mĂȘme pas attention. Il se contenta de ramasser la petite sacoche qui gisait sur le tapis et dâen extraire les bijoux, porte-monnaie, bibelots dâor et dâargent quâelle contenait. La dame ouvrit un Ćil, tressaillit dâĂ©pouvante, ĂŽta ses bagues et les tendit Ă lâhomme comme si elle avait voulu lui Ă©pargner tout effort inutile. Il prit les bagues et la regarda elle sâĂ©vanouit. Alors, toujours silencieux et tranquille, sans plus sâoccuper de nous, il regagna sa place, alluma une cigarette et se livra Ă un examen approfondi des trĂ©sors quâil avait conquis, examen qui parut le satisfaire entiĂšrement. JâĂ©tais beaucoup moins satisfait. Je ne parle pas des douze mille francs dont on mâavait indĂ»ment dĂ©pouillĂ© câĂ©tait un dommage que je nâacceptais que momentanĂ©ment, et je comptais bien que ces douze mille francs rentreraient en ma possession dans le plus bref dĂ©lai, ainsi que les papiers fort importants que renfermait mon portefeuille projets, devis, adresses, listes de correspondants, lettres compromettantes. Mais, pour le moment, un souci plus immĂ©diat et plus sĂ©rieux me tracassait Quâallait-il se produire ? Comme bien lâon pense, lâagitation causĂ©e par mon passage Ă travers la gare Saint-Lazare ne mâavait pas Ă©chappĂ©. InvitĂ© chez des amis que je frĂ©quentais sous le nom de Guillaume Berlat, et pour qui ma ressemblance avec ArsĂšne Lupin Ă©tait un sujet de plaisanteries affectueuses, je nâavais pu me grimer Ă ma guise, et ma prĂ©sence avait Ă©tĂ© signalĂ©e. En outre, on avait vu un homme, ArsĂšne Lupin sans doute, se prĂ©cipiter de lâexpress dans le rapide. Donc, inĂ©vitablement, fatalement, le commissaire de police de Rouen, prĂ©venu par tĂ©lĂ©gramme, et assistĂ© dâun nombre respectable dâagents, se trouverait Ă lâarrivĂ©e du train, interrogerait les voyageurs suspects, et procĂ©derait Ă une revue minutieuse des wagons. Tout cela, je le prĂ©voyais, et je ne mâen Ă©tais pas trop Ă©mu, certain que la police de Rouen ne serait pas plus perspicace que celle de Paris, et que je saurais bien passer inaperçu, â ne me suffirait-il pas, Ă la sortie, de montrer nĂ©gligemment ma carte de dĂ©putĂ©, grĂące Ă laquelle jâavais dĂ©jĂ inspirĂ© toute confiance au contrĂŽleur de Saint-Lazare ? â Mais combien les choses avaient changĂ© ! Je nâĂ©tais plus libre. Impossible de tenter un de mes coups habituels. Dans un des wagons, le commissaire dĂ©couvrirait le sieur ArsĂšne Lupin quâun hasard propice lui envoyait pieds et poings liĂ©s, docile comme un agneau, empaquetĂ©, tout prĂ©parĂ©. Il nâaurait quâĂ en prendre livraison, comme on reçoit un colis postal qui vous est adressĂ© en gare, bourriche de gibier ou panier de fruits et lĂ©gumes. Et pour Ă©viter ce fĂącheux dĂ©nouement, que pouvais-je, entortillĂ© dans mes bandelettes ? Et le rapide filait vers Rouen, unique et prochaine station, brĂ»lait Vernon, Saint-Pierre. Un autre problĂšme mâintriguait, oĂč jâĂ©tais moins directement intĂ©ressĂ©, mais dont la solution Ă©veillait ma curiositĂ© de professionnel. Quelles Ă©taient les intentions de mon compagnon ? Jâaurais Ă©tĂ© seul quâil eĂ»t eu le temps, Ă Rouen, de descendre en toute tranquillitĂ©. Mais la dame ? Ă peine la portiĂšre serait-elle ouverte, la dame, si sage et si humble en ce moment, crierait, se dĂ©mĂšnerait, appellerait au secours ! Et de lĂ mon Ă©tonnement ! pourquoi ne la rĂ©duisait-il pas Ă la mĂȘme impuissance que moi, ce qui lui aurait donnĂ© le loisir de disparaĂźtre avant quâon se fĂ»t aperçu de son double mĂ©fait ? Il fumait toujours, les yeux fixĂ©s sur lâespace quâune pluie hĂ©sitante commençait Ă rayer de grandes lignes obliques. Une fois cependant il se dĂ©tourna, saisit mon indicateur et le consulta. La dame, elle, sâefforçait de rester Ă©vanouie, pour rassurer son ennemi. Mais des quintes de toux, provoquĂ©es par la fumĂ©e, dĂ©mentaient cet Ă©vanouissement. Quant Ă moi, jâĂ©tais fort mal Ă lâaise, et trĂšs courbaturĂ©. Et je songeais⊠je combinais⊠Pont-de-lâArche, Oissel⊠Le rapide se hĂątait, joyeux, ivre de vitesse. Saint-Ătienne⊠à cet instant, lâhomme se leva, et fit deux pas vers nous, ce Ă quoi la dame sâempressa de rĂ©pondre par un nouveau cri et par un Ă©vanouissement non simulĂ©. Mais quel Ă©tait son but, Ă lui ? Il baissa la glace de notre cĂŽtĂ©. La pluie maintenant tombait avec rage, et son geste marqua lâennui quâil Ă©prouvait Ă nâavoir ni parapluie ni pardessus. Il jeta les yeux sur le filet lâen-cas de la dame sây trouvait. Il le prit. Il prit Ă©galement mon pardessus et sâen vĂȘtit. On traversait la Seine. Il retroussa le bas de son pantalon, puis se penchant, il souleva le loquet extĂ©rieur. Allait-il se jeter sur la voie ? Ă cette vitesse câeĂ»t Ă©tĂ© la mort certaine. On sâengouffra dans le tunnel percĂ© sous la cĂŽte Sainte-Catherine. Lâhomme entrâouvrit la portiĂšre et, du pied, tĂąta la premiĂšre marche. Quelle folie ! Les tĂ©nĂšbres, la fumĂ©e, le vacarme, tout cela donnait Ă une telle tentative une apparence fantastique. Mais, tout Ă coup, le train ralentit, les westinghouse sâopposĂšrent Ă lâeffort des roues. En une minute lâallure devint normale, diminua encore. Sans aucun doute des travaux de consolidation Ă©taient projetĂ©s dans cette partie du tunnel, qui nĂ©cessitaient le passage ralenti des trains, depuis quelques jours peut-ĂȘtre, et lâhomme le savait. Il nâeut donc quâĂ poser lâautre pied sur la marche, Ă descendre sur la seconde et Ă sâen aller paisiblement, non sans avoir au prĂ©alable rabattu le loquet et refermĂ© la portiĂšre. Ă peine avait-il disparu que du jour Ă©claira la fumĂ©e plus blanche. On dĂ©boucha dans une vallĂ©e. Encore un tunnel et nous Ă©tions Ă Rouen. AussitĂŽt la dame recouvra ses esprits et son premier soin fut de se lamenter sur la perte de ses bijoux. Je lâimplorai des yeux. Elle comprit et me dĂ©livra du bĂąillon qui mâĂ©touffait. Elle voulait aussi dĂ©nouer mes liens, je lâen empĂȘchai. â Non, non, il faut que la police voie les choses en lâĂ©tat. Je dĂ©sire quâelle soit Ă©difiĂ©e sur ce gredin. â Et si je tirais la sonnette dâalarme ? â Trop tard, il fallait y penser pendant quâil mâattaquait. â Mais il mâaurait tuĂ©e ! Ah ! Monsieur, vous lâavais-je dit quâil voyageait dans ce train ! Je lâai reconnu tout de suite, dâaprĂšs son portrait. Et le voilĂ parti avec mes bijoux. â On le retrouvera, nâayez pas peur. â Retrouver ArsĂšne Lupin ! Jamais. â Cela dĂ©pend de vous, Madame. Ăcoutez. DĂšs lâarrivĂ©e, soyez Ă la portiĂšre, et appelez, faites du bruit. Des agents et des employĂ©s viendront. Racontez alors ce que vous avez vu, en quelques mots, lâagression dont jâai Ă©tĂ© victime et la fuite dâArsĂšne Lupin. Donnez son signalement, un chapeau mou, un parapluie â le vĂŽtre â un pardessus gris Ă taille. â Le vĂŽtre, dit-elle. â Comment, le mien ? Mais non, le sien. Moi, je nâen avais pas. â Il mâavait semblĂ© quâil nâen avait pas non plus quand il est montĂ©. â Si, si⊠à moins que ce ne soit un vĂȘtement oubliĂ© dans le filet. En tout cas, il lâavait quand il est descendu, et câest lĂ lâessentiel⊠un pardessus gris, Ă taille, rappelez-vous⊠Ah ! jâoubliais⊠dites votre nom, dĂšs lâabord. Les fonctions de votre mari stimuleront le zĂšle de tous ces gens. On arrivait. Elle se penchait dĂ©jĂ Ă la portiĂšre. Je repris dâune voix un peu forte, presque impĂ©rieuse, pour que mes paroles se gravassent bien dans son cerveau. â Dites aussi mon nom, Guillaume Berlat. Au besoin, dites que vous me connaissez⊠Cela nous gagnera du temps⊠il faut quâon expĂ©die lâenquĂȘte prĂ©liminaire⊠lâimportant câest la poursuite dâArsĂšne Lupin⊠vos bijoux⊠Il nây a pas dâerreur, nâest-ce pas ? Guillaume Berlat, un ami de votre mari. â Entendu⊠Guillaume Berlat. Elle appelait dĂ©jĂ et gesticulait. Le train nâavait pas stoppĂ© quâun monsieur montait, suivi de plusieurs hommes. Lâheure critique sonnait. Haletante, la dame sâĂ©cria â ArsĂšne Lupin⊠il nous a attaquĂ©s⊠il a volĂ© mes bijoux⊠Je suis madame Renaud⊠mon mari est sous-directeur des services pĂ©nitentiaires⊠Ah ! tenez, voici prĂ©cisĂ©ment mon frĂšre, Georges Ardelle, directeur du CrĂ©dit Rouennais⊠vous devez savoir⊠Elle embrassa un jeune homme qui venait de nous rejoindre, et que le commissaire salua, et elle reprit, Ă©plorĂ©e â Oui, ArsĂšne Lupin⊠tandis que Monsieur dormait, il sâest jetĂ© Ă sa gorge⊠M. Berlat, un ami de mon mari. Le commissaire demanda â Mais oĂč est-il, ArsĂšne Lupin ? â Il a sautĂ© du train sous le tunnel, aprĂšs la Seine. â Ătes-vous sĂ»re que ce soit lui ? â Si jâen suis sĂ»re ! Je lâai parfaitement reconnu. Dâailleurs on lâa vu Ă la gare Saint-Lazare. Il avait un chapeau mou⊠â Non pas⊠un chapeau de feutre dur, comme celui-ci, rectifia le commissaire en dĂ©signant mon chapeau. â Un chapeau mou, je lâaffirme, rĂ©pĂ©ta madame Renaud, et un pardessus gris Ă taille. â En effet, murmura le commissaire, le tĂ©lĂ©gramme signale ce pardessus gris, Ă taille et Ă col de velours noir. â Ă col de velours noir, justement, sâĂ©cria madame Renaud triomphante. Je respirai. Ah ! la brave, lâexcellente amie que jâavais lĂ ! Les agents cependant mâavaient dĂ©barrassĂ© de mes entraves. Je me mordis violemment les lĂšvres, du sang coula. CourbĂ© en deux, le mouchoir sur la bouche, comme il convient Ă un individu qui est restĂ© longtemps dans une position incommode, et qui porte au visage la marque sanglante du bĂąillon, je dis au commissaire, dâune voix affaiblie â Monsieur, câĂ©tait ArsĂšne Lupin, il nây a pas de doute⊠En faisant diligence on le rattrapera⊠Je crois que je puis vous ĂȘtre dâune certaine utilité⊠Le wagon qui devait servir aux constatations de la justice fut dĂ©tachĂ©. Le train continua vers le Havre. On nous conduisit vers le bureau du chef de gare, Ă travers la foule des curieux qui encombrait le quai. Ă ce moment, jâeus une hĂ©sitation. Sous un prĂ©texte quelconque, je pouvais mâĂ©loigner, retrouver mon automobile et filer. Attendre Ă©tait dangereux. Quâun incident se produisĂźt, quâune dĂ©pĂȘche survĂźnt de Paris, et jâĂ©tais perdu. Oui, mais mon voleur ? AbandonnĂ© Ă mes propres ressources, dans une rĂ©gion qui ne mâĂ©tait pas trĂšs familiĂšre, je ne devais pas espĂ©rer le rejoindre. â Bah ! tentons le coup, me dis-je, et restons. La partie est difficile Ă gagner, mais si amusante Ă jouer ! Et lâenjeu en vaut la peine. Et, comme on nous priait de renouveler provisoirement nos dĂ©positions, je mâĂ©criai â Monsieur le commissaire, actuellement ArsĂšne Lupin prend de lâavance. Mon automobile mâattend dans la cour. Si vous voulez me faire le plaisir dây monter, nous essaierions⊠Le commissaire sourit dâun air fin â LâidĂ©e nâest pas mauvaise⊠si peu mauvaise mĂȘme, quâelle est en voie dâexĂ©cution. â Ah ! â Oui, monsieur, deux de mes agents sont partis Ă bicyclette⊠depuis un certain temps dĂ©jĂ . â Mais oĂč ? â Ă la sortie mĂȘme du tunnel. LĂ , ils recueilleront les indices, les tĂ©moignages, et suivront la piste dâArsĂšne Lupin. Je ne pus mâempĂȘcher de hausser les Ă©paules. â Vos deux agents ne recueilleront ni indice, ni tĂ©moignage. â Vraiment ! â ArsĂšne Lupin se sera arrangĂ© pour que personne ne le voie sortir du tunnel. Il aura rejoint la premiĂšre route et, de là ⊠â Et de lĂ , Rouen, oĂč nous le pincerons. â Il nâira pas Ă Rouen. â Alors, il restera dans les environs oĂč nous sommes encore plus sĂ»rs⊠â Il ne restera pas dans les environs. â Oh ! oh ! Et oĂč donc se cachera-t-il ? Je tirai ma montre. â Ă lâheure prĂ©sente, ArsĂšne Lupin rĂŽde autour de la gare de DarnĂ©tal. Ă dix heures cinquante, câest-Ă -dire dans vingt-deux minutes, il prendra le train qui va de Rouen, gare du Nord, Ă Amiens. â Vous croyez ? Et comment le savez-vous ? â Oh ! câest bien simple. Dans le compartiment, ArsĂšne Lupin a consultĂ© mon indicateur. Pour quelle raison ? Y avait-il, non loin de lâendroit oĂč il a disparu, une autre ligne, une gare sur cette ligne, et un train sâarrĂȘtant Ă cette gare ? Ă mon tour je viens de consulter lâindicateur. Il mâa renseignĂ©. â En vĂ©ritĂ©, monsieur, dit le commissaire, câest merveilleusement dĂ©duit. Quelle compĂ©tence ! EntraĂźnĂ© par ma conviction, jâavais commis une maladresse en faisant preuve de tant dâhabiletĂ©. Il me regardait avec Ă©tonnement, et je crus sentir quâun soupçon lâeffleurait. â Oh ! Ă peine, car les photographies envoyĂ©es de tous cĂŽtĂ©s par le parquet Ă©taient trop imparfaites, reprĂ©sentaient un ArsĂšne Lupin trop diffĂ©rent de celui quâil avait devant lui, pour quâil lui fĂ»t possible de me reconnaĂźtre. Mais, tout de mĂȘme, il Ă©tait troublĂ©, confusĂ©ment inquiet. Il y eut un moment de silence. Quelque chose dâĂ©quivoque et dâincertain arrĂȘtait nos paroles. Moi-mĂȘme, un frisson de gĂȘne me secoua. La chance allait-elle tourner contre moi ? Me dominant, je me mis Ă rire. â Mon Dieu, rien ne vous ouvre la comprĂ©hension comme la perte dâun portefeuille et le dĂ©sir de le retrouver. Et il me semble que si vous vouliez bien me donner deux de vos agents, eux et moi, nous pourrions peut-ĂȘtre⊠â Oh ! je vous en prie, monsieur le commissaire, sâĂ©cria madame Renaud, Ă©coutez M. Berlat. Lâintervention de mon excellente amie fut dĂ©cisive. PrononcĂ© par elle, la femme dâun personnage influent, ce nom de Berlat devenait rĂ©ellement le mien et me confĂ©rait une identitĂ© quâaucun soupçon ne pouvait atteindre. Le commissaire se leva â Je serais trop heureux, monsieur Berlat, croyez-le bien, de vous voir rĂ©ussir. Autant que vous je tiens Ă lâarrestation dâArsĂšne Lupin. Il me conduisit jusquâĂ lâautomobile. Deux de ses agents, quâil me prĂ©senta, HonorĂ© Massol et Gaston Delivet, y prirent place. Je mâinstallai au volant. Mon mĂ©canicien donna le tour de manivelle. Quelques secondes aprĂšs nous quittions la gare. JâĂ©tais sauvĂ©. Ah ! jâavoue quâen roulant sur les boulevards qui ceignent la vieille citĂ© normande, Ă lâallure puissante de ma trente-cinq chevaux Moreau-Lepton, je nâĂ©tais pas sans concevoir quelque orgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. Ă droite et Ă gauche, les arbres sâenfuyaient derriĂšre nous. Et libre, hors de danger, je nâavais plus maintenant quâĂ rĂ©gler mes petites affaires personnelles, avec le concours des deux honnĂȘtes reprĂ©sentants de la force publique. ArsĂšne Lupin sâen allait Ă la recherche dâArsĂšne Lupin ! Modestes soutiens de lâordre social, Delivet Gaston et Massol HonorĂ©, combien votre assistance me fut prĂ©cieuse ! Quâaurais-je fait sans vous ? Sans vous, combien de fois, aux carrefours, jâeusse choisi la mauvaise route ! Sans vous, ArsĂšne Lupin se trompait, et lâautre sâĂ©chappait ! Mais tout nâĂ©tait pas fini. Loin de lĂ . Il me restait dâabord Ă rattraper lâindividu, et ensuite Ă mâemparer moi-mĂȘme des papiers quâil mâavait dĂ©robĂ©s. Ă aucun prix, il ne fallait que mes deux acolytes ne missent le nez dans ces documents, encore moins quâils ne sâen saisissent. Me servir dâeux et agir en dehors dâeux, voilĂ ce que je voulais et qui nâĂ©tait point aisĂ©. Ă DarnĂ©tal, nous arrivĂąmes trois minutes aprĂšs le passage du train. Il est vrai que jâeus la consolation dâapprendre quâun individu en pardessus gris, Ă taille, Ă collet de velours noir, Ă©tait montĂ© dans un compartiment de seconde classe, muni dâun billet pour Amiens. DĂ©cidĂ©ment mes dĂ©buts comme policier promettaient. Delivet me dit â Le train est express et ne sâarrĂȘte plus quâĂ MontĂ©rolier-Buchy, dans dix-neuf minutes. Si nous nây sommes pas avant ArsĂšne Lupin, il peut continuer sur Amiens, comme bifurquer sur ClĂšres, et de lĂ gagner Dieppe ou Paris. â MontĂ©rolier, quelle distance ? â Vingt-trois kilomĂštres. â Vingt-trois kilomĂštres en dix-neuf minutes⊠Nous y serons avant lui. La passionnante Ă©tape ! Jamais ma fidĂšle Moreau-Lepton ne rĂ©pondit Ă mon impatience avec plus dâardeur et de rĂ©gularitĂ©. Il me semblait que je lui communiquais ma volontĂ© directement, sans lâintermĂ©diaire des leviers et des manettes. Elle partageait mes dĂ©sirs. Elle approuvait mon obstination. Elle comprenait mon animositĂ© contre ce gredin dâArsĂšne Lupin. Le fourbe ! le traĂźtre ! aurais-je raison de lui ? Se jouerait-il une fois de plus de lâautoritĂ©, de cette autoritĂ© dont jâĂ©tais lâincarnation ? â Ă droite, criait Delivet !⊠à gauche !⊠Tout droit !⊠Nous glissions au-dessus du sol. Les bornes avaient lâair de petites bĂȘtes peureuses qui sâĂ©vanouissaient Ă notre approche. Et tout Ă coup, au dĂ©tour dâune route, un tourbillon de fumĂ©e, lâexpress du Nord. Durant un kilomĂštre, ce fut la lutte, cĂŽte Ă cĂŽte, lutte inĂ©gale dont lâissue Ă©tait certaine. Ă lâarrivĂ©e, nous le battions de vingt longueurs. En trois secondes nous Ă©tions sur le quai, devant les deuxiĂšmes classes. Les portiĂšres sâouvrirent. Quelques personnes descendaient. Mon voleur point. Nous inspectĂąmes les compartiments. Pas dâArsĂšne Lupin. â Sapristi, mâĂ©criai-je, il mâaura reconnu dans lâautomobile tandis que nous marchions cĂŽte Ă cĂŽte, et il aura sautĂ©. Le chef de train confirma cette supposition. Il avait vu un homme qui dĂ©gringolait le long du remblai, Ă deux cents mĂštres de la gare. â Tenez, lĂ -bas⊠celui qui traverse le passage Ă niveau. Je mâĂ©lançai, suivi de mes deux acolytes, ou plutĂŽt suivi de lâun dâeux, car lâautre, Massol, se trouvait ĂȘtre un coureur exceptionnel, ayant autant de fond que de vitesse. En peu dâinstants, lâintervalle qui le sĂ©parait du fugitif diminua singuliĂšrement. Lâhomme lâaperçut, franchit une haie et dĂ©tala rapidement vers un talus quâil grimpa. Nous le vĂźmes encore plus loin il entrait dans un petit bois. Quand nous atteignĂźmes ce bois, Massol nous y attendait. Il avait jugĂ© inutile de sâaventurer davantage, dans la crainte de nous perdre. â Et je vous en fĂ©licite, mon cher ami, lui dis-je. AprĂšs une pareille course, notre individu doit ĂȘtre Ă bout de souffle. Nous le tenons. Jâexaminai les environs, tout en rĂ©flĂ©chissant aux moyens de procĂ©der seul Ă lâarrestation du fugitif, afin de faire moi-mĂȘme des reprises que la justice nâaurait sans doute tolĂ©rĂ©es quâaprĂšs beaucoup dâenquĂȘtes dĂ©sagrĂ©ables. Puis je revins Ă mes compagnons. â VoilĂ , câest facile. Vous, Massol, postez-vous Ă gauche. Vous, Delivet, Ă droite. De lĂ , vous surveillez toute la ligne postĂ©rieure du bosquet, et il ne peut en sortir, sans ĂȘtre aperçu de vous, que par cette cavĂ©e, oĂč je prends position. Sâil ne sort pas, moi jâentre, et, forcĂ©ment, je le rabats sur lâun ou sur lâautre. Vous nâavez donc quâĂ attendre. Ah ! jâoubliais en cas dâalerte, un coup de feu. Massol et Delivet sâĂ©loignĂšrent chacun de son cĂŽtĂ©. AussitĂŽt quâils eurent disparu, je pĂ©nĂ©trai dans le bois, avec les plus grandes prĂ©cautions, de maniĂšre Ă nâĂȘtre ni vu ni entendu. CâĂ©taient des fourrĂ©s Ă©pais, amĂ©nagĂ©s pour la chasse, et coupĂ©s de sentes trĂšs Ă©troites oĂč il nâĂ©tait possible de marcher quâen se courbant comme dans des souterrains de verdure. Lâune dâelles aboutissait Ă une clairiĂšre oĂč lâherbe mouillĂ©e prĂ©sentait des traces de pas. Je les suivis, en ayant soin de me glisser Ă travers les taillis. Elles me conduisirent au pied dâun petit monticule que couronnait une masure en plĂątras, Ă moitiĂ© dĂ©molie. â Il doit ĂȘtre lĂ , pensai-je. Lâobservatoire est bien choisi. Je rampai jusquâĂ proximitĂ© de la bĂątisse. Un bruit lĂ©ger mâavertit de sa prĂ©sence, et, de fait, par une ouverture, je lâaperçus qui me tournait le dos. En deux bonds je fus sur lui. Il essaya de braquer le revolver quâil tenait Ă la main. Je ne lui en laissai pas le temps, et lâentraĂźnai Ă terre, de telle façon que ses deux bras Ă©taient pris sous lui, tordus, et que je pesais de mon genou sur sa poitrine. â Ăcoute, mon petit, lui dis-je Ă lâoreille, je suis ArsĂšne Lupin. Tu vas me rendre, tout de suite et de bonne grĂące, mon portefeuille et la sacoche de la dame⊠moyennant quoi je te tire des griffes de la police, et je tâenrĂŽle parmi mes amis. Un mot seulement oui ou non ? â Oui, murmura-t-il. â Tant mieux. Ton affaire, ce matin, Ă©tait joliment combinĂ©e. On sâentendra. Je me relevai. Il fouilla dans sa poche, en sortit un large couteau et voulut mâen frapper. â ImbĂ©cile ! mâĂ©criai-je. Dâune main, jâavais parĂ© lâattaque. De lâautre, je lui portai un violent coup sur lâartĂšre carotide, ce qui sâappelle le hook Ă la carotide »⊠Il tomba, assommĂ©. Dans mon portefeuille, je retrouvai mes papiers et mes billets de banque. Par curiositĂ©, je pris le sien. Sur une enveloppe qui lui Ă©tait adressĂ©e, je lus son nom Pierre Onfrey. Je tressaillis. Pierre Onfrey, lâassassin de la rue Lafontaine, Ă Auteuil ! Pierre Onfrey, celui qui avait Ă©gorgĂ© Mme Delbois et ses deux filles. Je me penchai sur lui. Oui, câĂ©tait ce visage qui, dans le compartiment, avait Ă©veillĂ© en moi le souvenir de traits dĂ©jĂ contemplĂ©s. Mais le temps passait. Je mis dans une enveloppe deux billets de cent francs, avec une carte et ces mots ArsĂšne Lupin Ă ses bons collĂšgues HonorĂ© Massol et Gaston Delivet, en tĂ©moignage de reconnaissance. » Je posai cela en Ă©vidence au milieu de la piĂšce. Ă cĂŽtĂ©, la sacoche de Mme Renaud. Pouvais-je ne point la rendre Ă lâexcellente amie qui mâavait secouru ? Je confesse cependant que jâen retirai tout ce qui prĂ©sentait un intĂ©rĂȘt quelconque, nây laissant quâun peigne en Ă©caille, un bĂąton de rouge Dorin pour les lĂšvres et un porte-monnaie vide. Que diable ! Les affaires sont les affaires. Et puis, vraiment son mari exerçait un mĂ©tier si peu honorable !⊠Restait lâhomme. Il commençait Ă remuer. Que devais-je faire ? Je nâavais qualitĂ© ni pour le sauver ni pour le condamner. Je lui enlevai ses armes et tirai en lâair un coup de revolver. â Les deux autres vont venir, pensai-je, quâil se dĂ©brouille ! Les choses sâaccompliront dans le sens de son destin. Et je mâĂ©loignai au pas de course par le chemin de la cavĂ©e. Vingt minutes plus tard, une route de traverse, que jâavais remarquĂ©e lors de notre poursuite, me ramenait auprĂšs de mon automobile. Ă quatre heures je tĂ©lĂ©graphiais Ă mes amis de Rouen quâun incident imprĂ©vu me contraignait Ă remettre ma visite. Entre nous, je crains fort, Ă©tant donnĂ© ce quâils doivent savoir maintenant, dâĂȘtre obligĂ© de la remettre indĂ©finiment. Cruelle dĂ©sillusion pour eux ! Ă six heures, je rentrais Ă Paris par lâIsle-Adam, Enghien et la porte Bineau. Les journaux du soir mâapprirent que lâon avait enfin rĂ©ussi Ă sâemparer de Pierre Onfrey. Le lendemain, â ne dĂ©daignons point les avantages dâune intelligente rĂ©clame â lâĂcho de France publiait cet entrefilet sensationnel Hier, aux environs de Buchy, aprĂšs de nombreux incidents, ArsĂšne Lupin a opĂ©rĂ© lâarrestation de Pierre Onfrey. Lâassassin de la rue Lafontaine venait de dĂ©valiser sur la ligne de Paris au Havre Mme Renaud, la femme du sous-directeur des services pĂ©nitentiaires. ArsĂšne Lupin a restituĂ© Ă Mme Renaud la sacoche qui contenait ses bijoux, et a rĂ©compensĂ© gĂ©nĂ©reusement les deux agents de la SĂ»retĂ© qui lâavaient aidĂ© au cours de cette dramatique arrestation. » LE COLLIERDE LA REINE Deux ou trois fois par an, Ă lâoccasion de solennitĂ©s importantes, comme les bals de lâambassade dâAutriche ou les soirĂ©es de lady Billingstone, la comtesse de Dreux-Soubise mettait sur ses blanches Ă©paules le Collier de la Reine ». CâĂ©tait bien le fameux collier, le collier lĂ©gendaire que Böhmer et Bassenge, joailliers de la couronne, destinaient Ă la Du Barry, que le cardinal de Rohan-Soubise crut offrir Ă Marie-Antoinette, reine de France, et que lâaventuriĂšre Jeanne de Valois, comtesse de la Motte, dĂ©peça un soir de fĂ©vrier 1785, avec lâaide de son mari et de leur complice RĂ©taux de Villette. Pour dire vrai, la monture seule Ă©tait authentique. RĂ©taux de Villette lâavait conservĂ©e, tandis que le sieur de la Motte et sa femme dispersaient aux quatre vents les pierres brutalement desserties, les admirables pierres si soigneusement choisies par Böhmer. Plus tard, en Italie, il la vendit Ă Gaston de Dreux-Soubise, neveu et hĂ©ritier du cardinal, sauvĂ© par lui de la ruine lors de la retentissante banqueroute de Rohan-GuĂ©mĂ©nĂ©e, et qui en souvenir de son oncle, racheta les quelques diamants qui restaient en la possession du bijoutier anglais Jefferys, les complĂ©ta avec dâautres de valeur beaucoup moindre, mais de mĂȘme dimension, et parvint Ă reconstituer le merveilleux collier en esclavage », tel quâil Ă©tait sorti des mains de Böhmer et Bassenge. De ce bijou historique, pendant prĂšs dâun siĂšcle, les Dreux-Soubise sâenorgueillirent. Bien que diverses circonstances eussent notablement diminuĂ© leur fortune, ils aimĂšrent mieux rĂ©duire leur train de maison que dâaliĂ©ner la royale et prĂ©cieuse relique. En particulier le comte actuel y tenait comme on tient Ă la demeure de ses pĂšres. Par prudence, il avait louĂ© un coffre au CrĂ©dit Lyonnais pour lây dĂ©poser. Il allait lây chercher lui-mĂȘme lâaprĂšs-midi du jour oĂč sa femme voulait sâen parer, et lây reportait lui-mĂȘme le lendemain. Ce soir-lĂ , Ă la rĂ©ception du Palais de Castille, la comtesse eut un vĂ©ritable succĂšs, et le roi Christian, en lâhonneur de qui la fĂȘte Ă©tait donnĂ©e, remarqua sa beautĂ© magnifique. Les pierreries ruisselaient autour du cou gracieux. Les mille facettes des diamants brillaient et scintillaient comme des flammes Ă la clartĂ© des lumiĂšres. Nulle autre quâelle, semblait-il, nâeĂ»t pu porter avec tant dâaisance et de noblesse le fardeau dâune telle parure. Ce fut un double triomphe, que le comte de Dreux goĂ»ta profondĂ©ment, et dont il sâapplaudit quand ils furent rentrĂ©s dans la chambre de leur vieil hĂŽtel du faubourg Saint-Germain. Il Ă©tait fier de sa femme, et tout autant peut-ĂȘtre du bijou qui illustrait sa maison depuis quatre gĂ©nĂ©rations. Et sa femme en tirait une vanitĂ© un peu puĂ©rile, mais qui Ă©tait bien la marque de son caractĂšre altier. Non sans regret elle dĂ©tacha le collier de ses Ă©paules et le tendit Ă son mari qui lâexamina avec admiration, comme sâil ne le connaissait point. Puis lâayant remis dans son Ă©crin de cuir rouge aux armes du Cardinal, il passa dans un cabinet voisin, sorte dâalcĂŽve plutĂŽt que lâon avait complĂštement isolĂ©e de la chambre, et dont lâunique entrĂ©e se trouvait au pied de leur lit. Comme les autres fois, il le dissimula sur une planche assez Ă©levĂ©e, parmi des cartons Ă chapeau et des piles de linge. Il referma la porte et se dĂ©vĂȘtit. Au matin, il se leva vers neuf heures, avec lâintention dâaller, avant le dĂ©jeuner, jusquâau CrĂ©dit Lyonnais. Il sâhabilla, but une tasse de cafĂ© et descendit aux Ă©curies. LĂ , il donna des ordres. Un des chevaux lâinquiĂ©tait. Il le fit marcher et trotter devant lui dans la cour. Puis il retourna prĂšs de sa femme. Elle nâavait point quittĂ© la chambre et se coiffait, aidĂ©e de sa bonne. Elle lui dit â Vous sortez ! â Oui⊠pour cette course⊠â Ah ! en effet⊠câest plus prudent⊠Il pĂ©nĂ©tra dans le cabinet. Mais, au bout de quelques secondes, il demanda, sans le moindre Ă©tonnement dâailleurs â Vous lâavez pris, chĂšre amie ? Elle rĂ©pliqua â Comment ? mais non, je nâai rien pris. â Vous lâavez dĂ©rangĂ©. â Pas du tout⊠je nâai mĂȘme pas ouvert cette porte. Il apparut, dĂ©composĂ©, et il balbutia, la voix Ă peine intelligible â Vous nâavez pas ?⊠Ce nâest pas vous ?⊠Alors⊠Elle accourut, et ils cherchĂšrent fiĂ©vreusement, jetant les cartons Ă terre et dĂ©molissant les piles de linge. Et le comte rĂ©pĂ©tait â Inutile⊠tout ce que nous faisons est inutile⊠Câest ici, lĂ , sur cette planche, que je lâai mis. â Vous avez pu vous tromper. â Câest ici, lĂ , sur cette planche, et pas sur une autre. Ils allumĂšrent une bougie, car la piĂšce Ă©tait assez obscure, et ils enlevĂšrent tout le linge et tous les objets qui lâencombraient. Et quand il nây eut plus rien dans le cabinet, ils durent sâavouer avec dĂ©sespoir que le fameux collier, le Collier en esclavage de la Reine », avait disparu. De nature rĂ©solue, la comtesse, sans perdre de temps en vaines lamentations, fit prĂ©venir le commissaire, M. Valorbe, dont ils avaient eu dĂ©jĂ lâoccasion dâapprĂ©cier lâesprit sagace et la clairvoyance. On le mit au courant par le dĂ©tail, et tout de suite il demanda â Ătes-vous sĂ»r, Monsieur le comte, que personne nâa pu traverser la nuit votre chambre. â Absolument sĂ»r. Jâai le sommeil trĂšs lĂ©ger. Mieux encore la porte de cette chambre Ă©tait fermĂ©e au verrou. Jâai dĂ» le tirer ce matin quand ma femme a sonnĂ© la bonne. â Et il nâexiste pas dâautre passage qui permette de sâintroduire dans le cabinet ? â Aucun. â Pas de fenĂȘtre ? â Si, mais elle est condamnĂ©e. â Je dĂ©sirerais mâen rendre compte⊠On alluma des bougies, et aussitĂŽt M. Valorbe fit remarquer que la fenĂȘtre nâĂ©tait condamnĂ©e quâĂ mi-hauteur, par un bahut, lequel en outre ne touchait pas exactement aux croisĂ©es. â Il y touche suffisamment, rĂ©pliqua M. de Dreux, pour quâil soit impossible de le dĂ©placer sans faire beaucoup de bruit. â Et sur quoi donne cette fenĂȘtre ? â Sur une courette intĂ©rieure. â Et vous avez encore un Ă©tage au-dessus de celui-lĂ ? â Deux, mais au niveau de celui des domestiques, la courette est protĂ©gĂ©e par une grille Ă petites mailles. Câest pourquoi nous avons si peu de jour. Dâailleurs, quand on eut Ă©cartĂ© le bahut, on constata que la fenĂȘtre Ă©tait close, ce qui nâaurait pas Ă©tĂ© si quelquâun avait pĂ©nĂ©trĂ© du dehors. â Ă moins, observa le comte, que ce quelquâun ne soit sorti par notre chambre. â Auquel cas, vous nâauriez pas trouvĂ© le verrou de cette chambre poussĂ©. Le commissaire rĂ©flĂ©chit un instant, puis se tournant vers la comtesse â Savait-on dans votre entourage, Madame, que vous deviez porter ce collier hier soir ? â Certes, je ne mâen suis pas cachĂ©e. Mais personne ne savait que nous lâenfermions dans ce cabinet. â Personne ? â Personne⊠à moins que⊠â Je vous en prie, Madame, prĂ©cisez. Câest lĂ un point des plus importants. Elle dit Ă son mari â Je songeais Ă Henriette. â Henriette ? Elle ignore ce dĂ©tail comme les autres. â En es-tu certain ? â Quelle est cette dame ? interrogea M. Valorbe. â Une amie de couvent, qui sâest fĂąchĂ©e avec sa famille pour Ă©pouser une sorte dâouvrier. Ă la mort de son mari, je lâai recueillie avec son fils, et leur ai meublĂ© un appartement dans cet hĂŽtel. Et elle ajouta avec embarras â Elle me rend quelques services. Elle est trĂšs adroite de ses mains. â Ă quel Ă©tage habite-t-elle ? â Au nĂŽtre, pas loin du reste⊠à lâextrĂ©mitĂ© de ce couloir⊠Et mĂȘme, jây pense⊠la fenĂȘtre de sa cuisine⊠â Ouvre sur cette courette, nâest-ce pas ? â Oui, juste en face de la nĂŽtre. Un lĂ©ger silence suivit cette dĂ©claration. Puis M. Valorbe demanda quâon le conduisĂźt auprĂšs dâHenriette. Ils la trouvĂšrent en train de coudre, tandis que son fils Raoul, un bambin de six Ă sept ans, lisait Ă ses cĂŽtĂ©s. Assez Ă©tonnĂ© de voir le misĂ©rable appartement quâon avait meublĂ© pour elle, et qui se composait au total dâune piĂšce sans cheminĂ©e et dâun rĂ©duit servant de cuisine, le commissaire la questionna. Elle parut bouleversĂ©e en apprenant le vol commis. La veille au soir, elle avait elle-mĂȘme habillĂ© la comtesse et fixĂ© le collier autour de son cou. â Seigneur Dieu ! sâĂ©cria-t-elle, qui mâaurait jamais dit ? â Et vous nâavez aucune idĂ©e ? pas le moindre doute ? Il est possible cependant que le coupable ait passĂ© par votre chambre. Elle rit de bon cĆur, sans mĂȘme imaginer quâon pouvait lâeffleurer dâun soupçon â Mais je ne lâai pas quittĂ©e, ma chambre ! je ne sors jamais, moi. Et puis, vous nâavez donc pas vu ? Elle ouvrit la fenĂȘtre du rĂ©duit. â Tenez, il y a bien trois mĂštres jusquâau rebord opposĂ©. â Qui vous a dit que nous envisagions lâhypothĂšse dâun vol effectuĂ© par lĂ ? â Mais⊠le collier nâĂ©tait-il pas dans le cabinet ? â Comment le savez-vous ? â Dame ! jâai toujours su quâon lây mettait la nuit⊠on en a parlĂ© devant moi⊠Sa figure, encore jeune, mais que les chagrins avaient flĂ©trie, marquait une grande douceur et de la rĂ©signation. Cependant elle eut soudain, dans le silence, une expression dâangoisse, comme si un danger lâeĂ»t menacĂ©e. Elle attira son fils contre elle. Lâenfant lui prit la main et lâembrassa tendrement. â Je ne suppose pas, dit M. de Dreux au commissaire, quand ils furent seuls, je ne suppose pas que vous la soupçonniez ? Je rĂ©ponds dâelle. Câest lâhonnĂȘtetĂ© mĂȘme. â Oh ! je suis tout Ă fait de votre avis, affirma M. Valorbe. Câest tout au plus si jâavais pensĂ© Ă une complicitĂ© inconsciente. Mais je reconnais que cette explication doit ĂȘtre abandonnĂ©e⊠dâautant quâelle ne rĂ©sout nullement le problĂšme auquel nous nous heurtons. Le commissaire ne poussa pas plus avant cette enquĂȘte, que le juge dâinstruction reprit et complĂ©ta les jours suivants. On interrogea les domestiques, on vĂ©rifia lâĂ©tat du verrou, on fit des expĂ©riences sur la fermeture et sur lâouverture de la fenĂȘtre du cabinet, on explora la courette de haut en bas⊠Tout fut inutile. Le verrou Ă©tait intact. La fenĂȘtre ne pouvait sâouvrir ni se fermer du dehors. Plus spĂ©cialement, les recherches visĂšrent Henriette, car, malgrĂ© tout, on en revenait toujours de ce cĂŽtĂ©. On fouilla sa vie minutieusement, et il fut constatĂ© que, depuis trois ans, elle nâĂ©tait sortie que quatre fois de lâhĂŽtel, et les quatre fois pour des courses que lâon put dĂ©terminer. En rĂ©alitĂ©, elle servait de femme de chambre et de couturiĂšre Ă Madame de Dreux, qui se montrait Ă son Ă©gard dâune rigueur dont tous les domestiques tĂ©moignĂšrent en confidence. â Dâailleurs, disait le juge dâinstruction, qui, au bout dâune semaine, aboutit aux mĂȘmes conclusions que le commissaire, en admettant que nous connaissions le coupable, et nous nâen sommes pas lĂ , nous nâen saurions pas davantage sur la maniĂšre dont le vol a Ă©tĂ© commis. Nous sommes barrĂ©s Ă droite et Ă gauche par deux obstacles une porte et une fenĂȘtre fermĂ©es. Le mystĂšre est double ! Comment a-t-on pu sâintroduire, et comment, ce qui Ă©tait beaucoup plus difficile, a-t-on pu sâĂ©chapper en laissant derriĂšre soi une porte close au verrou et une fenĂȘtre fermĂ©e ? Au bout de quatre mois dâinvestigations, lâidĂ©e secrĂšte du juge Ă©tait celle-ci M. et Mme de Dreux, pressĂ©s par des besoins dâargent, qui, de fait, Ă©taient considĂ©rables, avaient vendu le Collier de la Reine. Il classa lâaffaire. Le vol du prĂ©cieux bijou porta aux Dreux-Soubise un coup dont ils gardĂšrent longtemps la marque. Leur crĂ©dit nâĂ©tant plus soutenu par la sorte de rĂ©serve que constituait un tel trĂ©sor, ils se trouvĂšrent en face de crĂ©anciers plus exigeants et de prĂȘteurs moins favorables. Ils durent couper dans le vif, aliĂ©ner, hypothĂ©quer. Bref, câeĂ»t Ă©tĂ© la ruine si deux gros hĂ©ritages de parents Ă©loignĂ©s ne les avaient sauvĂ©s. Ils souffrirent aussi dans leur orgueil, comme sâils avaient perdu un quartier de noblesse. Et, chose bizarre, ce fut Ă son ancienne amie de pension que la comtesse sâen prit. Elle ressentait contre elle une vĂ©ritable rancune et lâaccusait ouvertement. On la relĂ©gua dâabord Ă lâĂ©tage des domestiques, puis on la congĂ©dia du jour au lendemain. Et la vie coula, sans Ă©vĂ©nements notables. Ils voyagĂšrent beaucoup. Un seul fait doit ĂȘtre relevĂ© au cours de cette Ă©poque. Quelques mois aprĂšs le dĂ©part dâHenriette, la comtesse reçut dâelle une lettre qui la remplit dâĂ©tonnement Madame, Je ne sais comment vous remercier. Car câest bien vous, nâest-ce pas, qui mâavez envoyĂ© cela ? Ce ne peut ĂȘtre que vous. Personne autre ne connaĂźt ma retraite au fond de ce petit village. Si je me trompe, excusez-moi, et retenez du moins lâexpression de ma reconnaissance pour vos bontĂ©s passĂ©es⊠» Que voulait-elle dire ? Les bontĂ©s prĂ©sentes ou passĂ©es de la comtesse envers elle se rĂ©duisaient Ă beaucoup dâinjustices. Que signifiaient ces remerciements ? SommĂ©e de sâexpliquer, elle rĂ©pondit quâelle avait reçu par la poste, en un pli non recommandĂ© ni chargĂ©, deux billets de mille francs. Lâenveloppe, quâelle joignait Ă sa rĂ©ponse, Ă©tait timbrĂ©e de Paris et ne portait que son adresse, tracĂ©e dâune Ă©criture visiblement dĂ©guisĂ©e. DâoĂč provenaient ces deux mille francs ? Qui les avait envoyĂ©s ? La justice sâinforma. Mais quelle piste pouvait-on suivre parmi ces tĂ©nĂšbres ? Et le mĂȘme fait se reproduisit douze mois aprĂšs. Et une troisiĂšme fois ; et une quatriĂšme fois ; et chaque annĂ©e pendant six ans, avec cette diffĂ©rence que la cinquiĂšme et la sixiĂšme annĂ©e, la somme doubla, ce qui permit Ă Henriette, tombĂ©e subitement malade, de se soigner comme il convenait. Autre diffĂ©rence lâadministration de la poste ayant saisi une des lettres sous prĂ©texte quâelle nâĂ©tait point chargĂ©e, les deux derniĂšres lettres furent envoyĂ©es selon le rĂšglement, la premiĂšre datĂ©e de Saint-Germain, lâautre de Suresnes. LâexpĂ©diteur signa dâabord Anquety, puis PĂ©chard. Les adresses quâil donna Ă©taient fausses. Au bout de six ans, Henriette mourut. LâĂ©nigme demeura entiĂšre. â Tous ces Ă©vĂ©nements sont connus du public. Lâaffaire fut de celles qui passionnĂšrent lâopinion, et câest un destin Ă©trange que celui de ce collier, qui, aprĂšs avoir bouleversĂ© la France Ă la fin du dix-huitiĂšme siĂšcle, souleva encore tant dâĂ©motion un siĂšcle plus tard. Mais ce que je vais dire est ignorĂ© de tous, sauf des principaux intĂ©ressĂ©s et de quelques personnes auxquelles le comte demanda le secret absolu. Comme il est probable quâun jour ou lâautre elles manqueront Ă leur promesse, je nâai, moi, aucun scrupule Ă dĂ©chirer le voile et lâon aura ainsi, en mĂȘme temps que la clef de lâĂ©nigme, lâexplication de la lettre publiĂ©e par les journaux dâavant-hier matin, lettre extraordinaire qui ajoutait encore, si câest possible, un peu dâombre et de mystĂšre aux obscuritĂ©s de ce drame. Il y a cinq jours de cela. Au nombre des invitĂ©s qui dĂ©jeunaient chez M. de Dreux-Soubise, se trouvaient ses deux niĂšces et sa cousine, et, comme hommes, le prĂ©sident dâEssaville, le dĂ©putĂ© Bochas, le chevalier Floriani que le comte avait connu en Sicile, et le gĂ©nĂ©ral marquis de RouziĂšres, un vieux camarade de cercle. AprĂšs le repas, ces dames servirent le cafĂ©, et les messieurs eurent lâautorisation dâune cigarette, Ă condition de ne point dĂ©serter le salon. On causa. Lâune des jeunes filles sâamusa Ă faire les cartes et Ă dire la bonne aventure. Puis on en vint Ă parler de crimes cĂ©lĂšbres. Et câest Ă ce propos que M. de RouziĂšres, qui ne manquait jamais lâoccasion de taquiner le comte, rappela lâaventure du collier, sujet de conversation que M. de Dreux avait en horreur. AussitĂŽt chacun donna son avis. Chacun recommença lâinstruction Ă sa maniĂšre. Et, bien entendu, toutes les hypothĂšses se contredisaient, toutes Ă©galement inadmissibles. â Et vous, Monsieur, demanda la comtesse au chevalier Floriani, quelle est votre opinion ? â Oh ! moi, je nâai pas dâopinion, Madame. On se rĂ©cria. PrĂ©cisĂ©ment le chevalier venait de raconter trĂšs brillamment diverses aventures auxquelles il avait Ă©tĂ© mĂȘlĂ© avec son pĂšre, magistrat Ă Palerme, et oĂč sâĂ©taient affirmĂ©s son jugement et son goĂ»t pour ces questions. â Jâavoue, dit-il, quâil mâest arrivĂ© de rĂ©ussir alors que de plus habiles avaient renoncĂ©. Mais de lĂ Ă me considĂ©rer comme un Sherlock Holmes⊠Et puis, câest Ă peine si je sais de quoi il sâagit. On se tourna vers le maĂźtre de la maison. Ă contre-cĆur, il dut rĂ©sumer les faits. Le chevalier Ă©couta, rĂ©flĂ©chit, posa quelques interrogations, et murmura â Câest drĂŽle⊠à premiĂšre vue il ne me semble pas que la chose soit si difficile Ă deviner. Le comte haussa les Ă©paules. Mais les autres personnes sâempressĂšrent autour du chevalier, et il reprit dâun ton un peu dogmatique â En gĂ©nĂ©ral, pour remonter Ă lâauteur dâun crime ou dâun vol, il faut dĂ©terminer comment ce crime ou ce vol ont Ă©tĂ© commis, ou du moins ont pu ĂȘtre commis. Dans le cas actuel, rien de plus simple selon moi, car nous nous trouvons en face, non pas de plusieurs hypothĂšses, mais dâune certitude, dâune certitude unique, rigoureuse, et qui sâĂ©nonce ainsi lâindividu ne pouvait entrer que par la porte de la chambre ou par la fenĂȘtre du cabinet. Or, on nâouvre pas, de lâextĂ©rieur, une porte verrouillĂ©e. Donc il est entrĂ© par la fenĂȘtre. â Elle Ă©tait fermĂ©e et on lâa retrouvĂ©e fermĂ©e, dĂ©clara nettement M. de Dreux. â Pour cela, continua Floriani sans relever lâinterruption, il nâa eu besoin que dâĂ©tablir un pont, planche ou Ă©chelle, entre le balcon de la cuisine et le rebord de la fenĂȘtre, et dĂšs que lâĂ©crin⊠â Mais je vous rĂ©pĂšte que la fenĂȘtre Ă©tait fermĂ©e ! sâĂ©cria le comte avec impatience. Cette fois Floriani dut rĂ©pondre. Il le fit avec la plus grande tranquillitĂ©, en homme quâune objection aussi insignifiante ne trouble point. â Je veux croire quâelle lâĂ©tait, mais nây a-t-il pas un vasistas ? â Comment le savez-vous ? â Dâabord câest presque une rĂšgle dans les hĂŽtels de cette Ă©poque. Et ensuite il faut bien quâil en soit ainsi, puisque, autrement, le vol est inexplicable. â En effet, il y en a un, mais il Ă©tait clos, comme la fenĂȘtre. On nây a mĂȘme pas fait attention. â Câest un tort. Car si on y avait fait attention, on aurait vu Ă©videmment quâil avait Ă©tĂ© ouvert. â Et comment ? â Je suppose que, pareil Ă tous les autres, il sâouvre au moyen dâun fil de fer tressĂ©, muni dâun anneau Ă son extrĂ©mitĂ© infĂ©rieure ? â Oui. â Et cet anneau pendait entre la croisĂ©e et le bahut ? â Oui, mais je ne comprends pas⊠â Voici. Par une fente pratiquĂ©e dans le carreau, on a pu, Ă lâaide dâun instrument quelconque, mettons une baguette de fer pourvue dâun crochet, agripper lâanneau, peser et ouvrir. Le comte ricana â Parfait ! parfait ! vous arrangez tout cela avec une aisance ! seulement vous oubliez une chose, cher Monsieur, câest quâil nây a pas eu de fente pratiquĂ©e dans le carreau. â Il y a eu une fente. â Allons donc ! on lâaurait vue. â Pour voir il faut regarder, et lâon nâa pas regardĂ©. La fente existe, il est matĂ©riellement impossible quâelle nâexiste pas, le long du carreau, contre le mastic⊠dans le sens vertical, bien entendu⊠Le comte se leva. Il paraissait trĂšs surexcitĂ©. Il arpenta deux ou trois fois le salon dâun pas nerveux, et, sâapprochant de Floriani â Rien nâa changĂ© lĂ -haut depuis ce jour⊠personne nâa mis les pieds dans ce cabinet. â En ce cas, Monsieur, il vous est loisible de vous assurer que mon explication concorde avec la rĂ©alitĂ©. â Elle ne concorde avec aucun des faits que la justice a constatĂ©s. Vous nâavez rien vu, vous ne savez rien, et vous allez Ă lâencontre de tout ce que nous avons vu et de tout ce que nous savons. Floriani ne sembla point remarquer lâirritation du comte, et il dit en souriant â Mon Dieu, Monsieur, je tĂąche de voir clair, voilĂ tout. Si je me trompe, prouvez-moi mon erreur. â Sans plus tarder⊠Jâavoue quâĂ la longue votre assurance⊠M. de Dreux mĂąchonna encore quelques paroles, puis, soudain, se dirigea vers la porte et sortit. Pas un mot ne fut prononcĂ©. On attendait anxieusement, comme si, vraiment, une parcelle de la vĂ©ritĂ© allait apparaĂźtre. Et le silence avait une gravitĂ© extrĂȘme. Enfin, le comte apparut dans lâembrasure de la porte. Il Ă©tait pĂąle et singuliĂšrement agitĂ©. Il dit Ă ses amis dâune voix tremblante â Je vous demande pardon⊠les rĂ©vĂ©lations de Monsieur sont si imprĂ©vues⊠je nâaurais jamais pensé⊠Sa femme lâinterrogea avidement â Parle⊠je tâen supplie⊠quây a-t-il ? Il balbutia â La fente existe⊠à lâendroit mĂȘme indiqué⊠le long du carreau⊠Il saisit brusquement le bras du chevalier et lui dit dâun ton impĂ©rieux â Et maintenant, Monsieur, poursuivez⊠je reconnais que vous avez raison jusquâici, mais maintenant⊠Ce nâest pas fini⊠rĂ©pondez⊠que sâest-il passĂ© selon vous ? Floriani se dĂ©gagea doucement et aprĂšs un instant prononça â Eh bien, selon moi, voilĂ ce qui sâest passĂ©. Lâindividu, sachant que Mme de Dreux allait au bal avec le collier, a jetĂ© sa passerelle pendant votre absence. Au travers de la fenĂȘtre il vous a surveillĂ© et vous a vu cacher le bijou. DĂšs que vous ĂȘtes parti, il a coupĂ© la vitre et a tirĂ© lâanneau. â Soit, mais la distance est trop grande pour quâil ait pu, par le vasistas, atteindre la poignĂ©e de la fenĂȘtre. â Sâil nâa pu lâouvrir, câest quâil est entrĂ© par le vasistas lui-mĂȘme. â Impossible ; il nây a pas dâhomme assez mince pour sâintroduire par lĂ . â Alors ce nâest pas un homme. â Comment ! â Certes. Si le passage est trop Ă©troit pour un homme, il faut bien que ce soit un enfant. â Un enfant ! â Ne mâavez-vous pas dit que votre amie Henriette avait un fils ! â En effet⊠un fils qui sâappelait Raoul. â Il est infiniment probable que câest ce Raoul qui a commis le vol. â Quelle preuve en avez-vous ? â Quelle preuve !⊠il nâen manque pas de preuves⊠Ainsi par exemple⊠Il se tut et rĂ©flĂ©chit quelques secondes. Puis il reprit â Ainsi, par exemple, cette passerelle, il nâest pas Ă croire que lâenfant lâait apportĂ©e du dehors et remportĂ©e sans que lâon sâen soit aperçu. Il a dĂ» employer ce qui Ă©tait Ă sa disposition. Dans le rĂ©duit oĂč Henriette faisait sa cuisine, il y avait, nâest-ce pas, des tablettes accrochĂ©es au mur oĂč lâon posait les casseroles ? â Deux tablettes, autant que je mâen souvienne. â Il faudrait sâassurer si ces planches sont rĂ©ellement fixĂ©es aux tasseaux de bois qui les supportent. Dans le cas contraire nous serions autorisĂ©s Ă penser que lâenfant les a dĂ©clouĂ©es, puis attachĂ©es lâune Ă lâautre. Peut-ĂȘtre aussi, puisquâil y avait un fourneau, trouverait-on le crochet Ă fourneau dont il a dĂ» se servir pour ouvrir le vasistas. Sans mot dire le comte sortit, et cette fois les assistants ne ressentirent mĂȘme point la petite anxiĂ©tĂ© de lâinconnu quâils avaient Ă©prouvĂ©e la premiĂšre fois. Ils savaient, ils savaient de façon absolue, que les prĂ©visions de Floriani Ă©taient justes. Il Ă©manait de cet homme une impression de certitude si rigoureuse quâon lâĂ©coutait non point comme sâil dĂ©duisait des faits les uns des autres, mais comme sâil racontait des Ă©vĂ©nements dont il Ă©tait facile de vĂ©rifier au fur et Ă mesure lâauthenticitĂ©. Et personne ne sâĂ©tonna lorsquâĂ son retour le comte dĂ©clara â Câest bien lâenfant, câest bien lui, tout lâatteste. â Vous avez vu les planches⊠le crochet ? â Jâai vu⊠les planches ont Ă©tĂ© dĂ©clouĂ©es⊠le crochet est encore lĂ . Mais Mme de Dreux-Soubise sâĂ©cria â Câest lui⊠Vous voulez dire plutĂŽt que câest sa mĂšre. Henriette est la seule coupable. Elle aura obligĂ© son fils⊠â Non, affirma le chevalier, la mĂšre nây est pour rien. â Allons donc ! ils habitaient la mĂȘme chambre, lâenfant nâaurait pu agir Ă lâinsu dâHenriette. â Ils habitaient la mĂȘme chambre, mais tout sâest passĂ© dans la piĂšce voisine, la nuit, tandis que la mĂšre dormait. â Et le collier ? fit le comte, on lâaurait trouvĂ© dans les affaires de lâenfant. â Pardon ! il sortait, lui. Le matin mĂȘme oĂč vous lâavez surpris devant sa table de travail, il venait de lâĂ©cole, et peut-ĂȘtre la justice, au lieu dâĂ©puiser ses ressources contre la mĂšre innocente, aurait-elle Ă©tĂ© mieux inspirĂ©e en perquisitionnant lĂ -bas, dans le pupitre de lâenfant, parmi ses livres de classe. â Soit, mais ces deux mille francs quâHenriette recevait chaque annĂ©e, nâest-ce pas le meilleur signe de sa complicitĂ© ? â Complice, vous eĂ»t-elle remerciĂ©s de cet argent ? Et puis, ne la surveillait-on pas ? Tandis que lâenfant est libre, lui, il a toute facilitĂ© pour courir jusquâĂ la ville voisine, pour sâaboucher avec un revendeur quelconque et lui cĂ©der Ă vil prix un diamant, deux diamants, selon le cas⊠sous la seule condition que lâenvoi dâargent sera effectuĂ© de Paris, moyennant quoi on recommencera lâannĂ©e suivante. Un malaise indĂ©finissable oppressait les Dreux-Soubise et leurs invitĂ©s. Vraiment il y avait dans le ton, dans lâattitude de Floriani, autre chose que cette certitude qui, dĂšs le dĂ©but, avait si fort agacĂ© le comte. Il y avait comme de lâironie, et une ironie qui semblait plutĂŽt hostile que sympathique et amicale ainsi quâil eĂ»t convenu. Le comte affecta de rire. â Tout cela est dâun ingĂ©nieux qui me ravit, mes compliments. Quelle imagination brillante ! â Mais non, mais non, sâĂ©cria Floriani avec plus de gravitĂ©, je nâimagine pas, jâĂ©voque des circonstances qui furent inĂ©vitablement telles que je les montre. â Quâen savez-vous ? â Ce que vous-mĂȘme mâen avez dit. Je me reprĂ©sente la vie de la mĂšre et de lâenfant, lĂ -bas, au fond de la province, la mĂšre qui tombe malade, les ruses et les inventions du petit pour vendre les pierreries et sauver sa mĂšre ou tout au moins adoucir ses derniers moments. Le mal lâemporte. Elle meurt. Des annĂ©es passent. Lâenfant grandit, devient un homme. Et alors â et pour cette fois, je veux bien admettre que mon imagination se donne libre cours â supposons que cet homme Ă©prouve le besoin de revenir dans les lieux oĂč il a vĂ©cu son enfance, quâil les revoie, quâil retrouve ceux qui ont soupçonnĂ©, accusĂ© sa mĂšre⊠pensez-vous Ă lâintĂ©rĂȘt poignant dâune telle entrevue dans la vieille maison oĂč se sont dĂ©roulĂ©es les pĂ©ripĂ©ties du drame ? Ses paroles retentirent quelques secondes dans le silence inquiet, et sur le visage de M. et Mme de Dreux, se lisait un effort Ă©perdu pour comprendre, en mĂȘme temps que la peur, que lâangoisse de comprendre. Le comte murmura â Qui ĂȘtes-vous donc, Monsieur ? â Moi ? mais le chevalier Floriani que vous avez rencontrĂ© Ă Palerme, et que vous avez Ă©tĂ© assez bon de convier chez vous dĂ©jĂ plusieurs fois. â Alors que signifie cette histoire ? â Oh ! mais rien du tout ! Câest un simple jeu de ma part. Jâessaie de me figurer la joie que le fils dâHenriette, sâil existe encore, aurait Ă vous dire quâil fut le seul coupable, et quâil le fut parce que sa mĂšre Ă©tait malheureuse, sur le point de perdre la place de⊠domestique dont elle vivait, et parce que lâenfant souffrait de voir sa mĂšre malheureuse. Il sâexprimait avec une Ă©motion contenue, Ă demi levĂ© et penchĂ© vers la comtesse. Aucun doute ne pouvait subsister. Le chevalier Floriani nâĂ©tait autre que le fils dâHenriette. Tout, dans son attitude, dans ses paroles, le proclamait. Dâailleurs nâĂ©tait-ce point son intention Ă©vidente, sa volontĂ© mĂȘme dâĂȘtre reconnu comme tel ? Le comte hĂ©sita. Quelle conduite allait-il tenir envers lâaudacieux personnage ? Sonner ? Provoquer un scandale ? DĂ©masquer celui qui lâavait dĂ©pouillĂ© jadis ? Mais il y avait si longtemps ! Et qui voudrait admettre cette histoire absurde dâenfant coupable ? Non, il valait mieux accepter la situation, en affectant de nâen point saisir le vĂ©ritable sens. Et le comte, sâapprochant de Floriani, sâĂ©cria avec enjouement â TrĂšs amusant, trĂšs curieux, votre roman. Je vous jure quâil me passionne. Mais, suivant vous, quâest-il devenu ce bon jeune homme, ce modĂšle des fils ? JâespĂšre quâil ne sâest pas arrĂȘtĂ© en si beau chemin. â Oh ! certes, non. â Nâest-ce pas ! AprĂšs un tel dĂ©but ! Prendre le Collier de la Reine Ă six ans, le cĂ©lĂšbre collier que convoitait Marie-Antoinette ! â Et le prendre, observa Floriani, se prĂȘtant au jeu du comte, le prendre sans quâil lui en coĂ»te le moindre dĂ©sagrĂ©ment, sans que personne ait lâidĂ©e dâexaminer lâĂ©tat des carreaux ou sâavise que le rebord de la fenĂȘtre est trop propre, ce rebord quâil avait essuyĂ© pour effacer les traces de son passage sur lâĂ©paisse poussiĂšre⊠Avouez quâil y avait de quoi tourner la tĂȘte dâun gamin de son Ăąge. Câest donc si facile ? Il nây a donc quâĂ vouloir et Ă tendre la main ?⊠Ma foi, il voulut⊠â Et il tendit la main. â Les deux mains, reprit le chevalier en riant. Il y eut un frisson. Quel mystĂšre cachait la vie de ce soi-disant Floriani ? Combien extraordinaire devait ĂȘtre lâexistence de cet aventurier, voleur gĂ©nial Ă six ans, et qui, aujourdâhui, par un raffinement de dilettante en quĂȘte dâĂ©motion, ou tout au plus pour satisfaire un sentiment de rancune, venait braver sa victime chez elle, audacieusement, follement, et cependant avec toute la correction dâun galant homme en visite ! Il se leva et sâapprocha de la comtesse pour prendre congĂ©. Elle rĂ©prima un mouvement de recul. Il sourit. â Oh ! Madame, vous avez peur ! aurais-je donc poussĂ© trop loin ma petite comĂ©die de sorcier de salon ! Elle se domina et rĂ©pondit avec la mĂȘme dĂ©sinvolture un peu railleuse â Nullement, Monsieur. La lĂ©gende de ce bon fils mâa au contraire fort intĂ©ressĂ©e, et je suis heureuse que mon collier ait Ă©tĂ© lâoccasion dâune destinĂ©e aussi brillante. Mais ne croyez-vous pas que le fils de cette⊠femme, de cette Henriette, obĂ©issait surtout Ă sa vocation ? Il tressaillit, sentant la pointe, et rĂ©pliqua â Jâen suis persuadĂ©, et il fallait mĂȘme que cette vocation fĂ»t sĂ©rieuse pour que lâenfant ne se rebutĂąt point. â Et comment cela ? â Mais oui, vous le savez, la plupart des pierres Ă©taient fausses. Il nây avait de vrais que les quelques diamants rachetĂ©s au bijoutier anglais, les autres ayant Ă©tĂ© vendus un Ă un selon les dures nĂ©cessitĂ©s de la vie. â CâĂ©tait toujours le Collier de la Reine, Monsieur, dit la comtesse avec hauteur, et voilĂ , me semble-t-il, ce que le fils dâHenriette ne pouvait comprendre. â Il a dĂ» comprendre, Madame, que, faux ou vrai, le collier Ă©tait avant tout un objet de parade, une enseigne. M. de Dreux fit un geste. Sa femme aussitĂŽt le prĂ©vint. â Monsieur, dit-elle, si lâhomme auquel vous faites allusion a la moindre pudeur⊠Elle sâinterrompit, intimidĂ©e par le calme regard de Floriani. Il rĂ©pĂ©ta â Si cet homme a la moindre pudeur⊠Elle sentit quâelle ne gagnerait rien Ă lui parler de la sorte, et malgrĂ© elle, malgrĂ© sa colĂšre et son indignation, toute frĂ©missante dâorgueil humiliĂ©, elle lui dit presque poliment â Monsieur, la lĂ©gende veut que RĂ©taux de Villette, quand il eut le Collier de la Reine entre les mains et quâil en eut fait sauter tous les diamants avec Jeanne de Valois, nâait point osĂ© toucher Ă la monture. Il comprit que les diamants nâĂ©taient que lâornement, que lâaccessoire, mais que la monture Ă©tait lâĆuvre essentielle, la crĂ©ation mĂȘme de lâartiste, et il la respecta. Pensez-vous que cet homme ait compris Ă©galement ? â Je ne doute pas que la monture existe. Lâenfant lâa respectĂ©e. â Eh bien, Monsieur, sâil vous arrive de le rencontrer, vous lui direz quâil garde injustement une de ces reliques qui sont la propriĂ©tĂ© et la gloire de certaines familles, et quâil a pu en arracher les pierres sans que le Collier de la Reine cessĂąt dâappartenir Ă la maison de Dreux-Soubise. Il nous appartient comme notre nom, comme notre honneur. Le chevalier rĂ©pondit simplement â Je le lui dirai, Madame. Il sâinclina devant elle, salua le comte, salua les uns aprĂšs les autres tous les assistants et sortit. â Quatre jours aprĂšs, Mme de Dreux trouvait sur la table de sa chambre un Ă©crin de cuir rouge aux armes du Cardinal. Elle ouvrit. CâĂ©tait le Collier en esclavage de la Reine. Mais comme toutes choses doivent, dans la vie dâun homme soucieux dâunitĂ© et de logique, concourir au mĂȘme but â et quâun peu de rĂ©clame nâest jamais nuisible â le lendemain lâĂcho de France publiait ces lignes sensationnelles Le Collier de la Reine, le cĂ©lĂšbre bijou historique dĂ©robĂ© autrefois Ă la famille de Dreux-Soubise, a Ă©tĂ© retrouvĂ© par ArsĂšne Lupin. ArsĂšne Lupin sâest empressĂ© de le rendre Ă ses lĂ©gitimes propriĂ©taires. On ne peut quâapplaudir Ă cette attention dĂ©licate et chevaleresque. » LE SEPTDE CĆUR Une question se pose, et elle me fut souvent posĂ©e â Comment ai-je connu ArsĂšne Lupin ? Personne ne doute que je le connaisse. Les dĂ©tails que jâaccumule sur cet homme dĂ©concertant, les faits irrĂ©futables que jâexpose, les preuves nouvelles que jâapporte, lâinterprĂ©tation que je donne de certains actes dont on nâavait vu que les manifestations extĂ©rieures sans en pĂ©nĂ©trer les raisons secrĂštes ni le mĂ©canisme invisible, tout cela prouve bien, sinon une intimitĂ©, que lâexistence mĂȘme de Lupin rendrait impossible, du moins des relations amicales et des confidences suivies. Mais comment lâai-je connu ? DâoĂč me vient la faveur dâĂȘtre son historiographe ? Pourquoi moi et pas un autre ? La rĂ©ponse est facile le hasard seul a prĂ©sidĂ© Ă un choix oĂč mon mĂ©rite nâentre pour rien. Câest le hasard qui mâa mis sur sa route. Câest par hasard que jâai Ă©tĂ© mĂȘlĂ© Ă lâune de ses plus Ă©tranges et de ses plus mystĂ©rieuses aventures, par hasard enfin que je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteur en scĂšne, drame obscur et complexe, hĂ©rissĂ© de telles pĂ©ripĂ©ties que jâĂ©prouve un certain embarras au moment dâen entreprendre le rĂ©cit. Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au 23 juin dont on a tant parlĂ©. Et, pour ma part, disons-le tout de suite, jâattribue la conduite assez anormale que je tins en lâoccasion, Ă lâĂ©tat dâesprit trĂšs spĂ©cial oĂč je me trouvais en rentrant chez moi. Nous avions dĂźnĂ© entre amis au restaurant de la Cascade, et, toute la soirĂ©e, tandis que nous fumions et que lâorchestre de tziganes jouait des valses mĂ©lancoliques, nous nâavions parlĂ© que de crimes et de vols, dâintrigues effrayantes et tĂ©nĂ©breuses. Câest toujours lĂ une mauvaise prĂ©paration au sommeil. Les Saint-Martin sâen allĂšrent en automobile. Jean Daspry, â ce charmant et insouciant Daspry qui devait, six mois aprĂšs, se faire tuer de façon si tragique sur la frontiĂšre du Maroc, â Jean Daspry et moi nous revĂźnmes Ă pied par la nuit obscure et chaude. Quand nous fĂ»mes arrivĂ©s devant le petit hĂŽtel que jâhabitais depuis un an Ă Neuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit â Vous nâavez jamais peur ? â Quelle idĂ©e ! â Dame, ce pavillon est tellement isolĂ© ! pas de voisins⊠des terrains vagues⊠Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant⊠â Eh bien, vous ĂȘtes gai, vous ! â Oh ! je dis cela comme je dirais autre chose. Les Saint-Martin mâont impressionnĂ© avec leurs histoires de brigands. Mâayant serrĂ© la main il sâĂ©loigna. Je pris ma clef et jâouvris. â Allons ! bon, murmurai-je, Antoine a oubliĂ© de mâallumer une bougie. Et soudain je me rappelai Antoine Ă©tait absent, je lui avais donnĂ© congĂ©. Tout de suite lâombre et le silence me furent dĂ©sagrĂ©ables. Je montai jusquâĂ ma chambre Ă tĂątons, le plus vite possible, et, aussitĂŽt, contrairement Ă mon habitude, je tournai la clef et poussai le verrou. La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid. Pourtant jâeus soin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver Ă longue portĂ©e, et je le posai Ă cĂŽtĂ© de mon lit. Cette prĂ©caution acheva de me rassurer. Je me couchai et, comme Ă lâordinaire, pour mâendormir, je pris sur la table de nuit le livre qui mây attendait chaque soir. Je fus trĂšs Ă©tonnĂ©. Ă la place du coupe-papier dont je lâavais marquĂ© la veille, se trouvait une enveloppe, cachetĂ©e de cinq cachets de cire rouge. Je la saisis vivement. Elle portait comme adresse mon nom et mon prĂ©nom, accompagnĂ©s de cette mention Urgente ». Une lettre ! une lettre Ă mon nom ! qui pouvait lâavoir mise Ă cet endroit ? Un peu nerveux, je dĂ©chirai lâenveloppe, et je lus Ă partir du moment oĂč vous aurez ouvert cette lettre, quoi quâil arrive, quoi que vous entendiez, ne bougez plus, ne faites pas un geste, ne jetez pas un cri. Sinon, vous ĂȘtes perdu. » Moi non plus je ne suis pas un poltron, et, tout aussi bien quâun autre, je sais me tenir en face du danger rĂ©el, ou sourire des pĂ©rils chimĂ©riques dont sâeffare notre imagination. Mais, je le rĂ©pĂšte, jâĂ©tais dans une situation dâesprit anormale, plus facilement impressionnable, les nerfs Ă fleur de peau. Et dâailleurs, nây avait-il pas dans tout cela quelque chose de troublant et dâinexplicable qui eĂ»t Ă©branlĂ© lâĂąme du plus intrĂ©pide ? Mes doigts serraient fiĂ©vreusement la feuille de papier, et mes yeux relisaient sans cesse les phrases menaçantes⊠Ne faites pas un geste⊠ne jetez pas un cri⊠sinon, vous ĂȘtes perdu⊠» Allons donc ! pensai-je, câest quelque plaisanterie, une farce imbĂ©cile. Je fus sur le point de rire, mĂȘme je voulus rire Ă haute voix. Qui mâen empĂȘcha ? Quelle crainte indĂ©cise me comprima la gorge ? Du moins je soufflerais la bougie. Non, je ne pus la souffler. Pas un geste, ou vous ĂȘtes perdu », Ă©tait-il Ă©crit. Mais pourquoi lutter contre ces sortes dâautosuggestions plus impĂ©rieuses souvent que les faits les plus prĂ©cis ? Il nây avait quâĂ fermer les yeux. Je fermai les yeux. Au mĂȘme moment, un bruit lĂ©ger passa dans le silence, puis des craquements. Et cela provenait, me sembla-t-il, dâune grande salle voisine oĂč jâavais installĂ© mon cabinet de travail et dont je nâĂ©tais sĂ©parĂ© que par lâantichambre. Lâapproche dâun danger rĂ©el me surexcita, et jâeus la sensation que jâallais me lever, saisir mon revolver et me prĂ©cipiter dans cette salle. Je ne me levai point en face de moi, un des rideaux de la fenĂȘtre de gauche avait remuĂ©. Le doute nâĂ©tait pas possible il avait remuĂ©. Il remuait encore ! Et je vis â oh ! je vis cela distinctement â quâil y avait entre les rideaux et la fenĂȘtre, dans cet espace trop Ă©troit, une forme humaine dont lâĂ©paisseur empĂȘchait lâĂ©toffe de tomber droit. Et lâĂȘtre aussi me voyait, il Ă©tait certain quâil me voyait Ă travers les mailles trĂšs larges de lâĂ©toffe. Alors je compris tout. Tandis que les autres emportaient leur butin, sa mission Ă lui consistait Ă me tenir en respect. Me lever ? Saisir un revolver ? Impossible⊠il Ă©tait lĂ ! au moindre geste, au moindre cri, jâĂ©tais perdu. Un coup violent secoua la maison, suivi de petits coups groupĂ©s par deux ou trois, comme ceux dâun marteau qui frappe sur des pointes et qui rebondit. Ou du moins voilĂ ce que jâimaginais, dans la confusion de mon cerveau. Et dâautres bruits sâentrecroisĂšrent, un vĂ©ritable vacarme qui prouvait que lâon ne se gĂȘnait point, et que lâon agissait en toute sĂ©curitĂ©. On avait raison je ne bougeai pas. Fut-ce lĂąchetĂ© ? Non, anĂ©antissement plutĂŽt, impuissance totale Ă mouvoir un seul de mes membres. Sagesse Ă©galement, car enfin pourquoi lutter ? DerriĂšre cet homme, il y en avait dix autres qui viendraient Ă son appel. Allais-je risquer ma vie pour sauver quelques tapisseries et quelques bibelots ? Et toute la nuit ce supplice dura. Supplice intolĂ©rable, angoisse terrible ! Le bruit sâĂ©tait interrompu, mais je ne cessais dâattendre quâil recommençùt. Et lâhomme ! lâhomme qui me surveillait, lâarme Ă la main ! Mon regard effrayĂ© ne le quittait pas. Et mon cĆur battait ! et de la sueur ruisselait de mon front et de tout mon corps ! Et tout Ă coup un bien-ĂȘtre inexprimable mâenvahit une voiture de laitier dont je connaissais bien le roulement, passa sur le boulevard, et jâeus en mĂȘme temps lâimpression que lâaube se glissait entre les persiennes closes et quâun peu de jour dehors se mĂȘlait Ă lâombre. Et le jour pĂ©nĂ©tra dans la chambre. Et dâautres voitures passĂšrent. Et tous les fantĂŽmes de la nuit sâĂ©vanouirent. Alors je sortis un bras du lit, lentement, sournoisement. En face rien ne remua. Je marquai des yeux le pli du rideau, lâendroit prĂ©cis oĂč il fallait viser, je fis le compte exact des mouvements que je devais exĂ©cuter, et, rapidement, jâempoignai mon revolver et je tirai. Je sautai hors du lit avec un cri de dĂ©livrance, et je bondis sur le rideau. LâĂ©toffe Ă©tait percĂ©e, la vitre Ă©tait percĂ©e. Quant Ă lâhomme, je nâavais pu lâatteindre⊠pour cette bonne raison quâil nây avait personne. Personne ! Ainsi, toute la nuit, jâavais Ă©tĂ© hypnotisĂ© par un pli de rideau ! Et pendant ce temps, des malfaiteurs⊠Rageusement, dâun Ă©lan que rien nâeĂ»t arrĂȘtĂ©, je tournai la clef dans la serrure, jâouvris ma porte, je traversai lâantichambre, jâouvris une autre porte, et je me ruai dans la salle. Mais une stupeur me cloua sur le seuil, haletant, abasourdi, plus Ă©tonnĂ© encore que je ne lâavais Ă©tĂ© de lâabsence de lâhomme rien nâavait disparu. Toutes les choses que je supposais enlevĂ©es, meubles, tableaux, vieux velours et vieilles soies, toutes ces choses Ă©taient Ă leur place ! Spectacle incomprĂ©hensible ! Je nâen croyais pas mes yeux ! Pourtant ce vacarme, ces bruits de dĂ©mĂ©nagement⊠Je fis le tour de la piĂšce, jâinspectai les murs, je dressai lâinventaire de tous ces objets que je connaissais si bien. Rien ne manquait ! Et ce qui me dĂ©concertait le plus, câest que rien non plus ne rĂ©vĂ©lait le passage des malfaiteurs, aucun indice, pas une chaise dĂ©rangĂ©e, pas une trace de pas. â Voyons, voyons, me disais-je en me prenant la tĂȘte Ă deux mains, je ne suis pourtant pas un fou ! Jâai bien entendu !⊠Pouce par pouce, avec les procĂ©dĂ©s dâinvestigation les plus minutieux, jâexaminai la salle. Ce fut en vain. Ou plutĂŽt⊠mais pouvais-je considĂ©rer cela comme une dĂ©couverte ? Sous un petit tapis persan, jetĂ© sur le parquet, je ramassai une carte, une carte Ă jouer. CâĂ©tait un sept de cĆur, pareil Ă tous les sept de cĆur des jeux de cartes français, mais qui retint mon attention par un dĂ©tail assez curieux. La pointe extrĂȘme de chacune des sept marques rouges en forme de cĆur, Ă©tait percĂ©e dâun trou, le trou rond et rĂ©gulier quâeĂ»t pratiquĂ© lâextrĂ©mitĂ© dâun poinçon. VoilĂ tout. Une carte et une lettre trouvĂ©e dans un livre. En dehors de cela, rien. Ătait-ce assez pour affirmer que je nâavais pas Ă©tĂ© le jouet dâun rĂȘve ? â Toute la journĂ©e, je poursuivis mes recherches dans le salon. CâĂ©tait une grande piĂšce en disproportion avec lâexiguĂŻtĂ© de lâhĂŽtel, et dont lâornementation attestait le goĂ»t bizarre de celui qui lâavait conçue. Le parquet Ă©tait fait dâune mosaĂŻque de petites pierres multicolores, formant de larges dessins symĂ©triques. La mĂȘme mosaĂŻque recouvrait les murs, disposĂ©e en panneaux, allĂ©gories pompĂ©iennes, compositions bizantines, fresque du moyen Ăąge. Un Bacchus enfourchait un tonneau. Un empereur couronnĂ© dâor, Ă barbe fleurie, tenait un glaive dans sa main droite. Tout en haut, un peu Ă la façon dâun atelier, se dĂ©coupait lâunique et vaste fenĂȘtre. Cette fenĂȘtre Ă©tant toujours ouverte la nuit, il Ă©tait probable que les hommes avaient passĂ© par lĂ , Ă lâaide dâune Ă©chelle. Mais, ici encore, aucune certitude. Les montants de lâĂ©chelle eussent dĂ» laisser des traces sur le sol battu de la cour il nây en avait point. Lâherbe du terrain vague qui entourait lâhĂŽtel aurait dĂ» ĂȘtre fraĂźchement foulĂ©e elle ne lâĂ©tait pas. Jâavoue que je nâeus point lâidĂ©e de mâadresser Ă la police, tellement les faits quâil mâeĂ»t fallu exposer Ă©taient inconsistants et absurdes. On se fĂ»t moquĂ© de moi. Mais, le surlendemain, câĂ©tait mon jour de chronique au Gil Blas, oĂč jâĂ©crivais alors. ObsĂ©dĂ© par mon aventure, je la racontai tout au long. Lâarticle ne passa pas inaperçu, mais je vis bien quâon ne le prenait guĂšre au sĂ©rieux, et quâon le considĂ©rait plutĂŽt comme une fantaisie que comme une histoire rĂ©elle. Les Saint-Martin me raillĂšrent. Daspry, cependant, qui ne manquait pas dâune certaine compĂ©tence en ces matiĂšres, vint me voir, se fit expliquer lâaffaire et lâĂ©tudia⊠sans plus de succĂšs dâailleurs. Or, un des matins suivants, le timbre de la grille rĂ©sonna, et Antoine vint mâavertir quâun monsieur dĂ©sirait me parler. Il nâavait pas voulu donner son nom. Je le priai de monter. CâĂ©tait un homme dâune quarantaine dâannĂ©es, trĂšs brun, de visage Ă©nergique, et dont les habits propres, mais usĂ©s, annonçaient un souci dâĂ©lĂ©gance qui contrastait avec ses façons plutĂŽt vulgaires. Sans prĂ©ambule, il me dit â dâune voix Ă©raillĂ©e, avec des accents qui me confirmĂšrent la situation sociale de lâindividu â Monsieur, en voyage, dans un cafĂ©, le Gil Blas mâest tombĂ© sous les yeux. Jâai lu votre article. Il mâa intĂ©ressé⊠beaucoup. â Je vous remercie. â Et je suis revenu. â Ah ! â Oui, pour vous parler. Tous les faits que vous avez racontĂ©s sont-ils exacts ? â Absolument exacts. â Il nâen est pas un seul qui soit de votre invention ? â Pas un seul. â En ce cas jâaurais peut-ĂȘtre des renseignements Ă vous fournir. â Je vous Ă©coute. â Non. â Comment, non ? â Avant de parler, il faut que je vĂ©rifie sâils sont justes. â Et pour les vĂ©rifier ? â Il faut que je reste seul dans cette piĂšce. Je le regardai avec surprise. â Je ne vois pas trĂšs bien⊠â Câest une idĂ©e que jâai eue en lisant votre article. Certains dĂ©tails Ă©tablissent une coĂŻncidence vraiment extraordinaire avec une autre aventure que le hasard mâa rĂ©vĂ©lĂ©e. Si je me suis trompĂ©, il est prĂ©fĂ©rable que je garde le silence. Et lâunique moyen de le savoir, câest que je reste seul⊠Quây avait-il sous cette proposition ? Plus tard je me suis rappelĂ© quâen la formulant lâhomme avait un air inquiet, une expression de physionomie anxieuse. Mais, sur le moment, bien quâun peu Ă©tonnĂ©, je ne trouvai rien de particuliĂšrement anormal Ă sa demande. Et puis une telle curiositĂ© me stimulait ! Je rĂ©pondis â Soit. Combien vous faut-il de temps ? â Oh ! trois minutes, pas davantage. Dâici trois minutes, je vous rejoindrai. Je sortis de la piĂšce. En bas, je tirai ma montre. Une minute sâĂ©coula. Deux minutes⊠Pourquoi donc me sentais-je oppressĂ© ? Pourquoi ces instants me paraissaient-ils plus solennels que dâautres ? Deux minutes et demie⊠Deux minutes trois quarts⊠Et soudain un coup de feu retentit. En quelques enjambĂ©es jâescaladai les marches et jâentrai. Un cri dâhorreur mâĂ©chappa. Au milieu de la salle lâhomme gisait, immobile, couchĂ© sur le cĂŽtĂ© gauche. Du sang coulait de son crĂąne, mĂȘlĂ© Ă des dĂ©bris de cervelle. PrĂšs de son poing, un revolver, tout fumant. Une convulsion lâagita, et ce fut tout. Mais plus encore que ce spectacle effroyable, quelque chose me frappa, quelque chose qui fit que je nâappelai pas au secours tout de suite, et que je ne me jetai point Ă genoux pour voir si lâhomme respirait. Ă deux pas de lui, par terre, il y avait un sept de cĆur ! Je le ramassai. Les sept extrĂ©mitĂ©s des sept marques rouges Ă©taient percĂ©es dâun trou⊠â Une demi-heure aprĂšs, le commissaire de police de Neuilly arrivait, puis le mĂ©decin lĂ©giste, puis le chef de la SĂ»retĂ©, M. Dudouis. Je mâĂ©tais bien gardĂ© de toucher au cadavre. Rien ne put fausser les premiĂšres constatations. Elles furent brĂšves, dâautant plus brĂšves que tout dâabord on ne dĂ©couvrit rien, ou peu de chose. Dans les poches du mort aucun papier, sur ses vĂȘtements aucun nom, sur son linge aucune initiale. Somme toute, pas un indice capable dâĂ©tablir son identitĂ©. Et dans la salle le mĂȘme ordre quâauparavant. Les meubles nâavaient pas Ă©tĂ© dĂ©rangĂ©s, et les objets avaient gardĂ© leur ancienne position. Pourtant cet homme nâĂ©tait pas venu chez moi dans lâunique intention de se tuer, et parce quâil jugeait que mon domicile convenait mieux que tout autre Ă son suicide ! Il fallait quâun motif lâeĂ»t dĂ©terminĂ© Ă cet acte de dĂ©sespoir, et que ce motif lui-mĂȘme rĂ©sultĂąt dâun fait nouveau, constatĂ© par lui au cours des trois minutes quâil avait passĂ©es seul. Quel fait ? Quâavait-il vu ? Quâavait-il surpris ? Quel secret Ă©pouvantable avait-il pĂ©nĂ©trĂ© ? Aucune supposition nâĂ©tait permise. Mais, au dernier moment, un incident se produisit qui nous parut dâun intĂ©rĂȘt considĂ©rable. Comme deux agents se baissaient pour soulever le cadavre et lâemporter sur un brancard, ils sâaperçurent que la main gauche, fermĂ©e jusquâalors et crispĂ©e, sâĂ©tait dĂ©tendue, et quâune carte de visite, toute froissĂ©e, sâen Ă©chappait. Cette carte portait Georges Andermatt, rue de Berry, 37. Quâest-ce que cela signifiait ? Georges Andermatt Ă©tait un gros banquier de Paris, fondateur et prĂ©sident de ce Comptoir des mĂ©taux qui a donnĂ© une telle impulsion aux industries mĂ©tallurgiques de France. Il menait grand train, possĂ©dant mail-coach, automobiles, Ă©curie de course. Ses rĂ©unions Ă©taient trĂšs suivies et lâon citait Mme Andermatt pour sa grĂące et pour sa beautĂ©. â Serait-ce le nom du mort ? murmurai-je. Le chef de la SĂ»retĂ© se pencha. â Ce nâest pas lui. M. Andermatt est un homme pĂąle et un peu grisonnant. â Mais alors pourquoi cette carte ? â Vous avez le tĂ©lĂ©phone, Monsieur ? â Oui, dans le vestibule. Si vous voulez bien mâaccompagner. Il chercha dans lâannuaire et demanda le â M. Andermatt est-il chez lui ? â Veuillez lui dire que M. Dudouis le prie de venir en toute hĂąte au 102 du boulevard Maillot. Câest urgent. Vingt minutes plus tard, M. Andermatt descendait de son automobile. On lui exposa les raisons qui nĂ©cessitaient son intervention, puis on le mena devant le cadavre. Il eut une seconde dâĂ©motion qui contracta son visage, et prononça Ă voix basse, comme sâil parlait malgrĂ© lui â Ătienne Varin. â Vous le connaissiez ? â Non⊠ou du moins oui⊠mais de vue seulement. Son frĂšre⊠â Il a un frĂšre ? â Oui, Alfred Varin⊠Son frĂšre est venu autrefois me solliciter⊠je ne sais plus Ă quel propos⊠â OĂč demeure-t-il ? â Les deux frĂšres demeuraient ensemble⊠rue de Provence, je crois. â Et vous ne soupçonnez pas la raison pour laquelle celui-ci sâest tuĂ© ? â Nullement. â Cependant cette carte quâil tenait dans sa main ?⊠Votre carte avec votre adresse ! â Je nây comprends rien. Ce nâest lĂ Ă©videmment quâun hasard que lâinstruction nous expliquera. Un hasard en tout cas bien curieux, pensai-je et je sentis que nous Ă©prouvions tous la mĂȘme impression. Cette impression, je la retrouvai dans les journaux du lendemain, et chez tous ceux de mes amis avec qui je mâentretins de lâaventure. Au milieu des mystĂšres qui la compliquaient, aprĂšs la double dĂ©couverte, si dĂ©concertante, de ce sept de cĆur sept fois percĂ©, aprĂšs les deux Ă©vĂ©nements aussi Ă©nigmatiques lâun que lâautre dont ma demeure avait Ă©tĂ© le théùtre, cette carte de visite semblait enfin promettre un peu de lumiĂšre. Par elle on arriverait Ă la vĂ©ritĂ©. Mais, contrairement aux prĂ©visions, M. Andermatt ne fournit aucune indication. â Jâai dit ce que je savais, rĂ©pĂ©tait-il. Que veut-on de plus ? Je suis le premier stupĂ©fait que cette carte ait Ă©tĂ© trouvĂ©e lĂ , et jâattends comme tout le monde que ce point soit Ă©clairci. Il ne le fut pas. LâenquĂȘte Ă©tablit que les frĂšres Varin, Suisses dâorigine, avaient menĂ© sous des noms diffĂ©rents une vie fort mouvementĂ©e, frĂ©quentant les tripots, en relations avec toute une bande dâĂ©trangers dont la police sâoccupait, et qui sâĂ©tait dispersĂ©e aprĂšs une sĂ©rie de cambriolages auxquels leur participation ne fut Ă©tablie que par la suite. Au numĂ©ro 24 de la rue de Provence oĂč les frĂšres Varin avaient en effet habitĂ© six ans auparavant, on ignorait ce quâils Ă©taient devenus. Je confesse que, pour ma part, cette affaire me semblait si embrouillĂ©e que je ne croyais guĂšre Ă la possibilitĂ© dâune solution, et que je mâefforçais de nây plus songer. Mais Jean Daspry, au contraire, que je vis beaucoup Ă cette Ă©poque, se passionnait chaque jour davantage. Ce fut lui qui me signala cet Ă©cho dâun journal Ă©tranger que toute la presse reproduisait et commentait On va procĂ©der en prĂ©sence de lâempereur, et dans un lieu que lâon tiendra secret jusquâĂ la derniĂšre minute, aux premiers essais dâun sous-marin qui doit rĂ©volutionner les conditions futures de la guerre navale. Une indiscrĂ©tion nous en a rĂ©vĂ©lĂ© le nom il sâappelle Le Sept-de-cĆur. » Le Sept de cĆur ! Ă©tait-ce lĂ rencontre fortuite ? ou bien devait-on Ă©tablir un lien entre le nom de ce sous-marin et les incidents dont nous avons parlĂ© ? Mais un lien de quelle nature ? Ce qui se passait ici ne pouvait aucunement se relier Ă ce qui se passait lĂ -bas. â Quâen savez-vous ? me disait Daspry. Les effets les plus disparates proviennent souvent dâune cause unique. Le surlendemain, un autre Ă©cho nous arrivait On prĂ©tend que les plans du Sept-de-cĆur, le sous-marin dont les expĂ©riences vont avoir lieu incessamment, ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s par des ingĂ©nieurs français. Ces ingĂ©nieurs, ayant sollicitĂ© en vain lâappui de leurs compatriotes, se seraient adressĂ©s ensuite, sans plus de succĂšs, Ă lâAmirautĂ© anglaise. Nous donnons ces nouvelles sous toute rĂ©serve. » Je nâose pas trop insister sur des faits de nature extrĂȘmement dĂ©licate, et qui provoquĂšrent, on sâen souvient, une Ă©motion si considĂ©rable. Cependant, puisque tout danger de complication est Ă©cartĂ©, il me faut bien parler de lâarticle de lâĂcho de France, qui fit alors tant de bruit, et qui jeta sur lâaffaire du Sept de cĆur, comme on lâappelait, quelques clartĂ©s⊠confuses. Le voici, tel quâil parut sous la signature de Salvator Lâaffaire du Sept-de-cĆur. Un coin du voile soulevĂ©. Nous serons brefs. Il y a dix ans, un jeune ingĂ©nieur des mines, Louis Lacombe, dĂ©sireux de consacrer son temps et sa fortune aux Ă©tudes quâil poursuivait, donna sa dĂ©mission, et loua, au numĂ©ro 102 du boulevard Maillot, un petit hĂŽtel quâun comte italien avait fait rĂ©cemment construire et dĂ©corer. Par lâintermĂ©diaire de deux individus, les frĂšres Varin, de Lausanne, dont lâun lâassistait dans ses expĂ©riences comme prĂ©parateur, et dont lâautre lui cherchait des commanditaires, il entra en relations avec H. Georges Andermatt, qui venait de fonder le Comptoir des MĂ©taux. AprĂšs plusieurs entrevues, il parvint Ă lâintĂ©resser Ă un projet de sous-marin auquel il travaillait, et il fut entendu que, dĂšs la mise au point dĂ©finitive de lâinvention, M. Andermatt userait de son influence pour obtenir du ministĂšre de la marine une sĂ©rie dâessais. Durant deux annĂ©es, Louis Lacombe frĂ©quenta assidĂ»ment lâhĂŽtel Andermatt et soumit au banquier les perfectionnements quâil apportait Ă son projet, jusquâau jour oĂč, satisfait lui-mĂȘme de son travail, ayant trouvĂ© la formule dĂ©finitive quâil cherchait, il pria M. Andermatt de se mettre en campagne. Ce jour-lĂ , Louis Lacombe dĂźna chez les Andermatt. Il sâen alla, le soir, vers onze heures et demie. Depuis on ne lâa plus revu. En relisant les journaux de lâĂ©poque, on verrait que la famille du jeune homme saisit la justice et que le parquet sâinquiĂ©ta. Mais on nâaboutit Ă aucune certitude, et gĂ©nĂ©ralement il fut admis que Louis Lacombe, qui passait pour un garçon original et fantasque, Ă©tait parti en voyage sans prĂ©venir personne. Acceptons cette hypothĂšse⊠invraisemblable. Mais une question se pose, capitale pour notre pays que sont devenus les plans du sous-marin ? Louis Lacombe les a-t-il emportĂ©s ? Sont-ils dĂ©truits ? De lâenquĂȘte trĂšs sĂ©rieuse Ă laquelle nous nous sommes livrĂ©s, il rĂ©sulte que ces plans existent. Les frĂšres Varin les ont eus entre les mains. Comment ? Nous nâavons encore pu lâĂ©tablir, de mĂȘme que nous ne savons pas pourquoi ils nâont pas essayĂ© plus tĂŽt de les vendre. Craignaient-ils quâon ne leur demandĂąt comment ils les avaient en leur possession ? En tout cas cette crainte nâa pas persistĂ©, et nous pouvons en toute certitude affirmer ceci les plans de Louis Lacombe sont la propriĂ©tĂ© dâune puissance Ă©trangĂšre, et nous sommes en mesure de publier la correspondance Ă©changĂ©e Ă ce propos entre les frĂšres Varin et le reprĂ©sentant de cette puissance. Actuellement le Sept-de-cĆur imaginĂ© par Louis Lacombe est rĂ©alisĂ© par nos voisins. La rĂ©alitĂ© rĂ©pondra-t-elle aux prĂ©visions optimistes de ceux qui ont Ă©tĂ© mĂȘlĂ©s Ă cette trahison ? Nous avons, pour espĂ©rer le contraire, des raisons que lâĂ©vĂ©nement, nous voudrions le croire, ne trompera point. » Et un post-scriptum ajoutait DerniĂšre heure. â Nous espĂ©rions Ă juste titre. Nos informations particuliĂšres nous permettent dâannoncer que les essais du Sept-de-cĆur nâont pas Ă©tĂ© satisfaisants. Il est assez probable quâaux plans livrĂ©s par les frĂšres Varin, il manquait le dernier document apportĂ© par Louis Lacombe Ă M. Andermatt le soir de sa disparition, document indispensable Ă la comprĂ©hension totale du projet, sorte de rĂ©sumĂ© oĂč lâon retrouve les conclusions dĂ©finitives, les Ă©valuations et les mesures contenues dans les autres papiers. Sans ce document les plans sont imparfaits ; de mĂȘme que, sans les plans, le document est inutile. Donc il est encore temps dâagir et de reprendre ce qui nous appartient. Pour cette besogne fort difficile, nous comptons beaucoup sur lâassistance de M. Andermatt. Il aura Ă cĆur dâexpliquer la conduite inexplicable quâil a tenue depuis le dĂ©but. Il dira non seulement pourquoi il nâa pas racontĂ© ce quâil savait au moment du suicide dâĂtienne Varin, mais aussi pourquoi il nâa jamais rĂ©vĂ©lĂ© la disparition des papiers dont il avait connaissance. Il dira pourquoi, depuis six ans, il fait surveiller les frĂšres Varin par des agents Ă sa solde. Nous attendons de lui, non point des paroles, mais des actes. Sinon⊠» La menace Ă©tait brutale. Mais en quoi consistait-elle ? Quel moyen dâintimidation Salvator, lâauteur⊠anonyme de lâarticle, possĂ©dait-il sur M. Andermatt ? Une nuĂ©e de reporters assaillit le banquier, et dix interviews exprimĂšrent le dĂ©dain avec lequel il rĂ©pondit Ă cette mise en demeure. Sur quoi, le correspondant de lâĂcho de France riposta par ces trois lignes Que M. Andermatt le veuille ou non, il est dĂšs Ă prĂ©sent notre collaborateur dans lâĆuvre que nous entreprenons. » â Le jour oĂč parut cette rĂ©plique, Daspry et moi nous dĂźnĂąmes ensemble. Le soir, les journaux Ă©talĂ©s sur ma table, nous discutions lâaffaire et lâexaminions sous toutes ses faces avec cette irritation que lâon Ă©prouverait Ă marcher indĂ©finiment dans lâombre et Ă toujours se heurter aux mĂȘmes obstacles. Et soudain, sans que mon domestique mâeĂ»t averti, sans que le timbre eĂ»t rĂ©sonnĂ©, la porte sâouvrit et une dame entra, couverte dâun voile Ă©pais. Je me levai aussitĂŽt et mâavançai. Elle me dit â Câest vous, Monsieur, qui demeurez ici ? â Oui, Madame, mais je vous avoue⊠â La grille sur le boulevard nâĂ©tait pas fermĂ©e, expliqua-t-elle. â Mais la porte du vestibule ? Elle ne rĂ©pondit pas, et je songeai quâelle avait dĂ» faire le tour par lâescalier de service. Elle connaissait donc le chemin ? Il y eut un silence un peu embarrassĂ©. Elle regarda Daspry. MalgrĂ© moi, comme jâeusse fait dans un salon, je le prĂ©sentai. Puis je la priai de sâasseoir et de mâexposer le but de sa visite. Elle enleva son voile et je vis quâelle Ă©tait brune, de visage rĂ©gulier, et, sinon trĂšs belle, du moins dâun charme infini, qui provenait de ses yeux surtout, des yeux graves et douloureux. Elle dit simplement â Je suis Mme Andermatt. â Madame Andermatt ! rĂ©pĂ©tai-je, de plus en plus Ă©tonnĂ©. Un nouveau silence. Et elle reprit dâune voix calme, et de lâair le plus tranquille â Je viens au sujet de cette affaire⊠que vous savez. Jâai pensĂ© que je pourrais peut-ĂȘtre avoir auprĂšs de vous quelques renseignements⊠â Mon Dieu, Madame, je nâen connais pas plus que ce quâen ont dit les journaux. Veuillez prĂ©ciser en quoi je puis vous ĂȘtre utile. â Je ne sais pas⊠Je ne sais pas⊠Seulement alors jâeus lâintuition que son calme Ă©tait factice, et que, sous cet air de sĂ©curitĂ© parfaite, se cachait un grand trouble. Et nous nous tĂ»mes, aussi gĂȘnĂ©s lâun que lâautre. Mais Daspry, qui nâavait pas cessĂ© de lâobserver, sâapprocha et lui dit â Voulez-vous me permettre, Madame, de vous poser quelques questions ? â Oh ! oui, sâĂ©cria-t-elle, comme cela je parlerai. â Vous parlerez⊠quelles que soient ces questions ? â Quelles quâelles soient. Il rĂ©flĂ©chit et prononça â Vous connaissiez Louis Lacombe ? â Oui, par mon mari. â Quand lâavez-vous vu pour la derniĂšre fois ? â Le soir oĂč il a dĂźnĂ© chez nous. â Ce soir-lĂ , rien nâa pu vous donner Ă penser que vous ne le verriez plus ? â Non. Il avait bien fait allusion Ă un voyage en Russie, mais si vaguement ! â Vous comptiez donc le revoir ? â Le surlendemain, Ă dĂźner. â Et comment expliquez-vous cette disparition ? â Je ne lâexplique pas. â Et M. Andermatt ? â Je lâignore. â Cependant⊠â Ne mâinterrogez pas lĂ -dessus. â Lâarticle de lâĂcho de France semble dire⊠â Ce quâil semble dire, câest que les frĂšres Varin ne sont pas Ă©trangers Ă cette disparition. â Est-ce votre avis ? â Oui. â Sur quoi repose votre conviction ? â En nous quittant, Louis Lacombe portait une serviette qui contenait tous les papiers relatifs Ă son projet. Deux jours aprĂšs, il y a eu entre mon mari et lâun des frĂšres Varin, celui qui vit, une entrevue au cours de laquelle mon mari acquĂ©rait la preuve que ces papiers Ă©taient aux mains des deux frĂšres. â Et il ne les a pas dĂ©noncĂ©s ? â Non. â Pourquoi ? â Parce que, dans la serviette, se trouvait autre chose que les papiers de Louis Lacombe. â Quoi ? Elle hĂ©sita, fut sur le point de rĂ©pondre, puis, finalement, garda le silence. Daspry continua â VoilĂ donc la cause pour laquelle votre mari, sans avertir la police, faisait surveiller les deux frĂšres. Il espĂ©rait Ă la fois reprendre les papiers et cette chose⊠compromettante grĂące Ă laquelle les deux frĂšres exerçaient sur lui une sorte de chantage. â Sur lui⊠et sur moi. â Ah ! sur vous aussi ? â Sur moi principalement. Elle articula ces trois mots dâune voix sourde. Daspry lâobserva, fit quelques pas, et revenant Ă elle â Vous avez Ă©crit Ă Louis Lacombe ? â Certes⊠mon mari Ă©tait en relations⊠â En dehors de ces lettres officielles, nâavez-vous pas Ă©crit Ă Louis Lacombe⊠dâautre lettres. Excusez mon insistance, mais il est indispensable que je sache toute la vĂ©ritĂ©. Avez-vous Ă©crit dâautres lettres ? Toute rougissante, elle murmura â Oui. â Et ce sont ces lettres que possĂ©daient les frĂšres Varin ? â Oui. â M. Andermatt le sait donc ? â Il ne les a pas vues, mais Alfred Varin lui en a rĂ©vĂ©lĂ© lâexistence, le menaçant de les publier si mon mari agissait contre eux. Mon mari a eu peur⊠il a reculĂ© devant le scandale. â Seulement, il a tout mis en Ćuvre pour leur arracher ces lettres. â Il a tout mis en Ćuvre⊠du moins, je le suppose, car, Ă partir de cette derniĂšre entrevue avec Alfred Varin, et aprĂšs les quelques mots trĂšs violents par lesquels il mâen rendit compte, il nây a plus eu entre mon mari et moi aucune intimitĂ©, aucune confiance. Nous vivons comme deux Ă©trangers. â En ce cas, si vous nâavez rien Ă perdre, que craignez-vous ? â Si indiffĂ©rente que je lui sois devenue, je suis celle quâil a aimĂ©e, celle quâil aurait encore pu aimer ; â oh ! cela, jâen suis certaine, murmura-t-elle dâune voix ardente, il mâaurait encore aimĂ©e, sâil ne sâĂ©tait pas emparĂ© de ces maudites lettres⊠â Comment ! il aurait rĂ©ussi⊠Mais les deux frĂšres se dĂ©fiaient cependant ? â Oui, et ils se vantaient mĂȘme, paraĂźt-il, dâavoir une cachette sĂ»re. â Alors ?⊠â Jâai tout lieu de croire que mon mari a dĂ©couvert cette cachette ! â Allons donc ! oĂč se trouvait-elle ? â Ici. Je tressautai. â Ici ! â Oui, et je lâavais toujours soupçonnĂ©. Louis Lacombe, trĂšs ingĂ©nieux, passionnĂ© de mĂ©canique, sâamusait, Ă ses heures perdues, Ă confectionner des coffres et des serrures. Les frĂšres Varin ont dĂ» surprendre et, par la suite, utiliser une de ces cachettes pour dissimuler les lettres⊠et dâautres choses aussi sans doute. â Mais ils nâhabitaient pas ici, mâĂ©criai-je. â JusquâĂ votre arrivĂ©e, il y a quatre mois, ce pavillon est restĂ© inoccupĂ©. Il est donc probable quâils y revenaient, et ils ont pensĂ© en outre que votre prĂ©sence ne les gĂȘnerait pas le jour oĂč ils auraient besoin de retirer tous leurs papiers. Mais ils comptaient sans mon mari qui, dans la nuit du 22 au 23 juin, a forcĂ© le coffre, a pris⊠ce quâil cherchait, et a laissĂ© sa carte pour bien montrer aux deux frĂšres quâil nâavait plus Ă les redouter et que les rĂŽles changeaient. Deux jours plus tard, averti par lâarticle du Gil Blas, Ătienne Varin se prĂ©sentait chez vous en toute hĂąte, restait seul dans ce salon, trouvait le coffre vide⊠et se tuait. AprĂšs un instant, Daspry demanda â Câest une simple supposition, nâest-ce pas ? M. Andermatt ne vous a rien dit ? â Non. â Son attitude vis-Ă -vis de vous ne sâest pas modifiĂ©e ? Il ne vous a pas paru plus sombre, plus soucieux ? â Non. â Et vous croyez quâil en serait ainsi sâil avait trouvĂ© les lettres ! Pour moi il ne les a pas. Pour moi, ce nâest pas lui qui est entrĂ© ici. â Mais qui alors ? â Le personnage mystĂ©rieux qui conduit cette affaire, qui en tient tous les fils, et qui la dirige vers un but que nous ne faisons quâentrevoir Ă travers tant de complications, le personnage mystĂ©rieux dont on sent lâaction visible et toute-puissante depuis la premiĂšre heure. Câest lui et ses amis qui sont entrĂ©s dans cet hĂŽtel le 22 juin, câest lui qui a dĂ©couvert la cachette, câest lui qui a laissĂ© la carte de M. Andermatt, câest lui qui dĂ©tient la correspondance et les preuves de la trahison des frĂšres Varin. â Qui, lui ? interrompis-je, non sans impatience. â Le correspondant de lâĂcho de France, parbleu, ce Salvator ! Nâest-ce pas dâune Ă©vidence aveuglante ? Ne donne-t-il pas dans son article des dĂ©tails que, seul, peut connaĂźtre lâhomme qui a pĂ©nĂ©trĂ© les secrets des deux frĂšres ? â En ce cas, balbutia Mme Andermatt, avec effroi, il a mes lettres Ă©galement, et câest lui Ă son tour qui menace mon mari ! Que faire, mon Dieu ! â Lui Ă©crire, dĂ©clara nettement Daspry, se confier Ă lui sans dĂ©tours ; lui raconter tout ce que vous savez et tout ce que vous pouvez apprendre. â Que dites-vous ! â Votre intĂ©rĂȘt est le mĂȘme que le sien. Il est hors de doute quâil agit contre le survivant des deux frĂšres. Ce nâest pas contre M. Andermatt quâil cherche des armes, mais contre Alfred Varin. Aidez-le. â Comment ? â Votre mari a-t-il ce document qui complĂšte et qui permet dâutiliser les plans de Louis Lacombe ? â Oui. â PrĂ©venez-en Salvator. Au besoin, tĂąchez de lui procurer ce document. Bref, entrez en correspondance avec lui. Que risquez-vous ? Le conseil Ă©tait hardi, dangereux mĂȘme Ă premiĂšre vue, mais Mme Andermatt nâavait guĂšre le choix. Aussi bien, comme disait Daspry, que risquait-elle ? Si lâinconnu Ă©tait un ennemi, cette dĂ©marche nâaggravait pas la situation. Si câĂ©tait un Ă©tranger qui poursuivait un but particulier, il devait nâattacher Ă ces lettres quâune importance secondaire. Quoi quâil en soit, il y avait lĂ une idĂ©e, et Mme Andermatt, dans son dĂ©sarroi, fut trop heureuse de sây rallier. Elle nous remercia avec effusion, et promit de nous tenir au courant. Le surlendemain, en effet, elle nous envoyait ce mot quâelle avait reçu en rĂ©ponse Les lettres ne sây trouvaient pas. Mais je les aurai, soyez tranquille. Je veille Ă tout. S. » Je pris le papier. CâĂ©tait lâĂ©criture du billet que lâon avait introduit dans mon livre de chevet, le soir du 22 juin. Daspry avait donc raison, Salvator Ă©tait bien le grand organisateur de cette affaire. â En vĂ©ritĂ©, nous commencions Ă discerner quelques lueurs parmi les tĂ©nĂšbres qui nous environnaient et certains points sâĂ©clairaient dâune lumiĂšre inattendue. Mais que dâautres restaient obscurs, comme la dĂ©couverte des deux sept de cĆur ! Pour ma part, jâen revenais toujours lĂ , plus intriguĂ© peut-ĂȘtre quâil nâeĂ»t fallu par ces deux cartes dont les sept petites figures transpercĂ©es avaient frappĂ© mes yeux en de si troublantes circonstances. Quel rĂŽle jouaient-elles dans le drame ? Quelle importance devait-on leur attribuer ? Quelle conclusion devait-on tirer de ce fait que le sous-marin construit sur les plans de Louis Lacombe portait le nom de Sept-de-cĆur ? Daspry, lui, sâoccupait peu des deux cartes, tout entier Ă lâĂ©tude dâun autre problĂšme dont la solution lui semblait plus urgente il cherchait inlassablement la fameuse cachette. â Et qui sait, disait-il, si je nây trouverais point les lettres que Salvator nây a pas trouvĂ©es⊠par inadvertance peut-ĂȘtre. Il est si peu croyable que les frĂšres Varin aient enlevĂ© dâun endroit quâils supposaient inaccessible, lâarme dont ils savaient la valeur inapprĂ©ciable. Et il cherchait. La grande salle nâayant bientĂŽt plus de secrets pour lui, il Ă©tendait ses investigations Ă toutes les autres piĂšces du pavillon il scruta lâintĂ©rieur et lâextĂ©rieur, il examina les pierres et les briques des murailles, il souleva les ardoises du toit. Un jour, il arriva avec une pioche et une pelle, me donna la pelle, garda la pioche et, dĂ©signant le terrain vague â Allons-y. Je le suivis sans enthousiasme. Il divisa le terrain en plusieurs sections quâil inspecta successivement. Mais, dans un coin, Ă lâangle que formaient les murs de deux propriĂ©tĂ©s voisines, un amoncellement de moellons et de cailloux, recouverts de ronces et dâherbes, attira son attention. Il lâattaqua. Je dus lâaider. Durant une heure, en plein soleil, nous peinĂąmes inutilement. Mais lorsque, sous les pierres Ă©cartĂ©es, nous parvĂźnmes au sol lui-mĂȘme, et que nous lâeĂ»mes Ă©ventrĂ©, la pioche de Daspry mit Ă nu des ossements, un reste de squelette autour duquel sâeffiloquaient encore des bribes de vĂȘtements. Et soudain je me sentis pĂąlir. Jâapercevais fichĂ©e en terre une petite plaque de fer, dĂ©coupĂ©e en forme de rectangle et oĂč il me semblait distinguer des taches rouges. Je me baissai. CâĂ©tait bien cela la plaque avait les dimensions dâune carte Ă jouer, et les taches rouges, dâun rouge de minium rongĂ© par places, Ă©taient au nombre de sept, disposĂ©es comme les sept points dâun sept de cĆur, et percĂ©es dâun trou Ă chacune des sept extrĂ©mitĂ©s. â Ăcoutez, Daspry, jâen ai assez de toutes ces histoires. Tant mieux pour vous si elles vous intĂ©ressent. Moi, je vous fausse compagnie. Ătait-ce lâĂ©motion ? Ătait-ce la fatigue dâun travail exĂ©cutĂ© sous un soleil trop rude, toujours est-il que je chancelai en mâen allant, et que je dus me mettre au lit oĂč je restai quarante-huit heures, fiĂ©vreux et brĂ»lant, obsĂ©dĂ© par des squelettes qui dansaient autour de moi et se jetaient Ă la tĂȘte leurs cĆurs sanguinolents. Daspry me fut fidĂšle. Chaque jour il mâaccorda trois ou quatre heures, quâil passa, il est vrai, dans la grande salle, Ă fureter, cogner, et tapoter. â Les lettres sont lĂ , dans cette piĂšce, venait-il me dire de temps Ă autre, elles sont lĂ . Jâen mettrais ma main au feu. â Laissez-moi la paix, rĂ©pondais-je horripilĂ©. Le matin du troisiĂšme jour, je me levai assez faible encore, mais guĂ©ri. Un dĂ©jeuner substantiel me rĂ©conforta. Mais un petit bleu que je reçus vers cinq heures contribua, plus que tout, Ă mon complet rĂ©tablissement, tellement ma curiositĂ© fut, de nouveau et malgrĂ© tout, piquĂ©e au vif. Le pneumatique contenait ces mots Monsieur, Le drame dont le premier acte sâest passĂ© dans la nuit du 22 au 23 juin, touche Ă son dĂ©nouement. La force mĂȘme des choses exigeant que je mette en prĂ©sence lâun de lâautre les deux principaux personnages de ce drame et que cette confrontation ait lieu chez vous, je vous serais infiniment reconnaissant de me prĂȘter votre domicile pour la soirĂ©e dâaujourdâhui. Il serait bon que, de neuf heures Ă onze heures, votre domestique fĂ»t Ă©loignĂ©, et prĂ©fĂ©rable que vous-mĂȘme eussiez lâextrĂȘme obligeance de bien vouloir laisser le champ libre aux adversaires. Vous avez pu vous rendre compte, dans la nuit du 22 au 23 juin, que je poussais jusquâau scrupule le respect de tout ce qui vous appartient. De mon cĂŽtĂ©, je croirais vous faire injure si je doutais un seul instant de votre absolue discrĂ©tion Ă lâĂ©gard de celui qui signe Votre dĂ©vouĂ©, Salvator. » Il y avait dans cette missive un ton dâironie courtoise, et, dans la demande quâelle exprimait, une si jolie fantaisie, que je me dĂ©lectai. CâĂ©tait dâune dĂ©sinvolture charmante, et mon correspondant semblait tellement sĂ»r de mon acquiescement ! Pour rien au monde je nâeusse voulu le dĂ©cevoir ou rĂ©pondre Ă sa confiance par de lâingratitude. Ă huit heures, mon domestique, Ă qui jâavais offert une place de théùtre, venait de sortir quand Daspry arriva. Je lui montrai le petit bleu. â Eh bien ? me dit-il. â Eh bien, je laisse la grille du jardin ouverte, afin que lâon puisse entrer. â Et vous vous en allez ? â Jamais de la vie ! â Mais puisquâon vous demande⊠â On me demande la discrĂ©tion. Je serai discret. Mais je tiens furieusement Ă voir ce qui va se passer. Daspry se mit Ă rire. â Ma foi, vous avez raison, et je reste aussi. Jâai idĂ©e quâon ne sâennuiera pas. Un coup de timbre lâinterrompit. â Eux dĂ©jĂ ? murmura-t-il, et vingt minutes en avance ! Impossible. Du vestibule, je tirai le cordon qui ouvrait la grille. Une silhouette de femme traversa le jardin Mme Andermatt. Elle paraissait bouleversĂ©e, et câest en suffoquant quâelle balbutia â Mon mari⊠il vient⊠il a rendez-vous⊠on doit lui donner les lettres⊠â Comment le savez-vous ? lui dis-je. â Un hasard. Un mot que mon mari a reçu pendant le dĂźner. â Un petit bleu ? â Un message tĂ©lĂ©phonique. Le domestique me lâa remis par erreur. Mon mari lâa pris aussitĂŽt, mais il Ă©tait trop tard⊠jâavais lu. â Vous aviez lu⊠â Ceci Ă peu prĂšs Ă neuf heures, ce soir, soyez au boulevard Maillot avec les documents qui concernent lâaffaire. En Ă©change, les lettres. » AprĂšs le dĂźner, je suis remontĂ©e chez moi et je suis sortie. â Ă lâinsu de M. Andermatt ? â Oui. Daspry me regarda. â Quâen pensez-vous ? â Je pense ce que vous pensez, que M. Andermatt est un des adversaires convoquĂ©s. â Par qui ? et dans quel but ? â Câest prĂ©cisĂ©ment ce que nous allons savoir. Je les conduisis dans la grande salle. Nous pouvions Ă la rigueur tenir tous les trois sous le manteau de la cheminĂ©e, et nous dissimuler derriĂšre la tenture de velours. Nous nous installĂąmes. Mme Andermatt sâassit entre nous deux. Par les fentes du rideau la piĂšce entiĂšre nous apparaissait. Neuf heures sonnĂšrent. Quelques minutes plus tard la grille du jardin grinça sur ses gonds. Jâavoue que je nâĂ©tais pas sans Ă©prouver une certaine angoisse et quâune fiĂšvre nouvelle me surexcitait. JâĂ©tais sur le point de connaĂźtre le mot de lâĂ©nigme ! Lâaventure dĂ©concertante dont les pĂ©ripĂ©ties se dĂ©roulaient devant moi depuis des semaines, allait enfin prendre son vĂ©ritable sens, et câest sous mes yeux que la bataille allait se livrer. Daspry saisit la main de Mme Andermatt et murmura â Surtout, pas un mouvement ! Quoi que vous entendiez ou voyiez, restez impassible. Quelquâun entra. Et je reconnus tout de suite, Ă sa grande ressemblance avec Ătienne Varin, son frĂšre Alfred. MĂȘme dĂ©marche lourde, mĂȘme visage terreux envahi par la barbe. Il entra de lâair inquiet dâun homme qui a lâhabitude de craindre des embĂ»ches autour de lui, qui les flaire et les Ă©vite. Dâun coup dâĆil il embrassa la piĂšce, et jâeus lâimpression que cette cheminĂ©e masquĂ©e par une portiĂšre de velours lui Ă©tait dĂ©sagrĂ©able. Il fit trois pas de notre cĂŽtĂ©. Mais une idĂ©e, plus impĂ©rieuse sans doute, le dĂ©tourna, car il obliqua vers le mur, sâarrĂȘta devant le vieux roi de mosaĂŻque, Ă la barbe fleurie, au glaive flamboyant, et lâexamina longuement, montant sur une chaise, suivant du doigt le contour des Ă©paules et de la figure, et palpant certaines parties de lâimage. Mais brusquement il sauta de sa chaise et sâĂ©loigna du mur. Un bruit de pas retentissait. Sur le seuil apparut M. Andermatt. Le banquier jeta un cri de surprise. â Vous ! Vous ! Câest vous qui mâavez appelĂ© ? â Moi ? mais pas du tout, protesta Varin dâune voix cassĂ©e qui me rappela celle de son frĂšre, câest votre lettre qui mâa fait venir. â Ma lettre ! â Une lettre signĂ©e de vous, oĂč vous mâoffrez⊠â Je ne vous ai pas Ă©crit. â Vous ne mâavez pas Ă©crit ! Instinctivement Varin se mit en garde, non point contre le banquier, mais contre lâennemi inconnu qui lâavait attirĂ© dans ce piĂšge. Une seconde fois ses yeux se tournĂšrent de notre cĂŽtĂ©, et, rapidement, il se dirigea vers la porte. M. Andermatt lui barra le passage. â Que faites-vous donc, Varin ? â Il y a lĂ -dessous des machines qui ne me plaisent pas. Je mâen vais. Bonsoir. â Un instant ! â Voyons, Monsieur Andermatt, nâinsistez pas, nous nâavons rien Ă nous dire. â Nous avons beaucoup Ă nous dire et lâoccasion est trop bonne⊠â Laissez-moi passer. â Non, non, non, vous ne passerez pas. Varin recula, intimidĂ© par lâattitude rĂ©solue du banquier, et il mĂąchonna â Alors, vite, causons, et que ce soit fini ! Une chose mâĂ©tonnait, et je ne doutais pas que mes deux compagnons nâĂ©prouvassent la mĂȘme dĂ©ception. Comment se pouvait-il que Salvator ne fĂ»t pas lĂ ? Nâentrait-il pas dans ses projets dâintervenir ? et la seule confrontation du banquier et de Varin lui semblait-elle suffisante ? JâĂ©tais singuliĂšrement troublĂ©. Du fait de son absence, ce duel, combinĂ© par lui, voulu par lui, prenait lâallure tragique des Ă©vĂ©nements que suscite et commande lâordre rigoureux du destin, et la force qui heurtait lâun Ă lâautre ces deux hommes impressionnait dâautant plus quâelle rĂ©sidait en dehors dâeux. AprĂšs un moment, M. Andermatt sâapprocha de Varin et, bien en face, les yeux dans les yeux â Maintenant que des annĂ©es se sont Ă©coulĂ©es, et que vous nâavez plus rien Ă redouter, rĂ©pondez-moi franchement, Varin. Quâavez-vous fait de Louis Lacombe ? â En voilĂ une question ! Comme si je pouvais savoir ce quâil est devenu ! â Vous le savez ! Vous le savez ! Votre frĂšre et vous, vous Ă©tiez attachĂ©s Ă ses pas, vous viviez presque chez lui, dans la maison mĂȘme oĂč nous sommes. Vous Ă©tiez au courant de tous ses travaux, de tous ses projets. Et le dernier soir, Varin, quand jâai reconduit Louis Lacombe jusquâĂ ma porte, jâai vu deux silhouettes qui se dĂ©robaient dans lâombre. Cela, je suis prĂȘt Ă le jurer. â Et aprĂšs, quand vous lâaurez jurĂ© ? â CâĂ©tait votre frĂšre et vous, Varin. â Prouvez-le. â Mais la meilleure preuve, câest que, deux jours plus tard, vous me montriez vous-mĂȘme les papiers et les plans que vous aviez recueillis dans la serviette de Lacombe, et que vous me proposiez de me les vendre. Comment ces papiers Ă©taient-ils en votre possession ? â Je vous lâai dit, Monsieur Andermatt, nous les avons trouvĂ©s sur la table mĂȘme de Louis Lacombe le lendemain matin, aprĂšs sa disparition. â Ce nâest pas vrai. â Prouvez-le. â La justice aurait pu le prouver. â Pourquoi ne vous ĂȘtes-vous pas adressĂ© Ă la justice ? â Pourquoi ? Ah ! pourquoi⊠Il se tut, le visage sombre. Et lâautre reprit â Voyez-vous, Monsieur Andermatt, si vous aviez eu la moindre certitude, ce nâest pas la petite menace que nous vous avons faite qui eĂ»t empĂȘché⊠â Quelle menace ? Ces lettres ? Est-ce que vous vous imaginez que jâaie jamais cru un instant ?⊠â Si vous nâavez pas cru Ă ces lettres, pourquoi mâavez-vous offert des mille et des cents pour les ravoir ? Et pourquoi, depuis, nous avez-vous fait traquer comme des bĂȘtes, mon frĂšre et moi ? â Pour reprendre des plans auxquels je tenais. â Allons donc ! câĂ©tait pour les lettres. Une fois en possession des lettres, vous nous dĂ©nonciez. Plus souvent que je mâen serais dessaisi ! Il eut un Ă©clat de rire quâil interrompit tout dâun coup. â Mais en voilĂ assez. Nous aurons beau rĂ©pĂ©ter les mĂȘmes paroles, que nous nâen serons pas plus avancĂ©s. Par consĂ©quent nous en resterons lĂ . â Nous nâen resterons pas lĂ , dit le banquier, et puisque vous avez parlĂ© des lettres, vous ne sortirez pas dâici avant de me les avoir rendues. â Je sortirai. â Non, non. â Ăcoutez, Monsieur Andermatt, je vous conseille⊠â Vous ne sortirez pas. â Câest ce que nous verrons, dit Varin avec un tel accent de rage que Mme Andermatt Ă©touffa un faible cri. Il dut lâentendre, car il voulut passer de force. M. Andermatt le repoussa violemment. Alors je le vis qui glissait sa main dans la poche de son veston. â Une derniĂšre fois ! â Les lettres dâabord. Varin tira un revolver et visant M. Andermatt â Oui, ou non ? Le banquier se baissa vivement. Un coup de feu jaillit. Lâarme tomba. Je fus stupĂ©fait. CâĂ©tait prĂšs de moi que le coup de feu avait jailli ! Et câĂ©tait Daspry qui, dâune balle de pistolet, avait fait sauter lâarme de la main dâAlfred Varin ! Et dressĂ© subitement entre les deux adversaires, face Ă Varin, il ricanait â Vous avez de la veine, mon ami, une rude veine. Câest la main que je visais, et câest le revolver que jâatteins. Tous deux le contemplaient, immobiles et confondus. Il dit au banquier â Vous mâexcuserez, monsieur, de me mĂȘler de ce qui ne me regarde pas. Mais vraiment vous jouez votre partie avec trop de maladresse. Permettez-moi de tenir les cartes. Se tournant vers lâautre â Ă nous deux, camarade. Et rondement, je tâen prie. Lâatout est cĆur, et je joue le sept. Et, Ă trois pouces du nez, il lui colla la plaque de fer oĂč les sept points rouges Ă©taient marquĂ©s. Jamais il ne mâa Ă©tĂ© donnĂ© de voir un tel bouleversement. Livide, les yeux Ă©carquillĂ©s, les traits tordus dâangoisse, lâhomme semblait hypnotisĂ© par lâimage qui sâoffrait Ă lui. â Qui ĂȘtes-vous ? balbutia-t-il. â Je lâai dĂ©jĂ dit, un monsieur qui sâoccupe de ce qui ne le regarde pas⊠mais qui sâen occupe Ă fond. â Que voulez-vous ? â Tout ce que tu as apportĂ©. â Je nâai rien apportĂ©. â Si, sans quoi, tu ne serais pas venu. Tu as reçu ce matin un mot te convoquant ici pour neuf heures, et tâenjoignant dâapporter tous les papiers que tu avais. Or, te voici. OĂč sont les papiers ? Il y avait dans la voix de Daspry, il y avait dans son attitude, une autoritĂ© qui me dĂ©concertait, une façon dâagir toute nouvelle chez cet homme plutĂŽt nonchalant dâordinaire et doux. Absolument domptĂ©, Varin dĂ©signa lâune de ses poches â Les papiers sont lĂ . â Ils y sont tous ? â Oui. â Tous ceux que tu as trouvĂ©s dans la serviette de Louis Lacombe et que tu as vendus au major von Lieben ? â Oui. â Est-ce la copie ou lâoriginal ? â Lâoriginal. â Combien en veux-tu ? â Cent mille. Daspry sâesclaffa. â Tu es fou. Le major ne tâen a donnĂ© que vingt mille. Vingt mille jetĂ©s Ă lâeau, puisque les essais ont manquĂ©. â On nâa pas su se servir des plans. â Les plans sont incomplets. â Alors, pourquoi me les demandez-vous ? â Jâen ai besoin. Je tâen offre cinq mille francs. Pas un sou de plus. â Dix mille. Pas un sou de moins. â AccordĂ©. Daspry revint Ă M. Andermatt. â Veuillez signer un chĂšque, Monsieur. â Mais⊠câest que je nâai pas⊠â Votre carnet ? Le voici. Ahuri, M. Andermatt palpa le carnet que lui tendait Daspry. â Câest bien Ă moi⊠Comment se fait-il ? â Pas de vaines paroles, je vous en prie, cher Monsieur, vous nâavez quâĂ signer. Le banquier tira son stylographe et signa. Varin avança la main. â Bas les pattes, fit Daspry, tout nâest pas fini. Et sâadressant au banquier â Il Ă©tait question aussi de lettres, que vous rĂ©clamez ? â Oui, un paquet de lettres. â OĂč sont-elles, Varin ? â Je ne les ai pas. â OĂč sont-elles, Varin ? â Je lâignore. Câest mon frĂšre qui sâen Ă©tait chargĂ©. â Elles sont cachĂ©es ici, dans cette piĂšce. â En ce cas, vous savez oĂč elles sont. â Comment le saurais-je ? â Dame, nâest-ce pas vous qui avez visitĂ© la cachette ? Vous paraissez aussi bien renseigné⊠que Salvator. â Les lettres ne sont pas dans la cachette. â Elles y sont. â Ouvre-la. Varin eut un regard de dĂ©fiance. Daspry et Salvator ne faisaient-ils quâun rĂ©ellement, comme tout le laissait prĂ©sumer ? Si oui, il ne risquait rien en montrant une cachette dĂ©jĂ connue. Si non câĂ©tait inutile⊠â Ouvre-la, rĂ©pĂ©ta Daspry. â Je nâai pas de sept de cĆur. â Si, celui-lĂ , dit Daspry, en tendant la plaque de fer. Varin recula, terrifiĂ© â Non⊠non⊠je ne veux pas⊠â QuâĂ cela ne tienne⊠Daspry se dirigea vers le vieux monarque Ă la barbe fleurie, monta sur une chaise, et appliqua le sept de cĆur au bas du glaive, contre la garde, et de façon que les bords de la plaque recouvrissent exactement les deux bords de lâĂ©pĂ©e. Puis, avec lâaide dâun poinçon, quâil introduisit alternativement dans chacun des sept trous pratiquĂ©s Ă lâextrĂ©mitĂ© des sept points de cĆur, il pesa sur sept des petites pierres de la mosaĂŻque. Ă la septiĂšme petite pierre enfoncĂ©e, un dĂ©clenchement se produisit, et tout le buste du roi pivota, dĂ©masquant une large ouverture amĂ©nagĂ©e comme un coffre, avec des revĂȘtements de fer et deux rayons dâacier luisant. â Tu vois bien, Varin, le coffre est vide. â En effet⊠Alors câest que mon frĂšre aura retirĂ© les lettres. Daspry revint vers lâhomme et lui dit â Ne joue pas au plus fin avec moi. Il y a une autre cachette. OĂč est-elle ? â Il nây en a pas. â Est-ce de lâargent que tu veux ? Combien ? â Dix mille. â Monsieur Andermatt, ces lettres valent-elles dix mille francs pour vous ? â Oui, fit le banquier dâune voix forte. Varin ferma le coffre, prit le sept de cĆur, non sans une rĂ©pugnance visible, et lâappliqua sur le glaive, contre la garde, et juste au mĂȘme endroit. Successivement il enfonça le poinçon Ă lâextrĂ©mitĂ© des sept points de cĆur. Il se produisit un second dĂ©clenchement, mais cette fois, chose inattendue, ce ne fut quâune partie du coffre qui pivota dĂ©masquant un petit coffre pratiquĂ© dans lâĂ©paisseur mĂȘme de la porte qui fermait le plus grand. Le paquet de lettres Ă©tait lĂ , nouĂ© dâune ficelle et cachetĂ©. Varin le remit Ă Daspry. Celui-ci demanda â Le chĂšque est prĂȘt, Monsieur Andermatt ? â Oui. â Et vous avez aussi le dernier document que vous tenez de Louis Lacombe, et qui complĂšte les plans du sous-marin ? â Oui. LâĂ©change se fit. Daspry empocha le document et le chĂšque, et offrit le paquet Ă M. Andermatt. â Voici ce que vous dĂ©siriez, Monsieur. Le banquier hĂ©sita un moment, comme sâil avait peur de toucher Ă ces pages maudites quâil avait cherchĂ©es avec tant dâĂąpretĂ©. Puis, dâun geste nerveux, il sâen empara. AuprĂšs de moi jâentendis un gĂ©missement. Je saisis la main de Mme Andermatt elle Ă©tait glacĂ©e. Et Daspry dit au banquier â Je crois, Monsieur, que notre conversation est terminĂ©e. Oh ! pas de remerciements, je vous en supplie. Le hasard seul a voulu que je pusse vous ĂȘtre utile. M. Andermatt se retira. Il emportait les lettres de sa femme Ă Louis Lacombe. â Ă merveille, sâĂ©cria Daspry dâun air enchantĂ©, tout sâarrange pour le mieux. Nous nâavons plus quâĂ boucler notre affaire, camarade. Tu as les papiers ? â Les voilĂ tous. Daspry les compulsa, les examina attentivement et les enfouit dans sa poche. â Parfait, tu as tenu parole. â Mais⊠â Mais quoi ? â Les deux chĂšques ?⊠lâargent ?⊠â Eh bien, tu as de lâaplomb, mon bonhomme. Comment, tu oses rĂ©clamer ! â Je rĂ©clame ce qui mâest dĂ». â On te doit donc quelque chose pour des papiers que tu as volĂ©s ? Mais lâhomme paraissait hors de lui. Il tremblait de colĂšre, les yeux injectĂ©s de sang. â Lâargent⊠les vingt mille⊠bĂ©gaya-t-il. â Impossible⊠jâen ai lâemploi. â Lâargent !⊠â Allons, sois raisonnable, et laisse donc ton poignard tranquille. Il lui saisit le bras si brutalement que lâautre hurla de douleur, et il ajouta â Va-tâen, camarade, lâair te fera du bien. Veux-tu que je te reconduise ? Nous nous en irons par le terrain vague, et je te montrerai un tas de cailloux sous lequel⊠â Ce nâest pas vrai ! Ce nâest pas vrai ! â Mais oui, câest vrai. Cette petite plaque de fer aux sept points rouges vient de lĂ -bas. Elle ne quittait jamais Louis Lacombe, tu te rappelles ? Ton frĂšre et toi vous lâavez enterrĂ©e avec le cadavre⊠et avec dâautres choses qui intĂ©resseront Ă©normĂ©ment la justice. Varin se couvrit le visage de ses poings rageurs. Puis il prononça â Soit. Je suis roulĂ©. Nâen parlons plus. Un mot cependant⊠un seul mot⊠je voudrais savoir⊠â JâĂ©coute. â Il y avait dans ce coffre, dans le plus grand des deux, une cassette ? â Oui. â Quand vous ĂȘtes venu ici, la nuit du 22 au 23 juin, elle y Ă©tait ? â Oui. â Elle contenait ?⊠â Tout ce que les frĂšres Varin y avaient enfermĂ©, une assez jolie collection de bijoux, diamants et perles, raccrochĂ©s de droite et de gauche par lesdits frĂšres. â Et vous lâavez prise ? â Dame ! Mets-toi Ă ma place. â Alors⊠câest en constatant la disparition de la cassette que mon frĂšre sâest tuĂ© ? â Probable. La disparition de votre correspondance avec le major von Lieben nâeĂ»t pas suffi. Mais la disparition de la cassette⊠Est-ce lĂ tout ce que tu avais Ă me demander ? â Ceci encore votre nom ? â Tu dis cela comme si tu avais des idĂ©es de revanche. â Parbleu ! La chance tourne. Aujourdâhui vous ĂȘtes le plus fort. Demain⊠â Ce sera toi. â Jây compte bien. Votre nom ? â ArsĂšne Lupin. â ArsĂšne Lupin ! Lâhomme chancela, assommĂ© comme par un coup de massue. On eĂ»t dit que ces deux mots lui enlevaient toute espĂ©rance. Daspry se mit Ă rire. â Ah ! çà , tâimaginais-tu quâun M. Durand ou Dupont aurait pu monter toute cette belle affaire ? Allons donc, il fallait au moins un ArsĂšne Lupin. Et maintenant que tu es renseignĂ©, mon petit, va prĂ©parer ta revanche. ArsĂšne Lupin tâattend. Et il le poussa dehors, sans un mot de plus. â â Daspry, Daspry, criai-je, lui donnant encore, et malgrĂ© moi, le nom sous lequel je lâavais connu. JâĂ©cartai le rideau de velours. Il accourut. â Quoi ? Quây a-t-il ? â Mme Andermatt est souffrante. Il sâempressa, lui fit respirer des sels et, tout en la soignant, mâinterrogeait â Eh bien, que sâest-il donc passĂ© ? â Les lettres, lui dis-je⊠les lettres de Louis Lacombe que vous avez donnĂ©es Ă son mari ! Il se frappa le front. â Elle a cru que jâavais fait cela !⊠Mais oui, aprĂšs tout, elle pouvait le croire. ImbĂ©cile que je suis ! Mme Andermatt, ranimĂ©e, lâĂ©coutait avidement. Il sortit de son portefeuille un petit paquet en tous points semblable Ă celui quâavait emportĂ© M. Andermatt. â Voici vos lettres, madame, les vraies. â Mais⊠les autres ? â Les autres sont les mĂȘmes que celles-ci, mais recopiĂ©es par moi, cette nuit, et soigneusement arrangĂ©es. Votre mari sera dâautant plus heureux de les lire quâil ne se doutera pas de la substitution, puisque tout a paru se passer sous ses yeux⊠â LâĂ©criture⊠â Il nây a pas dâĂ©criture quâon ne puisse imiter. Elle le remercia, avec les mĂȘmes paroles de gratitude quâelle eĂ»t adressĂ©es Ă un homme de son monde, et je vis bien quâelle nâavait pas dĂ» entendre les derniĂšres phrases Ă©changĂ©es entre Varin et ArsĂšne Lupin. Moi, je le regardais non sans embarras, ne sachant trop que dire Ă cet ancien ami qui se rĂ©vĂ©lait Ă moi sous un jour si imprĂ©vu. Lupin ! câĂ©tait Lupin ! mon camarade de cercle nâĂ©tait autre que Lupin ! Je nâen revenais pas. Mais, lui trĂšs Ă lâaise â Vous pouvez faire vos adieux Ă Jean Daspry. â Ah ! â Oui, Jean Daspry part en voyage. Je lâenvoie au Maroc. Il est fort possible quâil y trouve une fin digne de lui. Jâavoue mĂȘme que câest son intention. â Mais ArsĂšne Lupin nous reste ? â Oh ! plus que jamais. ArsĂšne Lupin nâest encore quâau dĂ©but de sa carriĂšre, et il compte bien⊠Un mouvement de curiositĂ© irrĂ©sistible me jeta sur lui, et lâentraĂźnant Ă quelque distance de Mme Andermatt â Vous avez donc fini par dĂ©couvrir la seconde cachette, celle oĂč se trouvait le paquet de lettres ? â Jâai eu assez de mal ! Câest hier seulement, lâaprĂšs-midi, pendant que vous Ă©tiez couchĂ©. Et pourtant, Dieu sait combien câĂ©tait facile ! Mais les choses les plus simples sont celles auxquelles on pense en dernier. Et me montrant le sept de cĆur â Jâavais bien devinĂ© que, pour ouvrir le grand coffre, il fallait appuyer cette carte contre le glaive du bonhomme en mosaĂŻque⊠â Comment aviez-vous devinĂ© cela ? â AisĂ©ment. Par mes informations particuliĂšres, je savais en venant ici, le 22 juin au soir⊠â AprĂšs mâavoir quitté⊠â Oui, et aprĂšs vous avoir mis par des conversations choisies dans un Ă©tat dâesprit tel, quâun nerveux et un impressionnable comme vous devait fatalement me laisser agir Ă ma guise, sans sortir de son lit. â Le raisonnement Ă©tait juste. â Je savais donc, en venant ici, quâil y avait une cassette cachĂ©e dans un coffre Ă serrure secrĂšte, et que le sept de cĆur Ă©tait la clef, le mot de cette serrure. Il ne sâagissait plus que de plaquer ce sept de cĆur Ă un endroit qui lui fĂ»t visiblement rĂ©servĂ©. Une heure dâexamen mâa suffi. â Une heure ! â Observez le bonhomme en mosaĂŻque. â Le vieil empereur ? â Ce vieil empereur est la reprĂ©sentation exacte du roi de cĆur de tous les jeux de cartes, Charlemagne. â En effet⊠Mais pourquoi le sept de cĆur ouvre-t-il tantĂŽt le grand coffre et tantĂŽt le petit ? Et pourquoi nâavez-vous ouvert dâabord que le grand coffre ? â Pourquoi ? mais parce que je mâobstinais toujours Ă placer mon sept de cĆur dans le mĂȘme sens. Hier seulement je me suis aperçu quâen le retournant, câest-Ă -dire en mettant le septiĂšme point, celui du milieu, en lâair au lieu de le mettre en bas, la disposition des sept points changeait. â Parbleu ! â Ăvidemment, parbleu, mais encore fallait-il y penser. â Autre chose vous ignoriez lâhistoire des lettres avant que Mme Andermatt⊠â En parlĂąt devant moi ? Oui. Je nâavais dĂ©couvert dans le coffre, outre la cassette, que la correspondance des deux frĂšres, correspondance qui mâa mis sur la voie de leur trahison. â Somme toute, câest par hasard que vous avez Ă©tĂ© amenĂ©, dâabord Ă reconstituer lâhistoire des deux frĂšres, puis Ă rechercher les plans et les documents du sous-marin ? â Par hasard. â Mais dans quel but avez-vous recherchĂ© ?⊠Daspry mâinterrompit en riant â Mon Dieu ! comme cette affaire vous intĂ©resse ! â Elle me passionne. â Eh bien, tout Ă lâheure, quand jâaurai reconduit Mme Andermatt et fait porter Ă lâĂcho de France le mot que je vais Ă©crire, je reviendrai et nous entrerons dans le dĂ©tail. Il sâassit et Ă©crivit une de ces petites notes lapidaires oĂč se divertit la fantaisie du personnage. Qui ne se rappelle le bruit que fit celle-ci dans le monde entier ? ArsĂšne Lupin a rĂ©solu le problĂšme que Salvator a posĂ© derniĂšrement. MaĂźtre de tous les documents et plans originaux de lâingĂ©nieur Louis Lacombe, il les a fait parvenir entre les mains du ministre de la marine. Ă cette occasion il ouvre une souscription dans le but dâoffrir Ă lâĂtat le premier sous-marin construit dâaprĂšs ces plans. Et il sâinscrit lui-mĂȘme en tĂȘte de cette souscription pour la somme de vingt mille francs. » â Les vingt mille francs des chĂšques de M. Andermatt ? lui dis-je, quand il mâeut donnĂ© le papier Ă lire. â PrĂ©cisĂ©ment. Il Ă©tait Ă©quitable que Varin rachetĂąt en partie sa trahison. â Et voilĂ comment jâai connu ArsĂšne Lupin. VoilĂ comment jâai su que Jean Daspry, camarade de cercle, relation mondaine, nâĂ©tait autre quâArsĂšne Lupin, gentleman-cambrioleur. VoilĂ comment jâai nouĂ© des liens dâamitiĂ© fort agrĂ©ables avec notre grand homme, et comment, peu Ă peu, grĂące Ă la confiance dont il veut bien mâhonorer, je suis devenu son trĂšs humble, trĂšs fidĂšle et trĂšs reconnaissant historiographe. LE COFFRE-FORTDE MADAME IMBERT Ă trois heures du matin, il y avait encore une demi-douzaine de voitures devant un des petits hĂŽtels de peintre qui composent lâunique cĂŽtĂ© du boulevard Berthier. La porte de cet hĂŽtel sâouvrit. Un groupe dâinvitĂ©s, hommes et dames, sortirent. Quatre voitures filĂšrent de droite et de gauche et il ne resta sur lâavenue que deux messieurs qui se quittĂšrent au coin de la rue de Courcelles oĂč demeurait lâun dâeux. Lâautre rĂ©solut de rentrer Ă pied jusquâĂ la Porte-Maillot. Il traversa donc lâavenue de Villiers et continua son chemin sur le trottoir opposĂ© aux fortifications. Par cette belle nuit dâhiver, pure et froide, il y avait plaisir Ă marcher. On respirait bien. Le bruit des pas rĂ©sonnait allĂšgrement. Mais au bout de quelques minutes il eut lâimpression dĂ©sagrĂ©able quâon le suivait. De fait, sâĂ©tant retournĂ©, il aperçut lâombre dâun homme qui se glissait entre les arbres. Il nâĂ©tait point peureux ; cependant il hĂąta le pas afin dâarriver le plus vite possible Ă lâoctroi des Ternes. Mais lâhomme se mit Ă courir. Assez inquiet, il jugea plus prudent de lui faire face et de tirer son revolver de sa poche. Il nâen eut pas le temps. Lâhomme lâassaillait violemment, et tout de suite une lutte sâengagea sur le boulevard dĂ©sert, lutte Ă bras-le-corps oĂč il sentit aussitĂŽt quâil avait le dĂ©savantage. Il appela au secours, se dĂ©battit, et fut renversĂ© contre un tas de cailloux, serrĂ© Ă la gorge, bĂąillonnĂ© dâun mouchoir que son adversaire lui enfonçait dans la bouche. Ses yeux se fermĂšrent, ses oreilles bourdonnĂšrent, et il allait perdre connaissance, lorsque, soudain, lâĂ©treinte se desserra, et lâhomme qui lâĂ©touffait de son poids se releva pour se dĂ©fendre Ă son tour contre une attaque imprĂ©vue. Un coup de canne sur le poignet, un coup de botte sur la cheville⊠lâhomme poussa deux grognements de douleur, et sâenfuit en boitant et en jurant. Sans daigner le poursuivre, le nouvel arrivant se pencha et dit â Ătes-vous blessĂ©, Monsieur ? Il nâĂ©tait pas blessĂ©, mais fort Ă©tourdi et incapable de se tenir debout. Par bonheur, un des employĂ©s de lâoctroi, attirĂ© par les cris, accourut. Une voiture fut requise. Le monsieur y prit place accompagnĂ© de son sauveur, et on le conduisit Ă son hĂŽtel de lâavenue de la Grande-ArmĂ©e. Devant la porte, tout Ă fait remis, il se confondit en remerciements. â Je vous dois la vie, Monsieur, veuillez croire que je ne lâoublierai point. Je ne veux pas effrayer ma femme en ce moment, mais je tiens Ă ce quâelle vous exprime elle-mĂȘme, dĂšs aujourdâhui, toute ma reconnaissance. Il le pria de venir dĂ©jeuner et lui dit son nom Ludovic Imbert, ajoutant â Puis-je savoir Ă qui jâai lâhonneur⊠â Mais certainement, fit lâautre. Et il se prĂ©senta â ArsĂšne Lupin. â ArsĂšne Lupin nâavait pas alors cette cĂ©lĂ©britĂ© que lui ont value lâaffaire Cahorn, son Ă©vasion de la SantĂ©, et tant dâautres exploits retentissants. Il ne sâappelait mĂȘme pas ArsĂšne Lupin. Ce nom auquel lâavenir rĂ©servait un tel lustre fut spĂ©cialement imaginĂ© pour dĂ©signer le sauveur de M. Imbert, et lâon peut dire que câest dans cette affaire quâil reçut le baptĂȘme du feu. PrĂȘt au combat il est vrai, armĂ© de toutes piĂšces, mais sans ressources, sans lâautoritĂ© que donne le succĂšs, ArsĂšne Lupin nâĂ©tait quâapprenti dans une profession oĂč il devait bientĂŽt passer maĂźtre. Aussi quel frisson de joie Ă son rĂ©veil, quand il se rappela lâinvitation de la nuit ! Enfin il touchait au but ! Enfin il entreprenait une Ćuvre digne de ses forces et de son talent ! Les millions des Imbert, quelle proie magnifique pour un appĂ©tit comme le sien ! Il fit une toilette spĂ©ciale, redingote rĂąpĂ©e, pantalon Ă©limĂ©, chapeau de soie un peu rougeĂątre, manchettes et faux-cols effiloquĂ©s, le tout fort propre, mais sentant la misĂšre. Comme cravate, un ruban noir Ă©pinglĂ© dâun diamant de noix Ă surprise. Et, ainsi accoutrĂ©, il descendit lâescalier du logement quâil occupait Ă Montmartre. Au troisiĂšme Ă©tage, sans sâarrĂȘter, il frappa du pommeau de sa canne sur le battant dâune porte close. Dehors il gagna les boulevards extĂ©rieurs. Un tramway passait. Il y prit place, et quelquâun qui marchait derriĂšre lui, le locataire du troisiĂšme Ă©tage, sâassit Ă son cĂŽtĂ©. Au bout dâun instant, cet homme lui dit â Eh bien, patron ? â Eh bien, câest fait. â Comment ? â Jây dĂ©jeune. â Vous y dĂ©jeunez ! â Tu ne voudrais pas, jâespĂšre, que jâeusse exposĂ© gratuitement des jours aussi prĂ©cieux que les miens ? Jâai arrachĂ© M. Ludovic Imbert Ă la mort certaine que tu lui rĂ©servais. M. Ludovic Imbert est une nature reconnaissante. Il mâinvite Ă dĂ©jeuner. Un silence, et lâautre hasarda â Alors, vous nây renoncez pas ? â Mon petit, fit ArsĂšne, si jâai machinĂ© la petite agression de cette nuit, si je me suis donnĂ© la peine, Ă trois heures du matin, le long des fortifications, de tâallonger un coup de canne sur le poignet et un coup de pied sur le tibia, risquant ainsi dâendommager mon unique ami, ce nâest pas pour renoncer maintenant au bĂ©nĂ©fice dâun sauvetage si bien organisĂ©. â Mais les mauvais bruits qui courent sur la fortune⊠â Laisse-les courir. Il y a six mois que je poursuis lâaffaire, six mois que je me renseigne, que jâĂ©tudie, que je tends mes filets, que jâinterroge les domestiques, les prĂȘteurs et les hommes de paille, six mois que je vis dans lâombre du mari et de la femme. Par consĂ©quent je sais Ă quoi mâen tenir. Que la fortune provienne du vieux Brawford, comme ils le prĂ©tendent, ou dâune autre source, jâaffirme quâelle existe. Et puisquâelle existe, elle est Ă moi. â Bigre, cent millions ! â Mettons-en dix, ou mĂȘme cinq, nâimporte ! il y a de gros paquets de titres dans le coffre-fort. Câest bien le diable si, un jour ou lâautre, je ne mets pas la main sur la clef. Le tramway sâarrĂȘta place de lâĂtoile. Lâhomme murmura â Ainsi, pour le moment ? â Pour le moment, rien Ă faire. Je tâavertirai. Nous avons le temps. Cinq minutes aprĂšs, ArsĂšne Lupin montait le somptueux escalier de lâhĂŽtel Imbert, et Ludovic le prĂ©sentait Ă sa femme. Gervaise Ă©tait une bonne petite dame, toute ronde, trĂšs bavarde. Elle fit Ă Lupin le meilleur accueil. â Jâai voulu que nous soyons seuls Ă fĂȘter notre sauveur, dit-elle. Et dĂšs lâabord on traita notre sauveur » comme un ami dâancienne date. Au dessert lâintimitĂ© Ă©tait complĂšte, et les confidences allĂšrent bon train. ArsĂšne raconta sa vie, la vie de son pĂšre, intĂšgre magistrat, les tristesses de son enfance, les difficultĂ©s du prĂ©sent. Gervaise, Ă son tour, dit sa jeunesse, son mariage, les bontĂ©s du vieux Brawford, les cent millions dont elle avait hĂ©ritĂ©, les obstacles qui retardaient lâentrĂ©e en jouissance, les emprunts quâelle avait dĂ» contracter Ă des taux exorbitants, ses interminables dĂ©mĂȘlĂ©s avec les neveux de Brawford, et les oppositions ! et les sĂ©questres ! tout enfin ! â Pensez donc, Monsieur Lupin, les titres sont lĂ , Ă cĂŽtĂ©, dans le bureau de mon mari, et si nous en dĂ©tachons un seul coupon, nous perdons tout ! Ils sont lĂ , dans notre coffre-fort, et nous ne pouvons pas y toucher ! Un lĂ©ger frĂ©missement secoua Monsieur Lupin Ă lâidĂ©e de ce voisinage. Et il eut la sensation trĂšs nette que Monsieur Lupin nâaurait jamais assez dâĂ©lĂ©vation dâĂąme pour Ă©prouver les mĂȘmes scrupules que la bonne dame. â Ah ! ils sont lĂ , murmura-t-il, la gorge sĂšche. â Ils sont lĂ . Des relations commencĂ©es sous de tels auspices ne pouvaient que former des nĆuds plus Ă©troits. DĂ©licatement interrogĂ©, ArsĂšne Lupin avoua sa misĂšre, sa dĂ©tresse. Sur-le-champ, le malheureux garçon fut nommĂ© secrĂ©taire particulier des deux Ă©poux, aux appointements de cent cinquante francs par mois. Il continuerait Ă habiter chez lui, mais il viendrait chaque jour prendre les ordres de travail et, pour plus de commoditĂ©, on mettait Ă sa disposition, comme cabinet de travail, une des chambres du deuxiĂšme Ă©tage. Il choisit. Par quel excellent hasard se trouva-t-elle au-dessus du bureau de Ludovic ? â ArsĂšne ne tarda pas Ă sâapercevoir que son poste de secrĂ©taire ressemblait furieusement Ă une sinĂ©cure. En deux mois, il nâeut que quatre lettres insignifiantes Ă recopier et ne fut appelĂ© quâune fois dans le bureau de son patron, ce qui ne lui permit quâune fois de contempler officiellement le coffre-fort. En outre, il nota que le titulaire de cette sinĂ©cure ne devait pas ĂȘtre jugĂ© digne de figurer auprĂšs du dĂ©putĂ© Anquety, ou du bĂątonnier Grouvel, car on omit de le convier aux fameuses rĂ©ceptions mondaines. Il ne sâen plaignit point, prĂ©fĂ©rant de beaucoup garder sa modeste petite place Ă lâombre, et se tint Ă lâĂ©cart, heureux et libre. Dâailleurs il ne perdait pas son temps. Il rendit tout dâabord un certain nombre de visites clandestines au bureau de Ludovic, et prĂ©senta ses devoirs au coffre-fort, lequel nâen resta pas moins hermĂ©tiquement fermĂ©. CâĂ©tait un Ă©norme bloc de fonte et dâacier, Ă lâaspect rĂ©barbatif, et contre quoi ne pouvaient prĂ©valoir ni les limes, ni les vrilles, ni les pinces monseigneur. ArsĂšne Lupin nâĂ©tait pas entĂȘtĂ©. â OĂč la force Ă©choue, la ruse rĂ©ussit, se dit-il. Lâessentiel est dâavoir un Ćil et une oreille dans la place. Il prit donc les mesures nĂ©cessaires, et aprĂšs de minutieux et pĂ©nibles sondages Ă travers le parquet de sa chambre, il introduisit un tuyau de plomb qui aboutissait au plafond du bureau entre deux moulures de la corniche. Par ce tuyau, tube acoustique et lunette dâapproche, il espĂ©rait voir et entendre. DĂšs lors il vĂ©cut Ă plat ventre sur son parquet. Et de fait il vit souvent les Imbert en confĂ©rence devant le coffre, compulsant des registres et maniant des dossiers. Quand ils tournaient successivement les quatre boutons qui commandaient la serrure, il tĂąchait, pour savoir le chiffre, de saisir le nombre des crans qui passaient. Il surveillait leurs gestes, il Ă©piait leurs paroles. Que faisaient-ils de la clef ? La cachaient-ils ? Un jour, il descendit en hĂąte, les ayant vus qui sortaient de la piĂšce sans refermer le coffre. Et il entra rĂ©solument. Ils Ă©taient revenus. â Oh ! excusez-moi, dit-il, je me suis trompĂ© de porte. Mais Gervaise se prĂ©cipita, et lâattirant â Entrez donc, Monsieur Lupin, entrez donc, nâĂȘtes-vous pas chez vous ici ? Vous allez nous donner un conseil. Quels titres devons-nous vendre ? De lâExtĂ©rieure ou de la Rente ? â Mais, lâopposition ? objecta Lupin, trĂšs Ă©tonnĂ©. â Oh ! elle ne frappe pas tous les titres. Elle Ă©carta le battant. Sur les rayons sâentassaient des portefeuilles ceinturĂ©s de sangles. Elle en saisit un. Mais son mari protesta. â Non, non, Gervaise, ce serait de la folie de vendre de lâExtĂ©rieure. Elle va monter⊠Tandis que la Rente est au plus haut. Quâen pensez-vous, mon cher ami ? Le cher ami nâavait aucune opinion, cependant il conseilla le sacrifice de la Rente. Alors elle prit une autre liasse, et, dans cette liasse, au hasard, un papier. CâĂ©tait un titre 3% de francs. Ludovic le mit dans sa poche. LâaprĂšs-midi, accompagnĂ© de son secrĂ©taire, il fit vendre ce titre par un agent de change et toucha quarante-six mille francs. Quoi quâen eĂ»t dit Gervaise, ArsĂšne Lupin ne se sentait pas chez lui. Bien au contraire, sa situation dans lâhĂŽtel Imbert le remplissait de surprise. Ă diverses occasions, il put constater que les domestiques ignoraient son nom. Ils lâappelaient monsieur. Ludovic le dĂ©signait toujours ainsi Vous prĂ©viendrez monsieur⊠Est-ce que monsieur est arrivĂ© ? » Pourquoi cette appellation Ă©nigmatique ? Dâailleurs, aprĂšs lâenthousiasme du dĂ©but, les Imbert lui parlaient Ă peine, et, tout en le traitant avec les Ă©gards dĂ»s Ă un bienfaiteur, ne sâoccupaient jamais de lui ! On avait lâair de le considĂ©rer comme un original qui nâaime pas quâon lâimportune, et on respectait son isolement, comme si cet isolement Ă©tait une rĂšgle Ă©dictĂ©e par lui, un caprice de sa part. Une fois quâil passait dans le vestibule, il entendit Gervaise qui disait Ă deux messieurs â Câest un tel sauvage ! Soit, pensa-t-il, nous sommes un sauvage. Et renonçant Ă sâexpliquer les bizarreries de ces gens, il poursuivait lâexĂ©cution de son plan. Il avait acquis la certitude quâil ne fallait point compter sur le hasard ni sur une Ă©tourderie de Gervaise que la clef du coffre ne quittait pas, et qui, au surplus, nâeĂ»t jamais emportĂ© cette clef sans avoir prĂ©alablement brouillĂ© les lettres de la serrure. Ainsi donc il devait agir. Un Ă©vĂ©nement prĂ©cipita les choses, la violente campagne menĂ©e contre les Imbert par certains journaux. On les accusait dâescroquerie. ArsĂšne Lupin assista aux pĂ©ripĂ©ties du drame, aux agitations du mĂ©nage, et il comprit quâen tardant davantage, il allait tout perdre. Cinq jours de suite, au lieu de partir vers six heures comme il en avait lâhabitude, il sâenferma dans sa chambre. On le supposait sorti. Lui, sâĂ©tendait sur le parquet et surveillait le bureau de Ludovic. Les cinq soirs, la circonstance favorable quâil attendait ne sâĂ©tant pas produite, il sâen alla au milieu de la nuit, par la petite porte qui desservait la cour. Il en possĂ©dait une clef. Mais le sixiĂšme jour il apprit que les Imbert, en rĂ©ponse aux insinuations malveillantes de leurs ennemis, avaient proposĂ© quâon ouvrĂźt le coffre et quâon en fĂźt lâinventaire. â Câest pour ce soir, pensa Lupin. Et en effet, aprĂšs le dĂźner, Ludovic sâinstalla dans son bureau. Gervaise le rejoignit. Ils se mirent Ă feuilleter les registres du coffre. Une heure sâĂ©coula, puis une autre heure. Il entendit les domestiques qui se couchaient. Maintenant il nây avait plus personne au premier Ă©tage. Minuit. Les Imbert continuaient leur besogne. â Allons-y, murmura Lupin. Il ouvrit sa fenĂȘtre. Elle donnait sur la cour, et lâespace, par la nuit sans lune et sans Ă©toile, Ă©tait obscur. Il tira de son armoire une corde Ă nĆuds quâil assujettit Ă la rampe du balcon, enjamba et se laissa glisser doucement, en sâaidant dâune gouttiĂšre, jusquâĂ la fenĂȘtre situĂ©e au-dessous de la sienne. CâĂ©tait celle du bureau, et le voile Ă©pais des rideaux molletonnĂ©s masquait la piĂšce. Debout sur le balcon, il resta un moment immobile, lâoreille tendue et lâĆil aux aguets. TranquillisĂ© par le silence, il poussa lĂ©gĂšrement les deux croisĂ©es. Si personne nâavait eu soin de les vĂ©rifier, elles devaient cĂ©der Ă lâeffort, car lui, au cours de lâaprĂšs-midi, en avait tournĂ© lâespagnolette de façon quâelle nâentrĂąt plus dans les gĂąches. Les croisĂ©es cĂ©dĂšrent. Alors, avec des prĂ©cautions infinies, il les entrebĂąilla davantage. DĂšs quâil put glisser la tĂȘte, il sâarrĂȘta. Un peu de lumiĂšre filtrait entre les deux rideaux mal joints il aperçut Gervaise et Ludovic assis Ă cĂŽtĂ© du coffre. Ils nâĂ©changeaient que de rares paroles et Ă voix basse, absorbĂ©s par leur travail. ArsĂšne calcula la distance qui le sĂ©parait dâeux, Ă©tablit les mouvements exacts quâil lui faudrait faire pour les rĂ©duire lâun aprĂšs lâautre Ă lâimpuissance, avant quâils nâeussent le temps dâappeler au secours, et il allait se prĂ©cipiter, lorsque Gervaise dit â Comme la piĂšce sâest refroidie depuis un instant ! Je vais me mettre au lit. Et toi ? â Je voudrais finir. â Finir ! Mais tu en as pour la nuit. â Mais non, une heure au plus. Elle se retira. Vingt minutes, trente minutes passĂšrent. ArsĂšne poussa la fenĂȘtre un peu plus. Les rideaux frĂ©mirent. Il poussa encore. Ludovic se retourna, et, voyant les rideaux gonflĂ©s par le vent, se leva pour fermer la fenĂȘtre⊠Il nây eut pas un cri, pas mĂȘme une apparence de lutte. En quelques gestes prĂ©cis, et sans lui faire le moindre mal, ArsĂšne lâĂ©tourdit, lui enveloppa la tĂȘte avec le rideau, le ficela, et de telle maniĂšre que Ludovic ne distingua mĂȘme pas le visage de son agresseur. Puis, rapidement, il se dirigea vers le coffre, saisit deux portefeuilles quâil mit sous son bras, sortit du bureau, descendit lâescalier, traversa la cour, et ouvrit la porte de service. Une voiture stationnait dans la rue. â Prends cela dâabord, dit-il au cocher, et suis-moi. Il retourna jusquâau bureau. En deux voyages ils vidĂšrent le coffre. Puis ArsĂšne monta dans sa chambre, enleva la corde, effaça toute trace de son passage. CâĂ©tait fini. Quelques heures aprĂšs, ArsĂšne Lupin, aidĂ© de son compagnon, opĂ©ra le dĂ©pouillement des portefeuilles. Il nâĂ©prouva aucune dĂ©ception, lâayant prĂ©vu, Ă constater que la fortune des Imbert nâavait pas lâimportance quâon lui attribuait. Les millions ne se comptaient pas par centaines, ni mĂȘme par dizaines. Mais enfin le total formait encore un chiffre trĂšs respectable, et câĂ©taient dâexcellentes valeurs, obligations de chemins de fer, Villes de Paris, fonds dâĂtat, Suez, mines du Nord, etc. Il se dĂ©clara satisfait. â Certes, dit-il, il y aura un rude dĂ©chet quand le temps sera venu de nĂ©gocier. On se heurtera Ă des oppositions, et il faudra plus dâune fois liquider Ă vil prix. Nâimporte, avec cette premiĂšre mise de fonds, je me charge de vivre comme je lâentends⊠et de rĂ©aliser quelques rĂȘves qui me tiennent au cĆur. â Et le reste ? â Tu peux le brĂ»ler, mon petit. Ces tas de papiers faisaient bonne figure dans le coffre-fort. Pour nous, câest inutile. Quant aux titres, nous allons les enfermer bien tranquillement dans le placard, et nous attendrons le moment propice. Le lendemain ArsĂšne pensa quâaucune raison ne lâempĂȘchait de retourner Ă lâhĂŽtel Imbert. Mais la lecture des journaux lui rĂ©vĂ©la cette nouvelle imprĂ©vue Ludovic et Gervaise avaient disparu. Lâouverture du coffre eut lieu en grande solennitĂ©. Les magistrats y trouvĂšrent ce quâArsĂšne Lupin avait laissé⊠peu de chose. â Tels sont les faits, et telle est lâexplication que donne Ă certains dâentre eux lâintervention dâArsĂšne Lupin. Jâen tiens le rĂ©cit de lui-mĂȘme, un jour quâil Ă©tait en veine de confidence. Ce jour-lĂ , il se promenait de long en large dans mon cabinet de travail, et ses yeux avaient une petite fiĂšvre que je ne leur connaissais pas. â Somme toute, lui dis-je, câest votre plus beau coup ? Sans me rĂ©pondre directement, il reprit â Il y a dans cette affaire des secrets impĂ©nĂ©trables. Ainsi, mĂȘme aprĂšs lâexplication que je vous ai donnĂ©e, que dâobscuritĂ©s encore ! Pourquoi cette fuite ? Pourquoi nâont-ils pas profitĂ© du secours que je leur apportais involontairement ? Il Ă©tait si simple de dire Les cent millions se trouvaient dans le coffre. Ils nây sont plus parce quâon les a volĂ©s » ! â Ils ont perdu la tĂȘte. â Oui, voilĂ , ils ont perdu la tĂȘte⊠Dâautre part, il est vrai⊠â Il est vrai ?⊠â Non, rien. Que signifiait cette rĂ©ticence ? Il nâavait pas tout dit, câĂ©tait visible, et ce quâil nâavait pas dit, il rĂ©pugnait Ă le dire. JâĂ©tais intriguĂ©. Il fallait que la chose fĂ»t grave pour provoquer de lâhĂ©sitation chez un tel homme. Je lui posai des questions au hasard. â Vous ne les avez pas revus ? â Non. â Et il ne vous est pas advenu dâĂ©prouver, Ă lâĂ©gard de ces deux malheureux, quelque pitiĂ© ? â Moi ! profĂ©ra-t-il en sursautant. Sa rĂ©volte mâĂ©tonna. Avais-je touchĂ© juste ? Jâinsistai â Ăvidemment. Sans vous, ils auraient peut-ĂȘtre pu faire face au danger⊠ou du moins partir les poches remplies. â Des remords, câest bien cela que vous mâattribuez, nâest-ce pas ? â Dame ! Il frappa violemment sur ma table. â Ainsi, selon vous, je devrais avoir des remords ? â Appelez cela des remords ou des regrets, bref un sentiment quelconque⊠â Un sentiment quelconque pour des gens⊠â Pour des gens Ă qui vous avez dĂ©robĂ© une fortune. â Quelle fortune ? â Enfin⊠ces deux ou trois liasses de titres⊠â Ces deux ou trois liasses de titres ! Je leur ai dĂ©robĂ© des paquets de titres, nâest-ce pas ? une partie de leur hĂ©ritage ? voilĂ ma faute ? voilĂ mon crime ? Mais, sacrebleu, mon cher, vous nâavez donc pas devinĂ© quâils Ă©taient faux, ces titres ?⊠vous entendez ? ILS ĂTAIENT FAUX ! Je le regardai, abasourdi. â Faux, les quatre ou cinq millions. â Faux, sâĂ©cria-t-il rageusement, archi-faux ! les obligations, les Villes de Paris, les fonds dâĂtat, du papier, rien que du papier ! Pas un sou, je nâai pas tirĂ© un sou de tout le bloc ! Et vous me demandez dâavoir des remords ? Mais câest eux qui devraient en avoir ! Ils mâont roulĂ© comme un vulgaire gogo ! Ils mâont plumĂ© comme la derniĂšre de leurs dupes, et la plus stupide ! Une rĂ©elle colĂšre lâagitait, faite de rancune et dâamour-propre blessĂ©. â Mais, dâun bout Ă lâautre, jâai eu le dessous ! dĂšs la premiĂšre heure ! Savez-vous le rĂŽle que jâai jouĂ© dans cette affaire, ou plutĂŽt le rĂŽle quâils mâont fait jouer ? Celui dâAndrĂ© Brawford ! Oui, mon cher, et je nây ai vu que du feu ! Câest aprĂšs, par les journaux, et en rapprochant certains dĂ©tails, que je mâen suis aperçu. Tandis que je posais au bienfaiteur, au monsieur qui a risquĂ© sa vie pour vous tirer de la griffe des apaches, eux, ils me faisaient passer pour un des Brawford ! Nâest-ce pas admirable ? Cet original qui avait sa chambre au deuxiĂšme Ă©tage, ce sauvage que lâon montrait de loin, câĂ©tait Brawford, et Brawford, câĂ©tait moi ! Et grĂące Ă moi, grĂące Ă la confiance que jâinspirais sous le nom de Brawford, les banquiers prĂȘtaient, et les notaires engageaient leurs clients Ă prĂȘter ! Hein, quelle Ă©cole pour un dĂ©butant ! Ah ! je vous jure que la leçon mâa servi ! Il sâarrĂȘta brusquement, me saisit le bras, et il me dit dâun ton exaspĂ©rĂ© oĂč il Ă©tait facile cependant de sentir des nuances dâironie et dâadmiration, il me dit cette phrase ineffable â Mon cher, Ă lâheure actuelle, Gervaise Imbert me doit quinze cents francs ! Pour le coup, je ne pus mâempĂȘcher de rire. CâĂ©tait vraiment dâune bouffonnerie supĂ©rieure. Et lui-mĂȘme eut un accĂšs de franche gaĂźtĂ©. â Oui, mon cher, quinze cents francs ! Non seulement je nâai pas palpĂ© le premier sou de mes appointements, mais encore elle mâa empruntĂ© quinze cents francs ! Toutes mes Ă©conomies de jeune homme ! Et savez-vous pourquoi ? Je vous le donne en mille⊠Pour ses pauvres ! Comme je vous le dis ! pour de prĂ©tendus malheureux quâelle soulageait Ă lâinsu de Ludovic ! Et jâai coupĂ© lĂ -dedans ! Est-ce assez drĂŽle, hein ? ArsĂšne Lupin refait de quinze cents francs, et refait par la bonne dame Ă laquelle il volait quatre millions de titres faux ! Et que de combinaisons, dâefforts et de ruses gĂ©niales il mâa fallu pour arriver Ă ce beau rĂ©sultat ! Câest la seule fois que jâaie Ă©tĂ© roulĂ© dans ma vie. Mais fichtre, je lâai bien Ă©tĂ© cette fois-lĂ , et proprement, dans les grands prix !⊠LA PERLENOIRE Un violent coup de sonnette rĂ©veilla la concierge du numĂ©ro 9 de lâavenue Hoche. Elle tira le cordon en grognant â Je croyais tout le monde rentrĂ©. Il est au moins trois heures ! Son mari bougonna â Câest peut-ĂȘtre pour le docteur. En effet, une voix demanda â Le docteur Harel⊠quel Ă©tage ? â TroisiĂšme Ă gauche. Mais le docteur ne se dĂ©range pas la nuit. â Il faudra bien quâil se dĂ©range. Le monsieur pĂ©nĂ©tra dans le vestibule, monta un Ă©tage, deux Ă©tages, et, sans mĂȘme sâarrĂȘter sur le palier du docteur Harel, continua jusquâau cinquiĂšme. LĂ , il essaya deux clefs. Lâune fit fonctionner la serrure, lâautre le verrou de sĂ»retĂ©. â Ă merveille, murmura-t-il, la besogne est considĂ©rablement simplifiĂ©e. Mais avant dâagir, il faut assurer notre retraite. Voyons⊠ai-je eu logiquement le temps de sonner chez le docteur, et dâĂȘtre congĂ©diĂ© par lui ? Pas encore⊠un peu de patience⊠Au bout dâune dizaine de minutes, il redescendit et heurta le carreau de la loge en maugrĂ©ant contre le docteur. On lui ouvrit, et il claqua la porte derriĂšre lui. Or, cette porte ne se ferma point, lâhomme ayant vivement appliquĂ© un morceau de fer sur la gĂąche afin que le pĂšne ne pĂ»t sây introduire. Il rentra donc, sans bruit, Ă lâinsu des concierges. En cas dâalarme, sa retraite Ă©tait assurĂ©e. Paisiblement il remonta les cinq Ă©tages. Dans lâantichambre, Ă la lueur dâune lanterne Ă©lectrique, il dĂ©posa son pardessus et son chapeau sur une des chaises, sâassit sur une autre, et enveloppa ses bottines dâĂ©pais chaussons de feutre. â Ouf ! ça y est⊠Et combien facilement ! Je me demande un peu pourquoi tout le monde ne choisit pas le confortable mĂ©tier de cambrioleur ? Avec un peu dâadresse et de rĂ©flexion, il nâen est pas de plus charmant. Un mĂ©tier de tout repos⊠un mĂ©tier de pĂšre de famille⊠Trop commode mĂȘme⊠cela devient fastidieux. Il dĂ©plia un plan dĂ©taillĂ© de lâappartement. â Commençons par nous orienter. Ici, jâaperçois le rectangle du vestibule oĂč je suis. Du cĂŽtĂ© de la rue, le salon, le boudoir et la salle Ă manger. Inutile de perdre son temps par lĂ , il paraĂźt que la comtesse a un goĂ»t dĂ©plorable⊠pas un bibelot de valeur !⊠Donc, droit au but⊠Ah ! voici le tracĂ© dâun couloir, du couloir qui mĂšne aux chambres. Ă trois mĂštres, je dois rencontrer la porte du placard aux robes qui communique avec la chambre de la comtesse. Il replia son plan, Ă©teignit sa lanterne, et sâengagea dans le couloir en comptant â Un mĂštre⊠Deux mĂštres⊠trois mĂštres⊠Voici la porte⊠Comme tout sâarrange, mon Dieu ! Un simple verrou, un petit verrou, me sĂ©pare de la chambre, et, qui plus est, je sais que ce verrou se trouve Ă un mĂštre quarante-trois du plancher⊠De sorte que, grĂące Ă une lĂ©gĂšre incision que je vais pratiquer autour, nous en serons dĂ©barrassé⊠Il sortit de sa poche les instruments nĂ©cessaires, mais une idĂ©e lâarrĂȘta. â Et si, par hasard, ce verrou nâĂ©tait pas poussĂ©. Essayons toujours⊠Pour ce quâil en coĂ»te ! Il tourna le bouton de la serrure. La porte sâouvrit. â Mon brave Lupin, dĂ©cidĂ©ment la chance te favorise. Que te faut-il maintenant ? Tu connais la topographie des lieux oĂč tu vas opĂ©rer ; tu connais lâendroit oĂč la comtesse cache la perle noire⊠Par consĂ©quent, pour que la perle noire tâappartienne, il sâagit tout bĂȘtement dâĂȘtre plus silencieux que le silence, plus invisible que la nuit. ArsĂšne Lupin employa bien une demi-heure pour ouvrir la seconde porte, une porte vitrĂ©e qui donnait sur la chambre. Mais il le fit avec tant de prĂ©caution, quâalors mĂȘme que la comtesse nâeĂ»t pas dormi, aucun grincement Ă©quivoque nâaurait pu lâinquiĂ©ter. DâaprĂšs les indications de son plan, il nâavait quâĂ suivre le contour dâune chaise-longue. Cela le conduisait Ă un fauteuil, puis Ă une petite table situĂ©e prĂšs du lit. Sur la table, il y avait une boĂźte de papier Ă lettres, et, enfermĂ©e tout simplement dans cette boĂźte, la perle noire. Il sâallongea sur le tapis et suivit les contours de la chaise-longue. Mais Ă lâextrĂ©mitĂ© il sâarrĂȘta pour rĂ©primer les battements de son cĆur. Bien quâaucune crainte ne lâagitĂąt, il lui Ă©tait impossible de vaincre cette sorte dâangoisse nerveuse que lâon Ă©prouve dans le trop grand silence. Et il sâen Ă©tonnait, car, enfin, il avait vĂ©cu sans Ă©motion des minutes plus solennelles. Nul danger ne le menaçait. Alors pourquoi son cĆur battait-il comme une cloche affolĂ©e ? Ătait-ce cette femme endormie qui lâimpressionnait, cette vie si voisine de la sienne ? Il Ă©couta et crut discerner le rythme dâune respiration. Il fut rassurĂ© comme par une prĂ©sence amie. Il chercha le fauteuil, puis, par petits gestes insensibles, rampa vers la table, tĂątant lâombre de son bras Ă©tendu. Sa main droite rencontra un des pieds de la table. Enfin ! il nâavait plus quâĂ se lever, Ă prendre la perle et Ă sâen aller. Heureusement ! car son cĆur recommençait Ă sauter dans sa poitrine comme une bĂȘte terrifiĂ©e, et avec un tel bruit quâil lui semblait impossible que la comtesse ne sâĂ©veillĂąt point. Il lâapaisa dans un Ă©lan de volontĂ© prodigieux, mais, au moment oĂč il essayait de se relever, sa main gauche heurta sur le tapis un objet quâil reconnut tout de suite pour un flambeau, un flambeau renversĂ© ; et aussitĂŽt, un autre objet se prĂ©senta, une pendule, une de ces petites pendules de voyage qui sont recouvertes dâune gaine de cuir. Quoi ? Que se passait-il ? Il ne comprenait pas. Ce flambeau,⊠cette pendule⊠pourquoi ces objets nâĂ©taient-ils pas Ă leur place habituelle ? Ah ! que se passait-il dans lâombre effarante ? Et soudain, un cri lui Ă©chappa. Il avait touché⊠oh ! Ă quelle chose Ă©trange, innommable ! Mais non, non, la peur lui troublait le cerveau. Vingt secondes, trente secondes, il demeura immobile, Ă©pouvantĂ©, de la sueur aux tempes. Et ses doigts gardaient la sensation de ce contact. Par un effort implacable, il tendit le bras de nouveau. Sa main, de nouveau, effleura la chose, la chose Ă©trange, innommable. Il la palpa. Il exigea que sa main la palpĂąt et se rendĂźt compte. CâĂ©tait une chevelure, un visage⊠et ce visage Ă©tait froid, presque glacĂ©. Si terrifiante que soit la rĂ©alitĂ©, un homme comme ArsĂšne Lupin la domine dĂšs quâil en a pris connaissance. Rapidement, il fit jouer le ressort de sa lanterne. Une femme gisait devant lui, couverte de sang. Dâaffreuses blessures dĂ©vastaient son cou et ses Ă©paules. Il se pencha et lâexamina. Elle Ă©tait morte. â Morte, morte, rĂ©pĂ©ta-t-il avec stupeur. Et il regardait ces yeux fixes, le rictus de cette bouche, cette chair livide, et ce sang, tout ce sang qui avait coulĂ© sur le tapis et se figeait maintenant, Ă©pais et noir. SâĂ©tant relevĂ©, il tourna le bouton de lâĂ©lectricitĂ©, la piĂšce sâemplit de lumiĂšre, et il put voir tous les signes dâune lutte acharnĂ©e. Le lit Ă©tait entiĂšrement dĂ©fait, les couvertures et les draps arrachĂ©s. Par terre, le flambeau, puis la pendule â les aiguilles marquaient onze heures vingt â puis, plus loin, une chaise renversĂ©e, et partout du sang, des flaques de sang. â Et la perle noire ? murmura-t-il. La boĂźte de papier Ă lettres Ă©tait Ă sa place. Il lâouvrit vivement. Elle contenait lâĂ©crin. Mais lâĂ©crin Ă©tait vide. â Fichtre, se dit-il, tu tâes vantĂ© un peu tĂŽt de ta chance, mon ami ArsĂšne Lupin⊠La comtesse assassinĂ©e, la perle noire disparue⊠la situation nâest pas brillante ! Filons, sans quoi tu risques fort dâencourir de lourdes responsabilitĂ©s. Il ne bougea pas cependant. â Filer ? Oui, un autre filerait. Mais, ArsĂšne Lupin ? Nây a-t-il pas mieux Ă faire ? Voyons, procĂ©dons par ordre. AprĂšs tout, ta conscience est tranquille⊠Suppose que tu es commissaire de police et que tu dois procĂ©der Ă une enquĂȘte⊠Oui, mais pour cela, il faudrait avoir un cerveau plus clair. Et le mien est dans un Ă©tat ! Il tomba sur un fauteuil, ses poings crispĂ©s contre son front brĂ»lant. â Lâaffaire de lâavenue Hoche est une de celles qui nous ont le plus vivement intriguĂ©s en ces derniers temps, et je ne lâeusse certes pas racontĂ©e si la participation dâArsĂšne Lupin ne lâĂ©clairait dâun jour tout spĂ©cial. Cette participation, il en est peu qui la soupçonnent. Nul ne sait en tout cas lâexacte et curieuse vĂ©ritĂ©. Qui ne connaissait, pour lâavoir rencontrĂ©e au Bois, LĂ©ontine Zalti, lâancienne cantatrice, Ă©pouse et veuve du comte dâAndillot, la Zalti dont le luxe Ă©blouissait Paris, il y a quelque vingt ans, la Zalti, comtesse dâAndillot, Ă qui ses parures de diamants et de perles valaient une rĂ©putation europĂ©enne ? On disait dâelle quâelle portait sur ses Ă©paules le coffre-fort de plusieurs maisons de banque et les mines dâor de plusieurs compagnies australiennes. Les grands joailliers travaillaient pour la Zalti comme on travaillait jadis pour les rois et pour les reines. Et qui ne se souvient de la catastrophe oĂč toutes ces richesses furent englouties ? Maisons de banque et mines dâor, le gouffre dĂ©vora tout. De la collection merveilleuse, dispersĂ©e par le commissaire-priseur, il ne resta que la fameuse perle noire. La perle noire ! câest-Ă -dire une fortune, si elle avait voulu sâen dĂ©faire. Elle ne le voulut point. Elle prĂ©fĂ©ra se restreindre, vivre dans un simple appartement avec sa dame de compagnie, sa cuisiniĂšre et un domestique, plutĂŽt que de vendre cet inestimable joyau. Il y avait Ă cela une raison quâelle ne craignait pas dâavouer la perle noire Ă©tait le cadeau dâun empereur ! Et presque ruinĂ©e, rĂ©duite Ă lâexistence la plus mĂ©diocre, elle demeura fidĂšle Ă sa compagne des beaux jours. â Moi vivante, disait-elle, je ne la quitterai pas. Du matin jusquâau soir, elle la portait Ă son cou. La nuit, elle la mettait dans un endroit connu dâelle seule. Tous ces faits rappelĂ©s par les feuilles publiques stimulĂšrent la curiositĂ©, et, chose bizarre, mais facile Ă comprendre pour ceux qui ont le mot de lâĂ©nigme, ce fut prĂ©cisĂ©ment lâarrestation de lâassassin prĂ©sumĂ© qui compliqua le mystĂšre et prolongea lâĂ©motion. Le surlendemain, en effet, les journaux publiaient la nouvelle suivante On nous annonce lâarrestation de Victor DanĂšgre, le domestique de la comtesse dâAndillot. Les charges relevĂ©es contre lui sont Ă©crasantes. Sur la manche en lustrine de son gilet de livrĂ©e, que M. Dudouis, le chef de la SĂ»retĂ©, a trouvĂ© dans sa mansarde, entre le sommier et le matelas, on a constatĂ© des taches de sang. En outre, il manquait Ă ce gilet un bouton recouvert dâĂ©toffe. Or ce bouton, dĂšs le dĂ©but des perquisitions, avait Ă©tĂ© ramassĂ© sous le lit mĂȘme de la victime. Il est probable quâaprĂšs le dĂźner, DanĂšgre, au lieu de regagner sa mansarde, se sera glissĂ© dans le cabinet aux robes, et que, par la porte vitrĂ©e, il a vu la comtesse cacher la perle noire. Nous devons dire que, jusquâici, aucune preuve nâest venue confirmer cette supposition. En tout cas, un autre point reste obscur. Ă sept heures du matin, DanĂšgre sâest rendu au bureau de tabac du boulevard de Courcelles la concierge dâabord, puis la buraliste ont tĂ©moignĂ© dans ce sens. Dâautre part, la cuisiniĂšre de la comtesse et sa dame de compagnie, qui toutes deux couchent au bout du couloir, affirment quâĂ huit heures, quand elles se sont levĂ©es, la porte de lâantichambre et la porte de la cuisine Ă©taient fermĂ©es Ă double tour. Depuis vingt ans au service de la comtesse, ces deux personnes sont au-dessus de tout soupçon. On se demande donc comment DanĂšgre a pu sortir de lâappartement. SâĂ©tait-il fait faire une autre clef ? Lâinstruction Ă©claircira ces diffĂ©rents points. » Lâinstruction nâĂ©claircit absolument rien, au contraire. On apprit que Victor DanĂšgre Ă©tait un rĂ©cidiviste dangereux, un alcoolique et un dĂ©bauchĂ©, quâun coup de couteau nâeffrayait pas. Mais lâaffaire elle-mĂȘme semblait, au fur et Ă mesure quâon lâĂ©tudiait, sâenvelopper de tĂ©nĂšbres plus Ă©paisses et de contradictions plus inexplicables. Dâabord une demoiselle de SinclĂšves, cousine et unique hĂ©ritiĂšre de la victime, dĂ©clara que la comtesse, un mois avant sa mort, lui avait confiĂ© dans une de ses lettres la façon dont elle cachait la perle noire. Le lendemain du jour oĂč elle recevait cette lettre, elle en constatait la disparition. Qui lâavait volĂ©e ? De leur cĂŽtĂ©, les concierges racontĂšrent quâils avaient ouvert la porte Ă un individu, lequel Ă©tait montĂ© chez le docteur Harel. On manda le docteur. Personne nâavait sonnĂ© chez lui. Alors qui Ă©tait cet individu ? Un complice ? Cette hypothĂšse dâun complice fut adoptĂ©e par la presse et par le public. Ganimard, le vieil inspecteur principal Ganimard la dĂ©fendait, non sans raison. â Il y a du Lupin lĂ -dessous, disait-il au juge. â Bah ! ripostait celui-ci, vous le voyez partout, votre Lupin. â Je le vois partout, parce quâil est partout. â Dites plutĂŽt que vous le voyez chaque fois oĂč quelque chose ne vous paraĂźt pas trĂšs clair. Dâailleurs, en lâespĂšce, remarquez ceci le crime a Ă©tĂ© commis Ă onze heures vingt du soir, ainsi que lâatteste la pendule, et la visite nocturne, dĂ©noncĂ©e par les concierges, nâa eu lieu quâĂ trois heures du matin. La justice obĂ©it souvent Ă ces entraĂźnements de conviction qui font quâon oblige les Ă©vĂ©nements Ă se plier Ă lâexplication premiĂšre quâon en a donnĂ©e. Les antĂ©cĂ©dents dĂ©plorables de Victor DanĂšgre, rĂ©cidiviste, ivrogne et dĂ©bauchĂ©, influencĂšrent le juge, et bien quâaucune circonstance nouvelle ne vĂźnt corroborer les deux ou trois indices primitivement dĂ©couverts, rien ne put lâĂ©branler. Il boucla son instruction. Quelques semaines aprĂšs, les dĂ©bats commencĂšrent. Ils furent embarrassĂ©s et languissants. Le prĂ©sident les dirigea sans ardeur. Le ministĂšre public attaqua mollement. Dans ces conditions, lâavocat de DanĂšgre avait beau jeu. Il montra les lacunes et les impossibilitĂ©s de lâaccusation. Nulle preuve matĂ©rielle nâexistait. Qui avait forgĂ© la clef, lâindispensable clef sans laquelle DanĂšgre, aprĂšs son dĂ©part, nâaurait pu refermer Ă double tour la porte de lâappartement ? Qui lâavait vue, cette clef, et quâĂ©tait-elle devenue ? Qui avait vu le couteau de lâassassin, et quâĂ©tait-il devenu ? â Et, en tout cas, concluait lâavocat, prouvez que câest mon client qui a tuĂ©. Prouvez que lâauteur du vol et du crime nâest pas ce mystĂ©rieux personnage qui sâest introduit dans la maison Ă trois heures du matin. La pendule marquait onze heures, me direz-vous ? Et aprĂšs ? ne peut-on mettre les aiguilles dâune pendule Ă lâheure qui vous convient ? Victor DanĂšgre fut acquittĂ©. â Il sortit de prison un vendredi au dĂ©clin du jour, amaigri, dĂ©primĂ© par six mois de cellule. Lâinstruction, la solitude, les dĂ©bats, les dĂ©libĂ©rations du jury, tout cela lâavait empli dâune Ă©pouvante maladive. La nuit, dâaffreux cauchemars, des visions dâĂ©chafaud le hantaient. Il tremblait de fiĂšvre et de terreur. Sous le nom dâAnatole Dufour, il loua une petite chambre sur les hauteurs de Montmartre, et il vĂ©cut au hasard des besognes, bricolant de droite et de gauche. Vie lamentable ! Trois fois engagĂ© par trois patrons diffĂ©rents, il fut reconnu et renvoyĂ© sur-le-champ. Souvent il sâaperçut, ou crut sâapercevoir, que des hommes le suivaient, des hommes de la police, il nâen doutait point, qui ne renonçaient pas Ă le faire tomber dans quelque piĂšge. Et dâavance il sentait lâĂ©treinte rude de la main qui le prendrait au collet. Un soir quâil dĂźnait chez un traiteur du quartier, quelquâun sâinstalla en face de lui. CâĂ©tait un individu dâune quarantaine dâannĂ©es, vĂȘtu dâune redingote noire de propretĂ© douteuse. Il commanda une soupe, des lĂ©gumes et un litre de vin. Et quand il eut mangĂ© la soupe, il tourna les yeux vers DanĂšgre et le regarda longuement. DanĂšgre pĂąlit. Pour sĂ»r cet individu Ă©tait de ceux qui le suivaient depuis des semaines. Que lui voulait-il ? DanĂšgre essaya de se lever. Il ne le put. Ses jambes chancelaient sous lui. Lâhomme se versa un verre de vin et emplit le verre de DanĂšgre. â Nous trinquons, camarade ? Victor balbutia â Oui⊠oui⊠à votre santĂ©, camarade. â Ă votre santĂ©, Victor DanĂšgre. Lâautre sursauta â Moi !⊠moi !⊠mais non⊠je vous jure⊠â Vous me jurez quoi ? que vous nâĂȘtes pas vous ? le domestique de la comtesse ? â Quel domestique ? Je mâappelle Dufour. Demandez au patron. â Dufour, Anatole, oui, pour le patron, mais DanĂšgre pour la justice, Victor DanĂšgre. â Pas vrai ! pas vrai ! on vous a menti. Le nouveau venu tira de sa poche une carte et la tendit. Victor lut Grimaudan, ex-inspecteur de la SĂ»retĂ©. Renseignements confidentiels. » Il tressaillit. â Vous ĂȘtes de la police ? â Je nâen suis plus, mais le mĂ©tier me plaisait, et je continue dâune façon plus⊠lucrative. On dĂ©niche de temps en temps des affaires dâor⊠comme la vĂŽtre. â La mienne ? â Oui, la vĂŽtre, câest une affaire exceptionnelle, si toutefois vous voulez bien y mettre un peu de complaisance. â Et si je nâen mets pas ? â Il le faudra. Vous ĂȘtes dans une situation oĂč vous ne pouvez rien me refuser. Une apprĂ©hension sourde envahissait Victor DanĂšgre. Il demanda â Quây a-t-il ?⊠parlez. â Soit, rĂ©pondit lâautre, finissons-en. En deux mots, voici je suis envoyĂ© par Mlle de SinclĂšves. â SinclĂšves ? â LâhĂ©ritiĂšre de la comtesse dâAndillot. â Eh bien ? â Eh bien, Mlle de SinclĂšves me charge de vous rĂ©clamer la perle noire. â La perle noire ? â Celle que vous avez volĂ©e. â Mais je ne lâai pas ! â Vous lâavez. â Si je lâavais, ce serait moi lâassassin. â Câest vous lâassassin. DanĂšgre sâefforça de rire. â Heureusement, mon bon monsieur, que la Cour dâassises nâa pas Ă©tĂ© du mĂȘme avis. Tous les jurĂ©s, vous entendez, mâont reconnu innocent. Et quand on a sa conscience pour soi et lâestime de douze braves gens⊠Lâex-inspecteur lui saisit le bras â Pas de phrases, mon petit. Ăcoutez-moi bien attentivement et pesez mes paroles, elles en valent la peine. DanĂšgre, trois semaines avant le crime, vous avez dĂ©robĂ© Ă la cuisiniĂšre la clef qui ouvre la porte de service, et vous avez fait faire une clef semblable chez Outard, serrurier, 244, rue Oberkampf. â Pas vrai, pas vrai, gronda Victor, personne nâa vu cette clef⊠elle nâexiste pas. â La voici. AprĂšs un silence, Grimaudan reprit â Vous avez tuĂ© la comtesse Ă lâaide dâun couteau Ă virole achetĂ© au bazar de la RĂ©publique, le jour mĂȘme oĂč vous commandiez votre clef. La lame est triangulaire et creusĂ©e dâune cannelure. â De la blague, tout cela, vous parlez au hasard. Personne nâa vu le couteau. â Le voici. Victor DanĂšgre eut un geste de recul. Lâex-inspecteur continua â Il y a dessus des taches de rouille. Est-il besoin de vous en expliquer la provenance ? â Et aprĂšs ?⊠vous avez une clef et un couteau⊠Qui peut affirmer quâils mâappartenaient ? â Le serrurier dâabord, et ensuite lâemployĂ© auquel vous avez achetĂ© le couteau. Jâai dĂ©jĂ rafraĂźchi leur mĂ©moire. En face de vous, ils ne manqueront pas de vous reconnaĂźtre. Il parlait sĂšchement et durement, avec une prĂ©cision terrifiante. DanĂšgre Ă©tait convulsĂ© de peur. Ni le juge ni le prĂ©sident des assises, ni lâavocat gĂ©nĂ©ral ne lâavaient serrĂ© dâaussi prĂšs, nâavaient vu aussi clair dans des choses que lui-mĂȘme ne discernait plus trĂšs nettement. Cependant, il essaya encore de jouer lâindiffĂ©rence. â Si câest lĂ toutes vos preuves ! â Il me reste celle-ci. Vous ĂȘtes reparti, aprĂšs le crime, par le mĂȘme chemin. Mais, au milieu du cabinet aux robes, pris dâeffroi, vous avez dĂ» vous appuyer contre le mur pour garder votre Ă©quilibre. â Comment le savez-vous ? bĂ©gaya Victor⊠personne ne peut le savoir. â La justice, non, il ne pouvait venir Ă lâidĂ©e dâaucun de ces messieurs du parquet dâallumer une bougie et dâexaminer les murs. Mais si on le faisait, on verrait sur le plĂątre blanc une marque rouge trĂšs lĂ©gĂšre, assez nette cependant pour quâon y retrouve lâempreinte de la face antĂ©rieure de votre pouce, de votre pouce tout humide de sang et que vous avez posĂ© contre le mur. Or, vous nâignorez pas quâen anthropomĂ©trie, câest lĂ un des principaux moyens dâidentification. Victor DanĂšgre Ă©tait blĂȘme. Des gouttes de sueur coulaient de son front sur la table. Il considĂ©rait avec des yeux de fou cet homme Ă©trange qui Ă©voquait son crime comme sâil en avait Ă©tĂ© le tĂ©moin invisible. Il baissa la tĂȘte, vaincu, impuissant. Depuis des mois il luttait contre tout le monde. Contre cet homme-lĂ , il avait lâimpression quâil nây avait rien Ă faire. â Si je vous rends la perle, balbutia-t-il, combien me donnerez-vous ? â Rien. â Comment ! vous vous moquez ! Je vous donnerais une chose qui vaut des mille et des centaines de mille, et je nâaurais rien ? â Si, la vie. Le misĂ©rable frissonna. Grimaudan ajouta, dâun ton presque doux â Voyons, DanĂšgre, cette perle nâa aucune valeur pour vous. Il vous est impossible de la vendre. Ă quoi bon la garder ? â Il y a des recĂ©leurs⊠et un jour ou lâautre, Ă nâimporte quel prix⊠â Un jour ou lâautre, il sera trop tard. â Pourquoi ? â Pourquoi ? mais parce que la justice aura remis la main sur vous, et, cette fois, avec les preuves que je lui fournirai, le couteau, la clef, lâindication du pouce, vous ĂȘtes fichu, mon bonhomme. Victor sâĂ©treignit la tĂȘte de ses deux mains et rĂ©flĂ©chit. Il se sentait perdu, en effet, irrĂ©mĂ©diablement perdu, et, en mĂȘme temps, une grande fatigue lâenvahissait, un immense besoin de repos et dâabandon. Il murmura â Quand vous la faut-il ? â Ce soir, avant une heure. â Sinon ? â Sinon, je mets Ă la poste cette lettre oĂč Mlle de SinclĂšves vous dĂ©nonce au procureur de la RĂ©publique. DanĂšgre se versa deux verres de vin quâil but coup sur coup, puis, se levant â Payez lâaddition, et allons-y⊠jâen ai assez de cette maudite affaire. La nuit Ă©tait venue. Les deux hommes descendirent la rue Lepic et suivirent les boulevards extĂ©rieurs en se dirigeant vers lâĂtoile. Ils marchaient silencieusement, Victor, trĂšs las et le dos voĂ»tĂ©. Au parc Monceau, il dit â Câest du cĂŽtĂ© de la maison⊠â Parbleu ! vous nâen ĂȘtes sorti, avant votre arrestation, que pour aller au bureau de tabac. â Nous y sommes, fit DanĂšgre, dâune voix sourde. Ils longĂšrent la grille du jardin et traversĂšrent une rue dont le bureau de tabac faisait lâencoignure. DanĂšgre sâarrĂȘta quelques pas plus loin. Ses jambes vacillaient. Il tomba sur un banc. â Eh bien ? demanda son compagnon. â Câest lĂ . â Câest lĂ ! quâest-ce que vous me chantez ? â Oui lĂ , devant nous. â Devant nous ! Dites donc, DanĂšgre, il ne faudrait pas⊠â Je vous rĂ©pĂšte quâelle est lĂ . â OĂč ? â Entre deux pavĂ©s. â Lesquels ? â Cherchez. â Lesquels ? rĂ©pĂ©ta Grimaudan. Victor ne rĂ©pondit pas. â Ah ! parfait, tu veux me faire poser, mon bonhomme. â Non⊠mais⊠je vais crever de misĂšre. â Et alors, tu hĂ©sites ? Allons, je serai bon prince. Combien te faut-il ? â De quoi prendre mon billet dâentrepont pour lâAmĂ©rique. â Convenu. â Et un billet de cent pour les premiers frais. â Tu en auras deux. Parle. â Comptez les pavĂ©s, Ă droite de lâĂ©gout. Câest entre le douziĂšme et le treiziĂšme. â Dans le ruisseau ? â Oui, en bas du trottoir. Grimaudan regarda autour de lui. Des tramways passaient, des gens passaient. Mais bah ! qui pouvait se douter ?⊠Il ouvrit son canif et le planta entre le douziĂšme et le treiziĂšme pavĂ©. â Et si elle nây est pas ? â Si personne ne mâa vu me baisser et lâenfoncer, elle y est encore. Se pouvait-il quâelle y fĂ»t ! La perle noire jetĂ©e dans la boue dâun ruisseau, Ă la disposition du premier venu ! La perle noire⊠une fortune ! â Ă quelle profondeur ? â Dix centimĂštres, Ă peu prĂšs. Il creusa le sable mouillĂ©. La pointe de son canif heurta quelque chose. Avec ses doigts il Ă©largit le trou. Il aperçut la perle noire. â Tiens, voilĂ tes deux cents francs. Je tâenverrai ton billet pour lâAmĂ©rique. Le lendemain, lâĂcho de France publiait cet entrefilet, qui fut reproduit par les journaux du monde entier Depuis hier, la fameuse perle noire est entre les mains dâArsĂšne Lupin qui lâa reprise au meurtrier de la comtesse dâAndillot. Avant peu, des fac-similĂ©s de ce prĂ©cieux bijou seront exposĂ©s Ă Londres, Ă Saint-PĂ©tersbourg, Ă Calcutta, Ă Buenos-Ayres et Ă New York. ArsĂšne Lupin attend les propositions que voudront bien lui faire ses correspondants. â â Et voilĂ comme quoi le crime est toujours puni et la vertu rĂ©compensĂ©e, conclut ArsĂšne Lupin, lorsquâil mâeut rĂ©vĂ©lĂ© les dessous de lâaffaire. â Et voilĂ comme quoi, sous le nom de Grimaudan, ex-inspecteur de la SĂ»retĂ©, vous fĂ»tes choisi par le destin pour enlever au criminel le bĂ©nĂ©fice de son forfait. â Justement. Et jâavoue que câest une des aventures dont je suis le plus fier. Les quarante minutes que jâai passĂ©es dans lâappartement de la comtesse, aprĂšs avoir constatĂ© sa mort, sont parmi les plus Ă©tonnantes et les plus profondes de ma vie. En quarante minutes, empĂȘtrĂ© dans la situation la plus inextricable, jâai reconstituĂ© le crime, jâai acquis la certitude, Ă lâaide de quelques indices, que le coupable ne pouvait ĂȘtre quâun domestique de la comtesse. Enfin, jâai compris que, pour avoir la perle, il fallait que ce domestique fĂ»t arrĂȘtĂ© â et jâai laissĂ© le bouton de gilet â mais quâil ne fallait pas quâon relevĂąt contre lui des preuves irrĂ©cusables de sa culpabilitĂ© â et jâai ramassĂ© le couteau oubliĂ© sur le tapis, emportĂ© la clef oubliĂ©e sur la serrure, fermĂ© la porte Ă double tour, et effacĂ© les traces des doigts sur le plĂątre du cabinet aux robes. Ă mon sens, ce fut lĂ un de ces Ă©clairs⊠â De gĂ©nie, interrompis-je. â De gĂ©nie, si vous voulez, et qui nâeĂ»t pas illuminĂ© le cerveau du premier venu. Deviner en une seconde les deux termes du problĂšme â une arrestation et un acquittement â me servir de lâappareil formidable de la justice pour dĂ©traquer mon homme, pour lâabĂȘtir, bref, pour le mettre dans un Ă©tat dâesprit tel quâune fois libre il devait inĂ©vitablement, fatalement, tomber dans le piĂšge un peu grossier que je lui tendais !⊠â Un peu ? dites beaucoup, car il ne courait aucun danger. â Oh ! pas le moindre, puisque tout acquittement est chose dĂ©finitive. â Pauvre diable⊠â Pauvre diable⊠Victor DanĂšgre ! vous ne songez pas que câest un assassin ? Il eĂ»t Ă©tĂ© de la derniĂšre immoralitĂ© que la perle noire lui restĂąt. Il vit, pensez donc, DanĂšgre vit ! â Et la perle noire est Ă vous. Il la sortit dâune des poches secrĂštes de son portefeuille, lâexamina, la caressa de ses doigts et de ses yeux Ă©mus, et il soupirait â Quel est le boyard, quel est le rajah imbĂ©cile et vaniteux qui possĂ©dera ce trĂ©sor ? Ă quel milliardaire amĂ©ricain est destinĂ© le petit morceau de beautĂ© et de luxe qui ornait les blanches Ă©paules de LĂ©ontine Zalti, comtesse dâAndillot ?⊠Herlock SholmĂšsarrive trop tard Câest Ă©trange ce que vous ressemblez Ă ArsĂšne Lupin, Velmont ! â Vous le connaissez ? â Oh ! comme tout le monde, par ses photographies, dont aucune nâest pareille aux autres, mais dont chacune laisse lâimpression dâune physionomie identique⊠qui est bien la vĂŽtre. Horace Velmont parut plutĂŽt vexĂ©. â Nâest-ce pas, mon cher Devanne ! Et vous nâĂȘtes pas le premier Ă mâen faire la remarque, croyez-le. â Câest au point, insista Devanne, que si vous ne mâaviez pas Ă©tĂ© recommandĂ© par mon cousin dâEstevan, et si vous nâĂ©tiez pas le peintre connu dont jâadmire les belles marines, je me demande si je nâaurais pas averti la police de votre prĂ©sence Ă Dieppe. La boutade fut accueillie par un rire gĂ©nĂ©ral. Il y avait lĂ , dans la grande salle Ă manger du chĂąteau de Thibermesnil, outre Velmont lâabbĂ© GĂ©lis, curĂ© du village, et une douzaine dâofficiers, dont les rĂ©giments manĆuvraient aux environs, et qui avaient rĂ©pondu Ă lâinvitation du banquier Georges Devanne et de sa mĂšre. Lâun dâeux sâĂ©cria â Mais est-ce que prĂ©cisĂ©ment ArsĂšne Lupin nâa pas Ă©tĂ© signalĂ© sur la cĂŽte, aprĂšs son fameux coup du rapide de Paris au Havre ? â Parfaitement, il y a de cela trois mois, et la semaine suivante je faisais connaissance au casino de notre excellent Velmont qui, depuis, a bien voulu mâhonorer de quelques visites â agrĂ©able prĂ©ambule dâune visite domiciliaire plus sĂ©rieuse quâil me rendra lâun de ces jours⊠ou plutĂŽt lâune de ces nuits ! On rit de nouveau et lâon passa dans lâancienne salle des gardes, vaste piĂšce, trĂšs haute, qui occupe toute la partie infĂ©rieure de la tour Guillaume, et oĂč Georges Devanne a rĂ©uni les incomparables richesses accumulĂ©es Ă travers les siĂšcles par les sires de Thibermesnil. Des bahuts et des crĂ©dences, des landiers et des girandoles la dĂ©corent. De magnifiques tapisseries pendent aux murs de pierre. Les embrasures des quatre fenĂȘtres sont profondes, munies de bancs, et se terminent par des croisĂ©es ogivales Ă vitraux encadrĂ©s de plomb. Entre la porte et la fenĂȘtre de gauche, sâĂ©rige une bibliothĂšque monumentale de style Renaissance, sur le fronton de laquelle on lit, en lettres dâor, Thibermesnil » et au-dessous, la fiĂšre devise de la famille Fais ce que veulx. » Et comme on allumait des cigares, Devanne reprit â Seulement, dĂ©pĂȘchez-vous, Velmont, câest la derniĂšre nuit qui vous reste. â Et pourquoi ? fit le peintre qui, dĂ©cidĂ©ment, prenait la chose en plaisantant. Devanne allait rĂ©pondre quand sa mĂšre lui fit un signe. Mais lâexcitation du dĂźner, le dĂ©sir dâintĂ©resser ses hĂŽtes, lâemportĂšrent. â Bah ! murmura-t-il, je puis parler maintenant. Une indiscrĂ©tion nâest plus Ă craindre. On sâassit autour de lui avec une vive curiositĂ©, et il dĂ©clara, de lâair satisfait de quelquâun qui annonce une grosse nouvelle â Demain, Ă quatre heures du soir, Herlock SholmĂšs, le grand policier anglais pour qui il nâest point de mystĂšre, Herlock SholmĂšs, le plus extraordinaire dĂ©chiffreur dâĂ©nigmes que lâon ait jamais vu, le prodigieux personnage qui semble forgĂ© de toutes piĂšces par lâimagination dâun romancier, Herlock SholmĂšs sera mon hĂŽte. On se rĂ©cria. Herlock SholmĂšs Ă Thibermesnil. CâĂ©tait donc sĂ©rieux ? ArsĂšne Lupin se trouvait rĂ©ellement dans la contrĂ©e ? â ArsĂšne Lupin et sa bande ne sont pas loin. Sans compter lâaffaire du baron Cahorn, Ă qui attribuer les cambriolages de Montigny, de Gruchet, de Crasville, sinon Ă notre voleur national ? Aujourdâhui, câest mon tour. â Et vous ĂȘtes prĂ©venu, comme le fut le baron Cahorn ? â Le mĂȘme truc ne rĂ©ussit pas deux fois. â Alors ? â Alors ?⊠alors voici. Il se leva, et dĂ©signant du doigt, sur lâun des rayons de la bibliothĂšque, un petit espace vide entre deux Ă©normes in-folios â Il y avait lĂ un livre, un livre du xvie siĂšcle intitulĂ© la Chronique de Thibermesnil, et qui Ă©tait lâhistoire du chĂąteau depuis sa construction par le duc Rollon sur lâemplacement dâune forteresse fĂ©odale. Il contenait trois planches gravĂ©es. Lâune reprĂ©sentait une vue cavaliĂšre du domaine dans son ensemble, la seconde le plan des bĂątiments, et la troisiĂšme â jâappelle votre attention lĂ -dessus â le tracĂ© dâun souterrain dont lâune des issues sâouvre Ă lâextĂ©rieur de la premiĂšre ligne des remparts, et dont lâautre aboutit ici, oui, dans la salle mĂȘme oĂč nous nous tenons. Or, ce livre a disparu depuis le mois dernier. â Fichtre, dit Velmont, câest mauvais signe. Seulement cela ne suffit pas pour motiver lâintervention de Herlock SholmĂšs. â Certes, cela nâeĂ»t point suffi sâil ne sâĂ©tait passĂ© un autre fait qui donne Ă celui que je viens de vous raconter toute sa signification. Il existait Ă la BibliothĂšque nationale un second exemplaire de cette Chronique, et ces deux exemplaires diffĂ©raient par certains dĂ©tails concernant le souterrain, comme lâĂ©tablissement dâun profil et dâune Ă©chelle, et diverses annotations, non pas imprimĂ©es, mais Ă©crites Ă lâencre et plus ou moins effacĂ©es. Je savais ces particularitĂ©s, et je savais que le tracĂ© dĂ©finitif ne pouvait ĂȘtre reconstituĂ© que par une confrontation minutieuse des deux cartes. Or, le lendemain du jour oĂč mon exemplaire disparaissait, celui de la BibliothĂšque nationale Ă©tait demandĂ© par un lecteur qui lâemportait sans quâil fĂ»t possible de dĂ©terminer les conditions dans lesquelles le vol Ă©tait effectuĂ©. Des exclamations accueillirent ces paroles. â Cette fois, lâaffaire devient sĂ©rieuse. â Aussi, cette fois, dit Devanne, la police sâĂ©mut et il y eut une double enquĂȘte, qui, dâailleurs, nâeut aucun rĂ©sultat. â Comme toutes celles dont ArsĂšne Lupin est lâobjet. â PrĂ©cisĂ©ment. Câest alors quâil me vint Ă lâesprit de demander son concours Ă Herlock SholmĂšs, lequel me rĂ©pondit quâil avait le plus vif dĂ©sir dâentrer en contact avec ArsĂšne Lupin. â Quelle gloire pour ArsĂšne Lupin ! dit Velmont ! Mais, si notre voleur national, comme vous lâappelez, ne nourrit aucun projet sur Thibermesnil, Herlock SholmĂšs nâaura quâĂ se tourner les pouces ? â Il y a autre chose, et qui lâintĂ©ressera vivement, la dĂ©couverte du souterrain. â Comment, vous nous avez dit quâune des entrĂ©es sâouvrait sur la campagne, lâautre dans ce salon mĂȘme ! â OĂč ? En quel lieu de ce salon ? La ligne qui reprĂ©sente le souterrain sur les cartes, aboutit bien dâun cĂŽtĂ© Ă un petit cercle accompagnĂ© de ces deux majuscules T. G. », ce qui signifie sans doute, nâest-ce pas, Tour Guillaume. Mais la tour est ronde, et qui pourrait dĂ©terminer Ă quel endroit du rond sâamorce le tracĂ© du dessin ? Devanne alluma un second cigare et se versa un verre de bĂ©nĂ©dictine. On le pressait de questions. Il souriait, heureux de lâintĂ©rĂȘt provoquĂ©. Enfin il prononça â Le secret est perdu. Nul au monde ne le connaĂźt. De pĂšre en fils, dit la lĂ©gende, les puissants seigneurs se le transmettaient Ă leur lit de mort, jusquâau jour oĂč Geoffroy, dernier du nom, eut la tĂȘte tranchĂ©e sur lâĂ©chafaud, le 7 thermidor an II, dans sa dix-neuviĂšme annĂ©e. â Mais, depuis un siĂšcle, on a dĂ» chercher ? â On a cherchĂ©, mais vainement. Moi-mĂȘme, quand jâeus achetĂ© le chĂąteau Ă lâarriĂšre-petit-neveu du conventionnel Leribourg, jâai fait faire des fouilles. Ă quoi bon ? Songez que cette tour, environnĂ©e dâeau, nâest reliĂ©e au chĂąteau que par un point, et quâil faut, en consĂ©quence, que le souterrain passe sous les anciens fossĂ©s. Le plan de la BibliothĂšque nationale montre dâailleurs une suite de quatre escaliers comportant quarante-huit marches, ce qui laisse supposer une profondeur de plus de dix mĂštres. Et lâĂ©chelle, annexĂ©e Ă lâautre plan, fixe la distance Ă deux cents mĂštres. En rĂ©alitĂ©, tout le problĂšme est ici, entre ce plancher, ce plafond et ces murs. Ma foi, jâavoue que jâhĂ©site Ă les dĂ©molir. â Et lâon nâa aucun indice ? â Aucun. LâabbĂ© GĂ©lis objecta â M. Devanne, nous devons faire Ă©tat de deux citations. â Oh ! sâĂ©cria Devanne en riant, M. le curĂ© est un fouilleur dâarchives, un grand liseur de mĂ©moires, et tout ce qui touche Ă Thibermesnil le passionne. Mais lâexplication dont il parle ne sert quâĂ embrouiller les choses. â Mais encore ? â Vous y tenez ? â ĂnormĂ©ment. â Vous saurez donc quâil rĂ©sulte de ses lectures que deux rois de France ont eu le mot de lâĂ©nigme. â Deux rois de France ! â Henri IV et Louis XVI. â Ce ne sont pas les premiers venus. Et comment M. lâabbĂ© est-il au courant ?⊠â Oh ! câest bien simple, continua Devanne. Lâavant-veille de la bataille dâArques, le roi Henri IV vint souper et coucher dans ce chĂąteau. Ă onze heures du soir, Louise de Tancarville, la plus jolie dame de Normandie, fut introduite auprĂšs de lui par le souterrain avec la complicitĂ© du duc Edgard, qui, en cette occasion, livra le secret de famille. Ce secret, Henri IV le confia plus tard Ă son ministre Sully, qui raconte lâanecdote dans ses Royales Ćconomies dâĂtat » sans lâaccompagner dâautre commentaire que de cette phrase incomprĂ©hensible La hache tournoie dans lâair qui frĂ©mit, mais lâaile sâouvre, et lâon va jusquâĂ Dieu. » Il y eut un silence, et Velmont ricana â Ce nâest pas dâune clartĂ© aveuglante. â Nâest-ce pas ? M. le curĂ© veut que Sully ait notĂ© par lĂ le mot de lâĂ©nigme, sans trahir le secret des scribes auxquels il dictait ses mĂ©moires. â LâhypothĂšse est ingĂ©nieuse. â Je lâaccorde, mais quelle est cette hache qui tourne, et cet oiseau qui sâenvole ? â Et quâest-ce qui va jusquâĂ Dieu ? â MystĂšre ! Velmont reprit â Et ce bon Louis XVI, fut-ce Ă©galement pour recevoir la visite dâune dame, quâil se fit ouvrir le souterrain ? â Je lâignore. Tout ce quâil est permis de dire, câest que Louis XVI a sĂ©journĂ© en 1784 Ă Thibermesnil, et que la fameuse armoire de fer, trouvĂ©e au Louvre sur la dĂ©nonciation de Gamain, renfermait un papier avec ces mots Ă©crits par lui Thibermesnil 2-6-12. » Horace Velmont Ă©clata de rire â Victoire ! les tĂ©nĂšbres se dissipent de plus en plus. Deux fois six font douze. â Riez Ă votre guise, Monsieur, fit lâabbĂ©, il nâempĂȘche que ces deux citations contiennent la solution, et quâun jour ou lâautre viendra quelquâun qui saura les interprĂ©ter. â Herlock SholmĂšs dâabord, dit Devanne⊠à moins quâArsĂšne Lupin ne le devance. Quâen pensez-vous, Velmont ? Velmont se leva, mit la main sur lâĂ©paule de Devanne, et dĂ©clara â Je pense quâaux donnĂ©es fournies par votre livre et par celui de la BibliothĂšque, il manquait un renseignement de la plus haute importance, et que vous avez eu la gentillesse de me lâoffrir. Je vous en remercie. â De sorte que ?⊠â De sorte que maintenant, la hache ayant tournoyĂ©, lâoiseau sâĂ©tant enfui, et deux fois six faisant douze, je nâai plus quâĂ me mettre en campagne. â Sans perdre une minute. â Sans perdre une seconde ! ne faut-il pas que cette nuit, câest-Ă -dire avant lâarrivĂ©e de Herlock SholmĂšs, je cambriole votre chĂąteau. â Il est de fait que vous nâavez que le temps. Voulez-vous que je vous conduise ? â JusquâĂ Dieppe ? â JusquâĂ Dieppe. Jâen profiterai pour ramener moi-mĂȘme M. et Mme dâAndrol et une jeune fille de leurs amis qui arrivent par le train de minuit. Et sâadressant aux officiers, Devanne ajouta â Dâailleurs, nous nous retrouverons tous ici demain Ă dĂ©jeuner, nâest-ce pas, Messieurs ? Je compte bien sur vous, puisque ce chĂąteau doit ĂȘtre investi par vos rĂ©giments et pris dâassaut sur le coup de onze heures. Lâinvitation fut acceptĂ©e, on se sĂ©para, et un instant plus tard, une 20-30 Ătoile dâor emportait Devanne et Velmont sur la route de Dieppe. Devanne dĂ©posa le peintre devant le casino, et se rendit Ă la gare. Ă minuit ses amis descendaient du train. Ă minuit et demi, lâautomobile franchissait les portes de Thibermesnil. Ă une heure, aprĂšs un lĂ©ger souper servi dans le salon, chacun se retira. Peu Ă peu toutes les lumiĂšres sâĂ©teignirent. Le grand silence de la nuit enveloppa le chĂąteau. â Mais la lune Ă©carta les nuages qui la voilaient, et, par deux des fenĂȘtres, emplit le salon de clartĂ© blanche. Cela ne dura quâun moment. TrĂšs vite la lune se cacha derriĂšre le rideau des collines. Et ce fut lâobscuritĂ©. Le silence sâaugmenta de lâombre plus Ă©paisse. Ă peine, de temps Ă autre, des craquements de meubles le troublaient-ils, ou bien le bruissement des roseaux sur lâĂ©tang qui baigne les vieux murs de ses eaux vertes. La pendule Ă©grenait le chapelet infini des secondes. Elle sonna deux heures. Puis, de nouveau, les secondes tombĂšrent hĂątives et monotones dans la paix lourde de la nuit. Puis trois heures sonnĂšrent. Et tout Ă coup quelque chose claqua, comme fait, au passage dâun train, le disque dâun signal qui sâouvre et se rabat. Et un jet fin de lumiĂšre traversa le salon de part en part, ainsi quâune flĂšche qui laisserait derriĂšre elle une traĂźnĂ©e Ă©tincelante. Il jaillissait de la cannelure centrale dâun pilastre oĂč sâappuie, Ă droite, le fronton de la bibliothĂšque. Il sâimmobilisa dâabord sur le panneau opposĂ© en un cercle Ă©clatant, puis il se promena de tous cĂŽtĂ©s comme un regard inquiet qui scrute lâombre, puis il sâĂ©vanouit pour jaillir encore, pendant que toute une partie de la bibliothĂšque tournait sur elle-mĂȘme et dĂ©masquait une large ouverture, en forme de voĂ»te. Un homme entra qui tenait Ă la main une lanterne Ă©lectrique. Un autre homme et un troisiĂšme surgirent qui portaient un rouleau de cordes et diffĂ©rents instruments. Le premier inspecta la piĂšce, Ă©couta et dit â Appelez les camarades. De ces camarades, il en vint huit par le souterrain, gaillards solides, au visage Ă©nergique. Et le dĂ©mĂ©nagement commença. Ce fut rapide. ArsĂšne Lupin passait dâun meuble Ă un autre, lâexaminait, et, suivant ses dimensions ou sa valeur artistique, lui faisait grĂące ou ordonnait â Enlevez ! Et lâobjet Ă©tait enlevĂ©, avalĂ© par la gueule bĂ©ante du tunnel, expĂ©diĂ© dans les entrailles de la terre. Et ainsi furent escamotĂ©s six fauteuils et six chaises Louis XV, et des tapisseries dâAubusson, et des girandoles signĂ©es GouthiĂšre, et deux Fragonard, et un Nattier, et un buste de Houdon, et des statuettes. Quelquefois Lupin sâattardait devant un magnifique bahut ou un superbe tableau et soupirait â Trop lourd, celui-là ⊠trop grand⊠quel dommage ! Et il continuait son expertise. En quarante minutes, le salon fut dĂ©sencombrĂ© » selon lâexpression dâArsĂšne. Et tout cela sâĂ©tait accompli dans un ordre admirable, sans aucun bruit, comme si tous les objets que maniaient ces hommes eussent Ă©tĂ© garnis dâĂ©paisse ouate. Il dit alors au dernier dâentre eux qui sâen allait, porteur dâun cartel signĂ© Boulle â Inutile de revenir. Il est entendu, nâest-ce pas, quâaussitĂŽt lâauto-camion chargĂ©, vous filez jusquâĂ la grange de Roquefort. â Mais vous, patron ? â Quâon me laisse la motocyclette. Lâhomme parti, il repoussa, tout contre, le pan mobile de la bibliothĂšque, puis, aprĂšs avoir fait disparaĂźtre les traces du dĂ©mĂ©nagement, effacĂ© les marques de pas, il souleva une portiĂšre, et pĂ©nĂ©tra dans une galerie qui servait de communication entre la tour et le chĂąteau. Au milieu il y avait une vitrine, et câĂ©tait Ă cause de cette vitrine quâArsĂšne Lupin avait poursuivi ses investigations. Elle contenait des merveilles, une collection unique de montres, de tabatiĂšres, de bagues, de chĂątelaines, de miniatures du plus joli travail. Avec une pince il força la serrure, et ce lui fut un plaisir inexprimable que de saisir ces joyaux dâor et dâargent, ces petites Ćuvres dâun art si prĂ©cieux et si dĂ©licat. Il avait, passĂ© en bandouliĂšre autour de son cou, un large sac de toile spĂ©cialement amĂ©nagĂ© pour ces aubaines. Il le remplit. Et il remplit aussi les poches de sa veste, de son pantalon et de son gilet. Et il refermait son bras gauche sur une pile de ces rĂ©ticules en perles si goĂ»tĂ©s de nos ancĂȘtres, et que la mode actuelle recherche si passionnĂ©ment⊠lorsquâun lĂ©ger bruit frappa son oreille. Il Ă©couta il ne se trompait pas, le bruit se prĂ©cisait. Et soudain il se rappela Ă lâextrĂ©mitĂ© de la galerie, un escalier intĂ©rieur conduisait Ă un appartement, inoccupĂ© jusquâici, mais qui Ă©tait, depuis ce soir, rĂ©servĂ© Ă cette jeune fille que Devanne avait Ă©tĂ© chercher Ă Dieppe, avec ses amis dâAndrol. Dâun geste rapide, il pressa du doigt le ressort de sa lanterne elle sâĂ©teignit. Il avait Ă peine gagnĂ© lâembrasure dâune fenĂȘtre quâau haut de lâescalier la porte fut ouverte et quâune faible lueur Ă©claira la galerie. Il eut la sensation â car, Ă demi-cachĂ© par un rideau, il ne voyait point â quâune personne descendait les premiĂšres marches avec prĂ©caution. Il espĂ©ra quâelle nâirait pas plus loin. Elle descendit cependant et avança de plusieurs pas dans la piĂšce. Mais elle poussa un cri. Sans doute avait-elle aperçu la vitrine brisĂ©e, aux trois quarts vide. Au parfum, il reconnut la prĂ©sence dâune femme. Ses vĂȘtements frĂŽlaient presque le rideau qui le dissimulait, et il lui sembla quâil entendait battre le cĆur de cette femme, et quâelle aussi devinait la prĂ©sence dâun autre ĂȘtre, derriĂšre elle, dans lâombre, Ă portĂ©e de sa main⊠Il se dit Elle a peur⊠elle va partir⊠il est impossible quâelle ne parte pas. » Elle ne partit point. La bougie qui tremblait dans sa main, sâaffermit. Elle se retourna, hĂ©sita un instant, parut Ă©couter le silence effrayant, puis, dâun coup, Ă©carta le rideau. Ils se virent. ArsĂšne murmura, bouleversĂ© â Vous⊠vous⊠Mademoiselle. CâĂ©tait miss Nelly. Miss Nelly ! la passagĂšre du Transatlantique, celle qui avait mĂȘlĂ© ses rĂȘves aux rĂȘves du jeune homme durant cette inoubliable traversĂ©e, celle qui avait assistĂ© Ă son arrestation, et qui, plutĂŽt que de le trahir, avait eu ce joli geste de jeter Ă la mer le kodak oĂč il avait cachĂ© les bijoux et les billets de banque⊠Miss Nelly ! la chĂšre et souriante crĂ©ature dont lâimage avait si souvent attristĂ© ou rĂ©joui ses longues heures de prison ! Le hasard Ă©tait si prodigieux qui les mettait en prĂ©sence lâun de lâautre dans ce chĂąteau et Ă cette heure de la nuit, quâils ne bougeaient point et ne prononçaient pas une parole, stupĂ©faits, comme hypnotisĂ©s par lâapparition fantastique quâils Ă©taient lâun pour lâautre. Chancelante, brisĂ©e dâĂ©motion, miss Nelly dut sâasseoir. Il resta debout en face dâelle. Et peu Ă peu, au cours des secondes interminables qui sâĂ©coulĂšrent, il eut conscience de lâimpression quâil devait donner en cet instant, les bras chargĂ©s de bibelots, les poches gonflĂ©es, et son sac rempli Ă en crever. Une grande confusion lâenvahit, et il rougit de se trouver lĂ , dans cette vilaine posture du voleur quâon prend en flagrant dĂ©lit. Pour elle, dĂ©sormais, quoi quâil advĂźnt, il Ă©tait le voleur, celui qui met la main dans la poche des autres, celui qui crochĂšte les portes et sâintroduit furtivement. Une des montres roula sur le tapis, une autre Ă©galement. Et dâautres choses encore allaient glisser de ses bras, quâil ne savait comment retenir. Alors, se dĂ©cidant brusquement, il laissa tomber sur le fauteuil une partie des objets, vida ses poches et se dĂ©fit de son sac. Il se sentit plus Ă lâaise devant Nelly, et fit un pas vers elle avec lâintention de lui parler. Mais elle eut un geste de recul, puis se leva vivement, comme prise dâeffroi, et se prĂ©cipita vers le salon. La portiĂšre se referma sur elle, il la rejoignit. Elle Ă©tait lĂ , interdite, tremblante, et ses yeux contemplaient avec terreur lâimmense piĂšce dĂ©vastĂ©e. AussitĂŽt il lui dit â Ă trois heures, demain, tout sera remis en place⊠Les meubles seront rapportĂ©s⊠Elle ne rĂ©pondit point, et il rĂ©pĂ©ta â Demain, Ă trois heures, je mây engage⊠Rien au monde ne pourra mâempĂȘcher de tenir ma promesse⊠Demain, Ă trois heures⊠Un long silence pesa sur eux. Il nâosait le rompre, et lâĂ©motion de la jeune fille lui causait une vĂ©ritable souffrance. Doucement, sans un mot, il sâĂ©loigna dâelle. Et il pensait â Quâelle sâen aille !⊠Quâelle se sente libre de sâen aller !⊠Quâelle nâait pas peur de moi !⊠Mais soudain elle tressaillit et balbutia â Ăcoutez⊠des pas⊠jâentends marcher⊠Il la regarda avec Ă©tonnement. Elle semblait bouleversĂ©e, ainsi quâĂ lâapproche dâun pĂ©ril. â Je nâentends rien, dit-il, et quand mĂȘme⊠â Comment ! mais il faut fuir⊠vite, fuyez⊠â Fuir⊠pourquoi ? â Il le faut⊠il le faut⊠Ah ! ne restez pas⊠Dâun trait elle courut jusquâĂ lâentrĂ©e de la galerie et prĂȘta lâoreille. Non, il nây avait personne. Peut-ĂȘtre le bruit venait-il du dehors ?⊠Elle attendit une seconde, puis, rassurĂ©e, se retourna. ArsĂšne Lupin avait disparu. â Ă lâinstant mĂȘme oĂč Devanne constata le pillage de son chĂąteau, il se dit câest Velmont qui a fait le coup, et Velmont nâest autre quâArsĂšne Lupin. Tout sâexpliquait ainsi, et rien ne sâexpliquait autrement. Cette idĂ©e ne fit dâailleurs que lâeffleurer, tellement il Ă©tait invraisemblable que Velmont ne fĂ»t point Velmont, câest-Ă -dire le peintre connu, le camarade de cercle de son cousin dâEstevan. Et lorsque le brigadier de gendarmerie, aussitĂŽt averti, se prĂ©senta, Devanne ne songea mĂȘme pas Ă lui communiquer cette supposition absurde. Toute la matinĂ©e ce fut, Ă Thibermesnil, un va-et-vient indescriptible. Les gendarmes, le garde champĂȘtre, le commissaire de police de Dieppe, les habitants du village, tout ce monde sâagitait dans les couloirs, ou dans le parc, ou autour du chĂąteau. Lâapproche des troupes en manĆuvre, le crĂ©pitement des fusils, ajoutaient au pittoresque de la scĂšne. Les premiĂšres recherches ne fournirent point dâindice. Les fenĂȘtres nâayant pas Ă©tĂ© brisĂ©es ni les portes fracturĂ©es, sans nul doute le dĂ©mĂ©nagement sâĂ©tait effectuĂ© par lâissue secrĂšte. Pourtant, sur le tapis, aucune trace de pas, sur les murs, aucune marque insolite. Une seule chose, inattendue, et qui dĂ©notait bien la fantaisie dâArsĂšne Lupin la fameuse Chronique du xvie siĂšcle avait repris son ancienne place, et, Ă cĂŽtĂ©, se trouvait un livre semblable, qui nâĂ©tait autre que lâexemplaire volĂ© de la BibliothĂšque nationale. Ă onze heures, les officiers arrivĂšrent. Devanne les accueillit gaiement â quelque ennui que lui causĂąt la perte de telles richesses artistiques, sa fortune lui permettait de la supporter sans mauvaise humeur. â Ses amis dâAndrol et Nelly descendirent. Les prĂ©sentations faites, on sâaperçut quâil manquait un convive, Horace Velmont. Ne viendrait-il point ? Son absence eĂ»t rĂ©veillĂ© les soupçons de Georges Devanne. Mais Ă midi prĂ©cis, il entrait. Devanne sâĂ©cria â Ă la bonne heure ! Vous voilĂ ! â Ne suis-je pas exact ? â Si, mais vous auriez pu ne pas lâĂȘtre⊠aprĂšs une nuit si agitĂ©e ! car vous savez la nouvelle ? â Quelle nouvelle ? â Vous avez cambriolĂ© le chĂąteau. â Allons donc ! â Comme je vous le dis. Mais offrez tout dâabord votre bras Ă Miss Underdown, et passons Ă table⊠Mademoiselle, permettez-moi⊠Il sâinterrompit, frappĂ© par le trouble de la jeune fille. Puis, soudain, se rappelant â Câest vrai, Ă propos, vous avez voyagĂ© avec ArsĂšne Lupin, jadis⊠avant son arrestation⊠La ressemblance vous Ă©tonne, nâest-ce pas ? Elle ne rĂ©pondit point. Devant elle, Velmont souriait. Il sâinclina, elle prit son bras. Il la conduisit Ă sa place et sâassit en face dâelle. Durant le dĂ©jeuner on ne parla que dâArsĂšne Lupin, des meubles enlevĂ©s, du souterrain, de Herlock SholmĂšs. Ă la fin du repas seulement, comme on abordait dâautres sujets, Velmont se mĂȘla Ă la conversation. Il fut tour Ă tour amusant et grave, Ă©loquent et spirituel. Et tout ce quâil disait, il semblait ne le dire que pour intĂ©resser la jeune fille. TrĂšs absorbĂ©e, elle ne paraissait point lâentendre. On servit le cafĂ© sur la terrasse qui domine la cour dâhonneur et le jardin français du cĂŽtĂ© de la façade principale. Au milieu de la pelouse, la musique du rĂ©giment se mit Ă jouer, et la foule des paysans et des soldats se rĂ©pandit dans les allĂ©es du parc. Cependant Nelly se souvenait de la promesse dâArsĂšne Lupin Ă trois heures tout sera lĂ , je mây engage. » Ă trois heures ! et les aiguilles de la grande horloge qui ornait lâaile droite marquaient deux heures quarante. Elle les regardait malgrĂ© elle Ă tout instant. Et elle regardait aussi Velmont qui se balançait paisiblement dans un confortable rocking-chair. Deux heures cinquante⊠deux heures cinquante-cinq⊠une sorte dâimpatience, mĂȘlĂ©e dâangoisse, Ă©treignait la jeune fille. Ătait-il admissible que le miracle sâaccomplĂźt, et quâil sâaccomplĂźt Ă la minute fixĂ©e, alors que le chĂąteau, la cour, la campagne Ă©taient remplis de monde, et quâen ce moment mĂȘme le procureur de la RĂ©publique et le juge dâinstruction poursuivaient leur enquĂȘte ? Et pourtant⊠pourtant, ArsĂšne Lupin avait promis avec une telle solennitĂ© ! Cela sera comme il lâa dit, pensa-t-elle, impressionnĂ©e par tout ce quâil y avait, en cet homme, dâĂ©nergie, dâautoritĂ© et de certitude. Et cela ne lui semblait plus un miracle, mais un Ă©vĂ©nement naturel qui devait se produire par la force des choses. Une seconde, leurs regards se croisĂšrent. Elle rougit et dĂ©tourna la tĂȘte. Trois heures⊠Le premier coup sonna, le deuxiĂšme coup, le troisiĂšme⊠Horace Velmont tira sa montre, leva les yeux vers lâhorloge, puis remit sa montre dans sa poche. Quelques secondes sâĂ©coulĂšrent. Et voici que la foule sâĂ©carta, autour de la pelouse, livrant passage Ă deux voitures qui venaient de franchir la grille du parc, attelĂ©es lâune et lâautre de deux chevaux. CâĂ©taient de ces fourgons qui vont Ă la suite des rĂ©giments et qui portent les cantines des officiers et les sacs des soldats. Ils sâarrĂȘtĂšrent devant le perron. Un sergent-fourrier sauta de lâun des siĂšges et demanda M. Devanne. Devanne accourut et descendit les marches. Sous les bĂąches, il vit, soigneusement rangĂ©s, bien enveloppĂ©s, ses meubles, ses tableaux, ses objets dâart. Aux questions quâon lui posa, le fourrier rĂ©pondit en exhibant lâordre quâil avait reçu de lâadjudant de service, et que cet adjudant avait pris, le matin, au rapport. Par cet ordre, la deuxiĂšme compagnie du quatriĂšme bataillon devait pourvoir Ă ce que les objets mobiliers dĂ©posĂ©s au carrefour des Halleux, en forĂȘt dâArques, fussent portĂ©s Ă trois heures Ă M. Georges Devanne, propriĂ©taire du chĂąteau de Thibermesnil. SignĂ© le colonel Beauvel. â Au carrefour, ajouta le sergent, tout se trouvait prĂȘt, alignĂ© sur le gazon, et sous la garde⊠des passants. Ăa mâa semblĂ© drĂŽle, mais quoi ! lâordre Ă©tait catĂ©gorique. Un des officiers examina la signature elle Ă©tait parfaitement imitĂ©e, mais fausse. La musique avait cessĂ© de jouer, on vida les fourgons, on rĂ©intĂ©gra les meubles. Au milieu de cette agitation, Nelly resta seule Ă lâextrĂ©mitĂ© de la terrasse. Elle Ă©tait grave et soucieuse, agitĂ©e de pensĂ©es confuses quâelle ne cherchait pas Ă formuler. Soudain, elle aperçut Velmont qui sâapprochait. Elle souhaita de lâĂ©viter, mais lâangle de la balustrade qui borde la terrasse lâentourait de deux cĂŽtĂ©s, et une ligne de grandes caisses dâarbustes, orangers, lauriers-roses et bambous, ne lui laissait dâautre retraite que le chemin par oĂč sâavançait le jeune homme. Elle ne bougea pas. Un rayon de soleil tremblait sur ses cheveux dâor, agitĂ© par les feuilles frĂȘles dâun bambou. Quelquâun prononça trĂšs bas â Jâai tenu ma promesse de cette nuit. ArsĂšne Lupin Ă©tait prĂšs dâelle, et autour dâeux il nây avait personne. Il rĂ©pĂ©ta, lâattitude hĂ©sitante, la voix timide â Jâai tenu ma promesse de cette nuit. Il attendait un mot de remerciement, un geste du moins qui prouvĂąt lâintĂ©rĂȘt quâelle prenait Ă cet acte. Elle se tut. Ce mĂ©pris irrita ArsĂšne Lupin, et, en mĂȘme temps, il avait le sentiment profond de tout ce qui le sĂ©parait de Nelly, maintenant quâelle savait la vĂ©ritĂ©. Il eĂ»t voulu se disculper, chercher des excuses, montrer sa vie dans ce quâelle avait dâaudacieux et de grand. Mais, dâavance, les paroles le froissaient, et il sentait lâabsurditĂ© et lâinsolence de toute explication. Alors il murmura tristement, envahi dâun flot de souvenirs â Comme le passĂ© est loin ! Vous rappelez-vous les longues heures sur le pont de la Provence. Ah ! tenez⊠vous aviez, comme aujourdâhui, une rose Ă la main, une rose pĂąle comme celle-ci⊠Je vous lâai demandĂ©e⊠vous nâavez pas eu lâair dâentendre⊠Cependant, aprĂšs votre dĂ©part, jâai trouvĂ© la rose⊠oubliĂ©e sans doute⊠Je lâai gardĂ©e⊠Elle ne rĂ©pondit pas encore. Elle semblait trĂšs loin de lui. Il continua â En mĂ©moire de ces heures, ne songez pas Ă ce que vous savez. Que le passĂ© se relie au prĂ©sent ! Que je ne sois pas celui que vous avez vu cette nuit, mais celui dâautrefois, et que vos yeux me regardent, ne fĂ»t-ce quâune seconde, comme ils me regardaient⊠Je vous en prie⊠Ne suis-je plus le mĂȘme ? Elle leva les yeux, comme il le demandait, et le regarda. Puis sans un mot, elle posa son doigt sur une bague quâil portait Ă lâindex. On nâen pouvait voir que lâanneau, mais le chaton, retournĂ© Ă lâintĂ©rieur, Ă©tait formĂ© dâun rubis merveilleux. ArsĂšne Lupin rougit. Cette bague appartenait Ă Georges Devanne. Il sourit avec amertume â Vous avez raison. Ce qui a Ă©tĂ© sera toujours. ArsĂšne Lupin nâest et ne peut ĂȘtre quâArsĂšne Lupin, et entre vous et lui, il ne peut mĂȘme pas y avoir un souvenir⊠Pardonnez-moi⊠Jâaurais dĂ» comprendre que ma seule prĂ©sence auprĂšs de vous est un outrage⊠Il sâeffaça le long de la balustrade, le chapeau Ă la main. Nelly passa devant lui. Il fut tentĂ© de la retenir, de lâimplorer. Lâaudace lui manqua, et il la suivit des yeux, comme au jour lointain oĂč elle traversait la passerelle sur le quai de New-York. Elle monta les degrĂ©s qui conduisent Ă la porte. Un instant encore sa fine silhouette se dessina parmi les marbres du vestibule. Il ne la vit plus. Un nuage obscurcit le soleil. ArsĂšne Lupin observait, immobile, la trace des petits pas empreinte dans le sable. Tout Ă coup, il tressaillit sur la caisse de bambou contre laquelle Nelly sâĂ©tait appuyĂ©e gisait la rose, la rose pĂąle quâil nâavait pas osĂ© lui demander⊠OubliĂ©e sans doute, elle aussi ? Mais oubliĂ©e volontairement ou par distraction ? Il la saisit ardemment. Des pĂ©tales sâen dĂ©tachĂšrent. Il les ramassa un Ă un comme des reliques⊠â Allons, se dit-il, je nâai plus rien Ă faire ici. Songeons Ă la retraite. Dâautant que si Herlock SholmĂšs sâen mĂȘle, ça pourrait devenir mauvais. â Le parc Ă©tait dĂ©sert. Cependant, prĂšs du pavillon qui commande lâentrĂ©e, se tenait un groupe de gendarmes. Il sâenfonça dans les taillis, escalada le mur dâenceinte et prit, pour se rendre Ă la gare la plus proche, un sentier qui serpentait parmi les champs. Il nâavait point marchĂ© durant dix minutes que le chemin se rĂ©trĂ©cit, encaissĂ© entre deux talus, et comme il arrivait dans ce dĂ©filĂ©, quelquâun sây engageait qui venait en sens inverse. CâĂ©tait un homme dâune cinquantaine dâannĂ©es peut-ĂȘtre, assez fort, la figure rasĂ©e, et dont le costume prĂ©cisait lâaspect Ă©tranger. Il portait Ă la main une lourde canne, et une sacoche pendait Ă son cou. Ils se croisĂšrent. LâĂ©tranger dit, avec un accent anglais Ă peine perceptible â Excusez-moi, Monsieur⊠est-ce bien ici la route du chĂąteau ? â Tout droit, Monsieur, et Ă gauche dĂšs que vous serez au pied du mur. On vous attend avec impatience. â Ah ! â Oui, mon ami Devanne nous annonçait votre visite dĂšs hier soir. â Tant pis pour M. Devanne sâil a trop parlĂ©. â Et je suis heureux dâĂȘtre le premier Ă vous saluer. Herlock SholmĂšs nâa pas dâadmirateur plus fervent que moi. Il y eut dans sa voix une nuance imperceptible dâironie quâil regretta aussitĂŽt, car Herlock SholmĂšs le considĂ©ra des pieds Ă la tĂȘte, et dâun Ćil Ă la fois si enveloppant et si aigu, quâArsĂšne Lupin eut lâimpression dâĂȘtre saisi, emprisonnĂ©, enregistrĂ© par ce regard, plus exactement et plus essentiellement quâil ne lâavait jamais Ă©tĂ© par aucun appareil photographique. â Le clichĂ© est pris, pensa-t-il. Plus la peine de me dĂ©guiser avec ce bonhomme-lĂ . Seulement⊠mâa-t-il reconnu ? Ils se saluĂšrent. Mais un bruit de pas rĂ©sonna, un bruit de chevaux qui caracolent dans un cliquetis dâacier. CâĂ©taient les gendarmes. Les deux hommes durent se coller contre le talus, dans lâherbe haute, pour Ă©viter dâĂȘtre bousculĂ©s. Les gendarmes passĂšrent, et comme ils se suivaient Ă une certaine distance, ce fut assez long. Et Lupin songeait â Tout dĂ©pend de cette question mâa-t-il reconnu ? Si oui, il y a bien des chances pour quâil abuse de la situation. Le problĂšme est angoissant. Quand le dernier cavalier les eut dĂ©passĂ©s, Herlock SholmĂšs se releva et, sans rien dire, brossa son vĂȘtement sali de poussiĂšre. La courroie de son sac Ă©tait embarrassĂ©e dâune branche dâĂ©pines. ArsĂšne Lupin sâempressa. Une seconde encore ils sâexaminĂšrent. Et, si quelquâun avait pu les surprendre Ă cet instant, câeĂ»t Ă©tĂ© un spectacle Ă©mouvant que la premiĂšre rencontre de ces deux hommes, si Ă©tranges, si puissamment armĂ©s, tous deux vraiment supĂ©rieurs, et destinĂ©s fatalement par leurs aptitudes spĂ©ciales Ă se heurter comme deux forces Ă©gales que lâordre des choses pousse lâune contre lâautre Ă travers lâespace. Puis lâAnglais dit â Je vous remercie, Monsieur. â Tout Ă votre service, rĂ©pondit Lupin. Ils se quittĂšrent. Lupin se dirigea vers la station Herlock SholmĂšs vers le chĂąteau. Le juge dâinstruction et le procureur Ă©taient partis aprĂšs de vaines recherches, et lâon attendait Herlock SholmĂšs avec une curiositĂ© que justifiait sa grande rĂ©putation. On fut un peu déçu par son aspect de bon bourgeois, qui diffĂ©rait si profondĂ©ment de lâimage quâon se faisait de lui. Il nâavait rien du hĂ©ros de roman, du personnage Ă©nigmatique et diabolique quâĂ©voque en nous lâidĂ©e de Herlock SholmĂšs. Devanne, cependant, sâĂ©cria plein dâexubĂ©rance â Enfin, MaĂźtre, câest vous ! Quel bonheur ! Il y a si longtemps que jâespĂ©rais⊠Je suis presque heureux de tout ce qui sâest passĂ©, puisque cela me vaut le plaisir de vous voir. Mais, Ă propos, comment ĂȘtes-vous venu ? â Par le train ! â Quel dommage ! Je vous avais cependant envoyĂ© mon automobile au dĂ©barcadĂšre. â Une arrivĂ©e officielle, nâest-ce pas ? avec tambour et musique ! Excellent moyen pour me faciliter la besogne, bougonna lâAnglais. Ce ton peu engageant dĂ©concerta Devanne qui, sâefforçant de plaisanter, reprit â La besogne, heureusement, est plus facile que je ne vous lâavais Ă©crit. â Et pourquoi ? â Parce que le vol a eu lieu cette nuit. â Si vous nâaviez pas annoncĂ© ma visite, Monsieur, il est probable que le vol nâaurait pas eu lieu cette nuit. â Et quand donc ? â Demain, ou un autre jour. â Et en ce cas ? â Lupin eĂ»t Ă©tĂ© pris au piĂšge. â Et mes meubles ? â Nâauraient pas Ă©tĂ© enlevĂ©s. â Mes meubles sont ici. â Ici ? â Ils ont Ă©tĂ© ramenĂ©s Ă trois heures. â Par Lupin ? â Par deux fourgons militaires. Herlock SholmĂšs enfonça violemment son chapeau sur sa tĂȘte et rajusta son sac ; mais Devanne, aux cent coups, sâĂ©cria â Que faites-vous ? â Je mâen vais. â Et pourquoi ? â Vos meubles sont lĂ , ArsĂšne Lupin est loin. Mon rĂŽle est terminĂ©. â Mais jâai absolument besoin de votre concours, cher monsieur. Ce qui sâest passĂ© hier peut se renouveler demain, puisque nous ignorons le plus important, comment ArsĂšne Lupin est entrĂ©, comment il est sorti, et pourquoi, quelques heures plus tard, il procĂ©dait Ă cette restitution. â Ah ! vous ignorez⊠LâidĂ©e dâun secret Ă dĂ©couvrir adoucit Herlock SholmĂšs. â Soit, cherchons. Mais vite, nâest-ce pas ? et, autant que possible, seuls. La phrase dĂ©signait clairement les assistants. Devanne comprit et introduisit lâAnglais dans le salon. Dâun ton sec, en phrases qui semblaient comptĂ©es dâavance, et avec quelle parcimonie ! SholmĂšs lui posa des questions sur la soirĂ©e de la veille, sur les convives qui sây trouvaient, sur les habituĂ©s du chĂąteau. Puis il examina les deux volumes de la Chronique, compara les cartes du souterrain, se fit rĂ©pĂ©ter les citations relevĂ©es par lâabbĂ© GĂ©lis, et demanda â Câest bien hier que, pour la premiĂšre fois, vous avez parlĂ© de ces deux citations ? â Hier. â Vous ne les aviez jamais communiquĂ©es Ă M. Horace Velmont ? â Jamais. â Bien. Commandez votre automobile. Je repars dans une heure. â Dans une heure ! â ArsĂšne Lupin nâa pas mis davantage Ă rĂ©soudre le problĂšme que vous lui avez posĂ©. â Moi !⊠je lui ai posé⊠â Eh ! oui, ArsĂšne Lupin et Velmont, câest la mĂȘme chose. â Je mâen doutais⊠ah ! le gredin ! â Or, hier soir, Ă dix heures, vous avez fourni Ă Lupin les Ă©lĂ©ments de vĂ©ritĂ© qui lui manquaient et quâil cherchait depuis des semaines. Et, dans le courant de la nuit, Lupin a trouvĂ© le temps de comprendre, de rĂ©unir sa bande et de vous dĂ©valiser. Jâai la prĂ©tention dâĂȘtre aussi expĂ©ditif. Il se promena dâun bout Ă lâautre de la piĂšce en rĂ©flĂ©chissant, puis sâassit, croisa ses longues jambes et ferma les yeux. Devanne attendit, assez embarrassĂ©. â Dort-il ? RĂ©flĂ©chit-il ? Ă tout hasard il sortit pour donner des ordres. Quand il revint il lâaperçut au bas de lâescalier de la galerie, Ă genoux, et scrutant le tapis. â Quây a-t-il donc ? â Regardez⊠là ⊠ces taches de bougie⊠â Tiens, en effet⊠et toutes fraĂźches⊠â Et vous pouvez en observer Ă©galement sur le haut de lâescalier, et davantage encore autour de cette vitrine quâArsĂšne Lupin a fracturĂ©e, et dont il a enlevĂ© les bibelots pour les dĂ©poser sur ce fauteuil. â Et vous en concluez ? â Rien. Tous ces faits expliqueraient sans aucun doute la restitution quâil a opĂ©rĂ©e. Mais câest un cĂŽtĂ© de la question que je nâai pas le temps dâaborder. Lâessentiel, câest le tracĂ© du souterrain. â Vous espĂ©rez toujours⊠â Je nâespĂšre pas, je sais. Il existe, nâest-ce pas, une chapelle Ă deux ou trois cents mĂštres du chĂąteau ? â Une chapelle en ruines, oĂč se trouve le tombeau du duc Rollon. â Dites Ă votre chauffeur quâil nous attende auprĂšs de cette chapelle. â Mon chauffeur nâest pas encore de retour⊠On doit me prĂ©venir⊠Mais, dâaprĂšs ce que je vois, vous estimez que le souterrain aboutit Ă la chapelle. Sur quel indice⊠Herlock SholmĂšs lâinterrompit â Je vous prierai, Monsieur, de me procurer une Ă©chelle et une lanterne. â Ah ! vous avez besoin dâune lanterne et dâune Ă©chelle ? â Apparemment, puisque je vous les demande. Devanne, quelque peu interloquĂ© par cette rude logique, sonna. Les deux objets furent apportĂ©s. Les ordres se succĂ©dĂšrent alors avec la rigueur et la prĂ©cision de commandements militaires. â Appliquez cette Ă©chelle contre la bibliothĂšque, Ă gauche du mot Thibermesnil⊠Devanne dressa lâĂ©chelle et lâAnglais continua â Plus Ă gauche⊠à droite⊠Halte !⊠Montez⊠Bien⊠Toutes les lettres de ce mot sont en relief, nâest-ce pas ? â Oui. â Occupons-nous de la lettre H. Tourne-t-elle dans un sens ou dans lâautre ? Devanne saisit la lettre H, et sâexclama â Mais oui, elle tourne ! vers la droite, et dâun quart de cercle ! Qui donc vous a rĂ©vĂ©lĂ© ?⊠Sans rĂ©pondre, Herlock SholmĂšs reprit â Pouvez-vous, dâoĂč vous ĂȘtes, atteindre la lettre R ? Oui⊠Remuez-la plusieurs fois, comme vous feriez dâun verrou que lâon pousse et que lâon retire. Devanne remua la lettre R. Ă sa grande stupĂ©faction, il se produisit un dĂ©clanchement intĂ©rieur. â Parfait, dit Herlock SholmĂšs. Il ne vous reste plus quâĂ glisser votre Ă©chelle Ă lâautre extrĂ©mitĂ©, câest-Ă -dire Ă la fin du mot Thibermesnil⊠Bien⊠Et maintenant, si je ne me suis pas trompĂ©, si les choses sâaccomplissent comme elles le doivent, la lettre L sâouvrira ainsi quâun guichet. Avec une certaine solennitĂ©, Devanne saisit la lettre L. La lettre L sâouvrit, mais Devanne dĂ©gringola de son Ă©chelle, car toute la partie de la bibliothĂšque situĂ©e entre la premiĂšre et la derniĂšre lettre du mot, pivota sur elle-mĂȘme et dĂ©couvrit lâorifice du souterrain. Herlock SholmĂšs prononça, flegmatique â Vous nâĂȘtes pas blessĂ© ? â Non, non, fit Devanne en se relevant, pas blessĂ©, mais ahuri, jâen conviens⊠ces lettres qui sâagitent⊠ce souterrain bĂ©ant⊠â Et aprĂšs ? Cela nâest-il pas exactement conforme Ă la citation de Sully ? â En quoi, Seigneur ? â Dame ! LâH tournoie, lâR frĂ©mit et lâL sâouvre⊠et câest ce qui a permis Ă Henri IV de recevoir Mlle de Tancarville Ă une heure insolite. â Mais Louis XVI ? demanda Devanne abasourdi. â Louis XVI Ă©tait grand forgeron et habile serrurier. Jâai lu un TraitĂ© des serrures de combinaison » quâon lui attribue. De la part de Thibermesnil, câĂ©tait se conduire en bon courtisan que de montrer Ă son maĂźtre ce chef-dâĆuvre de mĂ©canique. Pour mĂ©moire, le roi Ă©crivit 2-6-12, câest-Ă -dire, H. R. L., la deuxiĂšme, la sixiĂšme et la douziĂšme lettre du mot. â Ah ! parfait, je commence Ă comprendre⊠Seulement, voilà ⊠Si je mâexplique comment on sort de cette salle, je ne mâexplique pas comment Lupin a pu y pĂ©nĂ©trer. Car, remarquez-le bien, il venait du dehors, lui. Herlock SholmĂšs alluma la lanterne et sâavança de quelques pas dans le souterrain. â Tenez, tout le mĂ©canisme est apparent ici, comme les ressorts dâune horloge, et toutes les lettres sây retrouvent Ă lâenvers. Lupin nâa donc eu quâĂ les faire jouer de ce cĂŽtĂ©-ci de la cloison. â Quelle preuve ? â Quelle preuve ? Voyez cette flaque dâhuile. Lupin avait mĂȘme prĂ©vu que les rouages auraient besoin dâĂȘtre graissĂ©s, fit Herlock SholmĂšs non sans admiration. â Mais alors il connaissait lâautre issue ? â Comme je la connais. Suivez-moi. â Dans le souterrain ? â Vous avez peur ? â Non, mais ĂȘtes-vous sĂ»r de vous y reconnaĂźtre ? â Les yeux fermĂ©s. Ils descendirent dâabord douze marches, puis douze autres, et encore deux fois douze autres. Puis, ils enfilĂšrent un long corridor dont les parois de briques portaient la marque de restaurations successives et qui suintaient par places. Le sol Ă©tait humide. â Nous passons sous lâĂ©tang, remarqua Devanne, nullement rassurĂ©. Le couloir aboutit Ă un escalier de douze marches, suivi de trois autres escaliers de douze marches quâils remontĂšrent pĂ©niblement, et ils dĂ©bouchĂšrent dans une petite cavitĂ© taillĂ©e Ă mĂȘme le roc. Le chemin nâallait pas plus loin. â Diable, murmura Herlock SholmĂšs, rien que des murs nus, cela devient embarrassant. â Si lâon retournait, murmura Devanne, car, enfin, je ne vois nullement la nĂ©cessitĂ© dâen savoir plus long. Je suis Ă©difiĂ©. Mais, ayant levĂ© la tĂȘte, lâAnglais poussa un soupir de soulagement au-dessus dâeux se rĂ©pĂ©tait le mĂȘme mĂ©canisme quâĂ lâentrĂ©e. Il nâeut quâĂ faire manĆuvrer les trois lettres. Un bloc de granit bascula. CâĂ©tait, de lâautre cĂŽtĂ©, la pierre tombale du duc Rollon, gravĂ©e des douze lettres en relief Thibermesnil ». Et ils se trouvĂšrent dans la petite chapelle en ruines que lâAnglais avait dĂ©signĂ©e. â Et lâon va jusquâĂ Dieu », câest-Ă -dire jusquâĂ la chapelle, dit-il, rapportant la fin de la citation. â Est-ce possible, sâĂ©cria Devanne, confondu par la clairvoyance et la vivacitĂ© de Herlock SholmĂšs, est-ce possible que cette simple indication vous ait suffi ? â Bah ! fit lâAnglais, elle Ă©tait mĂȘme inutile. Sur lâexemplaire de la BibliothĂšque nationale, le trait se termine Ă gauche, vous le savez, par un cercle, et Ă droite, vous lâignorez, par une petite croix, mais si effacĂ©e quâon ne peut la voir quâĂ la loupe. Cette croix signifie Ă©videmment la chapelle oĂč nous sommes. Le pauvre Devanne nâen croyait pas ses oreilles. â Câest inouĂŻ, miraculeux, et cependant dâune simplicitĂ© enfantine ! Comment personne nâa-t-il jamais percĂ© ce mystĂšre ? â Parce que personne nâa jamais rĂ©uni les trois ou quatre Ă©lĂ©ments nĂ©cessaires, câest-Ă -dire les deux livres et les citations⊠Personne, sauf ArsĂšne Lupin et moi. â Mais, moi aussi, objecta Devanne, et lâabbĂ© GĂ©lis⊠Nous en savions tous deux autant que vous, et nĂ©anmoins⊠SholmĂšs sourit. â Monsieur Devanne, tout le monde nâest pas apte Ă dĂ©chiffrer les Ă©nigmes. â Mais voilĂ dix ans que je cherche. Et vous, en dix minutes⊠â Bah ! lâhabitude⊠Ils sortirent de la chapelle, et lâAnglais sâĂ©cria â Tiens, une automobile qui attend ! â Mais câest la mienne ! â La vĂŽtre ? mais je pensais que le chauffeur nâĂ©tait pas revenu. â En effet⊠et je me demande⊠Ils sâavancĂšrent jusquâĂ la voiture, et Devanne, interpellant le chauffeur â Ădouard, qui vous a donnĂ© lâordre de venir ici ? â Mais, rĂ©pondit lâhomme, câest M. Velmont. â M. Velmont ? Vous lâavez donc rencontrĂ© ? â PrĂšs de la gare, et il mâa dit de me rendre Ă la chapelle. â De vous rendre Ă la chapelle ! mais pourquoi ? â Pour y attendre monsieur⊠et lâami de monsieur. Devanne et Herlock SholmĂšs se regardĂšrent. Devanne dit â Il a compris que lâĂ©nigme serait un jeu pour vous. Lâhommage est dĂ©licat. Un sourire de contentement plissa les lĂšvres minces du dĂ©tective. Lâhommage lui plaisait. Il prononça, en hochant la tĂȘte â Câest un homme. Rien quâĂ le voir, dâailleurs, je lâavais jugĂ©. â Vous lâavez donc vu ? â Nous nous sommes croisĂ©s tout Ă lâheure. â Et vous saviez que câĂ©tait Horace Velmont, je veux dire ArsĂšne Lupin ? â Non, mais je nâai pas tardĂ© Ă le deviner⊠à une certaine ironie de sa part. â Et vous lâavez laissĂ© Ă©chapper ? â Ma foi, oui⊠jâavais pourtant la partie belle⊠cinq gendarmes qui passaient. â Mais, sacrebleu ! câĂ©tait lâoccasion ou jamais de profiter⊠â Justement, Monsieur, dit lâAnglais avec hauteur, quand il sâagit dâun adversaire comme ArsĂšne Lupin, Herlock SholmĂšs ne profite pas des occasions⊠il les fait naĂźtre⊠Mais lâheure pressait et, puisque Lupin avait eu lâattention charmante dâenvoyer lâautomobile, il fallait en profiter sans retard. Devanne et Herlock SholmĂšs sâinstallĂšrent au fond de la confortable limousine. Ădouard donna le tour de manivelle et lâon partit. Des champs, des bouquets dâarbres dĂ©filĂšrent. Les molles ondulations du pays de Caux sâaplanirent devant eux. Soudain les yeux de Devanne furent attirĂ©s par un petit paquet posĂ© dans un des vide-poches. â Tiens, quâest-ce que câest que cela ? Un paquet ! Et pour qui donc ? Mais câest pour vous. â Pour moi ? â Lisez M. Herlock SholmĂšs, de la part dâArsĂšne Lupin. » LâAnglais saisit le paquet, le dĂ©ficela, enleva les deux feuilles de papier qui lâenveloppaient. CâĂ©tait une montre. â Aoh ! dit-il, en accompagnant cette exclamation dâun geste de colĂšre⊠â Une montre, fit Devanne, est-ce que par hasard ?⊠LâAnglais ne rĂ©pondit pas. â Comment ! câest votre montre ! ArsĂšne Lupin vous renvoie votre montre ! Mais sâil vous la renvoie, câest quâil lâavait prise⊠Il avait pris votre montre ! Ah ! elle est bonne, celle-lĂ , la montre de Herlock SholmĂšs subtilisĂ©e par ArsĂšne Lupin ! Dieu, que câest drĂŽle ! Non, vrai⊠vous mâexcuserez⊠mais câest plus fort que moi. Il riait Ă gorge dĂ©ployĂ©e, incapable de se contenir. Et quand il eut bien ri, il affirma, dâun ton convaincu â Oh ! câest un homme, en effet. LâAnglais ne broncha pas. JusquâĂ Dieppe, il ne prononça pas une parole, les yeux fixĂ©s sur lâhorizon fuyant. Son silence fut terrible, insondable, plus violent que la rage la plus farouche. Au dĂ©barcadĂšre, il dit simplement, sans colĂšre cette fois, mais dâun ton oĂč lâon sentait toute la volontĂ© et toute lâĂ©nergie du personnage â Oui, câest un homme, et un homme sur lâĂ©paule duquel jâaurai plaisir Ă poser cette main que je vous tends, Monsieur Devanne. Et jâai idĂ©e, voyez-vous, quâArsĂšne Lupin et Herlock SholmĂšs se rencontreront de nouveau un jour ou lâautre⊠Oui, le monde est trop petit pour quâils ne se rencontrent pas⊠et ce jour là ⊠FINbGXvB53.